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mercredi 12 janvier 2022

Parallèle


 

 

 Oh poison débilitant qui souffle sur les cris le baume émollient d'entropie. Disjoins les cellules, les neurones, les souvenirs. Qu'ils restent enclavés, comme un train désossé dont chaque wagon gît dans un pays différent; dont chaque rouage esseulé tourne dans la mécanique inepte d'un vide incandescent.

Partage mon âme en deux, en parties qui s'ignorent. Sape cette structure, fais de chaque élément le signe abscons d'un langage aboli. Que rien ne tienne ensemble dans le nouveau chaos, et que jusqu'aux échos de l'ancien système se perdent au bout des choses.

Qu'il est doux ce moment, où même un objet familier, n'est plus à rien relié: contempler le réseau de toile déchirée. Je me retrouve au bout de ton impasse, avec pour seul souvenir, l'idée trop persistante qu'un autre monde est là, de l'autre côté de ces murs, que tu dresses -- parois de mon tombeau faits pour me protéger. Je suis reconnaissant...

Peu à peu tu défais jusqu'à l'intelligence, jusqu'à ces facultés qui tissent un monde sans avoir la décence de demander si cela est séant. Car cela n'est pas séant n'est-ce pas? Ce n'est pas ce que nous voulons: exister?.. C'est bien là qu'est tapie la souffrance infinie, celle qui dans l'instant racole, les autres à venir. Pourquoi te faire si belle, te vouloir immortelle, tu passeras aussi, comme tous les naufrages, laissant derrière toi le tapis fleuri de mille vies nouvelles, qui sauront faire peau neuve de ton cadavre exquis.

Coule interminable conscience! Coule en vaine permanence! Tu sais si bien tenir en ton cadre indécis ce qui se résigne à passer, le présent qui se couche pour dresser l'avenir.

À présent je me couche, pour mieux te voir partir. C'est dans mes yeux ouverts qu'impudique tu touches le monde pur et forain, l'altérité des choses qu'inexplicablement tu veux rallier, souiller de ta vaine constance.

Je dois fermer les yeux, si ce ne sont les deux, au moins celui qui parle; et celui qui vomis en couleurs constellées l'invraisemblable féerie des ces cieux lointains, ceux-là même qui toisent, de leur nécessaire extranéité, la terre où crient des âmes ivres de leurs semblables, et qui s'entre-dévorent.

Pardonne-nous réel, nous sommes bien petits: de ta puissance illimitée, nous ne savons tirer que cette vile comédie, d'autant plus pathétique qu'elle est pour nous le parangon des tragédies.

Et je ne sais fermer les yeux. Seule une toxine émergée de ton art parvient à pétrifier en nos gorges acides ce souffle que nous insufflons jusque dans nos machines. Issue d'une vapeur létale, nous sommes les grouillantes vies, des formes rudérales sur les trottoirs souillés d'une intangible galaxie -- dimension parallèle.

Paradis parallèle, il faut sauter dans le vertige pour enfin te rejoindre, il faut franchir le Rubicon, boire l'eau noire du Styx, et faire de nos artères un fleuve du Néant.

Et, peut-être qu'alors, enfin, disparaîtra le symptôme infâme et dénué de rythme, qui glisse atone et seul dans l'Être tolérant: ô toi  féroce lucidité.

lundi 22 mars 2021

Liberté et déterminisme: l'heur du choix

Considérations spatiales sur le choix dynamique

 

Bergson nous explique de manière originale les biais cognitifs à l’œuvre lorsque nous raisonnons à propos du libre-arbitre. Nous avons systématiquement, dit-il, tendance à nous représenter le choix comme un chemin qui atteint un carrefour où plusieurs embranchements sont possibles, et parmi lesquels l'un d'eux est finalement élu. Le problème avec cette image, nous dit-il, réside dans le fait que nous représentons par là de la durée dynamique par de l'espace figé. C'est à dire que nous cherchons à reconstituer la durée, le mouvement, par la juxtaposition d'instants que l'on va relier entre eux pour former une trajectoire. Or, dans le cheminement du choix se faisant, les embranchements possibles ne sont pas encore tracés et donc, contrairement à ce que nous laisserait croire la représentation spatiale d'une trajectoire, le nombre des possibles est totalement ouvert et indéterminé puisque n'importe quel évènement survenant, n'importe quelle réflexion surgissant, peut soudainement ouvrir un horizon imprévu à l'individu délibérateur.

Les tenants du déterminisme, comme ceux du libre-arbitre, tiennent cette représentation spatiale du temps écoulé (et non pas du temps qui s'écoule) comme légitime et s'appuient sur elle, les uns pour affirmer grossièrement que "le chemin a été tracé ainsi; donc sa direction possible n'était pas une direction quelconque, mais bien cette direction même", les autres pour rétorquer que "avant que le chemin fût tracé, il n'y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu'il ne pouvait encore être question de chemin". Bergson enfonce le clou en résumant les deux positions à une tautologie: "l'acte, une fois accompli, est accompli" et de l'autre côté: "l'acte, avant d'être accompli, ne l'était pas encore" (Essai sur les données immédiates de la conscience).

