mardi 12 mars 2024

Pharmakon

Fils -- qui aurait cru qu'un jour ces mots seraient prononcés par moi-même... tu es sans commune mesure l'œuvre la plus aboutie dont je suis l'artisan. Peut-être parce que je n'en suis pas le seul... Peut-être aussi parce que mon âme n'aura pas pu glacer de son toucher funeste ta si tendre cellule. Et si je vois en toi un peu de ma personne, j'espère -- ô combien j'espère pour toi -- que tout le génie biologique de la nature aura pris soin de bien filtrer de mon fatal électuaire des doses homéopathiques capables de t'offrir un avenir vivable.

On dit bien, après tout, que tout poison bien dosé peut devenir vulnéraire...

Deux minutes et vingt secondes

Tout le divers des choses peut-il entrer dans un enclos de durée? Oui désormais j'en suis sûr, tout le passé, tout l'avenir, peuvent résonner dans cette note qui coule de ton violon comme une sève figeant en son ambre l'histoire totale du monde. Toute la perfection de la souffrance et de la joie s'unissant malgré eux de violence consommée en la durée de cette blanche -- quoi de mieux qu'une blanche pour subsumer tout le spectre chromatique des qualités de l'être... Que je puisse désormais porter sur moi en tout instant, comme un talisman apotropaïque, l'anthologie de ces arpèges, et conjurer ainsi l'éthiops hors-d'âge de mon sang; je veux porter contre ma peau la ténèbre du monde et contenir de mon regard le flot en feu d'effroi: pour vivre un peu, juste un peu plus longtemps préservé d'asphyxie.

Mon âme oxydée porte en elle l'empreinte du temps qui s'active à construire le présent, cela suffit je crois -- cela suffit n'est-ce pas? Piotr ourdit pour moi des valses où abolir mes sentiments, que tout l'immonde déluge de mon tourment se déverse en deux minutes et vingt secondes enlacées de l'archer virtuose d'un génie de toujours -- on peut avoir mille ans à sept comme à vingt ans... L'âme trop vieille en des corps trop jeunes disjoint les cellules, pèse trop lourd sur les interactions du noyau, exerce une pression démentielle et par sa densité fait imploser l'humain pour former une étoile -- qui s'effondre en elle-même, éclairant le cosmos.

Deux minutes et vingt secondes, ma vie ne vaut pas plus; Au-delà nul délai: qu'elle griffe de lumière la nuit sombre et sincère, apportant sa poudreuse dissolution au difficile problème de la conscience.

lundi 11 mars 2024

Bon-heur

De tous les receleurs d'étoiles que contient l'univers, je n'ai trouvé d'autre que toi pour éteindre l'enfer qui pulse au-dedans de moi-même et presse sur mon cœur l'épine si cruelle de l'éternelle lucidité. Sourdent alors de ténèbres reniés en des plis de mémoire universelle -- où je me branche en de si brèves dissolutions -- , des gouttes si obscures que le mélange de toutes nuits possibles: odes désabusées où s'enferme l'acmé de mes abîmes. Deux faces pour le néant qui sait me faire chuter... Écartelé dans les octaves d'une musique à déchirer le temps, je vois mon être se disjoindre en deux horizons opposés du vaste espace infini; confins de l'être inhospitaliers qui nous rappelle comme une origine.

Déchire-moi sombre orbe de rien, dans l'expression de mondes spiralés qui dansent sur des pistes universelles, selon des temps que je ne peux sentir, et que je veux faire miens pourtant -- que je voudrais me faire grandir aussi loin que les bords de perceptions futures. J'absorbe frénétiquement tant de fragments de toi que je ne sais recoudre sur ma peau diaphane un manteau de ton souffle où me protèger de leur Être. Car l'ordre du Réel a croqué mes organes, enfoncé de longs crocs jusqu'au noyau de l'âme, je n'en puis me dépêtre, je suis pris au-dedans d'une pelotte d'incroyance. Et c'est encore vivre que de se défaire, on demeure si loin de la mort à exister malgré soi parmi les images de ce conte que se jouent les enfants. En regardant la nuit j'ai brûlé mes prunelles et ne voit plus partout qu'un champ d'inactuel, où tout se brouille, absence de contours où se défont les formes, où je m'indétermine et rebrousse chemin. Ressac ontologique, inception par laquelle reflue le monde dont je ne sais que faire...

