dimanche 30 mai 2021

Principe génétique de l'œuvre et morphogénèse phénoménale

 Il n'y a jamais inspiration d'une œuvre déjà formée, réalisée et exprimée. L'inspiration concerne plutôt un sentiment esthétique, une idée, une intuition ou une mélodie noétique qui entre en contact avec les formes idiosyncrasiques d'un individu, avec ses capacités.

Cela dit, l'artiste ne pourra intuitionner l'essence de son œuvre que de manière préformée, déjà en accord avec les modalités intuitives qui le constituent (et qu'il a développé à travers son histoire), ainsi que les formes expressives qu'il aura choisies (ou du moins celles qui lui sont le plus naturelles). On ne peut sentir la chose en soi, l'informe et l'indéterminé. Il faut nécessairement que l'intuition fournisse un matériau pré-moulé, un germe.

Ce germe, ce génome, se développera ensuite morphogénétiquement par la technique et le travail de l'artiste. C'est par le soin qu'il apporte à ce germe que va pouvoir naître et éclore, peu à peu, la forme réalisée de cette puissance dont l'artiste s'est fait le réceptacle. Une même idée, une même chose peut ainsi se développer d'une indéfinité de manière, au sein d'un même individu, en fonction des outils qu'il emploiera pour la faire naître au monde phénoménal, ou entre différentes personnes.

L'intuition artistique, de la même manière que toute intuition, est une rencontre avec la chose en soi traduite sous la forme d'un phénomène qui se déterminera de plus en plus à mesure du choix opéré par l'artiste d'un support ontique et d'une technique.

Contrairement au règne des perceptions et intuitions banales, qui font signes vers le reste du monde naturel, l'œuvre doit faire du phénomène par lequel elle s'incarne le signe transcendant d'une indétermination originaire (non totale puisqu'elle ne serait alors rien pour nous), suffisamment qualifiée cependant pour que l'on la perçoive et suffisamment générale pour qu'elle déborde le cadre de son domaine phénoménal et parle aux structures de l'individu percevant, en fonction de ses modalités intuitives propres.

Autrement dit, le morceau de musique ne doit pas être compris par autrui d'un point de vue purement musical. C'est pour cela qu'il peut faire naître en son auditeur toute une variété de réactions allant du sentiment émotionnel au mouvement corporel (la danse, la vision imaginative, l'impression poétique, le vertige, etc.). Il est apte, lorsqu'il est interprété par autrui, à reproduire un message, un signifié qui ré-installe le germe intuitionné initialement par l'artiste au sein du récepteur, dans son indétermination originaire, en laissant ainsi à ce dernier la possibilité de faire éclore à partir de ce noyau ontique, toute une variété de mondes qui porteront, dans la forme de leur écho, la signature ontologique du récepteur.

Par là, l'œuvre propose un véritable champ morphogénétique ouvert. Il n'est pas clôt par une définition mais institué par le principe génétique de l'œuvre.

jeudi 27 mai 2021

L'art comme expression d'une singularité absolue

L'art ne donne jamais l'universel, le quantifiable, le commun. Tous ces qualificatifs ne s'appliquent qu'à la grammaire que l'artiste emploie, à la matière dont il use pour l'informer de son sentiment propre. L'art ne donne que l'extrême singulier, c'est son but ultime, l'expression à partir d'un matériau et de règles communes d'une intimité absolue, insulaire et intangible.

Il est autrement dit l'affirmation communautaire (dans sa velléité) d'individus cherchant à franchir les frontières de la conscience enclavée afin de s'assurer qu'autrui existe bien selon la même modalité existentielle (sensible et intelligible) -- au moins en partie. Par l'œuvre, l'artiste cherche à aboucher sa conscience à celle du spectateur, il cherche une famille, il est comme l'enfant qui souhaite partager son engouement, sa souffrance, ce trésor enfoui qui lui rendît la vie moins désagréable pour une poignée d'instants. Ce qu'il veut partager c'est cette singulière subjectivité vécue qu'aucun objet ne saurait être.

Paradoxalement, les seuls outils à sa disposition pour ce faire sont l'universel et l'impersonnel, attributs de l'objectivité même: la signifiance esthétique use d'une grammaire culturelle, de techniques culturelles et donc de tout ce qui est précisément commun. C'est à ce prix que l'œuvre est accessible par d'autres. La matière commune et ses lois constituent l'éclairage d'une scène, d'un écosystème au centre duquel se montre l'opacité de la conscience intime, trou noir auquel jeux de lumières et agencements perceptifs prêtent une valeur rehaussée, installent au centre de l'attention, distinguent, permettent de circonscrire en une forme, un contours qui, bien qu'ils n'enclosent que du vide, définissent et délimitent cet espace vacant et ce néant, et lui font dire plus précisément ce qu'il n'est pas. Ainsi donc matière et lois communes sont la lumière qui éclaire et donne forme à l'œuvre d'art, écrin d'un centre opaque, d'une singularité vécue qui hurle, du fond de sa cellule, vers l'altérité environnante pour y découvrir d'autres qu'elles, identiques et communes elles aussi, par leur indicible et absolue singularité.

mercredi 26 mai 2021

Le repos est éternel

Depuis quelques années maintenant je n'ai plus la volonté de mourir. C'est pourtant cette même volonté qui est à l'œuvre dans une large partie des sagesses de toutes origines, de toutes les promesses d'ataraxie que les spiritualités savent fournir. Ce sage, si envié, si admiré, qui traverse la vie imperturbable, maître de ses émotions, sans désir ni volonté, ce sage qui fût un jour mon idéal, est la forme la plus pathétique de terreur face à la vie.