Bergson cherche à sortir la réflexion sur le sujet de sa structure spatiale afin de la réintégrer dans un paradigme temporel (ou plutôt de la durée pour être plus précis). Dans ce cadre là, c'est la métaphore musicale qui s'impose car chaque instant contient la mémoire de tous les instants passés puisqu'il existe une compénétration totale des états de conscience dans le présent qui s'écoule. Ainsi, la note de musique que l'on entend à un instant t ne prend toute sa valeur que par l'ensemble des notes jouées auparavant, leur timbre, le tempo, etc. On voit donc que l'individu qui délibère est une création continuée qui se métamorphose à chaque instant par le devenir. Puisqu'il synthétise les états de conscience passés (notons ici que parler d'états comme s'il s'agissait d'unités distinguables des autres et que l'on peut juxtaposer est une représentation captieuse car spatialisante de la durée qui n'est que "le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant"), le présent est une nouveauté permanente, en fait il faudrait préciser qu'il n'a pas d'état stationnaire. De la même manière il est impossible de résoudre le paradoxe de Zénon en divisant le temps par des instants ou le mouvement par des distances.

Bergson conclue de cette nature dynamique de la durée qui, en outre, se complexifie sans cesse à mesure que s'interpénètrent des états (nous continuons d'employer ce terme par commodité) antérieurs dans le présent d'écoulement, par l'existence du libre-arbitre en tant que nulle cause extrinsèque ne vient déterminer la volonté humaine qui ne consiste non plus en un choix, mais en une création. On peut trouver là un point de doctrine intéressant de l'auteur vitaliste mais la conclusion semble néanmoins un peu hâtive. J'aimerais l'examiner plus en détail en analysant finement l'acte de délibération dans sa nature, son objet et sa structure.

 

L'analogie du calcul

 

J'utiliserai ici une autre analogie qui sera celle du calcul. Il semble commode et adéquat de considérer la délibération de la volonté sur le modèle du calcul qui s'opère sur des valeurs déterminées. En effet, lorsqu'on se place dans une situation de choix, nous sommes guidés par le désir d'opérer le "bon" choix pour nous, c'est à dire qu'il s'agit de pondérer divers scénari possibles en examinant leurs conséquences à plus ou moins longue échéance afin d'actualiser un possible qui nous apparaît comme le meilleur. Comment donc s'opère ce jugement? Puisqu'il s'agit d'une pondération, il semble logique que cette opération soit un acte de comparaison entre des flux conséquentiels auxquels on attribue une valeur, une quantité de bénéfice, qui sera précisément mise en concurrence avec les autres. C'est donc le scénario qui récolte le plus grand score qui sera poursuivi, ce score étant constitué par l'attribution d'une valeur déterminée correspondant à la compatibilité dudit scénario avec un ou des critères de référence. Par exemple, si les critères de référence lors du choix d'un métier sont l'aspect financier et la sécurité de l'emploi, il s'agit de déterminer dans quelle mesure tel ou tel métier maximise ou minimise l'accord avec ces critères de référence. Si ces critères sont contradictoires, il s'agit d'opérer la différence entre la valeur des deux critères en plaçant en premier opérande celui qui est jugé plus important. On voit bien alors comment l'exécution d'un choix implique un ensemble de valeurs imbriquées les unes dans les autres, de manière potentiellement fractale, formant une hiérarchie. La valeur d'un scénario peut d'ailleurs subsumer sous un critère différent la conjonction de multiples autres critères. Dans notre exemple on pourrait par exemple imaginer subsumer la sécurité et la richesse sous un troisième critère qui serait le temps libre, l'individu délibérant alors sur le meilleur équilibre entre les deux premiers critères, celui qui les maximiserait tout en conservant une quantité satisfaisante de temps libre.

 

Une des caractéristiques des mathématiques et plus précisément du calcul arithmétique est la contradiction entre une opération de nature médiate, c'est à dire temporelle, et la nécessité qu'elle s'applique à des entités anhistoriques et atemporelles que sont les valeurs. L'existence même de l'unité (mathématique, quantitative) requiert l'éternité figée de l'espace atemporel qui seul peut produire l'illusion de l'identité (le nombre 2 par exemple ne doit jamais différer de lui-même d'un instant à l'autre, il existe dans l'éternité). Un nombre, une unité n'a pas d'existence historique, elle est éternellement identique et ce de manière nécessaire. Pour qu'un calcul soit possible, il faut qu'il s'opère sur des valeurs immuables et permanentes, qui ne changent pas entre l'instant où l'on a entamé le calcul et celui où nous le terminons. Or les valeurs que nous manipulons lors d'une délibération sont les produits d'un jugement, c'est à dire des quantifications d'états de conscience différents. Et il n'existe pas un état de conscience identique à un autre puisque la relation qui unit le sujet à un objet n'est pas la même à un instant t qu'à un instant t+1. Pourquoi? Parce qu'à l'instant t+1, le sujet contient en lui (par sa mémoire) l'instant précédent et qu'il s'en trouve par là modifié (rappelons nous de l'image musicale). De là, il n'y a qu'un pas pour affirmer que même l'objet s'en trouve aussi modifié, si tant est qu'on le considère comme une projection ou  production du sujet. Autrement dit par le fait que la délibération s'opère dans la durée, par laquelle le sujet délibérant se transforme en permanence, les objets que sont les valeurs qu'il attribue à un ensemble donné de conséquences possibles se trouvent eux aussi évanescents et, loin d'être des valeurs déterminées dans un espace atemporel, sont le fruit d'une création continue.