Si je me place à tel endroit précis de Rien en regardant vers cette direction du grand Indéfini, alors je sens jaillir un monde ourdi de cellules encastrées parmi lesquelles, certaines déversent, sur ce qu'elles croient être substance, des valeurs d'alphabet -- vaine broderie de fictions pour que cohèrent ensemble les éléments d'un système qu'elles nomment injustement Réel.

Quelque chose que je crois Moi oscille d'un picomètre et toute la féérie soliptique de ce percept disparaît en même temps que ce qui la rendait possible. Voilà ce qu'il faudrait nommer bon-heur.

Aphorisme de l'amour éternel

"Devant Dieu ou devant tout autre fabricant d'étoiles, [...] je suis prêt à vous attendre"

Paul Morand, L'homme pressé

Aphorisme du consentement

"[...] Il était de l'immense troupeau des imbéciles qui, d'une voix coagulée, rendent leur journal après l'avoir mangé."

Paul Morand, L'homme pressé

Aphorisme du zéro et de l'infini

"Moi, qui n'ai jamais rien fait dans ce monde,

Moi, qui n'ai jamais su vouloir ni savoir,

Moi, qui ai toujours été l'absence de ma volonté"

Alvaro de Campos

lundi 19 février 2024

Scialyse

Trop puissant Pessoa, trop puissant Skotos di Quaquero. Le même sang dans les veines, infusion de soleil qui brunît la peau de notre sexe. Les abysses de nos océans psychiques sont parcourues des mêmes houles atlantiques, nous avons nos marées, nos grands coefficients. Il nous faut le soleil pour écrire, il nous faut son attraction pour extirper de nous, de nos profondeurs hantées, la sève dyonisiaque qu'exsude l'écriture.

Certains écrient l'hiver, sous la grisaille pluviale parce qu'ils portent en eux un soleil. Nous, qui contenons un gigantesque trou noir, avons besoin que tous les feux du soleil éclairent notre obscurité profonde, pour qu'apparaissent sur la peau de nos cavernes les glyphes hiératiques de la beauté.

Non... attendez. Je fais erreur: Je n'ai pas besoin de lumière, mon ombre s'illumine elle-même.

Scialyse est le nom de cette étrange poésie.

Pour cette raison Pessoa fait pulser sa musique à l'intérieur même d'une malle contenant plus de lumière alors que toutes les villes occidentales la nuit. Ma malle est, quant à elle, numérique: elle n'est, en ce sens, qu'une ombre s'enveloppant elle-même; plus difficile à trouver encore car elle se tient dans cette opaque obscurité de l'anonymat -- celle des innombrables particules élémentaires coagulées en ce qu'on nomme société.

Il faut porter en soi une dose considérable d'obscurité (Skotos) pour voir à travers la lumière du jour; aussi je demeure à l'abri.


Story

À tout âge peut-être est-il possible d'ourdir un bilan de soi-même, et de s'étonner de voir le motif improbable qu'a brodé Clotho. Rodéo du destin qui relie les contraires comme s'il n'y avait là qu'évidence incomprise -- de nos pauvres âmes limitées, concentriques, étriquées à crever l'être de cette aiguille aigüe de conscience.

Charriés à travers le vide galactique sans même en ressentir la vitesse, passagers débridés qui pour faire tenir la fiction oublions tout cela. Nos lois de la physique nous disent bien après tout que tout mouvement est semblable au repos. Et nous nous reposons de devenir, nous croyons être de désêtre, ne voyons même pas nos convictions les plus tenaces être rongées de rouille et puis bientôt scorie, sillon ténu dans notre dos, remou du vent de nos "story".