Aujourd'hui, je veux la passion débordante, je veux le vacillement sentimentale qui fait danser la conscience jusqu'à l'épuisement parfois. Je veux le déséquilibre et l'impermanence dans toute la plénitude de son expression vitale.

Toutes ces philosophies de la mort ne m'impressionnent plus aujourd'hui, elles représentent à mes yeux la plus grande lâcheté. Jamais je ne mépriserai cela dit cette lâcheté, pour la raison que je la comprends. La brûlure de l'existence est vive et de la même manière que l'on peut se dissoudre dans la volupté, on peut être démembré par la souffrance.

Mais n'oubliez pas amis, gurus de tous poils, sages pétrifiés, que le repos est éternel.

Aphorismes de l'expression artistique

L'artiste est celui qui ne veut pas abandonner ses possibles; et qui les cultive. L'œuvre en est la moisson.


"On est artiste à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non-artistes appellent forme" Nietzsche, FP, XIV

 

"L'effet des œuvres d'art est de susciter l'état dans lequel on crée de l'art: l'ivresse" Nietzsche, FP, XIV

samedi 22 mai 2021

L'œuf synesthétique

 Il m'arrive encore fréquemment de souffrir de synesthésie partielle, notamment lorsque j'entends certains bruits et sons quand mes yeux sont fermés. Souvent, une forme apparaît, abstraite, ou bien un grand flash blanc accompagne l'ouïe d'un bruit brutal et soudain.

Lorsque j'étais plus jeune, les jours de la semaine avaient une couleur particulière. Je crois me souvenir que le Lundi était jaune ou vert, le Mardi rouge, le Mercredi orange, le Jeudi bleu, le Vendredi violet, le Samedi rouge et le Dimanche blanc. J'ai toujours pensé qu'il s'agissait là d'un problème honteux, de quelque chose d'anormal et qui me séparait des autres en un sens négatif d'exclusion, de bizarrerie. Je n'avais jamais imaginé alors une seconde toutes les merveilles que pouvait prodiguer la synesthésie. J'ai inébranlablement étouffé cette "tendance" de l'esprit, de manière active même, je me forçais à corriger cette association impromptue, je la gommais peu à peu par la contrainte rétrospective, je la catégorisais comme inepte et erratique. J'ai si bien lutté qu'aujourd'hui il ne me reste presque rien de ma synesthésie...

À peine me reste-t-il cette vision des concepts philosophiques, ou plus généralement noétiques, qui me permet de vivre, par mes sens, ce qui demeurent, je dois bien le constater, souvent très abstrait pour mes semblables. Ce dont ils ne parviennent pas à se saisir autrement que par le discours, en creux, je le vois en moi sous forme de figures géométriques animées, qui se métamorphosent, qui vivent, qui s'entrechoquent, se fondent les unes dans les autres ou s'excluent. La pensée rationnelle a toujours été très tangible pour moi et sensuelle.

Cela dit, je ne sais pas si ce phénomène - qui lie un signe à des images ou sensations - peut être mis sur le même plan que les précédents qui, eux, sont résolument de l'ordre de la synesthésie.

Je constate que j'ai tué la fonction synesthétique de mon âme. Je constate aussi, amèrement, que l'école y aura grandement contribuée. Je ne lui reproche pas de ne pas savoir développer cette aptitude, puisque cela relève de la particularité, néanmoins elle est véritablement coupable de culpabiliser les élèves qui en sont les sujets, et coupable aussi de ne pas accepter, d'une part, et valoriser, d'autre part, ce qui sort de l'ordinaire et pourrait, par là même, avoir des applications formidables.

Nos sociétés sont tellement normatives que je me demande combien de réalisations subtiles elles sont parvenues et parviennent à étouffer dans l'œuf.

vendredi 21 mai 2021

La synthèse des faux souvenirs

Une boule élastique qui en heurte une autre en droite ligne communique à celle-ci tout son mouvement, par conséquent tout son état (si on ne regarde que les positions occupées dans l’espace). Or, posons, par analogie de tels corps, des substances dont l’une inspirerait à l’autre des représentations, en même temps que leur conscience: ainsi se pourrait penser toute une série de substances dont la première communiquerait son état, avec la conscience qu’elle en possède, à la seconde, celle-ci son état propre, avec celui de la précédente substance, à la troisième, et celle-ci, de la même manière, les états de toutes les précédentes,avec son propre état et la conscience qu’elle en a. La dernière substance aurait ainsi conscience de tous les états des substances qui auraient changé avant elle comme constituant ses propres états, puisque ceux-ci auraient été transférés en elle en même temps que leur conscience; et néanmoins elle n’aurait pourtant pas été la même personne dans tous ses états.

