mardi 30 mars 2021

Stupide éternité

S'il pouvait pleuvoir en plein soleil, sans l'apparition d'un seul nuage, tomberaient alors de fines gouttes de liberté que je capturerais sur ma langue étirée, la bouche grande ouverte. Qu'il me serait doux alors de n'avoir plus de maîtres, pour une poignée de secondes, avant que cette liberté se transforme en poison, avant qu'elle ne m'étouffe et me noie par son débit continu.

Et si, me disciplinant moi-même, jour après jour, je parvenais à ne récolter de ce précieux nectar, que la seule quantité congrue, juste ce qu'il faut pour trouver l'équilibre de la pure autonomie?

Mais cela n'est qu'une idée... Dans cinq minutes je devrai prendre la route pour me rendre à mon "travail". Payer moi-même l'essence nécessaire à l'effectuation du trajet qui sépare ma liberté relative de l'enfermement. Et je me dis alors, dans un éclair de lucidité, que ce sont mes larmes que l'on met en bouteille et qu'on finit par vendre, moi qui les ai pleurées pour trois fois rien.

S'il pouvait pleuvoir en plein ciel bleu dénué de nuages, horizon azuré sans porte de sortie, je me tiendrais tout nu sous le radieux déluge, jusqu'à ce que pluie et larmes recouvrent mon visage et bouchent l'orifice par où j'inspire l'air qui reconstitue malgré moi la force de travail que je suis, pour le restant de ma stupide éternité.

S'habituer

En savourant la liberté présente, je pense aux heures qui suivent, à la captivité en ces murs où se construit pourtant ce que l'on ose encore nommer la vie humaine, son œuvre et l'épanouissement.

Dehors le soleil printanier s'accroche aux façades des immeubles, à la peinture des tôles, à toute cette modernité qui sait faire de l'architecture urbaine un hétéroclisme fonctionnel sans souci esthétique. Tout cela est-il bien fonctionnel? En quoi ces enseignes criardes, qui hurlent en grosse lettres leur dépendance à l'argent contribuent-elles à lubrifier mon quotidien, à rendre la vie plus aisée?

Le soleil est là, couvant de sa main ferme l'ensemble des outils humains comme une possession qu'on enserre et pourrait étouffer. En cet instant j'aimerais... Que le soleil resserre sa prise sur ces stériles érections, au sein desquelles les âmes comme une semence contenue s'étiolent sans sortie.

Tout ce printemps sexué appelle à lui les êtres, les corps animés, le conatus de chaque entité afin que se déverse en lui l'énergie de notre intention de vivre, tout ce débordement du présent qui se déverse en futur.

Mais beaucoup seront, comme moi, contenus dans les murs de la "réalité", l'unique possibilité laborieuse de nos destins. Je pense à ces gens qui, là-bas, participent de cette humiliation quotidienne, se croisent et se détestent, s'adressent à peine la parole dans un tremblement de leurs nerfs qui fait de leur métabolisme une bombe à retardement qui chaque soir implose dans le ressentiment.

Tous les jours, se tenir dans le champ de l'hostilité, sentir les regards mauvais qui éraflent la nuque, arrondir le dos pour que la moindre once de pouvoir puisse vous passer dessus sans trop garder séquelle, sans qu'explose la tension contenue et que le corps exsude, d'une manière ou d'une autre, les soirs et les week-ends.

Je pense à tout cela et par contraste avec ce soleil au grand ciel bleu, symbole de l'évasion et de la liberté, quelque chose se noue à l'intérieur de moi qui fige une circulation de ma gorge à mes tripes. Ce n'est pas qu'un mauvais moment à passer, c'est la condition de chaque jour, de chaque semaine, des années à venir.

Sourire saluer, souffrir s'abaisser, s'habituer, panser les plaies le soir, l'alcool est fait pour ça, ne pas devenir fou, ne pas blesser les autres, ne pas penser, avaler son café, ça remplace le sommeil, sourire saluer, souffrir s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer,    s'habituer,              s'habituer,                               s'habituer,                                  s'habituer,                                                            s'habituer,                                                                               s'habituer,                                                                                                          s'habituer,                                                                                                                  s'habituer,                                                                                                                    ...

lundi 29 mars 2021

Ceux de l'utopie

T'es tu bien fait les dents?

Cela soulage tant

De mordre dans une âme?

Juste pour la détruire

Réduire

En miettes

En poudre d'escampette

L'étincelle mutine

Qui démarre le feu

Allonge sur le bûcher

Ton corps qui tremble au froid des autres

Odieuse altérité

Qu'il faut brûler

Allons...

Qu'il faut brusquer

Pas de dialogue possible

Pas avec ces gens là

La réalité c'est cela

Mais surtout pas ceci

Enfin...

Ces gens de l'utopie

Qui parlent pour rien dire

De qui se moquent-ils?

À prendre chaque mot par la racine

À définir nos si belles notions

Et qu'il n'en reste rien

Rien qu'une horrible confusion

On ne peut pas parler avec ces gens là

Ils ne sont rien

Un bourdonnement gênant

Idéalistes utopistes fumistes

...

C'est bien, tout doux Ho là Hooo...

Je t'écoute

J'accueille tout ton monde

Comme s'il n'y en pouvait avoir d'autres

Comme si ce qui est un beau jour

Sera de toute éternité

Ne crains donc pas la vilaine utopie

Elle n'a nulle place où exister

Que dans les faux discours

Des ratiocinateurs

Et tous ces gens qui analysent

L'évidence même du bon sens

Nihilistes grossiers

Pédants outranciers

Qui font comme si l'on ne sait rien

Comme si plus rien n'allait de soi

Même la vraie réalité...

N'aie crainte mais

Un jour

Rappelle-toi

Que ton présent d'aujourd'hui

D'hier n'était que l'utopie.

vendredi 26 mars 2021

Aphorismes de l'impérialisme

Le moteur de l'Histoire est la volonté de domination.


Le premier noyau de l'histoire sociale est la famille: elle constitue l'atome du champ de la domination. De tels groupes se retrouvent chez nombre d'animaux et forment la trame d'un système de rapports de force relativement équilibré. Une famille, un groupe, domine rarement (jamais?) d'énormes masses d'individus. Or chez les hommes, à partir des premières cités-États, c'est la volonté de réduire sous son joug un territoire (physique et psychologique) toujours plus grand qui prédomine et précipite le mouvement historique. L'Histoire humaine commence avec l'Hubris.


