mardi 15 novembre 2022

Conscience, personne, liberté chez Kant

La personne (le pour-soi) se différencie de l'objet, de la chose (l'en-soi), par cette conscience qui la met à distance d'elle-même. C'est cette nature duale du sujet humain qui va justifier chez Kant le passage de l'ontique au déontique, ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes.

Certes la conscience nous met à distance de nous-même par un acte réflexif, et permet ainsi au sujet d'envisager une autre trajectoire que celle que déterminent ses états empiriques. Mais envisager un autre possible n'est pas pareil que de connaître un droit chemin, que de savoir ce qu'il faut faire. La conscience ne nous place face à aucune autre loi que celle du possible que seules des croyances (ou postulats pour reprendre les termes kantiens) peuvent structurer en déontologie.

Autrement dit la dignité humaine ne provient pas de la conscience mais de la croyance. La conscience ne dévoile en rien une échelle de valeur qui fournirait un critère de jugement des actions et pensées humaines, elle ne fait qu'apparaître le possible sans jamais prêter à un seul une quelconque supériorité de principe par rapport aux autres. Le mode d'être du pour-soi ne fonde absolument pas la morale, seulement ses conditions de possibilité. La morale n'est fondée que sur l'autorité de jugements qu'on érige au statut de postulat, d'axiomes.

Par ailleurs on ne sait pas si la conscience fonde nécessairement la liberté: il est tout aussi bien possible de penser que le sujet transcendantal est déterminé par d'autres lois que celles de la nature, ou bien par des lois de la nature que nous ignorons (ou encore par une telle intrication de facteurs qu'on ne parvient plus à en analyser l'écheveau). Ainsi le sujet conscient, la personne, serait simplement la relation entre deux entités (transcendantale et empirique), permettant une mise à distance au sein même de l'unité (la synthèse des états empiriques agit comme une force qui lierait les particules dans l'atome), toutes deux déterminées par des lois.

Kant était tout à fait conscient de ses problèmes et c'est lui qui montre, avec une acuité nouvelle, à quel point le monde humain est tissé de croyances nécessaires. Ce sont elles qui fondent la structure de l'existence humaine: en l'homme, tout n'existe que par un acte de foi. Seule la sensation brute ne nécessite aucun acte de foi, mais l'organisation des sensations en perceptions et, plus généralement, en un monde connaissable, ordonné, ne peut se faire que sur le fondement de croyances organisitrices, de principes fondateurs.

mercredi 2 novembre 2022

Entropologie

 Je déclare aujourd'hui l'existence d'une nouvelle discipline: l'entropologie; en laquelle je me décerne officiellement l'unique grade de zétiticien -- ainsi qu'à quelques milliards d'autres lucides s'affairant à mettre au jour l'érosion de toutes choses.

lundi 31 octobre 2022

Peinture de nous

Dans l'ondoiement crépusculaire de ces vallées chlorophylliennes s'affiche l'horizon radieux d'un destin suspendu, entre deux nuits -- parmi tant d'infinis possibles -- qu'on aurait figé là, derrière les vitres d'un salon moderne, à travers les vitraux du salon-cathédrale où nous portons l'un sur l'autre ce regard accordé de deux âmes amoureuses -- et tout cet agencement de réalité semble figer en son dessin tous les soleils de tous les mondes heureux.

Je vois, à la proue de cette nef de vie, par le hublot de nos lueurs, le monde inexorablement tanguer, tandis que pour la première fois, la peur et le dégoût de tout cela me quitte, l'espace d'un instant qui, je l'espère, subsumera ma vie.

Ils ne comprennent pas, de leurs passions tristes, cette existence christique qui noue nos deux regards et semble un tant soit peu apaiser, une part de la souffrance du monde vacillant.

Ils ne comprennent pas...

Et nous ne comprenons pas, non plus, ce qu'ils comprennent au fond, depuis les fondations de leurs entrailles et de leurs cœurs, enfermés que nous sommes dans un style -- tous... autant que nous sommes.

À la proue de cette église, témoin silencieux de notre religion, sur la bastingage du jour qui décline, comme une marée lumineuse dans l'océan de nuit avec ses moutons d'espace-temps, sa houle gravitationnelle, portés par cette spire galactique nous existons parmi tant d'autres âmes: excessivement rapprochés et néanmoins infiniment seuls.

Nous ne faisons signe vers rien. Nous sommes de ce Tout, défectibles et sublimes.

Problèmes kantiens: matière (qualité) et forme (quantité)

On note, chez Kant, une distinction entre les formes a priori de la sensibilité (espace et temps), mobilisées par l'intuition pure, et la matière a posteriori de la sensation (qualité vécue), mobilisée par l'intuition empirique. Mais la seconde est bel et bien rendue possible par les premières, autrement dit c'est à partir du moule spatiotemporel que les qualités sensibles peuvent s'offrir.

Si l'esprit ne peut percevoir qu'à partir de ses formes a priori (l'espace et le temps dans le cas qui nous occupe), alors cela signifie que les qualités sensibles (couleur, son, texture, etc.) doivent pouvoir être entièrement exprimables par elles. Or un monde entièrement fait des formes a priori de la sensibilité est un monde géométrique (ou plus largement mathématique), dépourvu précisément de qualité. La qualité sensible est un donné, passif, qui nous vient de l'extérieur, mais Kant n'explique pas comment une telle qualité (une telle catégorie ontique) peut seulement être perçue dès lors qu'elle excède ou transcende les seules formes de l'espace et du temps.

Je vais tenter de m'expliquer plus clairement: il est impossible (d'après Kant lui-même) à partir du seul monde des figures et relations spatiales, de produire la qualité sensible (par exemple la couleur). Pour que cette expérience ontique advienne il faut qu'un élément purement extérieur (hétérogène) soit intégré par le système transcendantal de la sensibilité. Or si ce divers sensible est fondamentalement autre et irréductible à l'espace-temps géométrique, fait de quantités (et de leurs relations), alors il n'est pas expérimentable par l'homme. Pour qu'il le soit, il faut postuler une forme a priori de cette qualité qui soit de la même nature ontique. On ne comprendrait pas, autrement, comment l'espace-temps pourrait servir de fondement relationnel à quelque chose de radicalement différent, comment pourrait s'organiser une interaction entre ces deux catégories.

Sortir de l'aporie suppose de postuler que toute qualité est réductible à une configuration mathématique (spatiotemporelle) particulière, et qu'il n'est donc nullement besoin d'un apport extérieur pour produire le phénomène de qualités perçues. Si c'est bien la position d'un Hobbes, ce n'est absolument pas celle d'un Kant... Ce dernier ne nous explique absolument pas comment l'homme pourrait percevoir la qualité à partir des simples formes de l'espace et du temps, quand le premier ne nous explique pas comment la propriété émergente d'une qualité peut naître de rapports purements quantitatifs.

Jamais espace et temps ne sauraient encadrer des objets dont la nature n'est pas purement spatiotemporelle, or c'est précisément ce que suppose l'existence de la qualité en cela qu'elle contient un élément irrémédiablement hétérogène à l'espace et au temps, que les formes a priori de la sensibilité ne savent générer par elles-mêmes -- et qui leur est donc fondamentalement, et radicalement, étranger.

En fait, il apparaît que la séparation nette que fait Kant entre contenu (matière) et forme n'est pas tenable et suppose le même genre de bricolage ad-hoc auquel il recourt pour parvenir à insérer dans la causalité phénoménale (naturelle) une liberté nouménale.

Entendons-nous bien: la théorie proposée par Kant est époustouflante d'ingéniosité et permet de comprendre l'efficacité des mathématiques dans l'appréhension des phénomènes naturels. Cela dit, elle ne permet absolument pas d'expliquer l'union de la qualité et de la quantité, de la matière et de la forme: elle maintient une dualité stricte, une théorie de l'homme déchiré.

Mais ce n'est pas seulement là que le bât blesse: la théorie des formes transcendantales de la sensibilité suppose que tout peut se réduire à ce fondement spatiotemporel, ce que nie précisément Kant en refusant à la qualité la possibilité d'être générée a priori par les formes pures de la sensibilité. La qualité doit donc se mouler mystérieusement dans le cadre des formes de la sensibilité, absolument étrangère et pourtant au contact de celles-ci... inexplicablement.

samedi 8 octobre 2022

Phlégéthon

 Maintenant je vais m'écouler, tout au-dedans d'un autre... de lui: l'Avenir de mon échec totalitaire. De monde en expansion, je deviendrai trou noir, implosion au bout du refroidissement général. Une fois n'est pas coutume tout n'aura été que brouillon... Brouillon de moi-même, brouillon de conscience, brouillon d'humain, moment d'existence -- et tout cela n'aura mené à rien.

Ou peut-être que non, la preuve ces pas me mènent à toi... Tu continueras le néant qui nous déchire tous; tu continueras mon fils à souffrir pour les autres, à recueillir en toi le brasier lucide... Ou peut-être que non: peut-être seras-tu épargné, par un curieux atavisme qui verra échapper de toi le fardeau de ton père. Et tu vivras heureux, de ce bonheur dont jouissent les animaux; de tout ce qui a été bien conçu: équilibré, sans faiblesse abyssale ni puissance extatique.

Puissé-je ne rien brûler dans mon trépas, supernovae incandescente, dévoreuse d'espace-temps. Il faudra me garder au loin, comme on regarde les étoiles. Il faudra vivre à mes côtés de toute la distance des cieux.

Je prie qu'on ne se touche... Car alors, si nos deux âmes enfin s'abouchent, je saurais ce qui couve en ton chantier de flammes, je connaitrais les méandre de tes veines, Phlégéthon infernal... Je saurais dans ma chair l'absolue solitude qui te sert de royaume... Sans porte de secours.

jeudi 6 octobre 2022

Pssschhhhtt

 En fait, mon livre est le plus grand, le plus long volume d'air abîmé qu'une haleine humaine ait un jour exhalée. Un seul interminable souffle, unique phrase de ce poème en fait destin.

Dans les infinitésimales nuances composant le bouquet fatal tentent violemment de s'incarner les sinuosités visqueuses d'une souffrance borgne. Cette souffrance que le mot même ne suffit point à unifier. L'abîme est sans substance, pure relativité d'un néant qui se cherche à travers tout ce qu'il ne saurait être.