La vie est un détachement, l'amour meurt à tout va, et seule l'idée que l'on garde continue de grandir, comme un mensonge nécessaire qui voudrait nous faire croire que le passé a existé... Relisons nos journaux et constatons à quel point le jour présent n'a plus rien d'autrefois... La constellation d'âmes que tisse notre vie sociale n'est pas cette sphère fixe d'un monde supra-lunaire, elle est le foisonnement incessant de mollécules mouvantes, qui reconstitue chaque instant la cartographie de nos représentations mentales, avec son Nord, son Sud, Rose des Vents de consciences en dérive, surface plane et définie que nous prisons bien plus que le vrai territoire. Mais la carte change elle aussi, moins rapidement certes, mais néanmoins reconfigure en différé, avec plus de douceur -- peut-être --, les fins motifs tracés dans les sables du temps. Le passé est illisible en lui-même, il n'affleure à la surface que d'une seule sémantique: celle du présent éternel.

En réalité nous ne retenons rien, et c'est pourquoi nous parvenons à danser sur cette permanence -- qui n'est au fond que celle d'une illusion renouvelée.

vendredi 16 février 2024

Aphorismes de la génialité

"Le génie est inadaptation. Et donc névrose."

Alvaro de Campos

 

"Le génie est l'équilibre du déséquilibre."

Fernando Pessoa ( Alvaro de Campos ? )

Aphorismes eudémoniques

"Être bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Mais si la première vous manque, tout est perdu."

Flaubert

 

"Elle l'a mis en prison parcequ'elle était inquiète."

Papa

 

"Après l'enceinte, l'enclos"

Papa

 

"Nous avons tous dans le passé un jour qui nous désenchante l'avenir."

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit

 

"J'ai beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces... Il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m'empêchera d'être heureuse"

Anouilh

Excrétion imminente

 Le courage d'être en vie s'apparente aujourd'hui, de manière douloureusement aigüe, à une forme d'optimisme béat confinant plus à l'inconscience la plus impardonnable qu'à une quelconque bravoure. L'égoïsme forcené parvient à dresser entre l'individu et le réel de hauts murs versicolores entre lesquels une existence monadique est possible, envers et contre tout. Mais le réel est là, partout, qui déroule son programme, et viendra bientôt souffler cette flamme, vacillante et têtue, du conatus humain.

À notre époque d'immanence absolue, il devrait être formellement interdit d'être optimiste et de croire en un quelconque futur. Nous devrions observer, muets, humbles, inquiets, la succession de désastres qu'est l'histoire contemporaine, avec le cœur aussi vide que les énoncés produits par nos machines. Pas un seul regard lucide -- véritablement lucide -- ne peut voir en ces temps de quoi se réjouir. Il est temps de pleurer ou d'agir, pour ceux qui croient encore -- et peut-être à raison qui sait... -- que les actions humaines sont la cause de l'histoire.

Et pour tous ceux qu'une transcendance attache encore à un espoir, il faudra accepter de voir le siècle présent piétiner de tout son mépris ces valeurs désuètes, et faire de leur engeance un reliquat d'hominidés arriérés bientôt anachroniques.

Oh regarder le siècle et parvenir à la joie: quelle cruauté perverse...

Regardons le siècle, et congédions-le sur-le-champ. Mais, s'il reste accroché malgré tout, dans des cœurs trop nombreux, peut-être faudra-t-il, à ceux qui savent encore souffir en eux, trouver une issue.

L'humanité a cela de fascinant qu'elle aura su créer l'émonctoire qui l'excrètera du monde.

mardi 13 février 2024

L'éventaire de rien

Sur un trottoir de ville-monde, dans le bruit d'une époque enrouée d'autos et de klaxon, le souffle rauque des machines et les volutes de respirations automatiques: une boutique, éphémère, avachie. Auvent piquant du nez vers le bitume, adossé à une structure branlante et qui semble pouvoir chuter au moindre coup de vent. Que fais-tu là mobilier branlant? Au bord d'un monde qui semble t'ignorer, te rejeter sur le côté comme un objet désuet dont on n'a plus que faire. Sur le toit incliné des fientes en nombre incalculable peignent d'ocres irisés d'incroyables circonvolutions, sinuosités fécales délivrées par le ciel. Adossé à ce mur comme un badaud rếveur, tu poses tes coudes de parois boisées, rongées par les termites, et regarde la rue grouillante d'insomnie, de bruit et de fureur. Le temps taquin t'immobilise là, sans toutefois t'oublier, prélevant de-ci de-là d'imperceptibles écots qu'un jour sévère fait retentir, soudainement. Bateau de Thésée qu'un récit noue de fil, subtile identité ne tenant qu'à cette Clotho entêtée; les ponts de la mémoire, une fois effondrés, feront de toi l'absolu enclavé d'une inepte monade. Seul ce qui aura été enfermé dans ton monde saura encore ouvrir sur l'infini, impliqué, centripète à en crever l'espace-temps.