L'impérialisme est l'idéal transcendant de la volonté de domination.


Un empire, à mesure qu'il tend vers son achèvement, tend toujours plus vers sa dislocation. Car il est à l'image de la psyché de ceux qui en sont à l'origine: terrorisé par l'altérité. Lorsque le monde est à votre image, il devient impossible d'occulter les dissensions internes. C'est la folie et la décadence qui guette tout empire.


Le matériau primitif des empires est l'angoisse. La peur est le moteur des conquêtes. Ce n'est qu'une fois celle-ci apaisée que l'angoisse devient apparente. C'est elle qui ronge alors le solipsisme culturel ainsi réalisé.

lundi 22 mars 2021

Liberté et déterminisme: l'heur du choix

Considérations spatiales sur le choix dynamique

 

Bergson nous explique de manière originale les biais cognitifs à l’œuvre lorsque nous raisonnons à propos du libre-arbitre. Nous avons systématiquement, dit-il, tendance à nous représenter le choix comme un chemin qui atteint un carrefour où plusieurs embranchements sont possibles, et parmi lesquels l'un d'eux est finalement élu. Le problème avec cette image, nous dit-il, réside dans le fait que nous représentons par là de la durée dynamique par de l'espace figé. C'est à dire que nous cherchons à reconstituer la durée, le mouvement, par la juxtaposition d'instants que l'on va relier entre eux pour former une trajectoire. Or, dans le cheminement du choix se faisant, les embranchements possibles ne sont pas encore tracés et donc, contrairement à ce que nous laisserait croire la représentation spatiale d'une trajectoire, le nombre des possibles est totalement ouvert et indéterminé puisque n'importe quel évènement survenant, n'importe quelle réflexion surgissant, peut soudainement ouvrir un horizon imprévu à l'individu délibérateur.

Les tenants du déterminisme, comme ceux du libre-arbitre, tiennent cette représentation spatiale du temps écoulé (et non pas du temps qui s'écoule) comme légitime et s'appuient sur elle, les uns pour affirmer grossièrement que "le chemin a été tracé ainsi; donc sa direction possible n'était pas une direction quelconque, mais bien cette direction même", les autres pour rétorquer que "avant que le chemin fût tracé, il n'y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu'il ne pouvait encore être question de chemin". Bergson enfonce le clou en résumant les deux positions à une tautologie: "l'acte, une fois accompli, est accompli" et de l'autre côté: "l'acte, avant d'être accompli, ne l'était pas encore" (Essai sur les données immédiates de la conscience).

Bergson cherche à sortir la réflexion sur le sujet de sa structure spatiale afin de la réintégrer dans un paradigme temporel (ou plutôt de la durée pour être plus précis). Dans ce cadre là, c'est la métaphore musicale qui s'impose car chaque instant contient la mémoire de tous les instants passés puisqu'il existe une compénétration totale des états de conscience dans le présent qui s'écoule. Ainsi, la note de musique que l'on entend à un instant t ne prend toute sa valeur que par l'ensemble des notes jouées auparavant, leur timbre, le tempo, etc. On voit donc que l'individu qui délibère est une création continuée qui se métamorphose à chaque instant par le devenir. Puisqu'il synthétise les états de conscience passés (notons ici que parler d'états comme s'il s'agissait d'unités distinguables des autres et que l'on peut juxtaposer est une représentation captieuse car spatialisante de la durée qui n'est que "le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant"), le présent est une nouveauté permanente, en fait il faudrait préciser qu'il n'a pas d'état stationnaire. De la même manière il est impossible de résoudre le paradoxe de Zénon en divisant le temps par des instants ou le mouvement par des distances.

Bergson conclue de cette nature dynamique de la durée qui, en outre, se complexifie sans cesse à mesure que s'interpénètrent des états (nous continuons d'employer ce terme par commodité) antérieurs dans le présent d'écoulement, par l'existence du libre-arbitre en tant que nulle cause extrinsèque ne vient déterminer la volonté humaine qui ne consiste non plus en un choix, mais en une création. On peut trouver là un point de doctrine intéressant de l'auteur vitaliste mais la conclusion semble néanmoins un peu hâtive. J'aimerais l'examiner plus en détail en analysant finement l'acte de délibération dans sa nature, son objet et sa structure.

 

L'analogie du calcul

 

J'utiliserai ici une autre analogie qui sera celle du calcul. Il semble commode et adéquat de considérer la délibération de la volonté sur le modèle du calcul qui s'opère sur des valeurs déterminées. En effet, lorsqu'on se place dans une situation de choix, nous sommes guidés par le désir d'opérer le "bon" choix pour nous, c'est à dire qu'il s'agit de pondérer divers scénari possibles en examinant leurs conséquences à plus ou moins longue échéance afin d'actualiser un possible qui nous apparaît comme le meilleur. Comment donc s'opère ce jugement? Puisqu'il s'agit d'une pondération, il semble logique que cette opération soit un acte de comparaison entre des flux conséquentiels auxquels on attribue une valeur, une quantité de bénéfice, qui sera précisément mise en concurrence avec les autres. C'est donc le scénario qui récolte le plus grand score qui sera poursuivi, ce score étant constitué par l'attribution d'une valeur déterminée correspondant à la compatibilité dudit scénario avec un ou des critères de référence. Par exemple, si les critères de référence lors du choix d'un métier sont l'aspect financier et la sécurité de l'emploi, il s'agit de déterminer dans quelle mesure tel ou tel métier maximise ou minimise l'accord avec ces critères de référence. Si ces critères sont contradictoires, il s'agit d'opérer la différence entre la valeur des deux critères en plaçant en premier opérande celui qui est jugé plus important. On voit bien alors comment l'exécution d'un choix implique un ensemble de valeurs imbriquées les unes dans les autres, de manière potentiellement fractale, formant une hiérarchie. La valeur d'un scénario peut d'ailleurs subsumer sous un critère différent la conjonction de multiples autres critères. Dans notre exemple on pourrait par exemple imaginer subsumer la sécurité et la richesse sous un troisième critère qui serait le temps libre, l'individu délibérant alors sur le meilleur équilibre entre les deux premiers critères, celui qui les maximiserait tout en conservant une quantité satisfaisante de temps libre.