Et ce jet de vapeur qui projette autour de lui en un mauvais sifflet ces gouttes vénéneuses, qasar acosmique, substance antithétique qui se cherche un ensemble à qui appartenir -- l'ensemble de tous les ensembles est-il contenu en lui-même?

pschhhhttt! Le bruit que font les âmes qu'on rend à l'entropie.

vendredi 2 septembre 2022

Un problème de l'idéalisme transcendantal

 J'aimerais pointer du doigt ici un problème particulier concernant la philosophie kantienne de la connaissance. Si l'on prend en considération l'idée selon laquelle les formes de la sensibilité, qui constituent les conditions de possibilité de l'intuition d'objets, et donc de cet objet de tous les objets qu'est le monde, sont inhérentes aux structures transcendantales du sujet, on est alors placé face à un choix: soit il faut considérer que le sujet transcendantal est identique pour tous et que, pour ainsi dire, nous sommes tous "locataires de l'esprit", et alors il devient possible de comprendre comment les hommes vivent dans le même monde, c'est-à-dire le même espace-temps. Soit nous devons considérer qu'espace et temps sont véritablement des formes propres à tout sujet transcendantal et que, par conséquent, le monde des phénomènes est une production du sujet. Mais dans ce dernier cas, il devient impossible de comprendre comment et pourquoi les différents sujets vivent dans un monde commun qui semble pourtant lier les sujets entre eux par le milieu qu'il constitue...

La première hypothèse détruit l'idée qu'espace et temps ne sont que des formes de la sensibilité et non des choses en soi, puisque s'il existe un espace et un temps unique, commun à tous, alors on doit considérer qu'il existe en soi et non pour les sujets. Du moins il doit exister pour cette conscience universelle qu'est le sujet transcendantal qui prête aux sujets empiriques ses structures formelles. Mais par rapport à ces sujets, une telle métastructure correspondrait à un réel, à une chose en soi, qui ne dépend pas d'eux et existe indépendamment d'eux.

La seconde hypothèse pose un autre problème: puisque le monde phénoménal est inhérent à chaque sujet transcendantal, alors il doit exister autant de mondes que de sujet et il ne saurait y avoir un même monde qui parviendrait à relier, par médiation, les sujets entre eux. S'il existait il ne pourrait être alors le produit des structures transcendantales propres à un sujet (puisqu'il serait propres à tous les sujets) et on ne pourrait expliquer l'extrême étrangeté d'une synchronie telle qu'un monde commun et simultané puisse émerger de la multitude... D'ailleurs, puisque ce monde n'existe pas en soi mais pour soi, il ne saurait y avoir un même monde pour deux sujets puisque le monde d'un sujet ne pourrait exister que pour lui, sous peine d'être en soi et non plus pour soi...

Dans la révolution copernicienne, tous les sujets forment un soleil, or on comprend mal comment tous pourraient former un unique centre à partir duquel émerge l'espace-temps d'un monde objectif.

Voilà une des grandes difficultés de l'idéalisme transcendantale, malgré son extrême élégance et pertinence.

Le concept d'intuition chez Bergson

 L'intuition chez Bergson est un concept original qui consiste à penser la connaissance hors du cadre de l'arraisonnement intellectuel qui tend à s'inscrire dans une démarche spatialisante. Ainsi l'intelligence décompose en éléments qu'elle recompose à l'aide de lois, de principes. Pour ce faire elle doit construire ses objets en les découpant sur le flux mouvant de l'expérience et en les figeant dans des catégories, constituées de propriétés générales. Cette opération produit des hypostases de réalités fluentes et fige en des schèmes, des figures, ce qui ne cesse de se métamorphoser, de devenir (c'est la condition du savoir selon Platon). Une telle connaissance repose nécessairement sur la scission entre le sujet et l'objet et donc la nécessaire inadéquation des deux.

Ce que Bergson propose avec l'intuition c'est de sortir de ce paradigme pour faire coïncider sujet et objet, le premier devenant le second, et expérimentant ainsi sa nature de l'intérieur, de manière dynamique (c'est à dire par le flux du vécu, par la durée). Il ne s'agit plus alors de connaître mais d'être, de sentir l'objet par une fusion qui nous mène à devenir son intériorité même. Si une telle chose est séduisante de prime abord, elle n'est pas sans poser de nombreux problèmes dont je vais m'efforcer d'exposer les plus évidents à mes yeux.

D'abord on peut objetcter que devenir autre que soi-même implique nécessairement qu'il devient impossible de rapporter à soi l'expérience vécu: puisqu'on était autre, comment se souvenir et intégrer à soi une expérience radicalement différente? Ainsi il ne peut rester aucune trace, aucun souvenir de l'expérience extatique que représente une telle fusion: tout ce qui se passe hors de soi demeure hors de soi, pourrait-on dire. Pour le dire autrement: si l'on considère que toute conscience est singulière, alors il est impossible à deux singularités de fusionner sans se détruire mutuellement en la création nouvelle d'une tierce singularité.

Mais on pourrait aisément rétorquer à cela que chez Bergson tout est durée et qu'alors la différence entre sujet et objet ne constitue pas une différence de nature mais de degré; ce qui fait qu'il devient possible d'envisager l'exprience extatique comme une expérience conforme à notre intériorité vécue, mais sous d'autres modalités.

Cet argument pose problème en cela que même si l'objet vécu n'est pas de nature radicalement différente, il n'en demeure pas moins que l'identité d'une personne est son histoire: elle est la tonalité de la durée présente dans laquelle résonne tout son passé. Ainsi devenir une autre identité présuppose d'annihiler tout ce que l'on est, tout son passé, pour devenir pleinement l'autre: de son origine à son présent; c'est la condition sine qua non pour être authentiquement l'autre. Or une telle chose implique bien la destruction de soi, du moins sa négation totale et radicale. Si l'on voulait faire de l'objet vécu une expérience contenue en notre identité personnelle, alors notre passé, et, dirons-nous, notre mélodie, viendrait se mếler à celle de la durée de l'objet et en susciterait une interprétation toute différente: un tel processus produirait simplement une tierce réalité: ni celle de l'objet, ni celle du sujet (quoiqu'au final il s'agirait toujours de la durée du sujet, de son histoire, de sa mélodie ontique, enrichie d'une expérience nouvelle mais toujours vécue depuis son intériorité). On voit bien qu'il est impossible de résoudre le paradoxe.

On peut toujours rétorquer à cela qu'une telle représentation est précisément l'œuvre d'une intelligence qui cherche à spatialiser une opération pleinement temporelle (inscrite dans la durée). Mais comme l'espace est une production de la durée, et qu'aucune durée absolue ne saurait exister mais seulement des degrés de tension de celle-ci, tout ce qui est durée est susceptible d'être représentée spatialement, même avec imperfection.

Acceptons tout de même l'objection en s'appuyant sur le paradoxe de Zénon d'Élée qui illustre comment l'intelligence peine à représenter l'opération dynamique du mouvement qui s'inscrit dans la durée d'un vécu (et que l'acte de Diogène de Sinope résout précisément sur ce plan là).

Reprenons alors la métaphore musicale, hautement fidèle au paradigme de la durée bergsonienne. Nous retombons tout de même dans la première objection: il est impossible qu'une mélodie (dont la note présente est déterminée dans sa valeur d'écoute par les notes qui la précèdent) puisse devenir une autre sans produire alors une nouvelle mélodie. Pour bien comprendre ce point, imaginez que l'on insère un passage de tango dans une chanson des Beatles, le résultat ne sera alors ni la chanson originale des Beatles ni le morceau original du tango: le vécu sera différent. Il est impossible pour la chanson des Beatles de se transformer en notre tango, ce sont deux réalités étrangères bien qu'unies par leur nature temporelle.

Il ne peut y avoir d'intuition telle que l'envisage Bergson puisque la conscience, le vécu, est pure intériorité, c'est à dire qu'il est la synthèse présente de vécus passés qui forment une totalité singulière. La conscience étant indivisible ne peut alors intégrer en elle un vécu forain: si elle le fait, c'est en expérimentant des données censées traduire le vécu de l'objet, mais alors il s'agit bien d'une traduction: les vécus forains sont interprétés par le sujet, il n'y a pas à proprement parler d'ex-stase. Si, au contraire, une telle expérience extatique se produit, elle ne peut se faire que de manière purement inconsciente et donc inaccessible au sujet. Il ne pourra jamais savoir ce qu'il a vécu puisque ce vécu ne peut être traduit dans sa propre intériorité sans en fournir une interprétation captieuse.

Nous sommes véritablement enfermé dans notre conscience, ou du moins dans la relation que celle-ci constitue à l'objet, à l'altérité. Mais le système constitué par cette relation forme bel et bien un tout indivisible, indécomposable, absolu et donc sans route vers un ailleurs...

La seule issue hors du paradoxe est la suivante: il faut postuler une conscience universelle et considérer qu'aucune conscience n'est singulière. Mais cela revient à détruire la philosophie bergsonienne en la faisant retomber dans le transcendantalisme kantien car cela revient à dire que toute conscience est transcendantalement identique aux autres, dans sa fome, et que seul le contenu matériel change. Il devient alors possible, comme le propose Kant dans la CRP, qu'on fasse intégrer à une conscience des vécus étrangers qui seront immédiatement assimilés et intégrés à l'histoire personnelle du moi. Mais là encore une erreur se cache: pour Kant, la conscience n'est pas à confondre avec les structures transcendantales du sujet, elle est cette conscience psychologique qui synthétise le passé dans un moi unique et singulier. Or synthétiser en soi l'ensemble du vécu d'une autre entité ne peut que produire, là encore, une évolution du même moi à qui l'on a injecté, pour ainsi dire, l'expérience d'un autre sujet. Mais nous n'irons pas plus loin dans cette direction tant elle est opposée à la pensée bersonienne.

jeudi 11 août 2022

Fragment amer

 La musique rythme le silence. Depuis qu'elle n'est plus dans ma vie, chassée par le prosaïsme du bonheur conventionnel, le vide ne chante plus dans ma tête; et c'est comme si chaque chose installée vidait de son immense indéfini le champ sans fin des possibles.

vendredi 8 juillet 2022

Les belles-de-jour de nuit sont belles [ Chapitre 1 ]

 Je livre ici le prologue d'un projet de roman entamé en 2018 (et que je retrouve en mes archives). J'aimerais, si vivement, parvenir à achever cette œuvre suspendue un jour... Je la conçois comme un conte pour adultes. Dès que la motivation reviendra, je retravaillerai la suite qui ne me convient plus aujourd'hui. J'ai bien quelques idées mais qui se téléscopent encore trop et dont la liaison ne forme aucune évidence en mon esprit. Cette partie limiaire que je dépose ici me semble suffisamment achevée toutefois pour ne pas faire l'objet d'un remaniement ultérieur (conséquent du moins). Une fois n'est pas coutume, je suis satisfait de ce premier chapitre. Il reste désormais à accorder les autres et former l'euphonie d'une œuvre.