Kant, CRP, p. 294

J'ai été extrêmement intéressé par cette note de la critique de la raison pure à l'époque où je l'ai découverte. J'en ai inféré que la conscience est une sorte de poupée russe, une subsomption de consciences (d'états de conscience) qui s'accommode de chaque état qu'on lui propose en le faisant sien. Par quel procédé cela se passe-t-il? Ceci constitue une autre question (passionnante)... Ce qu'il est intéressant de retenir ici c'est que: une personne (une conscience) qui recevrait les souvenirs (aperceptions empiriques) d'autres personnes, aurait conscience alors de ces états comme étant les siens propres... Par conséquent, il serait possible d'instiller en autrui de faux souvenirs et faire en sorte qu'il les entre-tisse à son récit intime et les fonde ainsi dans la continuité de son aperception originaire (de sa conscience de soi). Étant donné que ces souvenirs seraient de véritables souvenirs produits par une conscience transcendantale (c'est à dire pure fonction logique, à ce titre universelle et propre à tout humain), ils ne pourraient être distingués des autres et se voir étiquettés comme "étrangers". La conscience serait instinctivement portée à les intégrer au récit de soi.

Je peux témoigner de la vérité (du moins en terme de possibilité empirique) d'une telle affirmation de Kant. Il m'a été donné de faire, il y a de cela quelques années, un rêve particulièrement réaliste et immersif, dans lequel je parcourais une région des Landes, près de laquelle j'habitais alors, pour y chercher un spot de surf dont on m'avait parlé et décrit l'existence. Je finissais par trouver, dans mon rêve, ce lieu, je me souviens parfaitement des incongruités de cet endroit puisqu'il me fallait traverser une portion de forêt dont la végétation ne ressemblait en rien à celle des Landes, mais tout était si bien agencé, les routes que j'ai du parcourir, les panneaux, les voitures croisées ou garées sur le lieu, etc., que je ne pouvais rationnellement pas exclure la possibilité que ce lieu fut réel. Je traversais donc cette forêt: j'ai encore, présents en moi, l'excitation qui m'habitait à ce moment, les sons des animaux, la luminosité oblique de ces sous-bois, et l'émerveillement de parvenir enfin à une plage de sable blanc qui bordait... Une rivière... Rivière sur les berges de laquelle déferlaient des vagues sublimes. Nous devions être en tout et pour tout deux ou trois surfers. Les sensations de la session, le chemin de retour à la nuit tombée dans cette forêt sombre, le chauffage dans la voiture pour me réchauffer, tout était si incroyablement semblable à ce que l'on pourrait attendre d'une expérience réelle, que j'ai immédiatement attribué cette qualité à ce souvenir dès mon réveil.

Il m'arrivait alors dans les jours qui suivirent, régulièrement, de tenter de me rappeler par quelle route j'étais passé pour atteindre ce lieu. Certains jours de houle, je me souviens d'avoir creusé ma mémoire, re-parcouru les panneaux routiers, les sensations, les images, afin de retrouver l'endroit désiré. Je me heurtais alors à quelques menues incongruités, à quelques incohérences, certes mineures mais qui barraient inexorablement le passage à mon esprit, faisant de cette expérience onirique un étrange îlot dans ma mémoire, étrangement éclatant de présence vécue, et néanmoins impossible à rattacher totalement à ma vie réelle.

Aujourd'hui encore, après quelques années, il m'arrive alors de replonger dans ce souvenir (réel en tant que souvenir vécu) et de ne plus savoir s'il s'agit bien d'un rêve ou d'une expérience mondaine dont les liens se seraient, avec le temps, distendus, si bien que je n'en trouve plus la place exacte, dans l'ordre de mes expériences mondaines et objectives. Ce souvenir semble alors flotter là, rattaché tout de même à ma vie objective par des données cohérentes, mais dont certaines obscurités tranchent les liens qui pourraient me permettre de le relier enfin à la réalité objective. Il reste en ma mémoire, comme une image péninsulaire dont la partie terrestre est désormais engloutie par les eaux, de telle manière que je ne peux m'y rendre pas à pas.

S'il n'y avait pas ces quelques détails incohérents et problématiques qui me font dire aujourd'hui que tout ceci n'était qu'un rêve, je suis absolument certain que cette expérience aurait naturellement trouvée sa place en moi sous la qualité d'expérience objective et non plus simplement onirique. Elle serait devenue ma réalité, elle aurait formé une partie du monde objectif pour moi et serait, en cela, devenue physiquement effective. D'ailleurs, même sans cela n'est-elle pas physiquement effective aujourd'hui, elle qui me fait relater ici ce singulier épisode...?

Rêve éveillé: rien ne résiste à la mer

 Ce matin, somnolant sur ma paillasse, une fois n'est pas coutume je rêvais d'océan: je rêvais de surfer. Pour une fois cela dit, ce n'était pas de moi qu'il s'agissait, puisque l'homme dont j'étais le fantôme dans la coquille n'était autre que Kelly Slater, multiple champion du monde. Nous étions dans une épreuve des jeux olympiques, sur la fin de la session. Kelly venait de prendre sa dernière vague, qui lentement s'éteignait refusant son épaule dans un fracas d'écume. Le champion, dans son dernier virage, se laissa aller vers l'eau lisse comme une glace, à peine ridée, il était presque parallèle à elle lorsqu'elle l'accueillît en son sein.

Kelly était tellement heureux, qu'il se laissait secouer par les vagues suivantes, rouler dans l'écume rageuse qui le poussait vers le rivage. Cette joie était celle d'avoir participé à un moment historique. Les premiers jeux olympiques de surf. Il arriva sur la plage, marcha quelques mètres sur le sable en pente que dominait une dune, puis il se laissa tomber à genoux, les mains sur le sol qu'il éleva et tapa contre le sable mouillé en criant: "j'y étais! J'y étais!!". Des larmes s'échappaient discrètement. Le ressac venait immerger d'une fine couche liquide la base du surfeur, il venait prendre l'émotion pour la ramener en lui.