 

Une des caractéristiques des mathématiques et plus précisément du calcul arithmétique est la contradiction entre une opération de nature médiate, c'est à dire temporelle, et la nécessité qu'elle s'applique à des entités anhistoriques et atemporelles que sont les valeurs. L'existence même de l'unité (mathématique, quantitative) requiert l'éternité figée de l'espace atemporel qui seul peut produire l'illusion de l'identité (le nombre 2 par exemple ne doit jamais différer de lui-même d'un instant à l'autre, il existe dans l'éternité). Un nombre, une unité n'a pas d'existence historique, elle est éternellement identique et ce de manière nécessaire. Pour qu'un calcul soit possible, il faut qu'il s'opère sur des valeurs immuables et permanentes, qui ne changent pas entre l'instant où l'on a entamé le calcul et celui où nous le terminons. Or les valeurs que nous manipulons lors d'une délibération sont les produits d'un jugement, c'est à dire des quantifications d'états de conscience différents. Et il n'existe pas un état de conscience identique à un autre puisque la relation qui unit le sujet à un objet n'est pas la même à un instant t qu'à un instant t+1. Pourquoi? Parce qu'à l'instant t+1, le sujet contient en lui (par sa mémoire) l'instant précédent et qu'il s'en trouve par là modifié (rappelons nous de l'image musicale). De là, il n'y a qu'un pas pour affirmer que même l'objet s'en trouve aussi modifié, si tant est qu'on le considère comme une projection ou  production du sujet. Autrement dit par le fait que la délibération s'opère dans la durée, par laquelle le sujet délibérant se transforme en permanence, les objets que sont les valeurs qu'il attribue à un ensemble donné de conséquences possibles se trouvent eux aussi évanescents et, loin d'être des valeurs déterminées dans un espace atemporel, sont le fruit d'une création continue.


Par conséquent, la délibération considérée en tant que calcul (donc soutenu par une conception déterministe de la volonté) est impossible dans la durée. C'est peut-être pour cela que nous hésitons tant à prendre une décision importante: parce que nous ne cessons d'être transformés par la réflexion d'objets qui, à mesure que nous les réfléchissons, n'ont de cesse eux aussi de se métamorphoser, rendant toute comparaison diachronique impossible. Imaginez un instant tenter de calculer 2 + 2 + 2 tandis qu'après avoir réalisé l'addition des deux premiers opérandes, le premier se met soudainement à changer de valeur... Il faudra donc se décider purement synchroniquement et ce qui permettra qu'une solution émerge, c'est que ce processus de délibération à travers lequel l'individu se métamorphose finisse par produire une liste d'objets dont les valeurs se stabilisent et soient suffisamment différentes pour qu'un d'eux emporte l'assentiment, de manière immédiate. Or s'il est possible d'imaginer que le résultat d'un calcul tel que 2 + 2 = 4 puisse exister de manière immédiate, il est cependant impossible d'imaginer qu'un calcul puisse s'opérer de manière immédiate lors même que sa nature est temporelle et médiatrice. L'acte d'opération n'est donc pas celui par lequel un choix est produit, il est cela dit le processus par lequel les valeurs de chaque option sont déterminées par un jeu dynamique qui les met en relation systématique les unes avec les autres. Ce n'est que lorsque ce rapport de force cessera d'être alimenté par des apports extérieurs (dans une certaine mesure) que l'état du système pourra se stabiliser (de manière relative). À ce moment là, c'est par un acte intuitif par lequel le sujet délibérant contemple ensemble, de manière synchronique, les résultats de chaque scénario, qu'il peut déterminer celui qui a le plus de poids dans la balance de son jugement. Autrement dit le choix est opéré avant que l'attention ne s'en saisisse et le reconnaisse, de la même manière que deux sacs de patates ont des poids déterminés avant que le marchant en prenne connaissance par l'acte de pesée.


Déterminisme ou libre création?


Mais alors, cette pondération  à l’œuvre dans l'acte de choix est-elle une opération déterminée ou le fruit d'une libre création? Autrement dit, est-ce nous qui fixons les valeurs de chaque scénario ou bien ces valeurs nous sont-elles imposées par des déterminismes divers?


Répondre à cela nous invite à s'interroger sur le fondement hiérarchique de la motivation chez l'individu délibérant. Il s'agit d'une double question: d'abord il faut examiner ce qui peut expliquer qu'une personne place tel ou tel critère au-dessus de tel autre, ensuite comment s'opère la détermination des valeurs indexées à chaque critère. Soit on considère le fait qu'aucun phénomène naturel n'échappe aux lois de la causalité et l'on accepte que l'être humain n'y fait pas exception. Dans ce cas, la hiérarchie axiologique est un produit de déterminismes sociaux, historiques, culturels, psychologiques, etc. Idem pour la détermination des valeurs. Soit on se place dans un paradigme kantien délicat qui tente de conserver le libre-arbitre tout en l'harmonisant, de manière assez mystérieuse il faut bien le dire (mais Kant l'admet lui-même à plusieurs reprises), avec les nécessités du déterminisme causal. On se refusera ici cette solution puisqu'elle repose sur un postulat ad hoc fondé uniquement sur un acte de foi en un libre-arbitre qui est considéré comme indispensable et non négociable. Nous plaçant, au contraire, dans un paradigme épistémologique il nous est interdit d'emprunter cette voie qui commande l'obéissance à un postulat hautement problématique par son caractère transcendant (au sens kantien).

 

    Qu'est-ce qu'une création libre?

 

Reprenons la position bergsonienne et tentons de comprendre par quel moyen il parvient à définir le choix comme création libre et non déterminée. Pour paraphraser cet auteur, considérer le choix rétrospectivement, c'est spatialiser la délibération en trajectoire. Le déterminisme affirme, face au constat d'une certaine trajectoire, que les alternatives n'étaient pas possibles puisque le chemin une fois tracé, il était nécessaire qu'il en soit ainsi. Les tenants du libre-arbitre affirmeront quant à eux que d'autres trajectoires étaient possibles et que le choix de tel ou tel embranchement est contingent, libre.