Le curieux édifice imprime une délinéation imparfaitement régulière sur fond de ciel monochrome. Le réel ici semble s'être vengé de l'idéal géométrique, rappelant à l'observateur l'abîme entre idées et puis choses.

Sur le bois craquelé, un vernis feint l'essence prisée de nobles arbres, cette solidité du chêne sur fibres de carbone agglomérées. Paraître, mais pas trop... Faire comme tous les éventaires du monde, et saupoudrer sur soi un peu du velours cosmétique qui singe un ordre anéanti.

Sous l'auvent fatigué qui gondole -- comme si le poids de l'air était déjà bien trop -- des rayonnages de livres aux couvertures rongées. De petites étagères où s'encastrent des tranches de vie en rangs bien serrés. Certains ouvrages s'affichent, piteusement fiers, couverture offerte aux regards, d'aucunes maquillées d'illustrations colorées, d'autres, sobres et austères, arborant sur leurs peaux le tatouage de lettres enroulées.

Le vent curieux soulève parfois de son indiscrétion une couverture impudique et laisse entrevoir les organes absents d'un squelette artistique. Les pages blanches témoignent d'un projet indéfini à travers lequel l'absolue totalité empoigne le néant. D'autres bouquins contiennent un incipit plus ou moins élaboré se terminant sur les falaises abruptes d'une promesse inexplorée: préliminaires exquis d'étreintes imaginaires.

Tout est gratuit sur l'éventaire de rien. Pas de marchand, pas de prix. Le vide y cotoie d'énormes volumes chargés de fines arbesques signant les partitions de quelque prosodie cosmique déposée par une âme comme autant d'alluvions du temps. Dans la petite boîte percluse de rhumatismes pulsent des galaxies inaudibles, fenêtres vers l'éternité que des ruelles sans transcendance couvrent d'indifférence.

Toute sa valeur marchande réside dans le prix des matériaux, dans l'analyse élémentaire de ce qui forme un tout néanmoins supérieur à la somme. Obsolète le reste qui fait sens, la transcendance vers d'autres paradigmes, le réseau sidérale de pensées entretissées, de nuages sémantiques... d'âme.

L'âme n'existe pas dans une économie marchande.

Il n'y a plus d'âme au monde humain.

Ô monde horizontal; ton ciel est une pierre tombale.

mardi 6 février 2024

Aphorisme de l'asile

Le corps est un asile pour l'âme.

jeudi 18 janvier 2024

Homéostasie du style

 Le style est une ornière, c'est-à-dire qu'il constitue bel et bien la trace d'une habitude engrammée et vers laquelle on retombe par facilité, parce qu'il protège de l'indéfinie liberté, parce qu'il balise une séquence de gestes, de choix, qui jouent un type de musique familier, une forme dans laquelle on s'est empêtré.

Le style est une ornière, comme toutes les identités.

Même l'âme possède son homeostasie.

Échec et feu mat

 Je ne comprends pas vraiment ce phénomène, pourquoi ce feu dans cet âtre fait danser en son cœur de si sombres flammes. Sur les parois se réverbère une obscurité opaque sur laquelle bute mon regard aporétique. Je voulais qu'il m'éclaire et voilà qu'il me montre un trou noir qui piège la lumière: feu, abîme -- au fond âme bien mienne.

Pour allumer ce feu, il me faut dépenser une énergie absente, à crédit. Feu inversé inondeur de ténèbres. Je paie des pulsations intimes de mon être les vacillations hypnotiques de ta combustion. Exsangue, je ne peux plus écrire de musique, produire ces formes de la seule chose qui vaille en ce monde: la beauté. Égaré dans le noir désir de ces flammes obscures, je constate: je n'ai plus rien à éclairer. Plus rien à dire, à chanter.

Échec, le feu est mat.

jeudi 4 janvier 2024