mercredi 19 décembre 2018

Allez tous vous faire enculer 2

À ce stade de notre conversation, je dois vous faire une confidence: sans mes insomnies, nous n'en serions certainement pas là. Je vous aurais déjà quitté, comme j'ai quitté toutes choses - par ennui, crainte de boucher l'horizon des possibles, ou les deux. Mais voilà qu'une houle nocturne me ramène là, sur le rivage impudique de notre rencontre improbable. Peut-être aussi qu'une pointe de culpabilité m'a enjoint à donner corps à cet élan d'écrire qui me prit dans le lit, il y a quelques heures maintenant - c'est qu'auparavant j'ai tenté de l'apaiser dans la lecture puis la masturbation, avec le résultat que vous constatez: encore, je frappe à votre porte.

Tous les écrivains ne frappent-ils pas à la porte des lecteurs, exactement comme le font les patients avec leur psy? Ces lignes me servent de préambule, comme on s'assied sur le divan. Je rumine déjà ce que je vais vous raconter, mais plus le moment approche et moins je suis fixé. Je jette alors un coup d'oeil à la nuit sans étoiles, complice venue me réveiller par ses coups répétés et intermittents de pluie sur le velux. La nuit, par la fenêtre, est lisse et sans aspérité pour mon esprit qui veut s'échapper de lui-même, de l'espace confiné de cet ennui existentiel qui caractérise mes dernières années, et que ma liberté oisive éclaire d'une lueur sans égard.

La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous et moi, c'était du fait d'une situation similaire, seul le sentiment dans lequel je me débattais, ainsi que son réseau causal, étaient différents. Je fuyais alors l'écume insupportable d'un passé rance dans lequel mes pensées barbottaient minablement, sans m'avoir demandé mon avis. Je désertai l'insondable vide qui me rongeait sans cesse face aux souvenirs ou aux fictions fantasmées - et dont les causes échappent à la raison même - au sujet de celle que j'appelle, encore aujourd'hui, La Femme, personne avec qui j'ai passé environ cinq années de vie commune et presque six ans de relation de couple, si l'on veut bien prendre la peine de recoller les fragments d'une histoire éclatée.

Je savais pertinemment en commençant à m'épancher ce soir que la conversation tournerait autour de ce sujet. Parce qu'il est de toute évidence important pour moi, et peut-être plus souvent central que je ne le souhaiterais. Je vais toutefois m'efforcer d'en parler sans pleurer, rationnellement et avec tout le détachement dont un bon historien doit faire preuve.

Je me suis demandé il y a quelques minutes - et me demande encore - s'il me faut modifier les noms, les lieux et maints autres détails formels qui n'altèrent pas la fidélité du contenu narratif mais auraient cependant deux effets: d'une part celui de me dédouaner de toute accusation d'égocentrisme facilement lancée à l'auteur d'un récit autobiographique, et d'autre part de respecter le droit à l'anonymat et à la vie privée des personnes impliquées. Cela dit, j'hésite à le faire pour deux raisons: d'abord parce qu'il y a une grande hypocrisie, à mon sens, à prétendre qu'un récit n'est pas autobiographique. Il me semble au contraire qu'on ne peut exprimer que ce que l'on a en soi, ce qui agite l'intime, et ce même à travers les histoires les plus fantastiques. En outre n'y a-t-il pas deux types d'écriture? L'une consistant à passer un moment avec le lecteur, pour le plaisir de partager son âme et ses points de vue sur le monde; l'autre consistant à susciter un ou des sentiments à travers le récit d'une histoire inventée. Au fond, l'un et l'autre ne sont-ils pas une même forme d'écriture où se distingue d'une part la tendance à mettre l'accent sur le pôle communicationnel et d'autre part celle qui se concentre sur le pôle narratif?