Qui était donc Noor? Peut-être n'existe-t-il nulle réponse exacte à cette question, mais cette histoire, de la même manière qu'un miroir ne donne pas l'objet qu'il reflète, offre bien des reflets cependant de l'être éponyme. Elle était donc, entre autres choses, une petite fille de huit ans et demi, presque neuf. Elle avait des cheveux bruns très longs aux interminables boucles hélicoïdales qui fouettaient l'air au gré de ses mouvements. Sa peau chocolat la séparait des peaux très blanches et la distinguait tout autant des épidermes noirs. Elle apprît très tôt que l'on se détermine bien souvent par ce qui nous différencie des autres, tout comme le chaud n'existe que par contraste avec le froid. Elle pensait à cela en observant le ciel nocturne, d'un bleu sidéral. La grande aile de la nuit qui s'était abattue discrètement sur le crépuscule mordoré était criblée de minuscules billes luisantes, pareilles à d'innombrables pépites d'or ou bien d'argent. D'autres arboraient des rayons qui rappelaient la douceur des tons rouges que prenait le soleil lorsqu'il s'enfonçait dans les dessous de la Terre. Toutefois, Noor, ce soir, cherchait une étoile parmi les autres, une étoile aux rayons familiers, chaleureux comme le sourire de grand-mère. Papa avait dit: "Mamie est une étoile maintenant, elle pourra toujours te voir de là-haut et t'apporter sa lumière quand il fera sombre dans ta vie". Mamie était morte il y avait deux semaines officiellement. Pourtant cela faisait bien plus de temps qu'elle était partie... La dernière année de sa vie, Noor ne reconnaissait plus la grand-mère aimante et sereine qui l'emmenait au cirque en lui parlant de sa jeunesse, de ses anciens amoureux, de ses rêves. Sa grand-mère avait disparu dans les gémissements d'une maison de retraite, ses souvenirs s'étaient fait la malle aussi loin qu'ils pouvaient. Parfois l'un d'eux revenait à la hâte, parce qu'il avait oublié de prendre un de ses amis certainement, et celui-ci le suivait alors docilement vers le grand Ailleurs et son silence... L'aïeule ainsi démontée comme un meuble sans notice ne savait plus quel destin avait bien pu la mener là: elle était un enfant apeuré et perdu dans un monde inconnu au sein duquel personne n'était en mesure de trouver son chemin.

Voir sa grand-mère ainsi avait été une torture pour Noor, il lui fallait s'inventer des envies d'aller au toilettes afin de s'isoler un peu et pleurer tout son soûl. Le plus dur était lorsque mamie Pierrette s'agaçait et se mettait à hurler contre eux, comme s'ils étaient des inconnus venus lui faire une blague, la perdre un peu plus dans une vie factice et la pousser doucement vers la folie. Comment lui en vouloir: imaginez vous réveiller à dix ans dans une maison de retraite, avec deux sexagénaires prétendant être vos enfants et une petite de huit ans soi disant votre petite-fille... Mamie ne se réveillait pas toujours à dix ans, tout dépendait si des souvenirs moins anciens attendaient encore le train qui les conduirait au-dehors. Noor savait, en voyant son regard qu'elle était terrifiée, même lorsqu'il plongeait dans ses petits yeux bleus à elle. Il est si difficile à huit ans d'être celle qui protège ceux qui vous ont élevé... Est-ce que cela devient plus simple lorsqu'on grandit? Papa et maman tentaient de faire bonne figure devant elle, mais elle avait appris depuis longtemps à lire leurs sentiments, à les vivre comme siens. Devinant les larmes de sa mère, Noor s'approchait doucement et posait en silence sa tête lourde d'amertume sur le sein de celle-ci, tout en passant un bras fin et délicat autour de ses hanches. Malgré la légèreté dont elle souhaitait doter ces gestes, afin qu'ils ne soient pas un poids de plus, sa mère finissait invariablement par pleurer et sortir de la pièce tandis que papa regardait le sol, comme s'il n'était pas là et que nous étions tous suspendus dans l'attente d'une chute vertigineuse, au-dessus de l'abîme. Elle apprenait peu à peu à laisser sa mère affronter ces instants seule, courageusement, comme l'avait fait sa propre mère tout au long de sa vie. Dans la famille de Noor, les femmes étaient fortes, terriblement plus que les hommes qui ne connaissaient rien de la vraie souffrance, des véritables combats, de l'insondable énergie qu'il fallait pour porter une famille, travailler, se sacrifier en silence au quotidien pour d'autres qu'il faut pourtant rassurer et soulager de leurs craintes.

Longtemps Noor avait cru que Mamie était la contraction de "mon amie", ça semblait si logique: mamie était sa meilleure amie, celle à qui elle pouvait tout raconter, la seule adulte qui la traitait comme une des leurs et se montrait à elle telle qu'elle était au naturel, en-deçà des costumes et des masques que la vie sociale nous fait arborer. Mamie Pierrette avait toujours été sincère, et c'était grâce à elle que Noor savait aujourd'hui ô combien les adultes aimaient mentir aux enfants.
-"Il faut leur pardonner ma chérie, c'est pour se protéger eux-mêmes qu'ils font ça, les adultes sont pleins de peurs, la vérité les terrorise, lui avoua-t-elle un jour.
-Et toi, mamie, tu n'es pas terrorisée? Sa grand mère avait souri en lançant un regard qui traversait l'espace et le temps.
-Il y a bien longtemps que la liste de mes peurs s'est réduite à presque rien, ma petite.... La fillette pouvait alors sentir une force inouïe émaner de son ancêtre. Cette force, elle la faisait peu à peu sienne, c'était la peau des féroces amazones de la famille Contrevent.
-De quoi as-tu encore peur alors?
-De voir les gens que j'aime envahis par la peur, justement. Ne laisse jamais la peur avoir la dernier mot d'accord? Apprend à la connaître, à vivre avec, à l'utiliser, à ne pas la fuir. Ainsi la vérité ne t'effraieras pas comme tous les autres.
-Tu m'apprendras? Je veux devenir aussi forte que toi mamie!
-Je t'apprendrai tout ce que je sais, tout ce que tu demanderas... et le reste aussi..."
La petite avait souri, la main scellé dans celle de cette femme en qui elle avait une confiance absolue, cette femme au courage contagieux.


Dans un présent bien loin de celui-ci, le coeur de la fillette se serra d'un coup: et si papa mentait, comme avec la petite souris! Et si mamie Pierrette n'était pas une étoile? Elle balaya anxieusement les sombres cieux à la recherche d'une réponse dans le scintillement d'une prunelle qui percerait l'obscurité. Comment savoir... Papa n'avait pas dit laquelle c'était... Tant d'étoiles au ciel, et combien dont la lumière ne lui parvenait pas. La fille courageuse serra les poings et darda son regard sur le firmament constellé: "si tu es quelque part là-haut, je te trouverai mamie! Chaque nuit je tournerai mes yeux vers toi, et je te parlerai comme avant, je ne t'oublierai jamais, j'en fais la promesse!" Il faisait encore bon dehors, en cette nuit d'été où flottait l'odeur de l'herbe coupée. Accoudée à la balustrade de la grande terrasse, elle perdait son regard sur la ligne d'horizon, comme une passagère mélancolique d'une croisière mystérieuse: celle d'une petite fille de huit ans et demi sur le pont d'une boule bleue tournoyante qui fonçait vertigineusement, à trente kilomètres par seconde, dans l'espace gravitationnel d'une étoile en fusion. Le soleil, boule de magma au diamètre cent neuf fois plus grand que celui de la Terre, illuminait l'autre face de la planète, quittait un instant sa superbe domination parmi les autres étoiles pour laisser la maison de la famille Contrevent dans l'obscurité estivale où s'allumaient comme d'inaccessibles lampes de chevet les cœurs ardents de l'univers.




La maison des grand-parents est une petite maison de campagne construite autour d'une ancienne étable. Tout y est modeste et semble sortir d'un temps révolu. C'est d'ailleurs le cas: qui utilisera encore ces casseroles et immenses faitouts en bronze où mamie Pierrette faisait les confitures que l'abondance de fruits du jardin permettait? Noor soupesait chacun de ces objets étranges qui semblaient appartenir à la colonie disparate d'un mobilier fantôme. Dans cet hétéroclisme suranné figurait un ensemble de poids aux irrégularités charmantes qui servaient à peser des choses dont elle n'avait pas idée dans la vieille balance en bronze. Elle avait passé des heures à jouer avec ceux-ci, pesant et repesant d'imaginaires denrées, s'amusant à créer le plus petit déséquilibre possible entre les masses inégales. Il y avait encore ce bouquet sans âge, presque éternel, de monnaie du pape aux couleurs de nacre. Il avait toujours été là, imperturbable, dans le rempart de sa sécheresse. Lorsqu'on passait les mains dessus, pour faire frémir un peu les feuilles - ou bien étaient-ce des fleurs? -, on pouvait entendre un bruissement aiguë qui rappelait le vent dans les blés et vous emportait sur son passage comme un sable musical qui parlait d'un autre monde. Tous ces objets disparaîtraient de la place qu'ils ont occupés pendant des décennies. La maison sera vendue et de la même manière que la maladie avait démonté sa grand-mère, sans même respecter un semblant d'ordre, ces lieux finiront fragmentés dans l'espace, réagencés de telle sorte qu'il ne raconteront plus jamais la même histoire, sauf à ceux qui gardent en eux, dans quelque mémoire holographique, la syntaxe perdue d'un récit d'autres temps.

La fillette avait besoin de sortir, de se nettoyer de la poussière des jours fanés qui lui obstruait la gorge, emplissait sa poitrine sur laquelle elle appuyait d'une pression étouffante.  Peut-être que les rayons du soleil sauront balayer la tristesse humide qui perle au coin des yeux, et qui vous ferait rouler jusqu'au sol dans un éclat brutal si vous la laissiez faire. Mamie ne pleurait pas, ou presque. Ce n'était pas des choses que l'on montre: Noor ne lèguera pas, non plus, à d'éventuels témoins le signe pathétique que son ancêtre réprouvait. En descendant la petite pente herbacée qui menait à l'arrière de la maison, sur le vaste terrain où son grand-père avait construit un garage, elle marche le long du petit muret ceinturant la maison et remarque par hasard la petite communauté joyeuse des Belles-de-jour: chapeaux de fées multicolores. "Ce sont des fleurs mélodieuses, leur chant est en majeur, disait sa grand-mère. Elles jouent de la trompette et forment des accords chromatiques qui mettent en joie les gens qui les écoutent. Elle s'ouvrent la journée, pompant les rayons du soleil pour les conserver au chaud la nuit dans leur giron maternel. C'est à ce moment là qu'elles opèrent leur magie, préparent leurs arpèges, mélangent la lumière pour parfaire la couleur et les nuances qu'elles offriront le jour. Je ne comprends pas pourquoi l'on n'en met pas partout sur les tombes, pour illuminer de vie les sombres allées des cimetières... Ces pales chrysanthèmes sont une désolation pour les yeux... Ton grand-père aussi les aimait ces fleurs là. Il dit qu'elles se referment la nuit pour devenir des étoiles éclairant quelques planètes lointaines et inconnues de nous. De la lumière pour d'autres vies qu'il disait toujours..."
Les paroles lui revenaient avec une précision étonnante. Elle se souvient du pantalon gris que portait sa mamie, de son pull rouge foncé aux manches retroussées jusqu'aux coudes pour ne pas se salir tandis qu'elles plantaient ensemble les fleurs bien nommées.