En bas de la dune, il y avait de petits rochers lacunaires, criblés de trous et d'anfractuosités lisses qui formaient comme un corail érodé. Kelly se releva, il n'y avait plus aucun public, juste quelques plagistes épars. Il marchait le long de la dune, l'eau montait jusqu'à ses pieds pour repartir, happée par son origine, dans un petit crissement sableux de poussière musicale. La houle était tombée. L'eau était si lisse qu'elle se confondait avec le ciel. Chaque petite vague qui parvenait à casser doucement semblait effacer la précédente. L'atmosphère était silencieuse, le vent soufflait à peine et plus aucune trace des arabesques athlétiques ne persistait dans l'eau presque étale. Le moment était passé, les exploits à peine effectués disparaissaient peu à peu dans l'écho des mémoires (quelles mémoires?). La plage était redevenue comme toutes les plages, calme, immergée dans un présent qui semblait s'évertuer à refuser le témoignage d'un passé englouti.

Le vent, le ressac sur le sable, et l'eau bien calme. Une minute à peine était passée et rien ne subsistait.

mercredi 19 mai 2021

Esthétique: le statut de l'œuvre

L'art est un processus de création qui ne produit pas des œuvres d'art mais des objets (ou artefacts). Aucun objet n'est en soi œuvre d'art. Pour qu'il soit qualifié de tel, il est nécessaire qu'il soit intégré dans un système représentatif par un regard, une perspective.

En effet, c'est dans l'agencement d'un (ou plusieurs) objet(s) au sein d'une perception qu'une valeur esthétique peut ou non se dégager. Ainsi n'importe quel objet peut être qualifié d'artistique: une baguette, une chaise, un couteau. L'art moderne a d'ailleurs montré qu'un objet banal peut être détourné de sa fonction et vu selon une perspective neuve, artistique. La photographie est un exemple frappant qui montre à quel point c'est le regard sur une scène naturelle, la perspective par laquelle on agence un existant déjà formé, qui va précisément créer la valeur esthétique de ce qui n'est, après tout, qu'une reproduction photographique d'une intuition visuelle humaine. L'affaire Brancusi est un autre exemple frappant que le statut esthétique d'un objet n'est pas inhérent à l'objet lui-même, mais bien plutôt qu'il relève d'un statut culturel et au moins intentionnel. En ce sens, ce n'est jamais l'auteur d'un objet qualifié d'œuvre d'art qui fonde l'aspect esthétique de cet objet mais cette tâche incombe bien, toujours, au spectateur. Notons au passage que l'auteur d'une œuvre est tout autant spectateur face à celle-ci que le simple spectateur lambda qui tombe sur cet objet et n'a participé en aucune manière à sa production. Lui aussi porte un regard sur l'objet qu'il fabrique, il lui donne sens à travers une intentionnalité qui fonde son statut esthétique.

Ainsi produire une œuvre par un regard esthétique sur un objet (déjà conçu ou non) requiert de pouvoir être soi-même artiste. Ceci est logiquement nécessaire dès lors que l'on accepte que l'aspect esthétique ne réside pas en l'objet mais dans le regard qui le saisit et l'organise dans la syntaxe d'une perception. Si l'artiste doit être défini comme celui qui produit des œuvres d'art, alors toute personne apte à déterminer un objet en œuvre d'art par son regard est, de fait, un artiste. Nous répondons ainsi à une question lancinante qui est la suivante: peut-on être artiste si l'on n'a jamais produit d'œuvre? La réponse est oui pour la simple et bonne raison qu'à partir du moment où l'on se montre capable d'emprunter un regard esthétique (au sens de beauté artistique) sur un objet, cela veut dire que nous le constituons comme œuvre d'art par la manière dont notre regard l'agence dans un système représentatif qui lui donne sa valeur esthétique. Autrement dit nous faisons preuve, par notre regard (ou écoute où tout autre intuition par laquelle nous constituons l'objet) de signifiance esthétique au sens où le réseau sémantique que nous tissons à partir de l'objet et dans lequel nous l'insérons comme point nodal, est le tissu ontologique de l'œuvre d'art. Un artiste qui n'aurait jamais produit lui-même d'œuvre d'art matérielle ou même idéelle, et donc ce qu'on pourrait nommer un 'artiste en puissance', est de fait un artiste en acte dès lors qu'il est apte à saisir un objet qui lui est présenté par un regard esthétique. Il est donc faux de dire qu'il n'est qu'artiste en puissance. Par conséquent il est donc vrai de dire qu'il n'est aucun artiste en puissance, mais, contrairement aux affirmations sartriennes qui déterminent l'artiste par ses créations actuelles et non celles qu'il aurait pu créer, il faut bien préciser encore une fois qu'aucun objet produit n'est en soi artistique. L'art n'est pas dans l'objet il est dans le regard ou l'intention, par conséquent même celui qui n'a jamais rien produit d'autre que des regards esthétiques sur des objets est un artiste en acte. Proust, pensant seulement quelques passages d'À la recherche du temps perdu, serait toujours en soi Proust, bien qu'il ne le soit pas nécessairement pour autrui. Par ailleurs, il faut aussi le préciser, celui qui a produit maintes œuvres qu'il n'a jamais considéré comme artistiques alors que tout une partie de la population ne fait que louer leur valeur esthétique n'est pas un artiste. Seul son public l'est.

