Texte écrit le 15 Mai 2014, non publié à cause de son style trop académique. C'est le prélude à un travail de recherche sur l'expression, notamment à la question de savoir s'il est possible de conserver dans l'expression l'infinité indéterminée, la puissance de création qui est la source et le moteur de la production artistique, ou comment pallier la finitude de l'oeuvre. Je m'inspire pour cela d'auteurs tels que Montherlant, Valéry et Pessoa qui illustrent chacun à leur manière une réponse possible à cette question de la conservation de la puissance dans l'acte réalisé en oeuvre.
Pourquoi
écrire, pourquoi produire une œuvre plutôt que rien ? Autant
de questions que l'artiste est amené à se poser, dans une
interrogation sur le sens de sa pratique : praxis ou
poiésis, dans quel horizon
se comprend la genèse d'une œuvre, de quel élan celle-ci surgit,
portée par un effort dont il s'agit d'interroger les fondements.
Tout acte semble causé par un manque, qu'il soit identifié ou non,
conscient ou non, l'homme se meut par le désir, désir indéterminé,
désir du désir qui l'amène à poursuivre des buts déterminés
qu'il se fixe. Pourtant, à travers la singularité de ces buts,
s'esquisse la puissance du simple désir de désirer qui demeure là,
en filigrane, dans tous les actes et tous les objectifs qui ne sont
que des prétextes à ce conatus.
Pour qu'il y ait mouvement, disent les épicuriens
atomistes, il faut du vide, or c'est probablement l'épreuve de ce
vide qu'il porte en lui qui pousse l'homme à vouloir, à se porter
vers l'extérieur et à prendre forme déterminée
à travers les objets de son désir, les effets de ses actes ou le
sens de ses paroles. L'expression artistique demeure quant à elle
une réaction emblématique face l'épreuve de la vacuité
intérieure, elle semble correspondre à un manque ontologique qui
creuse l'individu de l'intérieur, faisant de son moi intime un
empire dans l'empire de la réalité phénoménale, creusant ainsi le
décalage entre un monde intérieur en apparence immense et une
existence réelle dont la pauvreté dévoilée peut s'avérer
douloureuse. Il y a autant d'artistes et de manières d'être artiste
que d'individus, mais il existe une modalité de l'artiste qui
s'explique notamment par ce manque ontologique, manque à être,
impossibilité de se saisir d'une intériorité qui demeure voilée
aux yeux du monde, définitivement celée par l'opacité du moi
profond. On retrouve cela chez un poète comme Pessoa, dont
l'existence et le statut social ne sont que les fines pointes d'un
iceberg dont l'immensité demeure immergée sous les flots de
l'intimité. Face à cela, le poète portugais s'inventera des
hétéronymes, autant de reflets d'un moi dont la richesse infinie ne
saurait se décliner sous une forme déterminée et figée, imposée
par une existence spatio-temporelle définie et en acte. On peut
encore prendre pour exemple Montherlant qui n'eut de cesse de
poursuivre des expériences différentes tout au long de sa vie, afin
de courir après une complétude que seule une existence imprimée en
soi semblait pouvoir réaliser. Mais d'où vient cette distance, ce
déchirement qui se fait parfois ressentir, chez certains individus,
entre une intériorité semble-t-il infinie, et la finitude d'une
manifestation phénoménale déterminée ayant comme perdue
l'élasticité dont elle est issue ?
À
la base de tout geste créateur est la volonté, volonté totale,
indéterminée, terreau fertile de toutes les volontés particulières
déterminées en une forme. L'homme, au fond de lui, se sent tout, il
fait l'épreuve de sa liberté, s'imagine tantôt sportif, tantôt
intellectuel, tantôt hétérosexuel, tantôt homosexuel ou bien les
deux, nulle autre limite que celles de l'imagination. La liberté
intérieure est la liberté apparente de pouvoir choisir, et avant
toute chose de pouvoir se choisir. La plupart d'entre nous devenons
tel ou tel statut social, telle ou telle personne par un choix
préalable qui nous a vu phantasmer un avenir particulier, peut-être
plus fort que les autres, et le réaliser par un long processus de
morphogenèse sociale visant à réaliser ce qui n'était alors qu'en
puissance. C'est précisément dans ce royaume de l'en-puissance que
l'intériorité s'éprouve comme une liberté totale et une capacité
à être tout et toutes choses. Le potentiel, l'implexe dira Valéry,
qui nous caractérise en notre for intérieur est la simple
possibilité d'être ce que nous désirons être, comme si à la base
de nous-même, nous sentions pulser cette immensité informe de
l'Être comme une condition de possibilité de toute chose et de tout
étant. Ainsi, l'Être,
Dieu, la Substance sont peut-être autant de noms pour définir
l'infini absolu du possible, fondement de tout actuel, et l'informe
qui prélude à toutes les formes. Ainsi la volonté humaine, ce
désir du désir que nous sentons et qui nous meut est peut-être la
première subjectivation de cette source dont nous semblons jaillir.