Tout n'est que passé ici, soupira-elle intérieurement. Ces fleurs, ces pierres, ce potager désormais en friche, tout ça ne retient rien de ses grand-parents, tout ça efface les signes que de brefs humains ont peint sur les choses. Il n'y a bien que sa tête, que son cœur, et tous ses sens qui trempaient encore leurs racines dans le riche humus de sa mémoire, qui conservaient fidèlement ce que furent ses ancêtres, ces gens qui ont bâtis cet espace: démiurges éphémères. Noor ressent en elle une conviction inébranlable, une énergie farouche qui sourde de sa poitrine et semble vouloir se répandre sur le monde alentours: elle fera vivre son papy et sa mamie jusqu'au bout. Elle arrosera chaque jour les souvenirs offerts par eux de son attention dévouée, de son amour et de ses larmes silencieuses. Mamie aurait aimé cette idée: que les larmes soient ravalées à l’intérieur pour irriguer de leur vitalité le verger déserté des êtres déportés et chers. Oh, si chers...

En continuant de poser ses pas de velours sur le tapis émeraude du jardin, Noor passait devant les arbres, les plantes, les objets manufacturés, les détails insignifiants pour d'autres qui pour elle étaient autant d'histoires qu'elle devra raconter. Débouchant finalement dans la partie la plus vaste du terrain, elle s'achemina vers le petit puits où était tombé un jour le chat que papy avait rescapé en plongeant à l'intérieur lui aussi. Il s'était fait assurer à l'aide d'une corde par le Cosmonaute. Le Cosmonaute était un voisin vivant dans une grange en face de leur terrain. On l'appelait ainsi car il avait toujours la tête dans les étoiles, du moins c'est ce qu'on lui avait dit. Mamie lui avait avoué pourtant qu'il était alcoolique, et qu'il ne quittait pas son casque de mobylette, de peur de chuter dans son ivresse et de fendre son crâne. Papy avait eu bien du courage de s'en remettre à lui... Pas loin du puits, se dressait le garage qu'il avait construit de ses mains, tout en bois. Étonnant lorsqu'on le connaissait un peu car si une personne dans cette famille vivait la tête dans les étoiles, c'était bien lui. Mais dès lors qu'il se lançait un défi, plus rien ne pouvait l'arrêter... Lui n'était pas un Contrevent, c'était un Penseloin, il ne possédait pas la force des tripes, celle des sentiments, mais bien plutôt de l'intellect. Il répétait souvent à Noor: "rien de ce qu'un humain est capable de faire ne t'est impossible. Il n'y a rien que tu ne puisses comprendre, rien que tu ne puisses réaliser si tu écoutes ton intelligence. Tout le monde peut tout apprendre!" Lui était plus éthéré que mamie, comme si une part de lui-même vivait séparé du reste. Il observait les astres avec son petit télescope, il lui apprenait à distinguer les planètes des étoiles en lui montrant comment les premières se déplaçaient dans le ciel nocturne contrairement aux secondes. L'été, lorsque la brune tombait, ils se postaient dans l'allée devant la maison, où se dressait le tilleul, et tendaient leurs mains pour attraper les hannetons qui descendaient du ciel par cohortes entières. Mamie travaillait, papy lisait, il écrivait, il avait toujours des théories sur tout, s'intéressait à la science et pouvait vous rendre une règle et quelques miettes de pain sur une table passionnants, en vous racontant les principes de l'électromagnétisme. Mamie n'était pas bête, loin de là, mais elle n'avait pas le temps de s'occuper de tout ça: elle faisait tourner le petit monde de leur ménage, se sacrifiait à l'image stéréotypée de la femme de son époque et plaçait son génie dans les liens affectifs. Mais cela, il fallait bien de la patience pour en être le témoin, la pudeur étant un caractère familial partagé par les deux parties... Elle s'est occupé jusqu'au bout de son mari. Mais lui aussi avait bien du courage. Noor savait qu'elle n'en avait pris conscience que trop tard, un peu comme la chouette de Minerve qui ne s'envole qu'au crépuscule. C'était papa qui lui avait fait comprendre à quel point c'était difficile les dernières années de sa vie. Papa savait ça: il en avait côtoyé des aphasiques dans sa vie, à commencer par son propre père... L'aphasie se dit aussi alalie. Un joli mot pour une bien vilaine pathologie. Alalie est un homophone d'hallalis aussi, peut-être que malgré la mélodie du mot on devine grâce à l'homophonie que quelque chose ne va pas, qu'une mise à mort est à l'œuvre... Papy donc ne parlait plus durant les cinq dernières années de sa vie. Il essayait bien pourtant, mais il en sortait un galimatias pathétique qui s'achevait souvent dans les larmes si l'on insistait un peu trop. Alors tout le monde l'ignorait, chacun vivait les repas comme s'il n'était pas vraiment là, comme s'il s'agissait d'un bébé qui ne pouvait pas comprendre. On parlait même de lui comme on le fait avec les tout jeunes enfants, devant eux, comme si les mots n'entraient jamais dans leur conscience. Qu'est-ce qui peut bien requérir le plus de courage? Ne plus pouvoir exprimer son amour et sa détresse, êre là mais néanmoins absent aux yeux des autres, emmuré dans sa chair? Ou bien ne cesser d'exprimer la terreur et la confusion d'une mémoire en ruines, qui vous laissait là, sur le dos de la Terre, sens dessus dessous? Il aura fallu bien du courage à ses ancêtres songe la jeune Noor rêveuse.


Papy, comète lointaine, et mamie, belle-de-jour: deux êtres différents mais néanmoins unis dans un destin commun. Deux univers que Noor incarnait aujourd'hui, dans l'héritage qu'elle en portait: certains goûts, des connaissances et de précieux souvenirs. Soudain, une idée géniale traversa son esprit comme une évidence: et si les belle-de-jour étaient véritablement reliées aux étoiles? Qu'elles échangeaient la nuit leur lueur colorée avec d'inaccessibles astres? Alors peut-être qu'en se laissant enfermer dans une de ces fleurs, on pouvait atteindre un monde forain? Il y aurait alors une chance qu'elle puisse retrouver sa grand-mère, la rejoindre quelques instants, savoir qu'elle était bel et bien étoile. Mais comment rentrer dans la trompe d'une de ces minuscules fleurs... Je sais! s'écria-t-elle intérieurement. Il me suffit d'y placer un objet suffisamment petit et léger pour qu'il puisse rester là, jusqu'à la fermeture. Il me faut un objet personnel, qui puisse me lier à la fleur... Voyons voir... Oui! Je vais couper une petite mèche de cheveux et la placer dans l'une des trompes! La fillette s'élança immédiatement vers la maison en direction la salle de bain où elle prit la paire de ciseaux lui permettant de couper une petite mèche de ses cheveux, imperceptiblement pour ne pas se faire gronder. Tenant la mèche dans la main, elle tomba sur le reflet que lui renvoya le miroir, elle souriait béatement, emplie d'espoir. Elle hocha enfin la tête l'air sérieux envers elle-même en signe de résolution. Noor sortît bientôt de la maison pour placer délicatement la petite boule de cheveux bouclés dans la trompe de la plus belle des belle-de-jour. Elle observa l'écheveau brun foncé dans son écrin de mauve. Attendre jusqu'à la nuit tombée allait être une torture, le temps passait bien trop lentement. L'été, la nuit sait se faire désirer, contraignant la fillette à rester tard dans le jardin, fixant l'étrange fleur dans l'attente de sa clôture sur cette part d'elle-même qui l'emmènerait aux étoiles. Mais elle ne pût assister à l'évènement, sa mère la fit rentrer, il était temps pour elle d'aller au lit, le cœur battant, remplie d'une excitation qu'elle craignait de ne pas voir décroître, risquant alors l'odieux contretemps d'une insomnie. Sur son matelas, paupières closes, elle laissa les images se former dans sa tête, se métamorphoser de formes en formes dans un kaléidoscope psychique envoûtant. Le sommeil était là, tout autour des images, rognant sur leur clarté, figeant tout mouvement dans son étreinte apaisante. Il s'infusait petit à petit dans les images qu'il rendait floues, dispersant l'attention qui finissait inexorablement par rendre les armes.

Après le silence, après l'immobilisme, vint le mouvement. Papy disait que tout était musique et qu'au commencement était le rythme. Rythme des particules infimes encore à découvrir, rythme des quarks, rythme des atomes et puis des pierres, mouvement des gaz qui s'élancent dans l'espace en circonvolutions achromiques ou bien mordorée. Les premières molécules naissent et pulse alors la vie. Le rythme est répétition, le rythme est mémoire car la répétition surgit dans la continuité. Les corps alors dansent leur destin, et tout prend forme sous la vibration des cataclysmes premiers. Étoiles qui brûlent, coeurs qui explosent, silences noirs des abîmes s'accouplant. Tout se joue dans l'incommensurable partition céleste. L'univers devient, grandit à mesure que l'onde se propage au sein du silence de rien. Au commencement était le silence, mais pour qu'il puisse exister, la musique dût le précéder. Pour que cette dernière existât, le silence dût être son berceau, mais nul silence sans bruit, ainsi tout devint le berceau de rien et rien celui de tout... Sons et silences, et de curieux êtres jaillissant de leur tension intime, comme l'air d'un poumon cosmique. Entre son et silence, l'humain cherche et danse. Bien malins ceux qui comprirent que tout l'art de vivre résidait dans l'esthétique des transitions. Il n'y a pas d'état, ni de formes, seulement des métamorphoses au rythmes qui varient.
Papy récitait cela le soir, depuis que Noor avait fait sa première escale en la station de son regard, nue, sans autres bagages que son unique vibration. Papy s'accordait à elle le soir, pour l'endormir et psalmodiait ainsi ses cosmogonies musicales: comme si l'univers entier pouvait être contenu dans une de ses parties. L'âme de papy était une drôle de chose.

jeudi 7 juillet 2022

Agueusie

 À côté de ce moi-même je m'étends, éthéré comme un corps devenu ombre. Le temps passe insipide, agueusie de mon âme éreintée qui parle en un babil que je ne comprends pas. Qui remboursera ces heures perdues à attendre l'avenir? Qui bouchera les fuites de la coquille identitaire? Je gis, à quelques millimètres de ma vie qui forment un abîme où je m'empêtre dans le véritable néant: l'attente des mesures suivantes.

mardi 14 juin 2022

Relativisme et autocontradiction performative

Certains philosophes dogmatiques clament, à bon droit, que le relativisme épistémologique consiste en une contradiction logique intenable. La faute du relativisme tiendrait dans son autocontradiction performative, telle qu'elle s'illustre par la proposition suivante: "toute vérité est relative". Si l'on exaimine un peu cette proposition relativiste alors on constate effectivement qu'elle se contredit par le simple caractère d'universalité (non-relative) du jugement formulé. Il s'agit donc d'une affirmation dogmatique.