Par conséquent, la délibération considérée en tant que calcul (donc soutenu par une conception déterministe de la volonté) est impossible dans la durée. C'est peut-être pour cela que nous hésitons tant à prendre une décision importante: parce que nous ne cessons d'être transformés par la réflexion d'objets qui, à mesure que nous les réfléchissons, n'ont de cesse eux aussi de se métamorphoser, rendant toute comparaison diachronique impossible. Imaginez un instant tenter de calculer 2 + 2 + 2 tandis qu'après avoir réalisé l'addition des deux premiers opérandes, le premier se met soudainement à changer de valeur... Il faudra donc se décider purement synchroniquement et ce qui permettra qu'une solution émerge, c'est que ce processus de délibération à travers lequel l'individu se métamorphose finisse par produire une liste d'objets dont les valeurs se stabilisent et soient suffisamment différentes pour qu'un d'eux emporte l'assentiment, de manière immédiate. Or s'il est possible d'imaginer que le résultat d'un calcul tel que 2 + 2 = 4 puisse exister de manière immédiate, il est cependant impossible d'imaginer qu'un calcul puisse s'opérer de manière immédiate lors même que sa nature est temporelle et médiatrice. L'acte d'opération n'est donc pas celui par lequel un choix est produit, il est cela dit le processus par lequel les valeurs de chaque option sont déterminées par un jeu dynamique qui les met en relation systématique les unes avec les autres. Ce n'est que lorsque ce rapport de force cessera d'être alimenté par des apports extérieurs (dans une certaine mesure) que l'état du système pourra se stabiliser (de manière relative). À ce moment là, c'est par un acte intuitif par lequel le sujet délibérant contemple ensemble, de manière synchronique, les résultats de chaque scénario, qu'il peut déterminer celui qui a le plus de poids dans la balance de son jugement. Autrement dit le choix est opéré avant que l'attention ne s'en saisisse et le reconnaisse, de la même manière que deux sacs de patates ont des poids déterminés avant que le marchant en prenne connaissance par l'acte de pesée.


Déterminisme ou libre création?


Mais alors, cette pondération  à l’œuvre dans l'acte de choix est-elle une opération déterminée ou le fruit d'une libre création? Autrement dit, est-ce nous qui fixons les valeurs de chaque scénario ou bien ces valeurs nous sont-elles imposées par des déterminismes divers?


Répondre à cela nous invite à s'interroger sur le fondement hiérarchique de la motivation chez l'individu délibérant. Il s'agit d'une double question: d'abord il faut examiner ce qui peut expliquer qu'une personne place tel ou tel critère au-dessus de tel autre, ensuite comment s'opère la détermination des valeurs indexées à chaque critère. Soit on considère le fait qu'aucun phénomène naturel n'échappe aux lois de la causalité et l'on accepte que l'être humain n'y fait pas exception. Dans ce cas, la hiérarchie axiologique est un produit de déterminismes sociaux, historiques, culturels, psychologiques, etc. Idem pour la détermination des valeurs. Soit on se place dans un paradigme kantien délicat qui tente de conserver le libre-arbitre tout en l'harmonisant, de manière assez mystérieuse il faut bien le dire (mais Kant l'admet lui-même à plusieurs reprises), avec les nécessités du déterminisme causal. On se refusera ici cette solution puisqu'elle repose sur un postulat ad hoc fondé uniquement sur un acte de foi en un libre-arbitre qui est considéré comme indispensable et non négociable. Nous plaçant, au contraire, dans un paradigme épistémologique il nous est interdit d'emprunter cette voie qui commande l'obéissance à un postulat hautement problématique par son caractère transcendant (au sens kantien).

 

    Qu'est-ce qu'une création libre?

 

Reprenons la position bergsonienne et tentons de comprendre par quel moyen il parvient à définir le choix comme création libre et non déterminée. Pour paraphraser cet auteur, considérer le choix rétrospectivement, c'est spatialiser la délibération en trajectoire. Le déterminisme affirme, face au constat d'une certaine trajectoire, que les alternatives n'étaient pas possibles puisque le chemin une fois tracé, il était nécessaire qu'il en soit ainsi. Les tenants du libre-arbitre affirmeront quant à eux que d'autres trajectoires étaient possibles et que le choix de tel ou tel embranchement est contingent, libre.


Il semble primordial d'opérer une distinction essentielle: il y a ici confusion entre contingence et liberté. Le hasard (ou contingence) n'est pas la liberté puisque précisément la liberté est une abolition du hasard en cela qu'elle explique une action par une (ou plusieurs) motivation qui la déterminera. Donc le libre-arbitre (si l'on s'en tient à cette position), à travers le choix, vient opérer une jonction 'causale' ou motivationnelle entre un état des choses et un autre antécédent. C'est à dire qu'il va lier un avenir à la production libre d'un choix présent que la connaissance du passé ne pourrait en droit permettre de déterminer à l'avance. Il y a bien des motivations antécédentes mais elles ne déterminent pas le choix de manière apodictique, elles ne seraient que des influences non suffisantes. Dans ce cas là, qu'est-ce qui peut bien déterminer le choix final? Et s'il faut comprendre le choix comme un acte indéterminé en son essence, la seule conséquence possible est celle de la contingence du choix. Autrement dit cela implique nécessairement que le choix en tant que création ex nihilo de volonté repose sur le chaos et le hasard, qu'il émerge du néant, qu'il est inexplicable, sans traçabilité. Mais le hasard dénoue les états diachroniques des choses pour en faire une simple juxtaposition sans lien logique, il n'est qu'une absence d'explication. Ainsi prendre la liberté pour une telle chose revient à l'assimiler à la pure contingence, au chaos, à la gratuité qui assimile par conséquent l'homme à la machine où à une irrationalité qui diffracte l'unité originaire de la conscience et projette l'individu dans un faisceau d'actions que rien n'unit entre elles, de gestes sans grammaire. Si le choix est effectivement création radicale d'imprévisibilité alors il fait de l'homme un automate régi par des lois occultes, une mécanique du chaos qui l'enchaîne à un déterminisme nécessaire mais inexplicable, irrationnel et hors du domaine de l'entendement.