Vilipender l'auteur autobiographique relève d'un parti pris sur l'art qui ne me concerne absolument plus aujourd'hui, à savoir que ce dernier devrait être le partage ou l'expression d'éléments (savoirs, convictions, émotions, etc.) suffisamment intimes pour êtres singuliers et authentiques, tout en étant assez éloignés du vécu personnel de l'auteur pour être universels et non égocentriques? Pourtant, tout personnage inventé ne pourrait-il pas être une véritable personne et inversement? Il me semble que dans le singulier se trouve toujours l'universel, no man is an island.

Bien que j'aime à inventer des mondes, je n'ai aucune envie de bâtir en bon artisan un univers factice où faire tenir mes idées personnelles, tout en les reniant captieusement par là même. Non, je vous parle vrai, cru, et je ne pense pas être ni plus ni moins intéressant que n'importe lequel d'entre vous. Ceci étant dit, je prends la décision, avec votre bénédiction je l'espère, de modifier certains éléments eu égard au respect des personnes impliquées, et bien qu'en dernier ressort je puisse bien raconter ce que bon me semble.

C'est marrant, plus je prévois de vous parler de la Femme, et moins je le fais, je repousse, j'ajourne, je brode une propédeutique censée mener à un acmé qui n'est qu'un fantasme. Peut-être au fond que je n'ai pas envie de parler d'elle... Peut-être qu'il me vaudrait mieux vous raconter comment j'en suis arrivé là, ici, maintenant, et comment je survis au coeur de la souffrance comme dans l'oeil du plus noir cyclone.

mardi 11 décembre 2018

Tatouages

Les vrais tatouages sont sur les âmes, invisibles et pudiques.
Un tatouage c'est un destin, ça se contemple dans les yeux, la voix les gestes ou bien les deux. 
Les vrais tatouages... Sont-ils un cri sur la grand-voie, fragile empreinte de nos choix?
Quel est le vôtre? Il signe quel voyage? Est-ce que ça saigne dans les naufrages? Est-ce que ça lèche le bastingage?
Mon vrai tatouage, dans le secret des voeux dans les pensées lustrales, trace un sillon comme un dédale.
Il n'y a rien à voir car il est fait de formes à sentir, et par les pores à ressentir.
Même moi, si je le voulais, je ne pourrais le dessiner.
C'est qu'il s'en vient par un détour, frôle les murs de ses contours.
Au hasard d'une chanson, sur un silence suspendu, dans les couleurs sur le canson ou le balancement d'un pendu,
Le voilà qui prend vie comme un ancien présage.

J'ai connu la belle âme avec un noeud sur le dos nu. Le dénouer fut drame qui rendit ma vie dissolue.
Une hirondelle sur la poitrine aux couleurs froides comme la bruine...
Elle déploie ses deux ailes juste au-dessus de si beaux seins
Et annonce l'hiver où mon symbole demeure enceint.

lundi 10 décembre 2018

J'connais

J'connais un lieu sous la montagne où la colère bat comme un coeur
J'connais un très trop vieux regard qui troue le monde de part en part
  Il s'en va lassé si souvent vers les avenirs échus au vent
J'connais un songe où je me meurs, d'une vie sans fin, de faim sans fond
J'connais un pont entre deux êtres qui s'est écroulé sous les ans
  Un rescapé saoul s'y dépêtre avec le coeur un peu brisé
  Parmi les décombres grisées par les couleurs de la tempête

J'connais les écarlates pluies où je cueillais tes joies sans bruit
J'connais des voeux sous l'oreiller, le numéro qu'on ne peut rayer
J'connais des souffrances anciennes qui sont revenues quand t'es partie
J'connais chacune des danses païennes que tu pratiquais sous la nuit