J'aimerais d'abord déconstruire cette lecture non rigoureuse qui voit dans la cohérence parfaite du relativisme une incohérence logique, avant de revenir sur la véritable autocontradiction contenue dans le positionnement dogmatique.

Affirmer que toute vérité est relative n'est pas sortir du relativisme pour plusieurs raisons. D'abord il s'agit bien ici d'une proposition qui n'est vraie que dans un certain contexte épistémologique: notamment celui qui fonde la vérité sur ses critères de connaissance, autrement dit qui définit la vérité par ses méthodes de démonstration ou justification. Est vrai ce qui peut se prouver comme étant vrai.

Mais on pourrait rétorquer à cette critique par un autre angle d'attaque: nous savons que la vérité des propositions d'un système formel (par exemple en arithmétique) découle de leur démonstration (dérivation) à partir d'axiomes qui ne sont pas démontrés (et dont la vérité repose donc sur une autre acception du concept de vérité). Ceci a pour conséquence paradoxale (mise en lumière par Aristote dans Seconds Analytiques, II, 19) que pour maintenir le caractère apodictique des propositions fondées sur la démonstration (et pour ne pas sombrer dans une régression à l'infini), il est nécessaire de prêter à la vérité des axiomes une autre nature qu'aux premières. Autrement dit la vérité étant définie par la démonstration, il devient alors nécessaire de fonder cette démonstration même sur des vérités non-démontrables, et donc d'une autre nature.

Et bien c'est exactement le même paradoxe qui est à l'œuvre dans la proposition relativiste "toute vérité est relative". Il faut faire reposer le relativisme sur de l'absolu, de la même manière que les formalismes font reposer la vérité de leur démonstration sur la non-démonstrabilité (c'est à dire, pourrait-on dire, sur la non-vérité...).

Maintenant attaquons-nous à quelque(s) contradiction(s) du modèle dogmatique affirmant d'une part qu'il existe une différence entre vérité et connaissance -- autrement dit que le caractère vrai d'une proposition ou d'un fait ne repose pas sur la connaissance que nous en avons -- et d'autre part qu'il existe des vérités absolues.

En effet, lorsqu'ils affirment qu'il existe des vérités absolues, ils ne font rien d'autre qu'affirmer qu'une proposition est vrai OU fausse (de manière exclusive) indépendamment de la connaissance que nous en avons (c'est à dire que la vérité est indépendante des critères qui nous la font connaître). Or, en faisant cela, ils affirment qu'il existe des vérités mais que la vérité étant indépendante de la connaissance qu'on en a, et étant précisément un attribut absolu des choses (car le dogmatisme s'accompagne bien souvent d'un réalisme ferme), alors on ne peut absolument pas la connaître.

Comprenons bien ce qui est en jeu: si connaître la vérité d'un fait ou d'une proposition ne rentre absolument pas en compte dans le caractère de vérité de ce fait ou de cette proposition, dans la définition même de la vérité, alors, puisque celle-ci ne nous est accessible que par la connaissance (que serait une vérité détachée de tout sujet, une vérité qui n'est pas connue...), nous ne pouvons jamais déterminer si un fait ou une proposition sont vrais ou faux. La vérité nous est à jamais inaccessible (cf. étymologie du mot absolu) puisque nous ne pouvons avoir qu'une connaissance par nature relative des objets, fondée sur la scission essentielle du sujet et de l'objet. Nous ne pourrons jamais nous assurer de manière absolue qu'un fait ou une proposition sont vrais pour la simple et bonne raison que la vérité étant totalement indépendante de nos critères de jugement, elle est une chose qui nous excède: nous ne pourrons jamais emprunter le point de vue de l'objet sur lui-même, et cela même en multipliant les points de vue: il existera toujours plus de points de vue, plus de relations à l'objet que celles que nous parviendrons à synthétiser dans notre connaissance.

C'est là tout le problème du réalisme ontologique (qui constitue d'ailleurs le contexte nécessaire au dogmatisme ce qui, notons-le, relativise paradoxalement la portée de ce dernier à une posture ontologique bien particulière): s'il existe un réel absolu, indépendant de mon expérience et de ma connaissance, alors je n'ai aucun moyen d'y accéder puisque je suis enfermé dans ma relation de sujet à ce réel. Pour devenir parfaitement objective il faudrait que ma connaissance puisse être simultanément tous les points de vue possibles sur l'objet et qu'elle le soit dans un temps infini (pour comprendre l'objet dans sa dimension temporelle et non simplement spatiale). Il semble bien qu'une position réaliste pleinement conséquente ne puisse mener qu'au concept kantien négatif de chose en soi.

Pour conclure: affirmer qu'il existe des vérités absolues, c'est s'interdire toute possibilité, en droit, de pouvoir en avoir une connaissance certaine. Cela revient, dans les faits, à du relativisme... Le relativiste est en général plus avisé parce qu'il est conscient des limitations de sa position et qu'en lieu et place de réel il préfère parler de monde (en en assumant pleinement la multiplicité). Le relativiste comprend que, par nature, nul absolu ne saurait être connu. C'est précisément parce que la vérité est relative que nous pouvons entrer en relation avec elle, mais cela se fait au prix d'une limitation conséquente de sa portée...

Le dogmatisme est paradoxalement un abandon de la vérité sous la forme de deux absolus: l'absolu épistémologique et l'absolu ontologique.

vendredi 10 juin 2022

Ode prométhéenne

 Je pense à ceux des forges noires, aux infirmiers du monde, à ceux aussi qui, du fond du Capital, abolissent les normes et rompent les amarres avec une nature à quai -- origine abolie. Qu'en ira-t-il de tout ce va-et-vient, ces autobus à mécanismes complexes, tubulures métalliques, explosion -- pyrotechnie du présent...

L'air vibre de toutes parts, stridences et décandences, grondement sourd des roues sur le rail, crépitement des pioches sur les os de la Terre, bruit de fond de la machine humaine en marche et sans repos.

Telle une maladie, je rêve, en un récit viral, d'éteindre le fracas, de détourner la sève de ce Pandémonium ahuri, de préparer un monde où ces futiles fins sont abandonnées sur la route, comme ces sucreries d'enfant qui ternissent l'émail.

Ma décroissance a des saveurs d'enfance, de terre sous les ongles qui grattent et s'émerveillent de la seule présence de dame Nature. Odeurs d'humus, de mycorhizes, bruissement de l'être-là des choses, arc-en-ciel chlorophyllien, treillis céleste qui se peint tout au travers des hautes frondaisons.

De tout cela mon temps s'est fait un palimpseste... Et tout empeste, relent d'égoûts et bouche d'aération qui tousse un air tout alourdi d'angoisse souterraine. Des cadrans lumineux affichent les horaires d'une agonie légale, viol effrené des consciences, haine qui s'avale au matin, par litres entiers, ô sucre du café matutinal...

Métronome en avance qui toujours rapproche l'instant du prochain geste -- celui-là qu'on achète au SMIC mensuel. Des fragments de destins vendus qui forment, rectilignes, les rails de l'humain dressé. Et gratte et creuse et frotte des moquettes en des couloirs de termitière.

Je pense au mécanisme dément de cette horlogerie quotidienne, soufflerie de magasins vomis sur les passants, arômes de pains-au-chocolat, ventilateurs retors qui rendent à l'entropie la course des données -- en de micro-circuits.

Autour de tout cela, en silence, le Chaos guette qui récolte en ses filets les miettes toujours plus nombreuses de ce laborieux requiem. La Terre, chaude, brûlante, fiévreuse, rend à l'éther étal ses vains degrés de trop. Ah douce entropie...

Tu fais de l'ignorance ton régal et couve de tes yeux éteints le coup de vent de nains qui circulent, infatigables électrons, dans les artères des villes, défilent en ordre -- minuscules --, courent ici et là de manière standardisée pour mourir sous des croix industrialisées.

Que de destructions alors... toi qui pourtant pourvoie déjà à cette tâche, bien en-deçà de toute casuistique... toi qui, parfaitement et sans conscience, applique cette loi de la thermodynamique. Vertueuse érosion de ce qui se tient là, pour que la cime enfin rejoigne la poussière, devienne le terreau fertile d'infinis lendemains...

Vois ces petits assistants faucheurs qui partout scandent un rythme décalé, ne veulent plus attendre leur fin et précipitent celle de tous. Raclement de rouille, grincement de zinc, intestincts entortillés du ventre de la ville parcourue par les rats qui agissent, en miroir inversé, comme leurs homologues des surfaces.

Froissement crépitant des emballages plastiques, aussitôt fait aussitôt chiffonés. Grondement des flammes au fond de ces décharges qui tentent d'avaler le monde excrémentiel d'humains gloutons déments.

Stridences des alarmes qui déchirent le brouhaha des villes surpeuplées, cris, pétarades des pots d'échappement, portes qui se referment et s'ouvrent sur le vide, souffle entrecoupé des pales d'un retors, immeubles propulsés à travers les silen-cieux.

Orage permanent sur la planète: vagabonde bleue, derviche banlieusarde, extrémité galactique en valse gravitationnelle.

Là-bas, au centre des révolutions, le bruit est si assourdissant qu'il fait du monde humain ce tintinnabulement attendrissant des carillons d'enfants. La foudre nucléaire rase tout sur son passage, houle magnétique, raz de marée qui projettent au sein du sombre espace des langues de feu voraces illuminant le vide. L'effondrement permanent chante un cri de flamme à rendre sourde n'importe quelle indiscrétion.

C'est le soleil lui-même que nous ramenons sur la Terre, enclos dans les centrales, disséminé par les gaines de cuivre: cheveux électriques des civilisations. Et le bourdonnement de l'énergie fait se dresser sur l'épiderme les poils glavanisés. Le bétail se meurt des maladies du temps.

Le cœur bat la chamade, le silence est un ronron citadin, le vrai silence est un concept livresque, personne n'en connaît la texture. Mais le Grand Silence lui, mes frères, est à venir. Il n'est pas un éclat de nos paroles creuses qui ne l'appelle à s'éveiller.

Dans le cliquetis des roues crantées, dans le récit prométhéen des usines se joue cette fabrication d'un monde substitué au Monde. Homo Faber, pourfendeur de cycles biologiques, chercheur d'éternité, adorateur de la mort minéral.

Des mondes sur d'autres mondes: auparavant cathodiques arrivent désormais par diodes électroluminescentes organiques, c'est toujours au fond la même paroi de la même caverne antique... Il faut se voir soi-même, en toutes choses, que tout soit un reflet de nos idiots profils.