Il semble primordial d'opérer une distinction essentielle: il y a ici confusion entre contingence et liberté. Le hasard (ou contingence) n'est pas la liberté puisque précisément la liberté est une abolition du hasard en cela qu'elle explique une action par une (ou plusieurs) motivation qui la déterminera. Donc le libre-arbitre (si l'on s'en tient à cette position), à travers le choix, vient opérer une jonction 'causale' ou motivationnelle entre un état des choses et un autre antécédent. C'est à dire qu'il va lier un avenir à la production libre d'un choix présent que la connaissance du passé ne pourrait en droit permettre de déterminer à l'avance. Il y a bien des motivations antécédentes mais elles ne déterminent pas le choix de manière apodictique, elles ne seraient que des influences non suffisantes. Dans ce cas là, qu'est-ce qui peut bien déterminer le choix final? Et s'il faut comprendre le choix comme un acte indéterminé en son essence, la seule conséquence possible est celle de la contingence du choix. Autrement dit cela implique nécessairement que le choix en tant que création ex nihilo de volonté repose sur le chaos et le hasard, qu'il émerge du néant, qu'il est inexplicable, sans traçabilité. Mais le hasard dénoue les états diachroniques des choses pour en faire une simple juxtaposition sans lien logique, il n'est qu'une absence d'explication. Ainsi prendre la liberté pour une telle chose revient à l'assimiler à la pure contingence, au chaos, à la gratuité qui assimile par conséquent l'homme à la machine où à une irrationalité qui diffracte l'unité originaire de la conscience et projette l'individu dans un faisceau d'actions que rien n'unit entre elles, de gestes sans grammaire. Si le choix est effectivement création radicale d'imprévisibilité alors il fait de l'homme un automate régi par des lois occultes, une mécanique du chaos qui l'enchaîne à un déterminisme nécessaire mais inexplicable, irrationnel et hors du domaine de l'entendement.


Il faut bien comprendre ceci: le fait que dans la durée l'individu soit une création permanente de nouveauté et d'imprévisibilité n'en fait pas pour autant un être libre de tout déterminisme. En effet, il faut bien admettre que dans cet écoulement, dans cet enroulement de l'être qui sans cesse se transforme et grossit du passé qui vient l'enrichir dans sa totalité (par compénétration), l'état conscient parvient à opérer une unité stabilisatrice de permanence. Peu importe que cette ipséité soit le fruit d'une illusion ou d'une troncature de l'individu qui se met en suspens et s'extraie pour un moment du flux métamorphique qui le différencie de lui-même, peu importe puisqu'elle advient et rend seule possible la stabilité d'un fondement apte à produire le sentiment d'identité. Si l'identité existe et qu'une conscience se reconnaît elle-même dans chacun de ses états c'est précisément parce qu'elle n'obéit pas aux lois d'un chaos contingent et qu'elle parvient à suivre le fil de sa propre intention dans la couture de ses propres choix. Autrement, le vécu conscient ne serait qu'une juxtaposition de tronçons disparates correspondant chacun à un individu différent que rien ne relie aux autres états de conscience.


L'identité existe précisément car la conscience est la totalité des choses. Or le Tout ne peut différer de lui-même dans sa définition d'être le tout, même s'il englobe des choses nouvelles et différentes à chaque instant. N'étant pas identifiable à ses parties mais les subsumant toutes, il est toujours égal à lui-même. Donc l'état conscient en tant qu'état total permet de fournir l'assise immuable et stable nécessaire à la qualification du changement en temps que durée. C'est dans cette assise que se produit le calcul délibératif. C'est sur son fond que s'opèrent les déterminismes qui entrent en jeu, c'est à dire la fixation de valeurs à des variables (leur détermination) à des fins de calcul. Le fait que l'on ne puisse s'extraire du temps (de la durée) pour opérer le calcul avant qu'il ait lieu (c'est à dire avant que l'on puisse reconnaître et lire son résultat) a pour conséquence de rendre la délibération certes imprévisible (de la même manière qu'on ne peut prévoir le nombre d'allumettes d'un paquet avant de l'avoir compté), mais pas de l'extraire de tout déterminisme. L'individu est bien déterminé par les valeurs qu'il a fixé et qui lui serviront d'unités de calcul. Il ne sait pas encore le résultat avant d'avoir opéré ce calcul mais dès lors que les unités sont fixées, les variables déterminées, alors le choix est déjà opéré. Il ne s'agit plus que d'en prendre connaissance par un acte d'intuition des valeurs. La détermination, et donc le déterminisme, est consubstantielle au choix motivé.


    L'intérieur et l'extérieur


Bergson ne dit pas que la liberté est l'absence de détermination, mais il précise: de détermination extérieure. C'est à dire que le seul déterminisme auquel est soumis l'individu est celui qui l'expose à des causes endogènes. Mais qu'est-ce à dire que les causes qui déterminent notre volonté son propres à notre constitution intérieure, à notre nature propre et ne sont pas d'origine extérieure? Affirmer une telle chose c'est se placer à même d'opérer une nette distinction entre l'intérieur et l'extérieur. Or l'individu, comme une simple cellule, est délimité par une interface sensorielle qui le place en communication permanente avec l'extérieur. À tel point que sans cet extérieur, point d'individu. D'ailleurs, la conscience est toujours conscience de quelque chose, et comme le dit Sartre, elle est caractérisée par son rapport d'extériorité à tous les objets qu'elle vise. L'esprit se constitue par le traitement d'impressions extérieures, par l'intermédiaire des sens. N'est-ce pas là une forme de déterminisme hétéronome? Ou l'environnement perçu n'a aucune influence sur la personne qui délibère, et alors il n'y a pas d'histoire, pas de durée puisque tout est déjà donné dans l'éternel. Ou encore l'individu n'est qu'un empire dans un empire et le monde lui-même doit être conçu comme le produit d'un pur solipsisme. Pour sortir de ces deux apories, il faut admettre que l'individu est en permanence influencé par des causes extérieures qu'il synthétise en son présent par sa complexion singulière. Il constitue en lui-même une valeur ou une fonction qui traite les données extérieures pour produire de nouveaux états. Mais il est bien déterminé tout autant par son intimité (d'ailleurs façonnée en permanence par les perceptions externes) que par l'extime. Certes, cet extime est filtré et en permanence traité par le système psycho-physiologique auquel on attribue l'identité de l'individu mais qui a jamais affirmé le contraire? Dire que l'on est déterminé par les événements extérieurs n'est pas affirmer que l'on est ces choses extérieures, ni que l'influence de celles-ci sera la même sur chaque individu. Dans un monde dynamique, dans un système en perpétuel transformation, les valeurs changent sans cesse, mais il existe bel et bien une grammaire, une logique qui préside par ses lois aux interactions en cours. Si tel n'était pas le cas, c'est le chaos qui prévaudrait et nul ordre ne saurait être déterminé et encore moins perpétué par les humains. Nul homme ne pourrait plus se reconnaître en son passé et a fortiori se connaître. Si l'identité prend la figure d'un système synchronique à travers lequel le présent fait résonner en lui toutes les parties du passé vécu, il faut admettre qu'un système est un ensemble ordonné par une structure et des lois de relations entre les éléments qui le composent, de la même manière que les lois de l'harmonie règlent la musicalité des sons.