J'connais un mauvais aiguillage, un point du temps sans paysages
J'connais des discours silencieux qui sont tenus avec les yeux
J'connais une mesure de ma vie qui joue de belles mélodies
J'connais tant d'insondables mers remplies de mes larmes amères
J'connais des lyres et des plaisirs qui tintent au coin de ton sourire
J'connais un coeur sous la tristesse qui a pris froid sans tes caresses


vendredi 7 décembre 2018

Les éclaireurs du temps

On m'a cru endormi
Je n'ai pas démenti
J'étais enveloppé
Dans la brume des soirs
Dans l'oeil ouvert et noir
Où luit le fond des pleurs
Et où ce qui n'est pas
Suscite la terreur

Je faisais un grand somme
Pour revenir en formes
En prose jaillissante
À l'oeil ravissante
Ainsi la vérité se sent
Plus libre qu'en les vers
Et peut sans ces verrous
S'ébattre dans l'hiver

Pauvre hère en hardes
Qui clame comme un barde
Sur les routes intracées
Que n'indiquent les cartes
Je montre les chemins
Me tient aux grands carrefours
Pointant les lendemains
Qui tissent entre eux les jours

Mais je suis comme vous
Chaque homme au temps dévoue
La sève de sa vie
L'élan inassouvi
Qui construit pas à pas
L'étoffe du futur
Et le berceau des rêves
Que le présent rature

Sphère des pleurs

Que j'en finisse avec l'aurore
Moi? jamais!
J'irai me consumer dans les matins
Qui glissent dans l'horreur

Je suis du grand Ailleurs
Du coeur des bleues étoiles
Même un trou dans mes voiles
Se gonfle des rumeurs

Où lune et puis soleil
Se butinent en abeilles
Tandis que les cruelles lames
Déchirent d'autres âmes

J'ai bu l'eau du grand ciel
Siphonné chaque goutte
Dans ton calice en miel
Sillonné ma grand-route

Je ne suis pas bien loin
Dans l'ombre ou l'odeur du matin
Au creux sableux de tes doux rêves
Où orbite ma sève

Un jour, quand tout sera fini
Lorsque s'achève l'infini
Ma volonté perdurera immense
Comme une salle où déployer ta danse

Je suis venu des confins
D'un monde qui se meurt
Et dans le cercle de tes pleurs
Je viens chercher la fin

Et l'au-delà qui la succède
Où tout peut-être recommence
Dans le néant qui cède
Au son de sa romance

jeudi 6 décembre 2018

Où pissent les clochards célestes



C'est sûr, je suis bien là pour ça, tracer des chemins dans les vents incertains, et voir l'armée de mort l'arme à la main, trotter au pas des rythmes militaires.

Allez-y, partez, faites flotter vos drapeaux, tandis que moi je squatte l'atmosphère, d'où nul ne peut me déloger. Certains essayeront bien, mais j'ai fais de nos cieux mes draps, alors tirez, tirez! Le vent me bordera...

J'en ai fini de pleurer, tant de mes larmes ont abreuvées, la si grande forêt, où je me perds aujourd'hui, où même dans l'ombre tu luis. Je quête sous la frondaison le rayon de rosée, où brille incandescent l'essence de ton amour, sur l'ourlet de tes lèvres pour moi seul exposées. Je suis l'amoureux des ruines, qui couche avec les morts et garde le sourire. Je suis le loup des plaines solitaire, qui hurle sa complainte aux confins de l'éther. Et personne n'écoute le chant du vieux mâle, qui mord dans les étoiles et veut dresser le mat, pour hisser la grand voile qui mène vers nulle part.

Je suis l'ectoplasme des limbes, qui traîne informe sa carlingue, métamorphe un peu dingue dissous dans le brouillard, en particules élémentaires et concepts abstraits.

Le monde est une palinodie, un clignement le voilà parodie, le réel une idée, un  truc idiot que j'aurais dit, dans un de ces songes insensés, au cours d'une nuit noire de réelle insomnie. Et je rêvais de monstres, d'ogres et de placards, qu'il me fallait bien enfermer, enclore quelque part, avec les bonheurs défunts et le vertige des soirs.