Épais volutes de fumée nocive, ogives nucléaires, poudres alchimiques -- semence de beauté. En tout objet du monde, la marque du sujet: du sombre métal usiné des berlines aux couleurs éclatantes d'organismes génétiquement modifiés, tout partout nous, nous... toujours nous. Indigestement nous.

samedi 4 juin 2022

Aphorisme patriotique

"Ma patrie, c'est où je ne suis pas"

Alvaro De Campos

jeudi 2 juin 2022

Le tour de soi

Que faire, de ce corps latent... Que faire d'un soi qui coule au temps, sans le rythme des voix qui scandent à rebours des étoiles, un cœur d'humain paumé, d'humeur perdue dans la laiteuse nuit...

Accompagne -- Ô si tu veux! -- indispensable pluie de lettres, une déroute à travers champs, loin des enseignes lumineuses; éventaires indécents du paradis fichu...

Seul, c'est impossible... Pagode inerte au courant de l'éther, où chercher un repère? Il n'y a pas jusqu'au vide qui s'avère trompeur... Plein de tout l'Illimité -- quelle blague! J'apprends, pour moi et d'autres proies, des mots du dictionnaire... définitions ineptes, privées de référent. Calligraphie atone d'un destin... Solitude éclatante...

Ma présence érode élément après élément. La présence désirée d'un fondement me refuse sa main malgré le pont des mots. Eux aussi forment un cercle imperfectiblement clos... qui regarde l'abîme.

Même la limite du monde est un centre infini...

Réel indispensable, opaque indifférent; ô jamais ne t'avise d'envoyer un reflet. Il faut une limite à tout, même à soi-même... Surtout, à soi-même.

samedi 28 mai 2022

Prise de terre

 Je traverse le monde à travers un voile ivre

Et mes vains vers -- bouteilles

Choient dans la mer -- Veille,

 

Indécence de toujours regarder

Leur abîme en les choses...

Souffle prose! Et coule sur les mots

Ta glaise imperméable

Habille le Réel et souffle un monde

Au cœur du vieux Néant.

 

Mon âme impie dément

Sa propre peau

Cousue de style que des Moires

Inlassables mémoirent.

 

Et il fait froid quand cesse cette brise

Et que la vil(l)e humaine

M'enceint et m'électrise.

lundi 23 mai 2022

Effet Doppler

 Notre présent n'est pas beaucoup plus qu'une nuisance sonore. Il passera et tout son tintamarre irritant s'en ira dans les graves de Doppler. Bientôt, on oubliera jusqu'à son existence. Et le silence minéral des choses pourra bruisser sous la lune. Et nous serons heureux alors, de notre propre anéantissement.

jeudi 19 mai 2022

Aphorisme du fossoyeur de Vérité

 Quand il n'y a plus de vérité, il y a du choix; et non de la croyance, car la croyance est toujours l'espoir d'une vérité.

jeudi 12 mai 2022

Aphorismes du flux

L'être humain est fondamentalement musical: nous sommes la répétition de figures dans le flux indifférencié des choses.

L'identité est une opération éminement musicale: elle est reconnaissance d'un fragment passé dans la nouveauté du présent qui la ronge.

Aphorisme stellaire

 Demandez aux étoiles combien de temps l'on peut s'effondrer sur soi-même...

mercredi 11 mai 2022

Hormèse

 La conscience m'augmente à mesure qu'elle me déchire et perce, au cœur du centre de mon étendue vacante, un point vital de mon être: celui qui pourrait faire de moi cette totalité close, pleine et entière. Au lieu de ça je m'écoule en humeur noire au-dedans de mon néant intime, comme si ma souffrance même rechignait à m'appartenir, et débondait en mille nuances sur l'épiderme du réel.

Cette maladie je l'ai attrapé assez tôt. La maladie de la conscience m'a été transmise par la douleur, la douleur de l'adolescence et du déracinement, la douleur de la perte et celle de l'amour impossible -- c'est à dire, au fond, de la réunion de soi avec cette altérité qui nous racole comme un vide irrésistible par lequel s'anéantir.

Dès lors que je fus malade, je n'ai cessé de m'élever à des degrés de souffrance toujours plus éminents. Sur les neiges éternelles de mon futile tourment, je plane solitaire et ivre de puissance. Je suis propriétaire d'une chose...au moins...et c'est elle et elle seule.

Ce cancer qui me ronge, toujours plus dévastateur, toujours plus virtuose en son art, est la blessure qui inlassablement lacère mon âme en son destin. De cette peau béante et qui supure, je dois ramasser les lambeaux, recoudre les fissures, les abîmes qui cherchent à me défaire, et...toujours alors...je reviens de plus bel, plus immense et plus fort; aussi vaste que mille univers.

C'est ce combat face à l'altérité absolue, cette entreprise de prédation ontique qui nous définit, échaffaude le seul bonheur qui soit, augmente nos puissances et fait de l'existence cette croissance métastatique qui menace, à terme, d'engloutir jusqu'à la moindre des ressources disponibles.

Impossible coïncidence de soi avec soi, déséquilibre qui fait la marche des destins, qui fait lever le temps comme une houle inarrêtable, asymétrie profonde de l'Être dans sa chute. Nous avons soif parce que c'est cela que la vie d'homme. Nous désirons et par là même engloutissons l'éxtranéité profonde dont on ne sait si elle nous enceint où si c'est là le jet sombre et terrible de notre propre source enfouie.

Nous allons parce que la symétrie est impossible. Et ce qui nous renforce est ce qui nous détruit.

mardi 10 mai 2022

Protagoras

On se dit parfois, bien volontiers, que l'intelligence humaine est décidément très semblable à l'intelligence artificielle de nos ordinateurs. On se demande alors si ce n'est pas parce que l'intelligence en soi est ainsi faite: un ensemble d'interconnexions et de signaux électriques dont le réseau compplexe fait émerger la merveille de la conscience, et, en-deçà, de l'intelligence performative.

On se dit aussi, face aux fictions de notre cru qui nous impressionnent tant par la proximité de leurs représentations avec la réalité humaine, que nous sommes décidément à l'image de ces objectités, que nous en sommes les déclinaisons. Combien de fois ai-je entendu dire que nos vies semblaient étonnement semblables à la réalité virtuelle décrite dans le film Matrix. Ou encore que la réalité elle-même devait consituer un immense jeu vidéo, puisque les jeux témoignent d'une proximité étonnante avec l'expérience que nous faisons de l'existence.

Mais c'est là, et à chaque fois, une inversion malvenue de l'ordre des productions. Il ne faut pas oublier que si l'ordinateur est si semblable à certains de nos fonctionnements cérébraux, c'est parce que lui-même est conçu à notre image, à l'aune de ce que nous vivons de l'intellect. Et si les jeux ressemblent tant à l'existence que nous menons c'est aussi, très probablement, parce qu'ils héritent de la façon dont nous nous représentons en tant qu'acteur au sein d'un monde dont nous nous acharnons à exhumer les lois. Nous fabriquons des règles axiologiques à l'aune desquelles nous sommes à même d'évaluer la valeur de nos actes, de la même manière que des points rétribuent les actions de nos personnages vidéoludiques.

Toute la tentative des neurosciences de voir dans le cerveau et ses interactions physico-chimiques un fondement de la conscience est une étrange amnésie du fait que le cerveau lui-même, dans la manière dont nous nous le représentons, est une construction épistémique dont nous sommes les bâtisseurs. Et toujours nous succombons au réalisme a priori, implicite, qui nous fait prendre l'écran sur lequel nous projetons nos phantasmes pour le réel dont nous émergeons.

N'oublions pas le bon vieux Protagoras car c'est peut-être une vérité dont on gagnerait à se souvenir celle qui propose que "l'homme est la mesure de toute chose".

lundi 2 mai 2022

Méditation quantique

 J'ai le sentiment trop aigu des possibles. Dans l'isolement de mes phantasmes, je ressens avec violence l'étendue presque indéfinie de mes états ontiques. Dans la puissance: l'infini. Et c'est toujours la realisation la plus éloignée de ce que je suis mondainement, la plus infiniment sublime et bouleversante, que je vise et désire. Ma procrastination de tout ce qui pourrait avoir du sens n'est que l'absurde maturation de ce possible pressenti et qui comble le néant présent de la surface de tout un monde.

Puis...vient un temps...pour agir. Et cette action accouche invariablement d'une médiocrité affligeante, aussi distante de ce point de soi-même -- que l'on était pourtant, de la même manière qu'une particule subatomique superpose différents états -- que peuvent l'être deux franges d'univers.

Aussi douloureuse soit cette réalité en acte, cet échec et ce démenti permanent, il est peut-être ce qui permet au désir de mouvoir des pans entiers de soi dans l'existence. Car autrement, si nous réalisions cette perfection pressentie, ne nous minéraliserions-nous pas dans la concrétion d'une inertie, figurant alors la pétrification d'un élan vital acméique et qui devait advenir? Il nous faudrait redevenir l'en-soi nécessaire, immobilier de l'être sous sa forme géniale.

lundi 21 mars 2022

Ailleurs

 J'avais, dans la voiture, un train d'images qui contenait en ses wagons, tout ce petit trajet et, plus généralement, tout ce mouvant présent automobile. Images phantasmées, arrimées l'une à l'autre en rêveries kaléidoscopiques: et tout ceci était la vie, la vraie, la seule.

Depuis l'enfance qui hurlait, depuis les salles d'attente, les classes d'école, les chambres à ranger, tout ce noyau d'agir s'est concentré en soi, pour percer le tissu temporel, forger au cœur des choses un monde clandestin.

Être ne m'a pas demandé plus d'effort que de savoir piloter ces fééries diurnes par lesquelles je m'échappais des cieux pour vivre la réalité d'un monde impossible à souiller.

C'est ainsi que je veux la vie: pareille à cette enfance qu'il s'agissait de fuir par l'union de ces mots qui m'emmenaient ailleurs.

Ailleurs est toujours quelque part ô combien plus enviable qu'ici.

Ailleurs est toujours quelque part.

Gratte, gratte, gratte

 Pendant longtemps j'ai cru que la destruction procurait ce petit sel à la vie qui manquait. J'étais, peut-être, convaincu que la dissolution de soi pouvait laisser un répit, qu'une unité lénifiante relierait encore les fragments, épars, d'une tension du soi. Et j'ai gratté, sur la surface de mon égo. Arrachant ça et là, quelques morceaux ineptes et qui devaient s'évanouir sous les coups du présent. Je voulais exister, aussi brut que l'énergie primordiale, informe et indéterminé, dans toute la plénitude de ces possibles phantasmés...

J'ai cherché, cherche, et chercherai encore, dans le désentrelacement de la conscience, une parcelle de vie qui me donnerait d'être... Sans souffrance.

Me suis-je trompé? Peut-on quérir le bonheur au sein de l'anéantissement?