Prenons un exemple trivial. Une baguette de pain peut être une œuvre lorsqu'elle est jugée comme telle par quelqu'un. Il suffit pour cela d'imaginer le regard plein d'admiration d'un boulanger amateur ou professionnel, qui admire la pureté des courbes, le nuancier des couleurs de la croûte, le contraste des textures entre l'extérieur croustillant et le moelleux de la mie. Il est aisé de se mettre dans sa tête et de ressentir l'effet sidérant que peut avoir l'objet dans la manière qu'il a d'incarner parfaitement, par sa singularité même, la généralité d'un idéal pourtant purement intelligible, faisant de cette baguette l'archétype même des baguettes (tel que le conçoit le spectateur), excédant les caractéristiques purement pratique de par l'harmonie qu'il perçoit dans la précision de chaque détail, comme si l'objet débordait de toute part sa fonction par l'exposition de détails inutiles et sublimes, porteurs d'une signifiance ouverte, signes d'une intention à interpréter. La capacité à partager cette signifiance esthétique (à l'aide de mots, de couleurs et traits, ou de tout autre moyen d'expression servant à exprimer le regard intime) va avoir pour effet de produire une représentation du regard esthétique lui-même, afin d'en faire un objet extime apte à convaincre autrui de la nature artistique de l'objet. Il arrive qu'alors, ce faisant, l'on produise une autre œuvre d'art qui n'est que la traduction d'un regard essentiellement intime porté sur un objet. Mais là encore ce n'est jamais l'objet représenté qui est œuvre d'art c'est la représentation, le représentant. C'est pour cette exacte raison qu'un résumé d'œuvre littéraire ne peut se substituer à l'œuvre elle-même; bien qu'il puisse, lui-même constituer une véritable œuvre pour celui qui en est le spectateur. Néanmoins ce jugement ne peut, en droit, être nécessairement partagé, pire il peut très bien rester unique et singulier. C'est pour cette raison que toute œuvre peut être observée de manière totalement prosaïque, en l'intégrant dans un système de représentation fonctionnel par exemple (en regardant le tableau comme plateau ou bien en considérant la chanson comme un bruit dérangeant, etc.).

Imaginons un cas concret. Si les peintures des grottes de Lascaux étaient en fait des marques chargées d'une fonction pratique servant à comptabiliser lors d'une chasse le type et le nombre d'animaux tués ainsi que de consigner les personnes ayant participé à la chasse (en les identifiant par la trace de leurs mains par exemple). Plus de vingt mille ans plus tard, des humains découvrent ces peintures et y voient le signe indubitable d'une intention esthétique. Ils déterminent alors les peintures par le qualificatif d'artistique et colportent l'idée selon laquelle les premières velléités esthétiques humaines remontent au moins à vingt mille ans. On ne saurait ici être plus dans le faux puisque la signifiance esthétique n'est ici portée que par les humains qui découvrent, bien plus tard, ces peintures rupestres. Ce sont eux qui introduisent un signe forain pour l'intégrer de force à leur propre langue et qui lui attribuent ainsi une signification supposée. L'exemple est peut-être un peu tiré par les cheveux mais il est, d'une part, loisible, et d'autre part, tout à fait paradigmatique et peut être appliqué, dans son essence, à un nombre de cas infini.

jeudi 13 mai 2021

Aphorisme musical

 La musique est création de présent

mercredi 12 mai 2021

Dix sept Décembre quatre-vingt cinq

Dix-sept Décembre quatre-vingt cinq

Un coup d'épée dans l'eau?

Et si la Terre avait tremblée?

Et si quelque part en une grammaire constellée du ciel, s'alignait le récit d'un nouvel âge?

Pourtant, ce ne fût pas même l'actualisation d'un vain néant. Il n'y eut pas même un peu de merde pour m'oindre du saint sacrement d'exister. Je suis passé par une porte dérobée, ouverte au pied de biche. Il a fallu venir me chercher, dans mon cocon de rien; d'existence biologique; végétale; automatique; robot de la survie sans nulle vision sur rien, sans autre objet que soi; comme un en-soi de sensations; et puis... BASTA!

Dix-sept Décembre quatre-vingt cinq. Une seconde de plus que la seconde d'avant. Pas même un événement. Pas une conscience. Un germe? Tout juste... Peut-être, mais qui peut dire quand celle-ci s'éveille doucement?

Un animal sur Terre; une bouche à nourrir; une bouche à mourir aussi. Des cris, parmi tant d'autres cris dans une nurseries (cauchemar). Berceaux de blancs vêtus, alignés bien en rang. Rangée de piles pour le futur, pour le système économie. Pisse, couches, merde, placenta qu'on nettoie, odeur d'entrailles évincée par chimie.

Combien d'années ensuite? À vivre d'animalité? Sans souvenir. Pas un putain de souvenir de ce départ raté... Tant de larmes et pas un souvenir? D'autres se souviennent pour toi. D'autres ont souffert de ça, des nuits blanches, de l'incompréhension, de ces signes qui n'en sont peut-être pas, parce qu'on ignore la sémantique des choses qui n'en ont pas encore.

Puis, quelques souvenirs; étonnants. Comme une séquence vacillante produite à partir d'instantanés en nombre insuffisant. Souvenirs, êtes-vous le premier récit de l'âme? Sa première syntaxe?