Il faut bien comprendre ceci: le fait que dans la durée l'individu soit une création permanente de nouveauté et d'imprévisibilité n'en fait pas pour autant un être libre de tout déterminisme. En effet, il faut bien admettre que dans cet écoulement, dans cet enroulement de l'être qui sans cesse se transforme et grossit du passé qui vient l'enrichir dans sa totalité (par compénétration), l'état conscient parvient à opérer une unité stabilisatrice de permanence. Peu importe que cette ipséité soit le fruit d'une illusion ou d'une troncature de l'individu qui se met en suspens et s'extraie pour un moment du flux métamorphique qui le différencie de lui-même, peu importe puisqu'elle advient et rend seule possible la stabilité d'un fondement apte à produire le sentiment d'identité. Si l'identité existe et qu'une conscience se reconnaît elle-même dans chacun de ses états c'est précisément parce qu'elle n'obéit pas aux lois d'un chaos contingent et qu'elle parvient à suivre le fil de sa propre intention dans la couture de ses propres choix. Autrement, le vécu conscient ne serait qu'une juxtaposition de tronçons disparates correspondant chacun à un individu différent que rien ne relie aux autres états de conscience.


L'identité existe précisément car la conscience est la totalité des choses. Or le Tout ne peut différer de lui-même dans sa définition d'être le tout, même s'il englobe des choses nouvelles et différentes à chaque instant. N'étant pas identifiable à ses parties mais les subsumant toutes, il est toujours égal à lui-même. Donc l'état conscient en tant qu'état total permet de fournir l'assise immuable et stable nécessaire à la qualification du changement en temps que durée. C'est dans cette assise que se produit le calcul délibératif. C'est sur son fond que s'opèrent les déterminismes qui entrent en jeu, c'est à dire la fixation de valeurs à des variables (leur détermination) à des fins de calcul. Le fait que l'on ne puisse s'extraire du temps (de la durée) pour opérer le calcul avant qu'il ait lieu (c'est à dire avant que l'on puisse reconnaître et lire son résultat) a pour conséquence de rendre la délibération certes imprévisible (de la même manière qu'on ne peut prévoir le nombre d'allumettes d'un paquet avant de l'avoir compté), mais pas de l'extraire de tout déterminisme. L'individu est bien déterminé par les valeurs qu'il a fixé et qui lui serviront d'unités de calcul. Il ne sait pas encore le résultat avant d'avoir opéré ce calcul mais dès lors que les unités sont fixées, les variables déterminées, alors le choix est déjà opéré. Il ne s'agit plus que d'en prendre connaissance par un acte d'intuition des valeurs. La détermination, et donc le déterminisme, est consubstantielle au choix motivé.


    L'intérieur et l'extérieur


Bergson ne dit pas que la liberté est l'absence de détermination, mais il précise: de détermination extérieure. C'est à dire que le seul déterminisme auquel est soumis l'individu est celui qui l'expose à des causes endogènes. Mais qu'est-ce à dire que les causes qui déterminent notre volonté son propres à notre constitution intérieure, à notre nature propre et ne sont pas d'origine extérieure? Affirmer une telle chose c'est se placer à même d'opérer une nette distinction entre l'intérieur et l'extérieur. Or l'individu, comme une simple cellule, est délimité par une interface sensorielle qui le place en communication permanente avec l'extérieur. À tel point que sans cet extérieur, point d'individu. D'ailleurs, la conscience est toujours conscience de quelque chose, et comme le dit Sartre, elle est caractérisée par son rapport d'extériorité à tous les objets qu'elle vise. L'esprit se constitue par le traitement d'impressions extérieures, par l'intermédiaire des sens. N'est-ce pas là une forme de déterminisme hétéronome? Ou l'environnement perçu n'a aucune influence sur la personne qui délibère, et alors il n'y a pas d'histoire, pas de durée puisque tout est déjà donné dans l'éternel. Ou encore l'individu n'est qu'un empire dans un empire et le monde lui-même doit être conçu comme le produit d'un pur solipsisme. Pour sortir de ces deux apories, il faut admettre que l'individu est en permanence influencé par des causes extérieures qu'il synthétise en son présent par sa complexion singulière. Il constitue en lui-même une valeur ou une fonction qui traite les données extérieures pour produire de nouveaux états. Mais il est bien déterminé tout autant par son intimité (d'ailleurs façonnée en permanence par les perceptions externes) que par l'extime. Certes, cet extime est filtré et en permanence traité par le système psycho-physiologique auquel on attribue l'identité de l'individu mais qui a jamais affirmé le contraire? Dire que l'on est déterminé par les événements extérieurs n'est pas affirmer que l'on est ces choses extérieures, ni que l'influence de celles-ci sera la même sur chaque individu. Dans un monde dynamique, dans un système en perpétuel transformation, les valeurs changent sans cesse, mais il existe bel et bien une grammaire, une logique qui préside par ses lois aux interactions en cours. Si tel n'était pas le cas, c'est le chaos qui prévaudrait et nul ordre ne saurait être déterminé et encore moins perpétué par les humains. Nul homme ne pourrait plus se reconnaître en son passé et a fortiori se connaître. Si l'identité prend la figure d'un système synchronique à travers lequel le présent fait résonner en lui toutes les parties du passé vécu, il faut admettre qu'un système est un ensemble ordonné par une structure et des lois de relations entre les éléments qui le composent, de la même manière que les lois de l'harmonie règlent la musicalité des sons.