À l'abordage, de rien, de tout, des galaxies sans teint, des instruments sans voix, de ton absence là, des voies à ne pas emprunter. Ce soir je marche sur les crêtes invisibles, qui relient le diffus des cieux, aux branches courbes de la voie lactée. Taxi! Sur le bout du bras de cette danseuse antique! Ce soir je veux marcher sur l'eau, et boire l'air impur que des bipèdes altèrent. Je veux être saoul de pollutions nocturnes, sortir ivre de mastroquets perdus, me battre avec la meute des désespérés, et apprendre des fous à contracter le temps.

Ce soir je m'en vais traverser la fin, en fast forward, j'irai découvrir la face cachée, où se jettent les chants inachevées, et les épaves de vies. Ce soir je n'ai pas d'âme, je suis locataire de l'Esprit, j'avance à cloche pied et prend les raccourcis. Ce soir je tire le rideau, sur ma conscience et son radeau, je dormirai dans un cyclone et trouverai un toit clément sous une pluie de météores.

Ce soir, comme un dieu dément, je clos le cercle des tourments, replie sur moi le firmament, défait l'alphabet de mes gènes et baisse le rideau de fer où pissent les clochards célestes.

mardi 4 décembre 2018

Voile azur

Je n'ose imaginer ce qu'il se passerait
Si insensible enfin je devenais
Et comme fleur se fanant
J'allais sans âme au fond des ans

Combien de peines à souffrir
Et puis de larmes à souffler
Le jour qui ne veut plus mourir
Malgré cette étoile apaisée

Je n'aurais cru qu'on puisse vivre
Sans trop savoir quoi désirer
Et qu'il suffise à se rendre ivre
De la saveur d'un seul souhait

Je me vois tourner dans cieux vides
Presque aussi pâles que yeux vides
Gavé de rêves ravalés
Je vois en couleurs délavées

Mais quelque part au fond de rien
Un grand rouage sans mesure
Un pieu courage un voile azur
Par la grand-voûte au ciel éteint
Jette au-dessus des sombres murs
Un peu d'espoir un pont de liens

Allez tous vous faire enculer

Je vais tout raconter, tout dire puisque je ne sais faire autrement. Pas que je sois incapable de me taire, oh non, mais dans mon désir d'écrire, je m'aperçois que je ne sais pas opérer selon les codes usuels, produire des textes répondant au format en vogue du roman. Je n'écris qu'une sorte de vague poésie philosophique et geignarde, la traduction littéraire de la souffrance d'être propre aux hommes de mon espèce.

J'avais de nombreux projets littéraires. J'avais même commencé à écrire un conte un peu fantastique mettant en scène une petite fille nommée Noor, ayant perdu sa grand-mère et cherchant à la retrouver parmi les étoiles. Ce conte devait, à travers des environnements et situations métaphoriques, produire le sentiment mélancolique du temps qui passe et défait les êtres et les choses. Je voulais y introduire le lecteur à la naissance de la lucidité, telle qu'elle se définit pour moi, sous la forme d'une intranquillité primordiale et permanente. Une sorte de décalage dans l'abstrait qui fait que chaque expérience est vécue à travers la conscience se représentant que tout n'est que représentation au sein d'un monde représenté et dont la seule substance est la permanence de l'impermanence des choses. En gros Noor devait apprendre à vivre avec la mort, dans un destin qui en est parsemé du début jusqu'à la fin. Tout regard qui tente de tout embrasser en même temps est voué à contempler sa propre fin, entre autres représentations métaphysiques abjectes qui savent bien produire la nausée, ou ce malaise passager qu'une obtrusion temporaire et délétère du troisième oeil peut résorber de manière éphémère (mais ne faisant alors que proroger l'irruption brutale de la clarté du regard retrouvée et son sillon laniaire).