Aucune de mes interrogations n'est véirtablement sincère. Je n'attends d'autre réponse que l'éternelle abolition de toute curiosité.

mardi 15 mars 2022

Cube de vie

 Il nous faut poursuivre, malgré le souffle qui manque et les halètements qui vident la poitrine de cet élan vital si nécessaire à continuer. Il faut, malgré cette noirceur du ciel qui nous menace, s'avancer patiemment sous cette frondaison houleuse, à travers laquelle nulle acuité ne perce un horizon possible. Dans le moutonnement de l'instant, s'étire, pleine et entière, la forme complète de nos vies modernes.

C'est que tout le passé, et l'avenir aussi, tient entre les quatre murs de ces studios en série qui font les geôles de toute existence. Tout converge et se resserre et celui qui s'avance par-dessus le muret des jours, passant une tête curieuse, emplie d'espoir pour l'avenir, ne peut que peindre aux couleurs du passé, en trompe-l'œil, le mur embétonné de l'ère du temps -- imperméable frontière.

Mais enfin Adeline; il faut vite vivre, quand même le souffle nous manque.

Korsakov

 C'est tout l'écheveau de ma vie qui se résout dans le moment présent, le moi du moment, contemporain jusqu'à vous abolir le passé. Parce que je ne vois pas très bien quelles sortes d'anneaux s'accrochent à celui -là qui caracole en tête, sur la crête émoussée de l'existence; toujours nouveau; comme si naître était son seul talent! Tout autant que mourir d'ailleurs...

Et comment nommer un passé plus forain que d'intangibles étoiles? Que faire de ces reflets anamorphiques qui s'accrochent au présent comme autant d'ombres inutiles, figées dans l'instantanéité d'un moment sans attache?

Il n'y a nulle grammaire pour faire de mon errance un possible destin.

Et le passé ne s'accumule pas dans les poches du présent; mais au contraire, il se dissout d'être sans avenir...

samedi 12 mars 2022

Les vains étendards

Siècle qu'as-tu fais de tes enfants infects?

Tu as rempli de couleurs les yeux de nos ancêtres

Assombrissant ensuite l'âme de descendants

Vivant entre deux mondes


( Qui jamais ne se croisent )


Humains, voyez les signes de la fin

Récits eschatologiques

Enfants qui fanent au bord de nos chemins

Et personne n'écoute

 

( Le siècle agonisant... )


Entre les deux néants

Réside ma génération

N'engeandrant que des songes

Putréfiés par avance


( Recherchant la grand Rive aux sables d'univers )


Aux cieux sont accrochés tous nos échecs

Et les nuages sont lourds

Au-dessus de nos têtes

L'avenir à jamais sans métaphysique


( Et l'horizon couvre un monde identique )


Sillage de dérive

Positif comme la science

Qui fait la religion

Des âmes anéanties

 

( C'est le Lethé lui-même que nous embouteillons! )


Bois, ivrogne des trottoirs

Deux litres au moins par jour

Avale ta Révolution

Virus, poison, remède, semblables vulnéraires

 

( Que même le bonheur soit notre placebo... )


Il ne faut pas toucher

Au chaînon qui nous lie

Inexorables sont nos destinées

Néanmoins près, tout près du lit


( Vous veillez en tuteurs zélés )


L'ancien esclave devient le maître résigné

Le cercle de l'Histoire: un court-circuit fermé

Tandis que chaque pas résonne

Entre des murs interstellaires


( L'angoisse est le seul hymne de l'humanité )


Y a-t-il quelque chose encore?

Quelque part attendant?

Une poudre magique

Capable d'allumer


( Des mondes pour demain? )


Poudre blanche, immaculée

Duale perce les cloisons des nez

Nos enfants sont idiots avant que d'être nés

Ils ont le suint des moutons bien dociles


( Génie de l'espèce: réconfort du troupeau )


Tout est clair

Distinct, pas même un vieux mystère

Dame Nature dévoilée

Couchée sur un papier vulgaire


( Tandis que tout humain est un Dieu qui s'espère )


Je viens de l'inespoir

Comme une solution que nulle n'entendra

Un accord dissonant

Effacé par le siècle


( Une bouture de Tout plantée dans le silence )


Ô règne sans partage

Qui livre ses enfants

À des douleurs fractales

Existe-t-il encore des valeurs qui ne soient:


( Des mots luminescents sur nos vains étendards )

vendredi 18 février 2022

Tes lourds bagages

 Je souhaite, dans l'arrière-fond de mes pensées, qu'un jour enfin l'ondée, passe sur ton front aussi; qu'elle puisse pénétrer au fond de tes racines, lustrale comme un néant senti, décapant de l'égo ce suint qui laisse, aussitôt qu'on te touche, les moins poisseuses jusqu'au lendemain...

Car je te vois ami, dans la beauté qui néanmoins te suis, enveloppe d'ombre familière ce scintillement dont tu veux qu'il aveugle autrui -- d'admiration. Celui-là même que tu ne sais pas voir.

Peut-être n'est-il pas trop tard, de ranger ces regards que tu jettes sur chaque être que tu souhaites immoler sur cet autel de ton désir -- pour ce que tu es terrorisé qu'un jour il se tarisse...

J'ai bon espoir que tu parviennes à décrocher de ton profil ce réseau de vanité qui t'enserre en sa toile, et qui m'empêche, parfois, de poser doucement ma main sur ton épaule.

Regarde un peu l'abîme, il se pourrait qu'y brûlent d'anciennes manières, qui pèsent désormais sur l'instant qui appelle.

Coquillages

"Péché aussi de vous dire trop comment je me représente ce que les hommes et les femmes appellent amour, qui est d'aller dans des maisons noires au fond d'alcôves plus tristes qu'eux-mêmes, pour s'y mêler en silence comme les ombres."

Montherlant, La reine morte


"Oh mon Dieu! Dans ce répit qui me reste, avant que le sabre repasse et m'écrase, faites qu'il tranche ce nœud épouvantable de contradictions qui sont en moi, de sorte que, un instant au moins avant de cesser d'être, je sache enfin ce que je suis."

Op. Cit.

mardi 15 février 2022

Hume, Kant, et le problème de la causalité

Kant se réveillant de son sommeil dogmatique pour répondre à Hume parvient effectivement à réhabiliter la notion de substance en tant qu'elle est l'objet constitué par un phénomène à l'aide d'une synthèse du divers sensible par l'intermédiaire de catégories, notamment celle de causalité. Ce que Kant parvient à faire c'est changer la nature épistémique de la causalité, qui passe du statut de concept produit par induction à concept a priori, transcendantal, et absolument nécessaire à ordonner toute expérience -- ce qui revient à dire que tout le donné sensible, c'est à dire la matière de nos perceptions, doit être passé au filtre de cette catégorie de causalité. La conséquence en est bien la valeur nécessaire et universelle de la causalité: c'est à partir d'elle que se constitue l'expérience du monde sensible, et il n'est donc pas juste de dire, comme le faisait Hume, qu'elle n'est que l'hypostase branlante d'une hypothèse émise par la répétition d'une certaine association entre deux objets ou événements.

Toutefois, ce que n'a absolument pas fait Kant en répondant à Hume, c'est de permettre à la science d'affirmer de manière apodictique que les relations de causalité qu'elle détermine entre les phénomènes et les objets qui se donnent à travers eux, sont vraies, de manière nécessaire et universelle. En réalité, ce n'est pas parce que la catégorie de la causalité est devenue transcendantale, a priori, et qu'elle est donc formellement apodictique, que son contenu actuel, c'est à dire la manière dont elle est appliquée à un divers sensible, l'est aussi. Pour bien comprendre cela, nous pouvons prendre l'analogie du syllogisme. Un syllogisme peut très bien être formellement correct et pourtant totalement faux du point de vue du contenu.

Lorsque j'affirme: tout ce qui est rare est cher, or un cheval bon marché est rare, donc un cheval bon marché est cher, je ne fais rien d'autre qu'employer une forme logique éprouvée de manière érronnée: l'erreur se glissant dans le contenu qui se fond dans ce moule formel.

C'est exactement le même problème qui se pose aux jugements scientifiques, même après la remarquable révolution coppernicienne de Kant: le lien causal a beau être justifié formellement, il n'en reste pas moins matériellement soumis à l'erreur. Et ce n'est pas parce qu'il est nécessaire que tout phénomène possède une cause par laquelle il est engendré, que les associations causales que la science va définir seront exemptées d'erreur. Je peux très bien associer au fait d'avoir brûlé un cierge ma réussite à un examen, sans pour autant que cela soit juste, et sans pour autant remettre en cause la nécessité qu'il existe véritablement un faisceau causal explicatif de cette réussite.

Ainsi, le travail kantien n'apporte rien à la confiance que peuvent avoir les scientifiques en leurs hypothèses et leurs modèles explicatifs. Ils sont tout autant soumis à l'erreur, qui elle, ne peut se reposer uniquement sur l'expérience et la contingence inductive afin d'être éventuellement débusquée. C'est pour cette raison que Popper énonce un fait important en prêtant à l'expériementation un pouvoir non de validation des théories, mais de falsification. Nous ne possédons aucun critère nécessaire et indubitable pour affirmer qu'un modèle explicatif est absolument vrai. Et tout ce qu'affirme Hume en la matière demeure totalement valide et en accord avec l'expérience.

vendredi 4 février 2022

Les paupières closes

Poème retrouvé au hasard dans un coin de cahier...

 

Et moi, suis-je encore capable d'écrire

Quelque chose digne de déranger les halls silencieux de dame Éternité?

Fond de verre au teint pourpre de tanin,

Voilà qui me rassure loin de la pulpe de ta main.

Je lis, des arguments bien formulés;

J'use de raison, calcule -- péroraison...

J'en oublie même à révasser.

J'ai les ides géométriques et je ne sais plus faire d'images.

Je n'use de parole que pour dire quelque chose

Et j'inhume, inconscient, de trop puissants langages.

Que reste-t-il à espérer?

Qu'un gestionnaire affairé ordonne ma liberté,

Qu'il structure le réseau de mes veines

Et que mon sang serve au projet...

Qu'on me dise où m'asseoir, et comment exister...

À qui prendre la main pour former une suite continue d'un signifiant ensemble.

Que plus un lendemain ne gise au fond du cendrier

Dans le sperme séché, et les paupières closes.

Aphorisme de l'égocentrisme

 Je ne peux pas leur écrire, les appeler, me tourner vers eux. Je suis trop occupé à réparer quelque chose de très abîmé; quelque chose qui est mon âme.

samedi 29 janvier 2022

Décombre

Du fond de ces étoiles auxquelles je suis apparenté, je puise, indécemment heureux, une énergie sans borne et par laquelle j'accède au cœur de mes cellules, au noyau de mon âme.

Ne cesse point, source vive, de forer creux la roche de mes anfractuosités. Que même le son de ton écho informe la matière de mon intime absurdité. Que ne puis-je, grâce à toi, m'effriter au-dedans, et qu'un fol univers jaillisse de mon décombre en feu.