L'homme, dans la force de sa volonté sent cette puissance illimitée
de devenir, de faire advenir. C'est probablement la première épreuve
de l'omnipotence, celle de la perfection de la volonté dont parle
Descartes dans les méditations, volonté quasiment identique à
celle de Dieu, probablement car elle en est l'expression la plus
brut. On pense ici à un aphorisme de Nietzsche (Gai
savoir, §285) où celui-ci
compare l'homme à un lac et dit : « peut-être
l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où
il ne s'écoulera plus en un Dieu. »
C'est peut-être de cette élévation dont il s'agit dans ce
sentiment d'infini qui agite l'artiste, ce même sentiment qui fait
préférer à Valéry le moment où la conscience se penche sur une
pensée sans s'y perdre et s'y abandonner, demeurant dans cet état
informe de lucidité totale qui s'apparente à la possibilité de
toutes les pensées.
Si
cet état intérieur semble d'une richesse insurpassable, à quoi bon
s'agiter vainement dans la production d'une œuvre finie, incapable
de retranscrire le vaste illimité dont elle est issue, vouée
qu'elle est à trahir l'intention initial, l'élan créateur en tant
qu'il est élan et possibilité de créer n'importe quoi ? C'est
une contradiction que l'on décèle chez bien des artistes, chez un
Flaubert par exemple qui se prend à rêver d'une œuvre parfaite qui
serait précisément une œuvre indéterminée, une œuvre d'oeuvres
pourrait-on dire : « Ce qui me semble beau, ce
que je voudrais faire, c'est un livre sur rien(...) »,
« Les œuvres les plus belles sont celles où il y a
le moins de matière. »
(Lettre à Louise Colet, 12 Août 1846). L'explication est peut-être
à rechercher dans la dimension sociale de l'individu : ce
dernier n'existe que par les autres et leur regard, c'est d'ailleurs
le propre de la vérité d'apparaître dès qu'on est plusieurs, par
consensus. On sait que la Cité chez les Anciens, la vie publique
était le milieu indispensable à une réelle existence, l'homme
n'était que par sa manifestation aux yeux de ses semblables, le
collectif est le fondement sur lequel s'élève l'individu. Ainsi
porter en soi cet infini virtuel peut être vu à la fois comme une
richesse et comme une pauvreté : on parle d'ailleurs de
richesse intérieure qui s’accommode bien souvent d'une pauvreté
effective. L'artiste est donc tiraillé par cette sensation de
puissance qui l'habite mais précisément parce qu'il est le seul à
en ressentir la présence ou la latence, il ne peut que demeurer
incertain face à ce sentiment et à son bien-fondé. Suffit-il de
tout vouloir pour pouvoir tout et a fortiori de pouvoir tout pour
être tout ? Plus le sentiment et la conscience de cet infini
virtuel se font
sentir, plus l'homme est voué à se creuser de l'intérieur, à
habiter toujours plus profondément dans un envers de la réalité
que lui seul connaît, infiniment éloigné de ses semblables et
d'une partie de lui-même. C'est peut-être d'abord à ses yeux que
cet infini doit être concrétisé afin que lui-même puisse y croire
réellement : combien d'entre nous ont expérimenté un
sentiment de compétence, une certaine assurance face à une tâche
particulière et se sont pourtant révélés incapable de traduire
cette certitude en acte, incapable de faire coller la réalité à
l'idée. Voilà peut-être le premier problème de l'artiste :
s'assurer que son sentiment corresponde bien à une réelle capacité,
celle que la technique fera émerger en permettant par un long
travail de dépasser l'inertie qu'impose la matière du monde à la
versatilité de notre imagination. S’inscrire dans le réel, rendre
le possible actuel est un défi qui permet dans un premier temps de
sa rassurer soi-même face à la crainte de la vacuité, cette peur
d'être finalement sans contenu réel. Dans un second temps c'est
pour sortir de cette solitude existentielle que l'artiste tend à se
manifester au monde dans la production d'une œuvre. Par l'oeuvre il
se rend ainsi saisissable non seulement pour lui-même, mais aussi
pour autrui, ce témoin essentiel dont le regard et le jugement ont
le pouvoir de valider et d'incruster l'existence dans l'épaisseur du
réel.