J'avais ensuite en tête une grande saga de science-fiction dans laquelle on suivrait l'histoire de plusieurs protagonistes disséminés à travers le temps, mais tous reliés par le fait d'être des âmes-soeurs. Sans rien révéler du scénario, qui est encore incertain, je voulais montrer à travers cette immense fresque les multiples voies que pourrait emprunter une humanité sortant d'une crise sceptique. Je souhaitais que le récit suscite le sentiment que toute représentation épistémologique, voire purement idéologique du monde, comporte en elle-même sa cohérence. Pour le dire en langage mathématique, que tout théorème possède l'axiomatique qui le rend vrai. Le héros était censé faire triompher la richesse diapré d'un regard ouvert sur l'indéfini et considérer tout principe civilisationnel comme source d'une richesse irréductible mais non suffisante.

Je dois bien avoir d'autres projets dans le dédale de mes élans morts-nés que je n'évoquerai pas ici car la liste de ces foetus est bien trop longue et n'aurait probablement d'autre vertu que la redondance. Rassurez-vous, vous ne risquez pas de lire une de ces oeuvres. Elles sont des sentiments, entretissés en un réseau qui leur donne la densité des mots et des presque-histoires, mais je n'aurai probablement jamais l'envie de leur prêter la substance matérielle des choses mondaines. Je ne saurais dire pourquoi je n'en sens pas l'urgence ni le besoin. Toutes ces choses dans ma tête sont déjà là, existent pour moi? Peut-être que la vie m'a trop incliné à apprendre que les autres n'écoutent pas (pourquoi le feraient-ils?), et qu'il est vain souvent de vouloir s'exprimer. J'ai le goût des soliloques mais la pensée silencieuse est pour cela plus commode, et si le besoin de partager avec mes semblables mes visions d'outre-monde se fait sentir, il me paraît plus aisé d'user de ma parole en un dialogue vivant avec la personne visée.

Vous comprenez bien maintenant dans quelle situation je suis. Gros de mille intentions, d'innombrables oeuvres, je ne trouve aucune raison suffisante pour me pousser à les accoucher dans l'espace-temps physique. Mais alors pourquoi nous parles-tu de tout ça?! Bonne question. C'est parce que le travail (en tant qu'employé moderne, dans l'acception morne et étique qu'une économie capitaliste veut bien lui octroyer) m'étant intolérable, je me suis laissé dire que, peut-être, tenter d'être "artiste", du moins de vivre de l'art, pourrait constituer une alternative à l'aliénation susmentionnée... Et pour cela, pas le choix: il faut écrire... Certes j'ai plus d'une dizaine d'années de poésie qui dort, encodée sous forme binaire sur des couches d'oxyde de fer, de nickel et de cobalt, mais qui lit aujourd'hui de la poésie? À fortiori contemporaine... Il est donc nécessaire de lorgner du côté du roman, objet qui ne pourrait être plus éloigné dans son processus de fabrication de mes propres modes d'action. Je suis bien plus musicien qu'écrivain (rétribution/sanction immédiate à travers le jeu Vs lente abnégation de plusieurs mois). Alors pourquoi ne pas faire de la musique? C'est ce que je fais lorsque j'écris des poèmes, c'est aussi ce que je fais lorsque je compose des morceaux de guitare (pâles copies de ce qui gît dans ma tête et ne reflétant au final que les limitations techniques de mon savoir-faire instrumental). Mais afin de produire une musique suffisamment sophistiquée pour pouvoir être marchandée (du moins selon mon jugement puisque la médiocrité dont on nous abreuve en masse pourrait laisser la place à l'optimisme), il me faudrait travailler d'arrache-pied pour maîtriser un instrument. C'est impensable pour plusieurs raisons: d'abord parce que je serais ainsi limité à un seul instrument, or la musique que j'écoute en moi est le produit de tous les sons que j'ai pu récolter au cours de ma vie, ensuite parce que je n'envisage aucune dimension ludique à l'étude d'un instrument et qu'il me faudrait alors accepter l'idée d'accepter de me passer de toute rétribution immédiate pour me projeter dans un plaisir futur plus ou moins lointain, ce qui est incompatible avec le trait idiosyncrasique cité plus haut et associerait la composition musicale à cette même sorte d'artisanat que constitue la rédaction de romans...