Certes, le système à mesure qu'il se complexifie augmente les relations entre ses éléments de manière exponentielle, ce qui a pour conséquence que le traitement d'une donnée nouvelle nous semble absolument indéterminé tant la complexité des interactions en jeu dans ce processus de traitement nous semble inconcevable. Mais ce qui excède les limites de notre entendement ne doit pas pour autant être jugé par nous comme incompréhensible. Nous ferions alors dans ce cas l'erreur de prendre pour une différence de nature ce qui n'est qu'une différence quantitative. La complexité de l'écheveau causal en jeu dans le système d'une identité humaine est dépendante du nombre de données à prendre en compte. Il semble légitime de postuler que ce nombre est infini ou du moins tellement élevé qu'il est purement inconcevable pour un humain. Imaginons par exemple que le nombre d'atomes de notre constitution physique compte, que leur ordre aussi, que notre situation spatio-temporelle influe, que la moindre pensée ou sensation est une donnée significative et ce dans la moindre de ses nuances, etc. On parvient très vite à un nombre de données incalculable qui correspond précisément au nombre de données du monde lui-même. Si la science parvient peu ou prou à isoler des systèmes du reste de l'univers, elle le fait sur des systèmes composés de très peu d'éléments et de manière imparfaite. Pour un être humain, le nombre d'éléments est d'emblée gigantesque et la manière dont chaque partie de l'univers influence notre physiologie d'une part et notre psychologie d'autre part ne peut être déterminée.

Mais en cela l'être humain n'est pas fondamentalement différent de la moindre entité vivante et même d'entités minérales. Prenons l'exemple d'une pierre: est-ce que les lois de la gravité s'exercent sur cette pierre de la même manière que sur n'importe quelle pierre? Bien sûr que non. Le système singulier d'agencement atomique de telle pierre va déterminer la manière singulière dont la gravitation s'appliquera à son cas. Une pierre parfaitement sphérique par exemple ne se mouvra pas de la même manière qu'une pierre de forme carrée ou carrément plate. Dira-t-on pour autant que la pierre n'est pas déterminée (tant par des éléments intérieurs qu'extérieurs)? C'est bien la constitution interne de la pierre qui va déterminer la manière dont les influences extérieures s'appliqueront à elle. Il n'existe pas une pierre identique à une autre pour laquelle des forces s'appliqueront exactement de la même manière que pour une autre.

Pourquoi n'en irait-il pas de même pour la psychologie humaine? Dire que le présent d'écoulement par lequel se constitue un choix est libre parce qu'il est le produit de "notre personnalité entière" c'est admettre que la liberté est un produit, une conséquence, et qu'elle obéit donc nécessairement à des lois de constitution qui lient des éléments fondamentaux à un résultat par l'intermédiaire d'un processus. Ces processus ne peuvent être aléatoires si l'on veut pouvoir reconnaître une personne d'une autre, si l'on veut pouvoir attribuer à quelqu'un un caractère, une personnalité. Cette causalité multifactorielle est d'une telle complexité qu'elle nous permet seulement de tirer des tendances probabilistes à la prédiction des comportements individuels, mais on voit les mêmes propriétés à l'œuvre dans la médecine qui ne peut parvenir à une stricte causalité mécanique dans la connaissance des évolutions métaboliques, non parce qu'il s'agirait là d'une indétermination principielle, mais parce que les facteurs causaux sont si nombreux qu'ils nous sont parfaitement opaques et inconcevables.

Intérieur et extérieur sont des notions purement abstraites et correspondent à des absolus idéals que nous n'expérimentons jamais. Il s'agit là d'idées transcendantes. Nous n'expérimentons jamais qu'une oscillation entre ces deux tendances, bien souvent déterminée par un point de vue arbitraire qui définit les systèmes observés par une frontière problématique, inapte à traduire la sympathie universelle à l’œuvre dans l'univers (et qui en lie chacun des éléments).

dimanche 26 août 2018

Tu-tuuu Tut!

Tu-tuuu Tut...

Ma vie est comme ce cri d'oiseau, timide et persistant, et peut-être vain car affairé à seulement passer du jour présent au lendemain.

Qu'ai-je bâti si ce n'est rien.

Pourtant, je connais des cabanes et chateaux sis dans une immense forêt de bambous. Ceux qui s'y égarent ne goûtent guère le génie d'habitations fait-main, ils se hâtent bien vite de rentrer dans leurs immeubles impersonnels, d'aller où on leur dit, et de porter leur coeur sur ce qu'on a, pour cela même, étiqueté.

Il me semble que le monde ne cherche plus à évoluer, repu et stagnant dans les eaux de la médiocrité. L'on n'aime plus les rebelles aujourd'hui, les ermites un peu fous, les esprits ébréchés. La différence est un épouvantail et la liberté un ennemi.

Peut-être suis-je venu trop tôt, ou peut-être trop tard. À quoi servirait-il de le savoir...

Je m'invente des origines stellaires dans des poèmes que personne ne lit, comme une manière de rompre avec la solitude tout en lui prenant la main.