En
effet, comment savoir si la virtualité a une réelle existence pour
nous qui avons placé la vérité dans le phantasme de
l'objectivité ? N'ayant point confiance en nous, il nous faut
en passer par l'autre et par le consensus afin d'attester des choses
et de leur vérité ou authenticité. Il nous semble ainsi douteux
que cette existence intérieure ait une quelconque valeur si nul ne
peut la voir et s'en saisir. D'ailleurs, le possible, aussi illimité
soit-il ne tend-il par vers le néant ? Qu'est-ce à dire qu'une
chose est illimitée ou infinie en puissance si ce n'est précisément
dire qu'elle n'est pas ? Le seul infini achevé que l'on puisse
concevoir est précisément celui du possible en tant qu'il est le
fondement de tout actuel. En effet, tout actuel est délimité et
déterminé par ce qu'il n'est pas, par la place d'autres actuels
contigus permettant d'en tracer les contours, de lui conférer une
forme. C'est précisément la forme qui est saisie par le regard
'autrui, c'est elle qui est inscrite dans l'étoffe spatio-temporelle
de la réalité que nous connaissons. Si le possible est infini c'est
précisément parce qu'il n'est encore rien, un rien qui n'est pas le
néant absolu (qui, lui, demeure même impensable sous peine de se
dissoudre), mais un fondement ou une condition de possibilité. En
tant que condition de possibilité, ce qui est en puissance est
précisément une totalité absolue parce qu'il contient en germe, un
germe qui n'est rien, c'est à dire qui est dénué de forme, tout ce
qui pourra venir à être. Probablement que nous pressentons cette
sorte de vérité mathématique qui peut s'illustrer dans la liberté
et le choix : nous savons que dans la possibilité du choix
réside la liberté, pourtant nous savons aussi que sans la
réalisation d'un choix, cette liberté n'est rien ou pas grand chose
(on pensera ici à la liberté d'indifférence chez Descartes). En
effet, comment savoir que nous sommes libres de choisir dès lors que
nous ne choisissons jamais ? La comparaison a toutefois ses
limites puisque ne pas choisir peut constituer en soi un choix. Mais
on voit, même dans un tel cas, comment la multiplicité initiale des
possibles se résorbe dans l'acte de choisir qui pourtant fait
« exister » la liberté, en tout cas l'inscrit dans
l'ordre des phénomènes. Ainsi pour l'artiste créer s'avère-t-il
une nécessité afin que son art existe, rester dans le royaume
infini des possibles s'apparente à n'être pas artiste, seule
condition à même de réaliser en un état immédiat la totalité
des artistes possibles. Il faut donc se soumettre à l'épreuve de
l'oeuvre pour s'affranchir de la totalité illusoire du virtuel mais
par ce choix, on renonce aussi à l'infinité immédiate qui était
vécue auparavant.
Par
conséquent sortir du virtuel c'est entrer de plain-pied dans la
détermination et la singularité, c'est se soumettre à la loi du
nombre et donc renoncer, du moins de prime abord, au phantasme d'une
œuvre qui serait expression de la totalité des possibles. L'artiste
semble soumis à une dure nécessité spatio-temporelle qui soumet
toute chose à la forme et à l'instant, il se voit donc contraint de
donner un objet à son élan créateur, de viser un but, un idéal
déterminé. En effet, la totalité si elle se vit sous la forme
d'une volonté de vouloir, ne peut se représenter artistiquement que
sur le support défini du symbole. En témoignent les nombreux (plus
de soixante-dix) hétéronymes de Pessoa chargés d'actualiser la
totalité d'un être qui ne peut se donner dans la réalité sans la
détruire ou la surcharger totalement. En effet, si cette infinité
intérieure de l'artiste, infinité de la puissance d'être, pouvait
se réaliser, elle deviendrait la totalité du monde physique,
prendrait toute la place pour devenir la projection phénoménale
d'un solipsisme. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans cette infinité
intérieure de l'implexe : nous ne rencontrons en nous que
nous-mêmes, que nos propres représentations car nous sommes la
condition de possibilité de toutes nos représentations, peu importe
que leurs causes soient extérieures (on pense alors aux structures a
priori kantiennes et le rapport qu'elles entretiennent avec la chose
en soi). L'univers extérieur semble s'ériger comme une barrière à