On pourrait aborder l'option sport, puisque je suis très sportif, voie que j'avais d'ailleurs commencé à emprunter gentiment il y à peu près douze ans désormais. Mais là encore: trop de contraintes. La compétition et l'environnement qu'elle génère me débectent, la culte de la performance a remplacé la dimension artistique de l'activité en une sorte de taylorisme hideux qui enjoint le pratiquant à travailler plus que ne le ferait une machine... La nécessité de respecter des horaires et plus généralement une structuration stricte d'une temporalité qui par essence est relative (et donc subjective lorsqu'il s'agit d'un sujet tel que l'humain que je suis), me sont en outre une violence intolérable.

Bref, me voilà donc ici, au bout de cette virgule, et maintenant de celle-ci, à faire s'épancher ma conscience sous la forme de zéros et de un stockées sur des couches de cobalt, nickel et oxyde de fer. Je ne sais pas si la rédaction de ces ruminations peut rentrer dans le projet mentionné au tout début de mon histoire, mais il se trouve que quand bien même ce ne serait pas le cas, je me trouve ici, dans cet acte, au sein d'un bain ludique et sur une trajectoire où me pousse mon inertie, sans que jamais je n'ai à ressentir la désagréable sensation de faire un effort inutile. J'ai décidé de tout vous raconter. Avant de clore ce premier chapitre je m'interroge toutefois sur la suite à donner à ce dialogue avec tout le monde: faut-il que je retrace un peu le cheminement chronologique de ce dilemme auquel je suis confronté (et si oui jusqu'à quand remonter?) ou bien serait-il plus séant de suivre le courant, au fil de l'eau. Dans ce dernier cas cependant, vous n'auriez pas d'autre repère que la logorrhée intarissable de ce flux de conscience se déversant en mots sur vos rétines. Pouvoir donner un peu d'épaisseur au locuteur est toujours une bonne chose, cela permet de s'identifier, voire de s'attacher (peut-on s'attacher même dans la détestation?) au narrateur qui parle à la première personne. Mais je crains tout de même que vous raconter ma vie, du moins certains pans bien définis de celle-ci, ne paraisse un peu mégalo, voire ne trahisse un manque d'inspiration. Nous pouvons je crois éliminer dès à présent cette deuxième crainte, l'évocation précédente de mes projets de roman vous aura convaincu, j'en suis certain, de la prolixité de mon inspiration. Mais alors pire: il faudrait incriminer ma motivation, qui dès lors qu'il ne s'agirait pas de ne parler qu'exclusivement de ma petite personne, se trouverait impuissante et apostate... C'est vrai que j'ai du mal à fournir l'effort d'écriture s'il faut inventer des personnages (aussi inspiré de ma personne qu'ils le soient), un monde et une histoire. À vrai dire, pourquoi faudrait-il mettre en scène des personnages à travers des scénarios complexes pour faire passer des idées et sentiments qu'une simple confession pourrait transmettre? Peut-être parce que l'histoire a prouvé que ça marchait très bien, que les gens étaient ainsi moins rebutés par l'idée de prendre une leçon par un narrateur égocentrique, qu'en outre cela permettait une mise à distance où l'aspect symbolique de la métaphore permet de se faire le vecteur moins grossier d'idées et sentiments autrement banals et sans profondeur... C'est une réponse qui me convient. Mais moi, je souligne, j'ai envie d'essayer d'être aussi peu grossier qu'un roman, aussi parabolique qu'un conte merveilleux, et aussi peu égocentrique qu'un ego qui se dissèque sous la lumière crue et sans fard d'une opération clinique. Bref, je prends le pari risqué de vous captiver le temps de quelques heures, dans un dialogue avec moi-même où vous ne pourrez malheureusement pas prendre la parole, si ce n'est en votre for intérieur. Croyez pourtant dès à présent ma ferme et bonne volonté: je ferai tout pour que vous vous sentiez écoutés et pour que vous retrouviez, avant même de les avoir formulées pour vous, les objections et remarques qui pourraient vous trotter en tête.