Certes, le système à mesure qu'il se complexifie augmente les relations entre ses éléments de manière exponentielle, ce qui a pour conséquence que le traitement d'une donnée nouvelle nous semble absolument indéterminé tant la complexité des interactions en jeu dans ce processus de traitement nous semble inconcevable. Mais ce qui excède les limites de notre entendement ne doit pas pour autant être jugé par nous comme incompréhensible. Nous ferions alors dans ce cas l'erreur de prendre pour une différence de nature ce qui n'est qu'une différence quantitative. La complexité de l'écheveau causal en jeu dans le système d'une identité humaine est dépendante du nombre de données à prendre en compte. Il semble légitime de postuler que ce nombre est infini ou du moins tellement élevé qu'il est purement inconcevable pour un humain. Imaginons par exemple que le nombre d'atomes de notre constitution physique compte, que leur ordre aussi, que notre situation spatio-temporelle influe, que la moindre pensée ou sensation est une donnée significative et ce dans la moindre de ses nuances, etc. On parvient très vite à un nombre de données incalculable qui correspond précisément au nombre de données du monde lui-même. Si la science parvient peu ou prou à isoler des systèmes du reste de l'univers, elle le fait sur des systèmes composés de très peu d'éléments et de manière imparfaite. Pour un être humain, le nombre d'éléments est d'emblée gigantesque et la manière dont chaque partie de l'univers influence notre physiologie d'une part et notre psychologie d'autre part ne peut être déterminée.

Mais en cela l'être humain n'est pas fondamentalement différent de la moindre entité vivante et même d'entités minérales. Prenons l'exemple d'une pierre: est-ce que les lois de la gravité s'exercent sur cette pierre de la même manière que sur n'importe quelle pierre? Bien sûr que non. Le système singulier d'agencement atomique de telle pierre va déterminer la manière singulière dont la gravitation s'appliquera à son cas. Une pierre parfaitement sphérique par exemple ne se mouvra pas de la même manière qu'une pierre de forme carrée ou carrément plate. Dira-t-on pour autant que la pierre n'est pas déterminée (tant par des éléments intérieurs qu'extérieurs)? C'est bien la constitution interne de la pierre qui va déterminer la manière dont les influences extérieures s'appliqueront à elle. Il n'existe pas une pierre identique à une autre pour laquelle des forces s'appliqueront exactement de la même manière que pour une autre.

Pourquoi n'en irait-il pas de même pour la psychologie humaine? Dire que le présent d'écoulement par lequel se constitue un choix est libre parce qu'il est le produit de "notre personnalité entière" c'est admettre que la liberté est un produit, une conséquence, et qu'elle obéit donc nécessairement à des lois de constitution qui lient des éléments fondamentaux à un résultat par l'intermédiaire d'un processus. Ces processus ne peuvent être aléatoires si l'on veut pouvoir reconnaître une personne d'une autre, si l'on veut pouvoir attribuer à quelqu'un un caractère, une personnalité. Cette causalité multifactorielle est d'une telle complexité qu'elle nous permet seulement de tirer des tendances probabilistes à la prédiction des comportements individuels, mais on voit les mêmes propriétés à l'œuvre dans la médecine qui ne peut parvenir à une stricte causalité mécanique dans la connaissance des évolutions métaboliques, non parce qu'il s'agirait là d'une indétermination principielle, mais parce que les facteurs causaux sont si nombreux qu'ils nous sont parfaitement opaques et inconcevables.

Intérieur et extérieur sont des notions purement abstraites et correspondent à des absolus idéals que nous n'expérimentons jamais. Il s'agit là d'idées transcendantes. Nous n'expérimentons jamais qu'une oscillation entre ces deux tendances, bien souvent déterminée par un point de vue arbitraire qui définit les systèmes observés par une frontière problématique, inapte à traduire la sympathie universelle à l’œuvre dans l'univers (et qui en lie chacun des éléments).

Métaphysique pessoenne: la sensation et les choses

"être une chose c'est ne rien signifier du tout.

Être chose c'est ne pas être susceptible d'interprétation."


"Je regarde, et les choses existent.

Je pense et j'existe moi seul."

Ces quatre vers extraits des poèmes non assemblés d'Alberto Caeiro sont encore à eux seuls un petit traité de métaphysique. Le poète sensationniste discrédite d'emblée la signification pour la bouter hors du domaine des choses. Signifier c'est interpréter or une chose n'est pas "susceptible d'interprétation".

Les choses dont parle l'auteur ce sont les sensations. Ces sensations sont absolues bien que subjectives. Elles font exister ou plutôt sont la preuve immédiate et intuitive que le monde senti existe comme chose extérieure réelle. Regarder une chose, la sentir de n'importe quelle manière c'est témoigner de son existence. Non pas celle de l'objet, qui est une reconstitution perceptive et suppose l'action des facultés cognitives, mais celle de la chose sentie. S'il s'agit d'une fleur, on ne dira pas que la fleur existe mais pour être plus précis que cette chose que je vois sous la forme d'une ligne verticale de couleur verte (la tige) surmontée d'une couronne colorée (l'ensemble des pétales)  est réelle. Si je sens cette fleur, je dirai alors que le parfum singulier qui semble émaner de cet endroit de l'espace est réel. Fleur, tige, couleur, toutes les étiquettes de la langue correspondent à des conventions factices qui font signe vers des concepts problématiques qui synthétisent un ensemble de sensations disparates, senties à différents moments et indépendantes, dans l'unité artificielle d'un objet. Ce n'est jamais l'objet qui existe mais les sensations pures sont elles absolument vraies, ce sont elles le réel extérieur. "Tout comme les paroles échouent quand elles veulent exprimer la moindre pensée, ainsi les pensées échouent quand elles veulent exprimer la moindre réalité."