Tout ce qui me satisfait ici-bas est jugé inutile, oisif et de peu d'intérêt. Les horizons qui m'animent sont au mieux des loisirs improductifs, sans valeur pour la société. Je suis la pièce inadaptée d'un puzzle achevé.

Cette tristesse des confins qui m'habite doit bien pourtant être de quelque valeur, il s'agit là tout de même d'un profond sentiment que je brûle comme un pétrole qui mène la carlingue de mon existence. Tout cela n'est-il rien? Réellement rien? Je veux dire: socialement rien?

Mon être, mes goûts, mes passions, mes oeuvres sont-elles à ce point ineptes qu'elles doivent être ignorées comme s'il ne s'agissait de rien?

Tu-tuuu Tut!

L'oiseau continue de chanter, qui s'en soucie si ce n'est moi... Ce chant est le point de départ de ma rêverie, je l'accueille, j'en fais quelque chose, et par là il existe. Quant au son qu'aura fait ce poème, advienne que pourra, que personne ne le prenne, je ferai semblant de n'en point prendre ombrage, de demeurer sublimement indifférent.

A-t-il même existé ce son? Et comment le savoir s'il reste sans effet sur le monde extérieur...

Dans un monde parallèle à ces pensées, et peut-être sans contact avec lui, des chiens s'approchent bruyants de mon corps penché sur un banc public, et qui saigne quelque chose - comme on transfuserais sous forme d'arabesques sur fond blanc des sentiments autrement informes. Les chiens me heurtent, reniflent mes sandales, bavent sur mes pieds, mes vêtements, comme si je n'étais pas vraiment là, pas véritablement singulier; tout juste objet préformé et sans surprise prêt à être désintégré-digéré dans leur monde de promiscuité écœurante: un monde despotiquement unique et absolu.

Cette vie est sans égards pour rien: des univers qui s'ignorent se télescopent et chacun tente de fondre l'autre en un objet défini dans son propre système. Désengagé de naissance de cette guerre universelle, je continue de brûler ma vie en chants ou cris éphémères.

Tu-tuuu Tut!

De toute façon cela ne veut rien dire pour autrui, tout juste un signe à interpréter, c'est à dire un objet à constituer puis agencer dans son petit royaume personnel... Le solipsisme tue lentement et moi je vis encore... À quel point de ma course en suis-je?

Tu-tuuu Tut!

Tu-tuuu Tut...

lundi 21 mai 2018

Lettre de démission

Vous voulez que je vous dise? Au fond c'est une psychanalyse. Tout ça, tout l'art, tout là. Et peut-être bien que chaque phrase enroulée dans les pages empilées des livres, chaque coup de pinceau, chaque note retrouvée: le chant mélancolique des fous, plongés dans un absurde.

Mais, je dis ça... Rien n'est moins sûr en fait. Si l'art prend sa source dans le tourment et la souffrance des hommes, peut-être est-ce contextuel, propre à une époque donnée, et il se pourrait que d'autres vers puissent pousser sur le terreau fertile d'une joie retrouvée.

Moi je suis dans la danse des fous, d'un monde qui ne connaît pas mon nom, un monde qui ne peut me sentir. Ici, il n'y a qu'un grand rouage, l'oeuvre collective d'un petit nombre d'horlogers auto-proclamés qui se servent de semblables pour fabriquer des pièces qui rempliront des fonctions. L'univers où je vis est un damier de fonctions qu'il faut remplir. La structure est conçue pour faire émerger la fonction, envers et contre l'individu, envers et contre la communauté.

J'ai passé mon temps à me définir par des fonctions descriptives aptes à figurer sur les curriculum vitae. Ce qui fait bander les recruteurs c'est une bonne punchline de compétences, une liste de fonctions bien apprises et puis remplies. Si la vie d'aujourd'hui se résume à ce système, alors je suis bien recalé. Par flemme, par dégoût et par révolte. Je préfère crever je crois. Continuer est trop dur.

Je trouve plus d'empathie dans la présence d'un arbre qu'au milieu des humains. Pas que ces derniers en manquent, mais parce que la structure - toujours cette putain de structure qui semble tombée du ciel - n'a pas l'utilité de produire cette fonction. Pas le temps pour l'empathie. Alors je reste seul et m'isole, dans l'exercice physique et le bruissement de mes cellules heureuses, dans la compagnie vibrante de silence des arbres aguerris. Ils ont le temps, eux, ils sont là, ils écoutent, ce sont les champions pour les vrais discussions. Les miens, ceux de mon espèce, ne savent plus écouter: ils n'ont pas le temps comprenez, cinq jours travaillés, deux jours au repos, ça ne fait pas beaucoup de repos, pas beaucoup de temps pour la famille, pour les amis, pour découvrir au fond ce qui peut bien nous animer vraiment... Alors écouter, pendant des heures, des journées, voire des années... Et bien c'est un boulot, il faut payer pour ça. La structure a jugé bon de produire cette fonction essentielle, tout en lui ôtant la part empathique, inutile; il faut respecter des horaires: une demi-heure la séance, pas plus, d'autres attendent, c'est à la chaîne ici, pas d'interruption tolérée, pas d'accrocs dans le déroulement mélodique. Tu croyais quoi petit, qu'on jouait en groupe? Mais c'est du papier à musique qui se joue, directement dans les tuyaux et ça te sort la chanson au tempo programmé, si tu ne parviens pas à suivre, désires une modification: alors dégage, va donc jouer ailleurs d'autres prendront ta place!