Maintenant je vous le demande: avez-vous envie que je vous raconte comment le monde m'a baisé et pourquoi il est si important que je vous le raconte?

dimanche 2 décembre 2018

Idée cadeau!

Un des plus grands cadeaux que je puisse faire à quelqu'un, c'est celui de la contradiction - et peut-être, dans un sens strictement épistémologique de l'isosthénie -, mais je réalise bien des fois que c'est un cadeau empoisonné qui peut aisément générer de la souffrance. Ne l'ai-je d'ailleurs pas vécu en moi-même cette souffrance? Elle est au quotidien la pompe de mon âme qui répand sa liquide lucidité, comme une ombre sur le vécu.

Je crois que la lucidité implique la souffrance, peut-être même qu'il s'agit d'être capable de voir que la conscience est une impasse de l'évolution. Trop de conscience, c'est à dire trop de liberté et donc trop de choix ne peut produire que vacuité et absence de choix, désengagement de soi.

Être lucide, c'est être capable d'opérer des changements de paradigmes cognitifs, passer d'un référentiel à un autre, afin de produire des raisonnements qui, bien que menant à des jugements contradictoires ou du moins différents, sont chacun cohérents dans l'axiomatique (ou la sémantique) qui les a produits. Cette capacité a pour conséquence de produire du jeu, de l'espace vacant (epochè), où la conscience ratiocinante (ou délibérative) met en branle sa puissance dans des scénarios dirimants. Elle laisse libre d'observer tous les chemins mais avec la particularité de nous faire savoir (purement formellement dans le domaine de la théorie, et probablement d'un point de vue empirique) qu'aucun n'est la réponse, et que précisément tous sont une partie de la réponse; et qu'il est impossible d'arpenter un chemin qui rassemblerait l'indéfinité des réponses possibles.

Pensez au paradoxe du mouvement de Zénon d'Elée consistant à sans cesse diviser par deux la distance à parcourir: soit vous parcourez la distance, soit vous vous abstrayez du mouvement pur pour explorer sa représentation à travers les opérations de l'esprit. Lorsqu'on devient trop lucide, on demeure prisonnier de ses représentations et tout mouvement, c'est à dire choix, devient en droit impossible puisqu'il requiert de se faire croire qu'un choix est meilleur qu'un autre.

Une conclusion de ce constat pourrait être la suivante: la conscience est négation. On serait tenté de dire même qu'elle est par conséquent contraire à l'élan vital, mais la vie est un paradoxe en acte: toute création est destruction d'autre chose, tout ce qui s'élève le fait en grignotant ce qui était.

Alors qui a raison entre celui qui n'ose plus faire un choix face à tous les possibles, et celui qui s'engouffre aveuglément dans la conviction et la foi d'une Voie d'or? L'un est dangereux pour les autres (je vous laisse deviner lequel), mais pas toujours, l'autre l'est pour lui-même. Lorsque le pôle noétique a pris l'ascendant sur le pôle empirique, tout élan qui jaillit se voit dissout dans l'epochè, chaque désir est filtré par une lucidité qui, en bonne observatrice, sait que le désir opposé est lui aussi enviable, orientant par là le processus pulsionnel vers un chemin opposé. Ce jeu se répète indéfiniment jusqu'à ce que la fonction même du désir soit en panne et ne sache plus produire de réel engagement durable.

Voilà mon cadeau pour l'humanité.