La sensation n'est pas une interprétation. Caeiro est tout sauf kantien, et a fortiori tout sauf idéaliste. Il n'y a pas des formes transcendantales de la sensibilité qui sont la condition d'apparition du monde extérieur, ce qui ferait alors des sensations des mensonges par rapport à une entité primordiale qui existerait véritablement, indépendamment de nos facultés à la saisir, et donc hors de nos catégories. Le réel est sensible et il coïncide totalement avec la manière dont il est senti. Pour cela il devient problématique d'affirmer l'existence d'un monde objectif, puisque chaque sensation est unique il n'y a pas à s'interroger sur la persistance d'objets sous-jacents aux sensations et qui demeureraient identiques entre deux moments ou entre deux points de vue différents. C'est ce que l'auteur nomme "réel".

Le fait que les choses sont sans interprétation les désigne comme se donnant immédiatement, elles ne requièrent aucun travail actif de l'esprit (concept hautement artificiel pour l'hétéronyme) qui viendrait autrement nécessairement y mettre du sien et dénaturer la chose même.

Dès lors que la pensée intervient, cesse alors d'exister le monde comme vérité extérieure. Les choses ne sont plus. Par la pensée, la seule chose qui se donne à saisir c'est le "moi seul". La pensée n'est pas faite pour ouvrir sur l'extérieur, elle n'est pas un organe de l'intuition extérieure. Elle n'a pour objet qu'elle-même et ne peut qu'invariablement produire un monde soliptique où ne sont saisies que des reflets du moi qui surcharge d'idéalité tout objet, s'affranchit de la matière pour produire elle-même le monde qu'elle croit alors sentir comme une chose extérieure. La pensée est toujours un processus réflexif par lequel les choses perçues ne sont que des prétextes à refléter différents profil du moi (lui-même concept artificiel). Penser, c'est projeter autour de soi le néant de soi-même, interpréter c'est remplacer l'éclat immédiat de l'être senti par le récit médiateur d'objets factices qui constituent médiatement un monde, et parce qu'il est le produit d'une médiation, ne correspond plus qu'à des concrétions cognitives, à des idées qui se mélangent à la matière sentie et brouillent les réalités singulières se donnant de manière absolue dans la sensation. Rien, dans le réel, n'est quantité, rien n'est identité, toute chose sentie n'existe que dans l'instant de la sensation et toute sensation ultérieure sera essentiellement autre: le réel est une singularité absolue qui se donne immédiatement par proximité sensible. Le monde au-delà de nos sensations est une idée, une chimère, il n'est qu'un agrégat imaginaire à nos sensations réelles.

samedi 20 mars 2021

L'auto-défense pour les nuls

Donner un sens à la vie c'est précisément en faire un moyen d'atteindre un but, la placer entre une origine presque néant et un distant horizon vers lequel il s'agit d'avancer. Avancer. Le terme est primordial ici puisqu'il s'agit de faire du mouvement d'un destin un cheminement, c'est à dire une suite de gestes ordonnés et continus en direction d'une destination finale. Autrement que serait la vie enfin? Une somme de gesticulations effrénées, sans ordre, impossible à organiser et hiérarchiser, impossible à quantifier. Le trajet qui relie deux points entre eux a l'incommensurable qualité d'être précisément mesurable, quantifiable. Il devient possible alors de comparer les vies qui auraient des horizons peu ou prou similaires. Il devient possible d'instaurer une hiérarchie des existences en fonction de la plénitude de sens qu'elles auront réussi à achever. Il devient possible de trier les individus, de les classer dans un ensemble ordonné.

Cela dit, quel mérite à pouvoir qualifier son destin d'"avancée" si le but fixé n'est pas de notre ressort, s'il ne relève pas de la volonté propre? Et si les destins étaient mécaniquement exécutés, qu'ils obéissaient à une nécessité naturelle qui les replace en des chaînes causales explicables (au moins en droit)? Il y a fort à parier que pour beaucoup, la qualité de telles vies s'en verrait altérée. Il deviendrait interdit d'attribuer à la force de volonté la capacité à naviguer vers un horizon pour former un chemin plus ou moins rectiligne (le grand signe des puissants, des forts, des surhommes!). Il faut toute l'illusion de libre-arbitre pour faire tenir le monde harmonieux et sidérant de justice que nous avons édifié, nous les hommes deux fois sages (homo sapiens sapiens).

Pourtant, tout cela n'est que fiction. Il n'y a jamais que le regard extérieur qui sache tisser ce récit d'inepties que l'on se conte entre nous -- mais d'abord à soi-même -- afin de calmer la terrible angoisse qui nous étreint face aux abîmes de l'existence. Ce monde d'hommes forts, qui décident pour les autres, fixent des valeurs, réforment la nature, bâtissent des États, peignent des morales, grognent des lois qu'ils accrochent comme des guirlandes à chaque atome de matière indifférente, est la plus parfaite illustration de faiblesse indomptée, de désespoir insurmonté de ceux qui, se sentant minuscules, cherchent à réduire le Tout qui les écrase à la mesure de leur pathétique horizon.

Donner un sens à la vie... Vous ne donnez rien à la vie, ignobles prétentieux apeurés! C'est la vie qui vous donne quelque chose, à commencer par l'inexplicable pulsation de votre être.

vendredi 19 mars 2021

Vendredi après-midi

 Le ciel a les couleurs de ces toits auvergnats de mon enfance: ardoise grise aux vieux tons de cimetière. C'est la couleur de mon ennui, de ma fatigue d'être qui poursuit des buts invariablement étrangers, fixés par d'autres, tandis que je demeure incapable de m'en choisir un par moi-même. Et si je le faisais, qu'est-ce que cela changerait? Le sens d'une vie est toujours décidé par les autres, ce sont eux qui fixent les valeurs, décident de ce qui est désirable, des jalons obligés qui forment les destins. Le reste... Miettes de vie que les pigeons voraces de l'oubli dévorent en rien de temps. Les vies étroites ont pour elles d'être écologiques, bien vite recyclées.

Des yeux se fixent sur mon corps, assis, qui attend l'heure de liberté. Ces yeux couleur ardoise me tissent un gris linceul et m'insèrent dans l'ensemble anonyme des choses ennuyeuses. Ces yeux défont mon nom, ils me cousent de qualités, écheveau terne et froid que nul ne veut porter.