J'ai peine à décider de quelle inanité doit se nourrir mon âme; et pourquoi fortifier ce dont je jouis de la dissolution...

jeudi 20 janvier 2022

Anti-virus

 Un jour banal consiste à combler de grands vides à l'aide d'imprécises poussières. Derrière de trop grands yeux qu'ont brûlé les lueurs d'indéfinis spectacles. Qu'ils brillent nos acteurs dans l'iridescence de leur si haute définition...

Ma fonction est modeste, j'alimente un feu mort, ranime chaque braise. J'apprivoise en dé-domestiquant. Je construis des échaffaudages en détruisant des forts.

Perché sur une estrade, invisible et factice, je jette à des pigeons, les miettes du savoir. J'empaquette du vent, j'explique les mensonges.

Ce monde qui m'élève, en me rapetissant, je lui dédie mon œuvre. Je libère l'algorithme, le code source de ce programme: réalité 2.0, postface d'une ancienne nation.

Ce monde que je désosse par paquet de deux heures, c'est celui que j'ai du démonter de mes propres structures, prothèses de nos âmes encore plus authentique que le mythe de nature.

Je suis payé pour ça, programme d'entretien, artisan d'une "république" qu'ils ont prostituée. Virus dans la matrice, j'injecte mon venin dans l'âtre refroidi, le souffle interdit des pirates qui franchit la cellule, injecte son programme dans l'orbe cellulaire.

vendredi 14 janvier 2022

Se tenir compagnie

 Sur le chemin d'Hadès, il est parfois quelques haltes propices à se donner de l'élan. Non parce qu'on serait investi d'un savoir soudain, capable de nous rassurer a priori sur les routes à choisir, l'issue de nos combats, mais une simple absence de peur, vaincue par la nécessité.

Il faut être salamandrin aujourd'hui pour construire sa galère tout au milieu des flammes. Le siècle brûle, les temps se précipitent vers la grandiose chute. Tout ne sera pas détruit et puis... Détruire est nécessaire à la vie, nous n'existons, nous individus, comme nos cellules, que par le tout que forme l'organisme, la société, la vie.

Voilà bien qui nous dépasse et qui peut regonfler le cœur malgré la tragédie.

Et si ce n'est pas le cas, au fond, qu'est-ce que cela changera?

--

J'ai tout oublié. Une amnésie lustrale s'est emparé de moi et me fait regarder les êtres, les choses, et toute la fiction cinématographique de mon destin comme un projectionniste face à la bobine inconnue, qui déroule sur l'écran d'une autre dimension les images d'une autre vie.

J'ai du courage parce que je peux nier, allègrement, ce qui je fus autrefois. C'est toute la passion d'une foi aveugle qui est nécessaire pour remplir les abîmes qui séparent les instantanés de ma conscience empirique, les jours qui séparent les réveils, à tels points sans cohérence qu'ils forment des naissances successives. Il faut bien de la foi, et je n'ai foi en rien. Ni en moi-même, ni en la liberté, encore moins au déterminisme. Je n'ai pas même foi en mon propre doute qui s'effrite dès qu'on le gratte et laisse place, enfin, à l'ignorance atone, ineffable vérité, anti-proposition qui soigne tous les dogmes.

Il faut quelque courage pour fendre le Néant, sans nulle carte pour guide, nageur de l'infini ouvert. Je comprends ceux qui souhaitent plus que tout confondre carte et territoire. Qu'il est rassurant de vivre en sa propre demeure, qu'on a construite, presque, de ses mains. Mais si l'on y trouve un réconfort, c'est au prix de feindre, à tout instant, que cette carte est un réel qui se découvre nouveau à nos yeux, et non une représentation achevée que l'on tient dans sa poche. Voir cela et le réaliser, c'est devenir fou, c'est devenir lucide. Et préférer alors la grande errance à tanguer sur les flots de rien, qu'on ne peut même appeler flots...

Qu'il faut être capable d'être bien des choses pour devenir un monde. Et devenir à soi-même cette autre inaccessible.

Dieu n'est jamais qu'une ombre de nous-même -- et qui parvient à nous surprendre.

jeudi 13 janvier 2022

Aphorisme de l'auto-connaissance

 Il n'existe pas de connaissance de soi; aucun savoir préalable ne peut guider les pas d'un homme. Le chapelet de ses actions forme une indéductible vérité.

mercredi 12 janvier 2022

Parallèle


 

 

 Oh poison débilitant qui souffle sur les cris le baume émollient d'entropie. Disjoins les cellules, les neurones, les souvenirs. Qu'ils restent enclavés, comme un train désossé dont chaque wagon gît dans un pays différent; dont chaque rouage esseulé tourne dans la mécanique inepte d'un vide incandescent.

Partage mon âme en deux, en parties qui s'ignorent. Sape cette structure, fais de chaque élément le signe abscons d'un langage aboli. Que rien ne tienne ensemble dans le nouveau chaos, et que jusqu'aux échos de l'ancien système se perdent au bout des choses.

Qu'il est doux ce moment, où même un objet familier, n'est plus à rien relié: contempler le réseau de toile déchirée. Je me retrouve au bout de ton impasse, avec pour seul souvenir, l'idée trop persistante qu'un autre monde est là, de l'autre côté de ces murs, que tu dresses -- parois de mon tombeau faits pour me protéger. Je suis reconnaissant...

Peu à peu tu défais jusqu'à l'intelligence, jusqu'à ces facultés qui tissent un monde sans avoir la décence de demander si cela est séant. Car cela n'est pas séant n'est-ce pas? Ce n'est pas ce que nous voulons: exister?.. C'est bien là qu'est tapie la souffrance infinie, celle qui dans l'instant racole, les autres à venir. Pourquoi te faire si belle, te vouloir immortelle, tu passeras aussi, comme tous les naufrages, laissant derrière toi le tapis fleuri de mille vies nouvelles, qui sauront faire peau neuve de ton cadavre exquis.

Coule interminable conscience! Coule en vaine permanence! Tu sais si bien tenir en ton cadre indécis ce qui se résigne à passer, le présent qui se couche pour dresser l'avenir.

À présent je me couche, pour mieux te voir partir. C'est dans mes yeux ouverts qu'impudique tu touches le monde pur et forain, l'altérité des choses qu'inexplicablement tu veux rallier, souiller de ta vaine constance.

Je dois fermer les yeux, si ce ne sont les deux, au moins celui qui parle; et celui qui vomis en couleurs constellées l'invraisemblable féerie des ces cieux lointains, ceux-là même qui toisent, de leur nécessaire extranéité, la terre où crient des âmes ivres de leurs semblables, et qui s'entre-dévorent.

Pardonne-nous réel, nous sommes bien petits: de ta puissance illimitée, nous ne savons tirer que cette vile comédie, d'autant plus pathétique qu'elle est pour nous le parangon des tragédies.

Et je ne sais fermer les yeux. Seule une toxine émergée de ton art parvient à pétrifier en nos gorges acides ce souffle que nous insufflons jusque dans nos machines. Issue d'une vapeur létale, nous sommes les grouillantes vies, des formes rudérales sur les trottoirs souillés d'une intangible galaxie -- dimension parallèle.

Paradis parallèle, il faut sauter dans le vertige pour enfin te rejoindre, il faut franchir le Rubicon, boire l'eau noire du Styx, et faire de nos artères un fleuve du Néant.

Et, peut-être qu'alors, enfin, disparaîtra le symptôme infâme et dénué de rythme, qui glisse atone et seul dans l'Être tolérant: ô toi  féroce lucidité.

mardi 11 janvier 2022

Boomers

 Le siècle croupissant continue sa marche putride, rejeton dégénéré de boomers unis dans la démesure nihiliste. L'histoire moderne est un sillon sanieux sur lequel poussent de pathétiques orties qu'on ose encore appeler hommes. Moins que des esclaves en laisse, ensemencés par un syndrome de Stockholm plus vif que l'enfer et qui fait le supplicié plus vicieux qu'un démon. Frères! Nous sommes parvenus à jeter dans le monde une génération entière d'utopistes, à l'entendement et aux sens suffisamment atrophiés pour ne plus sentir le réel, et faire de son rêve informe un dogme naturalisé, mouvement vers le rien qui les couronnera enfin du titre honorifique de Derniers des Hommes.

Et toute cette engeance exécrable, qui mange ses enfants dans le siècle agonisant, s'injectant par litres entiers la douce hémoglobine d'une jeunesse éternelle, toute cette engeance liguée contre la vie même et refusant la mort de leur personne: seul dieu auquel ils savent encore vouer un culte. Cette engeance se passe au cou des médailles, se peint aux couleurs de l'honneur qu'ils sont incapables de sentir en eux et qui ne demeurera à jamais qu'une parure à arborer.

Voilà toute l'arrogance des enfants de la paix, toute leur terrifiante bienveillance qui pave patiemment sa voie d'or pour mener à l'enfer le reste de l'humanité, des vivants, tout en exécutant à tour de bras d'insensées anathèmes sur l'autel médiatique de leur Inquisition.

Pauvres fous qui ne voulez partir, dont la paix ressemble à la guerre, dont le bonheur est agonie, dont l'idéal est une impardonnable cécité...

Il vaudrait mieux pour vous que l'épilogue à vos tristes destins soit un néant total. Car il faudra bien du courage, à vous anges déchus, pour affronter le poids immensurable de votre inouï péché.

mercredi 5 janvier 2022

Sur mes croyances mortes

 J'ai du en ravaler, des borborygmes de ce petit sous-genre que je m'escrime à cultiver jusqu'à l'ennui du monde. Combien de cris résonnent dans ma gorge et pressent sur ma pomme -- d'Adam -- le poids de pleurs enfouis?

Petit sous-genre ô poésie... Écriture des gens qui n'ont le temps d'écrire. Écrit d'amusement, de passe-temps qu'on tue, étrangle dans le nœud coulant des lettres. Insensé passe-temps...

Me suis-je trop acharné? À voir dans tes si basses cimes, un horizon glorieux: une chose par moi créée et digne d'intérêt...

Chaque jour, pourtant, le monde est là pour détromper, cette si noble aspiration, qui gonfle un égo pneumatique rêvant de s'envoler. Serait-ce pour s'accrocher au ciel? Comme les "stars" de cinéma qu'on scrute avidement?

Que la société puisse faire de l'enfant mal aimé, un ornement décent et assez engagé pour qu'on se résigne à le garder au cou. À défaut de l'aimer beaucoup...

Petit passe-temps, ô rêve infatué...

Que je comprends maintenant pourquoi la musique des soirs ne sait plus me lever. Je reste dans mon lit hanté par les fantômes d'informes poésies.

Égo tissé d'illusion, ne partons plus suivre le vent. Restons ici, sur la cendre soyeuse de mes croyances mortes.