notre solipsisme, barrière qu'il ne peut surmonter totalement,
contraint que nous sommes à s'inscrire peu à peu et de manière
déterminée et singulière dans un réel à l'altérité rebelle,
imposant ses contraignantes lois. La seule manière pour l'artiste
d'inscrire sa loi dans le réel est d'en passer par les lois du réel
lui-même, en les détournant à son profit. Travail laborieux permis
par la technique, processus de transsubstantiation dans lequel
l'artiste apprend à habiter le support de la réalité en le
surchargeant d'idéalité. Cette discipline s'apparente à un deuil
perpétuel, celui de la volonté et de sa toute-puissance phantasmée,
exigence d'une infinité achevée et immédiate que seul la
potentialité peut réaliser. Créer est donc le lent apprentissage
de la finitude, l'épreuve d'une altérité qui nous excède de
toutes parts et exerce sans cesse sa pression sur nous. Cette
pression est à la fois souffrance mais aussi délivrance puisqu'elle
assure assise à l'artiste en lui fournissant le contenu qui lui
manquait et surtout la forme seule à même de fournir un lieu
(chorà) à cette
matière. Cohabiter avec cette altérité c'est de toute évidence ne
plus être qu'une partie, c'est accepter de perdre la totalité
potentielle qui nous sert pourtant de fondement. L'artiste produit
donc une œuvre qui semble cristalliser une image de cette
intériorité bouillonnante en la figeant, c'est à dire en
l'appauvrissant irrémédiablement de sa dynamique initiale.
Il
existe en effet une opposition entre l'immédiateté de l'oeuvre et
la médiation qu'est la vie intérieure de l'artiste, en perpétuelle
différenciation. Comment un sujet, une représentation déterminée
pourrait-elle traduire cette dynamique temporelle propre à
l'humain ? Le temps fait du sujet une forme de formes, c'est à
dire qu'il subsiste comme un substrat sous-jacent à tous les états
de sa vie, à toutes les déterminations par lesquelles il passera.
Or l'oeuvre est un produit fini, plus spatial que temporel en tant
qu'il est un état déterminé, coupé de sa source et de sa
dynamique évolutive. Comment l'artiste, qui voudrait transmettre par
une œuvre inchoative, la source même de sa créativité en tant
qu'elle est possibilité de faire advenir, pourrait-il le faire par
l'intermédiaire d'une chose aussi inerte qu'une œuvre d'art,
bourgeon pétrifié, instantané pris sur le vif d'un mouvement qui
continue ?
Il
faut donc se détacher de l'objet de la représentation artistique
afin de pouvoir opérer la synthèse entre ces deux opposés que sont
l'immédiateté de l'oeuvre finie et la médiété de la création.
Or quoi d'autre que la forme pour retranscrire au mieux cette
temporalité de l'artiste qui doit s'imprimer en autrui comme un
germe propre à rendre possible la création, prêtant pour ainsi
dire sa voix à celui qui peut désormais chanter par elle. Ainsi
l'oeuvre d'art n'est plus dès lors qu'un support convoyant une
forme, un style ; c'est par ce style que l'artiste va pouvoir
inscrire sa temporalité, c'est à dire sa volonté en tant qu'elle
est puissance d'être. La forme de l'oeuvre peut s'apparenter à un
souffle (pneuma)
chargé d'informer le contenu de l'oeuvre, mais ce souffle n'est pas
nécessairement attaché à la singularité de l'oeuvre, la forme en
tant que mouvement peut s'ériger en fondement et en condition de
possibilité. Par la forme qu'il donne à son œuvre, l'artiste a la
possibilité de réintroduire une temporalité à ce qui était alors
figé et comme détaché de lui, mort. L'expérience du style chez le
récepteur de l'oeuvre va précisément l'informer d'une tonalité
particulière, d'une façon de faire et de voir qui peut s'apparenter
à la projection dans le récepteur de l'implexe de l'artiste, en
passant par le support de l'oeuvre. Cette dernière n'a, pour ainsi
dire, que le rôle de messager, convoyant un code que la conscience
du récepteur devra interpréter, un diapason qui lui permettra de
s'accorder sur une note fondamentale à partir de laquelle les
compositions ultérieures vont se construire. L'artiste se réveille
en son récepteur, et par son style peut ainsi s'incarner en autrui
en lui proposant la forme de sa temporalité intime, le système de
son implexe en tant qu'il est un fondement du devenir et non un
aboutissement de l'être.