Dehors, la brise inconfortable ébouriffe les branches, les arbres sont nus et se détachent ineptes sur le fond du ciel. Je suis pareil à eux, inepte sur fond de jeunesse heureuse qui me range au rebut. La fraîcheur et l'ennui, contraints dans ces hauts murs, tandis que l'émeraude glacée des prairies au-dehors égaye la campagne qu'un vilain ciel toise de son bien mauvais œil.

Qu'y aurait-il à dire de soi, sans un regard qui parle à notre place?

Métaphysique pessoenne: sujet et prédicat

 Pessoa, dans un poème des fragments non assemblés, décrit le bonheur et la paix qu'il prête à un berger de la montagne avec son troupeau, en les observant, et il s'interroge alors sur le statut de cette paix:

"Toi tu n'en jouis pas, parce que tu ignores que tu en jouis.

Moi je n'en jouis pas, parce que je sais que j'en jouis."

En deux vers est résumée l'immense précision chirurgicale de Pessoa dans sa manière de ramasser de grandes théories métaphysiques. Ce qui saute aux yeux par ces deux vers c'est, d'une part la richesse d'analyse qui peut en découler, d'autre part la stricte détermination des interprétations possibles: le poète a scellé, par ces deux vers, la lecture et la compréhension comme s'il avait écrit là des dizaines de pages.

Le berger ne jouit pas de la paix: pourtant, Pessoa attribue bien le prédicat de paix au sujet berger dans les débuts de son poème. Mais celui qui prédique n'est pas le berger lui-même qui, lui, ignore qu'il en jouit. Ainsi on comprend que toute qualification d'un sujet par un état, toute détermination d'une substance par une qualité ne peut se faire que par la scission d'un sujet et d'un objet. Par cette scission pourtant, le sujet est détaché de la qualification et seul l'acte de prédication peut relier les deux entités.

Est-ce que le berger ressent cette paix que l'auteur lui attribue? Il est impossible, ou plutôt interdit, de répondre à cette question à sa place puisque ce dernier ne se la pose pas, il ne se prend par pour objet en scindant sa personne en deux entités: le sujet-objet (phénomène) qui est observé par un sujet transcendantal (condition du phénomène). Le berger est irrémédiablement hors de ces catégories logiques. Tel un pour-soi, il est plein de lui-même, sans distance à lui-même, et pour cela il demeure unique, total (c'est à dire sans analyse possible en éléments constitutifs), absolument singulier.

Mais alors, est-ce à dire que cette paix ne peut être goûtée que par celui qui opère, par l'acte de prédication, la liaison d'un sujet et d'une qualité? Ce serait précisément l'acte de distanciation (sujet-objet) par l'analyse épistémologique qui permettrait au sujet de ressentir l'état prédiqué à la substance. C'est d'ailleurs cet acte de prédication qui fait advenir cette qualité particulière nommée ici "paix". Il la détermine et la définit, par différenciation de lui-même et d'autres états possibles, il dessine un contours dans la pseudo indétermination spatio-temporelle.

Mais celui qui opère cette action ne peut non plus ressentir cette paix car, pour la ressentir, il faudrait pouvoir coïncider avec elle et non l'observer à distance, quitte à se la rattacher à soi par la suite. Dès lors que cette paix devient objet, dès lors qu'on la définit comme objet cohérent et individuel, elle est à distance du sujet, séparée de lui par un abîme ontologique. Savoir que l'on jouit c'est précisément ne pas jouir. De la même manière que jouir sans le savoir, c'est tout simplement ne pas jouir.

Hors de la dissection épistémologique opérée par la conscience, rien n'est dicible, tout est événement ineffable dont seuls les sens peuvent témoigner de manière immédiate par la sensation vécue. Même la perception, en tant qu'ensemble de sensations organisées et ordonnées, ne peut prétendre à nous donner accès à cette immédiateté des choses où seul existe une image vécue, unique et pleine, non divisible en parties. Ce n'est que rétrospectivement, par analyse consciente, que les sensations se transforment en perceptions et que la perception se détache d'elle-même pour produire le concept d'un sujet transcendantal.

Ce dernier ne ressent rien, il ne vit jamais rien puisqu'il est précisément cette indétermination sur le fond de laquelle surgissent qualités et les choses.

Les choses existent-elles, hors de la scène du sujet transcendantal et sa fiction épistémologique? Nous verrons par la suite quelle réponse apporte le poète portugais à cette question naïve.

Autobiosodie

 J'ai perdu un cheval, des ailes et quelques poils.

La clef de l'immense malle où battait mon étoile.

J'ai jeté tout cela dans le passage des choses.

Il reste un souvenir tenace de gestes ajustés: mémoire crépusculaire de façons d'exister.

Qu'ai-je bien pu enfermer dans le coffre scellé? Une autobiosodie sur fragments pétrifiés...

Le monde est sans limite au fond du coffre clôt.

Chaque âme est une clef.

Dans la mine si sombre, le réseau de mes veines

En forêts sémantiques d'atomes intriqués.

mercredi 10 mars 2021

L'herbe bleue

Je vis quotidiennement avec le peuple de l'opinion, ceux qui manipulent ces produits du prêt-à-penser et se forment une représentation ontologique à partir de cette juxtaposition de conclusions détachées de leur corps logique. Ce sont des gens qui ont d'autres préoccupations: le loyer, le crédit, les enfants, les prochaines vacances, etc. Le jugement arrêté est nécessaire pour eux comme le sont les murs de leur chambre, le toit sur la tête de leurs enfants, la consistance de la nourriture qui les maintient en vie. On ne peut les blâmer. Ce sont les enfants reniés de la culture classique: elle les a imprégnés juste suffisamment pour qu'ils s'en réclament un tant soit peu, pour qu'ils en adoptent les codes et les critères; mais cette culture n'est pour eux qu'un ciel sous lequel ils évoluent tandis que leur pas les mènent quotidiennement dans d'autres écosystèmes dont ils manipulent les objets, dont ils tirent leur subsistance et leur plaisir. La culture classique est la divinité qui les juge, celle sous la tutelle de laquelle ils placent leurs idéaux, elle figure la justice lointaine d'un monde inaccessible et néanmoins omniprésent. C'est qu'on aura bien pris soin de faire en sorte qu'ils restent dans leur monde à eux, dans leur sous-culture depuis laquelle il n'existe presque aucun chemin pour rallier le royaume des Justes. Et puis, pourquoi les emprunter?