Puis, toujours plus de souvenirs. Des souvenirs décorrélés, sans histoire, indépendants, et comme des mondes en totalité. Il en faudra encore beaucoup pour que le troisième œil s'ouvre. Il faudra la souffrance, il faudra le rejet, il faudra bien du temps à se réfléchir sur le monde en ombre en mouvement. Pour enfin se saisir de soi. Objet parmi d'autres objets. Jouet dans les mains d'un destin. Incompréhensible. Les destins sont tous incompréhensibles jusqu'à ce que la chute en dévoile le sens. Le sens est toujours pour les autres. Il faut rester absurde à soi-même, c'est une constante universelle.

Dix-sept Décembre quatre-vingt cinq. Un peu d'agitation, le déroulement d'une chaîne causale qui, comme toutes les chaînes, fera languir la liberté au bout de ses limites.

lundi 10 mai 2021

Aphorisme du poète en chantier

La poésie est le plus court chemin entre les mots et l'ineffable.

 

La poésie est le plus court chemin entre les mots et l'abîme.


Composer un poème est presque équivalent à composer de la musique: l'acte de production s'y confond quasiment avec celui de réception. L'intervalle entre la création et l'interprétation est très court. Dans le roman, ce n'est pas le cas et il faut toute la complexité de la structure narrative (et sa temporalité) pour que l'efflorescence sémantique s'y déploie. En cela, la poésie est une technique de l'être (et particulièrement de l'être langagier): elle ne produit pas l'acquisition d'un savoir-faire par lequel des artefacts reconduisent laborieusement à l'expérience; elle est une praxis, un savoir-être, par lequel l'étant s'affûte et se transforme en une modalité esthétique de l'existence.


Le poème est accessoire, il n'est que le barreau d'une échelle qu'il faut jeter après usage. L'effet de la poésie est de mener à habiter, presque immédiatement, l'espace-temps de manière esthétique: elle ourdit le regard.


Le poème n'est pas le but de la poésie.

Dominer ou aimer

 L'homme est arrivé dans mon dos. J'ai dû entendre le frottement de ses pas sur la forêt lilliputienne de chlorophylle. Le sol en fleur absorbait chaque impact d'un coton de verdure diapré. Il m'a regardé et moi aussi: comme toujours je n'ai pas su interpréter ce regard: défi ou intérêt, j'ai dit "bonjour", par présomption d’innocence, et l'homme eût une remarque bienveillante à mon égard, soutenue d'un sourire naturel et mesuré.

Il m'est si difficile de regarder quelqu'un dans les yeux. Les hommes surtout. Parce que j'y vois un défi, comme une mise à nu, une traque cherchant à faire sortir l'âme de son ultime abri. On ne sort pas les gens de chez eux ainsi, non... On ne les observe pas depuis leurs fenêtres éclairées...

Si l'on doit vraiment regarder les yeux de l'autre sans ciller, il s'agit de fixer un point du visage non loin des deux abîmes, ou bien de regarder à travers, comme si l'on voulait voir par-delà. Il ne faut pas s'accrocher à un regard, il ne faut pas chercher à enclore autrui dans son monde tel un objet posé devant soi.

Je trouve qu'il y a quelque chose de très intime à regarder quelqu'un dans les yeux plus de quelques secondes. Comme s'il y avait quelque chose qu'on ne devrait pas voir. Comme s'il s'agissait au final d'un rapprochement menant à une sorte de contact plus impudique que n'importe quel autre. Même les amoureux détournent leurs regards au bout d'une poignée d'instants. On peut se montrer nu devant autrui mais exposer son âme à la lumière est autre chose. L'âme est une créature d'ombre, qui aime à se cacher dans l'épaisseur du corps opaque.

Il est bien rare que je laisse mon âme à l'air, hors de sa coquille. Je ne l'offre bien souvent qu’apprêtée, cousue comme un motif dans la broderie des mots, avec un décalage temporaire qui fait que l'on n'en saisit jamais que des traces tandis que je demeure en moi, le maître d'un néant sans ponts.

Pourquoi le regard se résume-t-il pour moi à ces deux alternatives brûlantes: dominer ou aimer?

vendredi 7 mai 2021

Psychopathologies du désir

 D'où proviennent les pathologies du désir? Plusieurs sources semblent pouvoir être identifiées. D'abord on peut les situer dans l'enfance, et ce de différentes manières. Il peut y avoir, dans un premier temps, eu une "mauvaise" éducation face à la gestion de la frustration. Autrement dit il est possible que certains individus aient vu, tout du long de leur jeunesse, leurs désirs comblés sans autre forme de procès, sans jamais avoir à se confronter à la frustration ou l'interdit. On peut encore imaginer qu'ils n'aient jamais été encouragés à construire par eux-mêmes le processus d'assouvissement d'un désir, soit qu'ils aient été servis par les autres (comme mentionné précédemment), soit qu'ils aient été au contraire placé face au manque comme face à un interdit qu'on ne peut transgresser, dans une sorte de fatalisme (qu'on leur ait dit qu'ils ne méritaient pas d'obtenir ce qu'ils désiraient ou encore qu'ils en étaient incapables). Dans les deux cas, la conséquence peut en être un dérèglement qui rend l'individu inapte à rechercher puis mettre en œuvre des solutions d'assouvissement.