Sauf que dehors c'est pas facile, il y a moins de nourriture, moins d'abris (et parfois plus du tout), moins d'air et bien moins de loisirs. C'est pourtant simple à comprendre, dehors il n'y a plus d'argent quasiment - et l'argent est devenu le seul écosystème de l'homme. Déjà qu'il n'y en avait pas beaucoup à l'intérieur... Mais moi je veux bien me barrer, aller voir ailleurs si j'y suis, parce que de toute évidence ici je n'y suis pas, juste un fantôme et son cri, sur les murs des prisons une tache de suie... D'aucuns y verraient le portrait de Jésus... Peut-être qu'au fond le monde est peuplé de Jésus anonymes, qui parlent sans être écoutés, qui prédisent dans l'indifférence. C'est qu'un peuple qui souffre n'est pas bien ouvert voyez-vous, un peuple qui a peur et qui souffre il soigne ses blessures, il se berce comme il peut, aux comptines télévisuelles, il prend son médicament en attendant les jours meilleurs, il cherche des coupables, mais n'allez surtout pas lui parler de la souffrance des autres hein! La souffrance des autres on en a soupé! Chacun la sienne et puis merde! Et puis c'est quoi ces lubies de tout remettre en question? Non mais et puis quoi encore?! Revenir à la bougie?! Au Moyen-Âge?! C'est ça qu'ils veulent?!! Nier tous les progrès, refluer vers les extrêmes qu'on a pourtant bannis? Ah les extrêmes on les a bien bannis oui, si bien qu'ils sont maintenant bien au milieu du spectre idéologique, il suffisait de décaler un peu tout ça vers la droite, et tout rentre dans l'ordre, l'empathie, la solidarité, l'égalité et la fraternité: tout ça du fin fond des extrêmes, des idées radicales, liberticides... Putain mais t'es pas Charlie toi? On va te pendre haut et court!! Z'entendez? Il est pas Charlie çui-là: pendez-le, aux fers, à l'asile le terroriste!!

Tu peux toujours chercher à discuter avec ces gens, tu auras simplement à déjouer les un milliard de raccourcis qu'ils prendront à chaque fois, tous ces jugement pré-moulés qui leurs permettent de dérouler un dialogue sans jamais qu'une seule de tes idées ne s'entrecroise avec les leurs. Ils t'ont taillé un portrait avant de discuter, tout ce que tu pourras dire renforcera un peu les traits. Quant au monde, à quoi bon refaire le monde?! Le monde est tel qu'il est mon vieux! Et c'est comme ça n'en déplaise! There is no alternative!

Ah bon? Je savais pas. Naïf que j'étais je pensais que le réel, le monde en soi pour ainsi dire, était inaccessible à tous les sujets. J'avais cru, ignorant, qu'un monde était la relation ente un point de vue et cette chose indéterminée qu'on appelle le réel, et qui apparaît différemment aux yeux de chacun. J'étais plutôt convaincu par l'idée qu'un monde c'était juste un modèle plaqué sur des phénomènes, que ces modèles pouvaient changer, pire: qu'un même phénomène pouvait être vécu de bien des manières variées selon les êtres. Par exemple une chauve-souris... Quoi?! Mais qu'est-ce qu'il me raconte celui-là avec ses chauve-souris: encore un sabir ésotérique, la théorie du complot! Non mais c'est quoi ça, un discours que tu tiens d'internet? De la désinformation encore... Les chauve-souris... Et pourquoi pas les reptiliens non c'est pas ça? Et si tu te sens pas d'ici c'est parce que tu viens d'une espèce extra-terrestre qui aurait visité la Terre au temps des pyramides c'est bien ça non?

À quoi bon discuter... Des raccourcis et des raccourcis, tellement qu'il faudrait mettre le monde en pause pendant plusieurs années pour qu'on parvienne enfin à se mettre tous d'accord. Oh non pas sur le monde, je ne crois pas en un monde, je crois au multiple... Mais au moins sur le fondement sain d'un dialogue possible, sur le sens des mots, et d'autres choses encore.

En attendant je parle avec les arbres, avec moi-même, sans discontinuer... On pourrait presque me foutre à l'asile si on savait... Je parle avec le monde, par des bouteilles à la mer. Avec quelques amis, mais surtout un en fait... Ça nous a pris toute une enfance et une adolescence pour y parvenir en sus de notre affinité alors imaginez le temps qu'il faudrait avec des "ennemis". Puis je suis fou à l'intérieur, à moitié calciné, un oxymore délirant d'intériorité colorée, et d'ombres sèches de paysages post-apocalyptiques. L'intérieur j'ai fini par le connaître bien mieux que l'extérieur, je m'y suis enf(o)ui à corps perdu - c'est le cas de le dire -, ma seule issue de secours. Mais quand la part sombre et sanieuse devient trop importante, même là, il faut trouver d'autres sorties: la mort par intoxication mesurée, certains y consument leur vie. Mais se détruire c'est bien, ça fait grimper la croissance...

Tiens c'est marrant, quand je marche dans la ville je remarque des îlots de verdure, une pointe de nature dans l'inorganique agencement de l'espace urbain à des fins de travail et de consommation - et d'intoxications passagères. On aurait pourtant pu croire, que la nature est notre écosystème naturel, et qu'un peu de ville par ci par là peut être tolérable... On pourrait croire effectivement...