Ces gens là n'ont pas besoin de savoir, ils ont besoin de croire. C'est la croyance qui fixe les valeurs et détermine les qualités du monde où ils doivent agir et évoluer. La connaissance ne représente que l'érosion inconcevable de tout ce qui, avant, semblait si concret pourtant. Elle est un danger, elle menace la survie même. Elle est un luxe périlleux, un chemin hors du monde et hors de la Cité, la sentier des dieux et des fous.

Alors chaque jour, j'écoute les morceaux d'opinion que se déversent à la gueule ces gens dont je partage la vie. Je les vois s'incliner sous l'autorité de critères de jugement ininterrogés -- et pourquoi le feraient-ils? Avoir la foi, c'est être puissant. La conviction est le combustible qui anime les chars de la grande guerre à l'altérité, à l'incompris, à l'impie. Elle nourrit le mouvement d'auto-défense et provoque un repli identitaire, parce que l'identité, l'essence qu'on se donne, efface le vide existentiel. On ne peut pas lutter contre cette hargne et cette fougue propre à l'instinct de survie avec des raisonnements qui demandent une attention soutenue et ne donnent que des fruits amers au plaisir retardé et incertain. On ne peut pas proposer aux gens de détruire les murs de leur maison pour les remplacer par le vent du mouvement, ce vent qui ne peut les protéger du réel.

Mon dialogue avec ces gens se fait ici, malgré eux, où ils ne peuvent entendre.

C'est la culture classique qui leur a insufflé cette peur et qui les maintient dans les bornes de ses valeurs moisies. Mon véritable ennemi c'est ce peuple des cieux qui règne en dieux lointains sur l'immense pâturage d'une planète bleue. S'ils m'aperçoivent un jour, sur un nuage gris, qu'ils se méfient de ce mauvais présage: viendra un jour où les ordures, toutes en même temps, s'élèveront aux cieux. Mais cette pathétique prédiction ne constitue-t-elle pas le mythe absurde où s'épuisent l'énergie de révolte? Attendre que les ordures s'élèvent parce qu'on est incapable d'y croire pour soi-même...

Nous avons tous un petit panthéon personnel asséchant le lit de notre action, à qui nous offrons la meilleure part de notre liberté sous forme d'insipides ex-voto. Nous broutons tous un pâturage lénifiant.

lundi 8 mars 2021

Aphorismes de l'indétermination

Le libre-arbitre n'est-il que le sillage de la nécessité?

 

Je me suis rendu trop libre, annihilant de la sorte toute possibilité de détermination de la volonté, donc de l'action, donc de la vie -- en tant que construction de l'âme, sur le socle de la survie. Pour cela, je lègue une partie de ma puissance de détermination au monde (à quelques êtres aimés, à quelques valeurs non délétères et autre aimable arbitraire), afin d'ourdir à cette fonction, quelques axiomes nécessaires, quelques atomes de vérité.


Il me faut croire à un contraire de la médiation, pour creuser l'immédiat.

Il faut toujours quelque chose d'absolu à relativiser; un vulnéraire à la conscience.

Titanic

 Ça ne marche pas. Ne marchera jamais. Cultiver l'entropie et tricoter son sien décès. Pas un soir qui ne s'achève dans l'incommensurable gâchis d'un destin inaccompli. Y a-t-il seulement destin en dehors de ce rêve?

La routine se fait ce long intestin qui digère les souhaits, à qui le cœur couard ne sait pas insuffler, une once d'existence.

De toute évidence ça ne marche pas. On ne choisit pas et le chemin reste possible, praticable pour d'autres, c'est probable, et le sillon bleuté de leur histoire forme la carte d'un pays que l'on croyait utopie pour soi-même.

Mais rien n'arrive ainsi, par le hasard de conjonctions formidables, si ce n'est d'horribles tragédies.

Il faut des tragédies pour les cœurs assourdis qui se nourrissent du fantasme éculé d'échecs anthologiques, de naufrages qu'on relate comme d'extraordinaires épopées. Mais pour cent mille désastres combien de Titanic? Pour des milliards de fleurs, combien de bouquets en un vase?

L'iceberg s'avance au-devant de moi, pourtant ne devrait-ce pas être l'inverse? Il s'avance et je vois dans sa trajectoire une démarche humaine, dans les contours de cette masse la silhouette d'un vagabond, dans les lueurs de sa banquise un reflet de mes yeux.

L'angoisse est un traître récif, l'ego un courant scélérat.

Pour des milliards d'étoiles, combien d'almes soleils?

Déchirement idéaliste

 La conscience est un raffinement évolutif d'une telle dangerosité. Cette capacité à se métamorphoser si vite excède largement la temporalité biologique du vivant et, plus généralement, de tout écosystème relativement stabilisé. Elle surcharge d'idéalité le réel et emmène l'esprit par-delà les phénomènes, par-delà les lois établies, pour inventer un ailleurs toujours plus désirable. En accentuant certains signaux, tels que celui de la limite ou de la contrainte -- certainement pour un motif évolutif tout à fait louable et qui devait consister à pouvoir développer des solutions alternatives pour augmenter le champ d'action humaine --, la conscience mène assez naturellement vers deux horizons: la destruction pure et simple du corps en tant qu'entité contraignante dont il faut s'affranchir (c'est tout à fait ce qu'il se passe dans nombre de spiritualités où le corps est vu comme un obstacle qu'il faut dompter), ou bien sa transformation rapide, c'est à dire sans se plier à la temporalité lente des mutations naturelles d'une espèce (c'est précisément le cas du transhumanisme).

La conscience projette l'homme si loin au-delà de son corps, et même des corps en général, que le monde phénoménal perd sa consistance et semble ne plus pouvoir servir d'assise, de structure stable à partir de laquelle fondre son comportement. C'est au monde de s'adapter à cet esprit intrépide et illimité, qui porte ses regards bien au-delà des frontières du visible, et pour cela interroge l'état actuel des choses, le remet en cause, cherche à le transformer à son avantage, à son image surtout. On comprend aisément en quoi une telle fonction peut être utile à la survie d'un être comme l'humain, et le problème ne réside pas en sa qualité mais en sa quantité. La conscience s'érige comme fonction de rupture des équilibres, et si la marche est une telle opération répétée, il faut, pour tenir debout, savoir circonscrire le déséquilibre en d'étroites bornes.

Pourquoi tant d'artistes et plus généralement de gens à l'esprit foisonnant meurent si jeunes? On peut mourir d'impatience face au monde et à soi, mourir de déchirement idéaliste.