Mais cette explication est sans doute la plus évidente et la moins enthousiasmante. Il est tout à fait probable qu'un individu ait pu voir se modifier son rapport au désir, de l'enfance à l'âge adulte, passant d'une modalité saine et efficiente de celui-ci à une modalité pathologique. L'absence de désir peut être une de ces pathologies mais il est bien plus probable qu'il s'agisse là plutôt d'un symptôme par lequel s'exprime d'autres problèmes liés à l'appétence, comme la contradiction des élans (isosthénie) (dans laquelle s'annule tout horizon de la volonté). Autre pathologie intéressante: la volonté d'atteindre un but, un état, tout en refusant le cheminement intermédiaire pourtant nécessaire à l'achèvement de l'objectif poursuivi.

L'isosthénie du désir peut être produite par une éducation critique qui amène l'individu à une forme d'"incroyance" produisant chez lui un scepticisme intempestif venantt briser toute formation durable de valeur en tant que jugement accolé à une action, un état, un but qui pourrait valoir la peine de  le poursuivre. Je laisse ici la parole à Kant (S'orienter dans la pensée): "[...] comme la raison humaine ne cesse d'aspirer à la liberté: une fois qu'elle a brisé ses entraves, son premier usage d'une liberté dont elle a depuis longtemps perdu l'habitude dégénérera nécessairement en abus et en une confiance téméraire dans l'indépendance de son pouvoir à l'égard de toute restriction, en une conviction de la toute puissance de la raison spéculative qui n'admet rien d'autre que ce qui peut être justifié par des principes objectifs et une conviction dogmatique, et nie hardiment tout le reste. La maxime de l'indépendance de la raison à l'égard de son propre besoin (renonciation à la croyance de la raison) signifie dès lors incroyance; mais celle-ci n'est pas de nature historique car on ne peut absolument pas penser qu'elle est intentionnelle ni, par suite, qu'elle est responsable (chacun devant, qu'il le veuille ou non, nécessairement croire à un fait suffisamment avéré tout autant qu'à une démonstration mathématique); mais il s'agit d'une incroyance de la raison, d'un fâcheux état de l'esprit humain qui commence par retirer aux lois morales toute leur force comme mobiles du cœur et même, avec le temps, toute leur autorité et fait naître le mode de penser qu'on nomme licence de la pensée, c'est à dire le principe selon lequel on n'a plus à reconnaître aucun devoir."

Cette incroyance de la raison dont parle Kant n'a d'ailleurs pas besoin d'être absolue et achevée pour mettre en péril la fonction désirante puisqu'il suffit d'un doute suffisamment constitué pour saper les fondations même d'une croyance capable d'asseoir le jugement sur une base de permanence nécessaire à l'ériger en motif d'action. Celui qui n'est guidé que par le savoir devient prisonnier de l'incertitude inhérente au savoir physique, s'appliquant sur les phénomènes qui contiennent nécessairement une part d'a posteriori (par l'intermédiaire du divers qui en constitue la matière qui sera coulée dans les formes de l'intuition et de l'entendement) et donc d'imprévisible.

Quant à celui qui est capable de désirer durablement un état de choses mais qui ne parvient pas à impulser le processus d'action qui mènerait à la réalisation de cet état de choses, celui là souffre d'un problème ergonomique, au sens étymologique du terme. Son anti-utilitarisme (c'est à dire son incapacité à accepter d'employer des objets ou des actions comme moyens en vue d'une fin qui leur est étrangère) l'empêche d'agir en vue d'un objectif pourtant désiré. Son idéal lui impose le règne de l'immédiat et son désir ne peut dès lors plus être analysé en moments intermédiaires qui n'ont de mérite à ses yeux que de servir de passage à l'état désiré. Il est incapable d'envisager la réalisation de ces actions intermédiaires puisqu'il ne les désire pas elles mêmes, mais bien plutôt leur terme qu'il conçoit de manière indépendante dans son achèvement accompli. Son seul moyen d'avancer malgré tout vers l'objet de son désir, c'est de rendre alors désirable à ses yeux chaque moment, chaque étape intermédiaire, mais cela n'est pas toujours accessible et aisé.

Comment en arrive-t-on à une telle déchéance? Il semble intéressant d'avancer ici l'hypothèse d'un sur-développement de l'imagination, ou du moins d'une surutilisation de celle-ci. En effet celui qui, par l'imagination, est capable de simuler la temporalité physique et de parvenir à vivre (en esprit) des situations rêvées, trouve dans cette expérience onirique (qui n'est pas produit par le sommeil mais par la veille) tout ce dont il a besoin. Les sentiments qui seront suscités par ces phantasmes n'ont rien à envier à la réalité, il est par exemple prouvé qu'imaginer jouer d'un instrument active les mêmes zones du cerveau que l'activité réelle et vous permet de progresser presque aussi bien. Par conséquent celui qui est capable d'imaginer, avec une grande vivacité, tout ce qu'il désire dans un monde intérieur au sein duquel il s'érige en véritable déité, n'a plus aucune raison de souffrir la temporalité limitée des phénomènes physiques, la résistance de la matière qui impose à son esprit d'en passer par ses lois (par l'intermédiaire de la technique) afin de donner corps aux idées de sa psyché. Par l'imagination, cet homme a déjà tout ce qu'il désire, immédiatement: il compose les musiques les plus sublimes sans jamais n'avoir à apprendre aucun instrument, puisqu'il est capable d'utiliser n'importe quel son par l'instrument de son esprit dont il est un virtuose. Il peut produire en lui, presque immédiatement, les sentiments vertigineux que son regard sur les choses lui procure, et que la rédaction laborieuse d'un poème saurait (ou non, selon les individus et selon les conditions de lecture) reproduire, ou encore la complexe et patiente architecture narrative d'un roman. Il n'a pas besoin d'apprendre à peindre puisqu'il produit par son imagination les plus belles images qui soient pour lui, à son gré, qu'il peut même les animer dans des métamorphoses picturales hallucinées capable de susciter une ivresse peu commune. Tout cela se passe aisément, en son âme, à chaque fois qu'il le souhaite. Comment pourrait-il accepter de produire alors des images mutilées de ces paradis idéels à partir de techniques mal maîtrisées (ou que seul un interminable travail pourrait parfaire), bien souvent incapables de rendre avec fidélité toute la subtilité de ces images psychontiques?

Cet homme s'est à jamais enfermé en lui-même, comme dans un tombeau, dont il rêve cependant d'ouvrir la porte à ses semblables, afin de partager cet univers de beauté qu'il cultive et fait naître selon la temporalité si véloce d'un psychisme surefficient. Nous n'avons néanmoins que la matière extérieure et rebelle afin de dresser des ponts entre nos âmes... Sur laquelle nous ne pouvons qu'inscrire de dérisoires traces, chargées de faire signe vers l'abîme sans fin de nos existences psychiques, où se déploient librement les merveilles du désir esthétique.

mardi 4 mai 2021

De l'Extinction

 Le brahmane n'est pas exempt de désir. Il est assez probable que nul homme vivant (capable de se maintenir en vie plus longtemps qu'une simple inertie biologique le permettrait) ne puisse être sans désir. Exister humainement, c'est désirer, c'est être porté par le principe du désir.

Le brahmane, cela dit, utilise la puissance de ce principe éternel pour l'orienter vers l'Extinction; c'est à dire non pas vers l'annihilation du désir en tant que principe d'intentionnalité (ou extatique) mais l'annihilation de l'alternance de ses objets. Ce qu'il cherche à éteindre ce n'est pas le désir en tant que principe stable et pour ainsi dire a priori, mais plutôt la nature de ses manifestations, ses vacillations, ses éparpillements, sa danse erratique qui écartèle le Soi en autant de directions qu'un vent extrinsèque semble impulser. Le brahmane met tout son désir dans la fixation d'un seul objet, dans l'abolition de la temporalité du désir (produite par la variation intempestive des objets de celui-ci)  afin d'accorder enfin l'objet du désir à son principe même, et ainsi l'abstraire en une éternité. Le désir, de poiésis devient praxis, il ne cherche plus à se réaliser dans les illusions de transcendance, mais trouve de manière immanente son principe de réalisation que les bouddhistes confondent avec son Extinction. Il y a bien extinction d'une certaine modalité du désir mais non du désir lui-même qui est un principe éternel pour l'être humain.

La preuve? Le sage ou l'aspirant, passe son temps à aller contre ses désirs, ses penchants et vise à tout instant un état particulier: il est tout entier tendu vers son but, sa vie en est le cheminement obstiné.

lundi 3 mai 2021

Digression méditative ou l'idée de temps cuite au soleil

 La philosophie n'est pas une activité intellectuelle qui met en branle des concepts irréductibles à des sensations. Bien au contraire, je trouve qu'elle n'est qu'intuitions (non pas au sens d'inspiration divine qui viendrait injecter en l'homme une vérité quelconque par l'effet d'une révélation, je parle plutôt d'affection sensible) et images. D'ailleurs il n'y a pas de pensée qui ne soit une sensation, même le langage est entendu par images acoustiques auxquelles sont liées des images d'autres types encore. Cela dit on ne sent pas par son corps, mais bien par sa conscience (preuve en est le sommeil). Chaque sensation est une image ou la synthèse en une durée, qu'on appelle un état, d'une succession d'affections. En fait c'est toute la dualité entre le corps et l'esprit qui doit être ici annulée sous peine de ne plus rien comprendre à tout cela. Le corps ne peut être qu'une idée de l'esprit, une vue de l'esprit, de la même manière que l'esprit ne peut être qu'un produit du corps. Nous n'avons pas d'idées de choses insensibles.


On pourrait m'objecter que l'idée même de l'infini vient contredire cette thèse (mais ce n'est pas une thèse, je n'affirme rien, je ne fais que parler, je ne prétends pas à la vérité, j'en alimente un courant voilà tout) mais je ne serais pas d'accord. La raison en est que l'infini est la sensation de la conscience qui se vit sur le mode de la permanence. Même lorsqu'elle cesse, elle cesse pour autrui ou par rapport à un référentiel externe, étranger, qui agit alors comme trace et témoin de cette cessation temporaire qui inclut conscience et inconscience dans une synthèse plus vaste qu'on pourrait nommer existence. Néanmoins du point de vue de la conscience, la seule chose qui est expérimentée c'est la conscience... La mort n'y pourra rien y faire puisque la conscience n'aura jamais connaissance de sa fin, elle n'en aura nulle expérience. Elle se vit donc, pratiquement, sous le rapport de l'éternité, et l'idée d'infini n'a rien d'une chimère spéculative.

Il en va de même pour l'idée du fini, c'est par l'expérience d'états de consciences temporaires et fluents que la finitude est perçue et ressentie, mais elle ne peut l'être que sur un fond d'infinité, de permanence éternelle.