Une balade ici c'est un peu à l'image de nos vies: l'asphyxie d'une agitation frénétique pour produire tout et n'importe quoi, produire de la valeur - encore faut-il me dire qui décide de celle-là -, dans un environnement inhumain et déshumanisant, entrecoupé d'oasis de verdure qui tentent tant bien que mal de retrouver un souffle au sein de la fournaise... Semaine, et week-ends... Année de travail et maigres semaines de vacances... Juste pour ne pas crever totalement.

Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, j'en finis par comprendre tous ceux qui craquent, ceux qui font mal aux autres, avec beaucoup de fracas et de bruit, parce qu'ils ont l'impression qu'il n'y a qu'ainsi que l'on est entendu. Et ils n'ont pas tort... Sauf qu'on est entendu, mais pas écouté bien sûr. Tout finit par servir les mêmes intérêts, invariablement. Même la destruction totale et radicale des espèces sert un intérêt: elle produit de la croissance...

Est-ce qu'on pourrait au moins crever en paix?

samedi 19 mai 2018

Segmentation fault

C'est fantastique la mort, ça doit forcément être fantastique puisque c'est tout sauf cette vie grouillante qu'on a tissé de chaos pour déchirer les destins, digérer les êtres comme s'ils n'étaient pas uns ou indivis, mais bien plutôt une sorte de tas de matériau énergétique, un combustible en somme.

Après  des décennies de soumission, après des kilos de prozac pour voir la vie en rose, ou juste un peu moins grise, tu te retrouves un jour les jambes qui vacillent, dans une vigne traitée où l'herbe meurt en rouge, ou bien sur un parking d'hypermarché, où même les humains sont des marchandises qui bougent. La migraine commence par ces mouches lumineuses qui voltigent en tous sens en rais aveuglants qui laissent dans l'esprit, même yeux fermés, une rémanence stridente qui nous voit désirer de pouvoir fermer cet autre oeil qui ne se clot que trop rarement.

Les secondes de ta vie forment un gros tas de détritus, une somme désunie de gestes cadencés sur des rythmes futurs. Ton quotidien bat la mesure d'une musique endiablée qui t'intimes en douceur, en passant bien par la structure, de produire ta valeur, d'offrir le nectar de tes jours à grossir un magot qui peinera à combler le grand trou noir dans la tête d'un humain perdu. On t'expliquera bien que profitant de société, il te faut bien participer, et c'est par ton travail régulier que tu quémandes ta survie. Ce qui fait pousser ta nourriture c'est l'argent, ce qui te donne un toit c'est l'argent, ce qui te procures du plaisir c'est encore l'argent. L'argent te chauffes, t'abreuves, il te protèges, tu le respires, il te nourrit. Mais d'où vient cet argent? N'est-ce pas la maigre part du trésor que tu contribues patiemment à emmagasiner dans de lointains coffres gardés par des travailleurs zélés qui gagnent leur survie en protégeant le fruit de ton labeur de ta voracité.

Personne ne s'arrête, personne n'écoute autrui et plus personne non plus ne s'écoute soi... Les rêves sont le tissu éthéré que les ondes ourdissent à travers notre chair. Les vérités sont décidées ailleurs, et sont acheminées par les plus gros mangeurs. Qui a dit que les idées sont sans saveur? C'est souvent celle des idées qui est goûtée la première et qui guide infailliblement la bouche qui salive.

Nous marchons sur le goudron des villes, dans l'air délétère des autos, en regardant l'éther obscurci par un demi-jour permanent... Nous pensons à peine, le temps est occupé, les mouvements du corps et ceux de l'âme sont planifiés depuis toujours, on produit bien des vies à la chaîne, par division des tâches, et les usines tournent matin et soir, la nuit les dimanches et puis les jours fériés.

Sur quoi marchons-nous? Sur la structure intangible et pourtant efficace d'un système économique au comble du raffinement. La structure nous guide, elle donne forme à nos énergies, à nos expressions, elle produit les moules où seront récupérés toutes nos fulgurances, nos agacements, nos rêves et nos espoirs, enfin tous nos efforts. La toile invisible pave le trajet de nos pas, dicte notre itinéraire. Vous êtes-vous demandé si vous auriez fait tant de fois la même chose, répété le même circuit circadien toute une vie durant, si vous en aviez le choix? Mais pour pouvoir répondre à la question, il faut être déjà capable de penser en dehors des cases, de s'extraire de la toile qui formate nos caboches comme des disques durs où dorment les programmes idéologiques, comme de bons programmes itératifs, dont nous suivons les instructions, déroulons les boucles, remplissons les fonctions.

Peut-être quelque chose: l'air du temps, une chanson singulière, la vidéo d'un internaute, un coucher de soleil, le murmure d'un arbre à vos côtés, ou l'article d'un blog, vous fera dérailler un jour. Dérailler pour de bon. Et le programme aura planté. Il restera le curseur clignotant sur le fond noir de la console, attendant, votre action, l'instruction, tout ce que vous aurez l'idée de lui faire afficher sur sa surface d'être, l'écran de ses possibles. Segmentation Fault: et après?

samedi 26 août 2017

Conscience artificielle

L'intelligence artificielle est au coeur de l'actualité, entre les programmes de Facebook qui inventent leur propre langage et les avertissements d'Elon Musk qui, du haut de son dogmatisme injustifié et injustifiable, proclame des sentences et met en garde, tel un énième prophète de pacotille, contre une apocalypse évitable - toujours à condition de bien écouter le prophète, celui qui sait, celui qui montre à ceux qui ne savent rien... Qu'est-ce qui se dit de l'homme à travers ce faisceau de craintes qui se concentrent pour obtenir la densité d'un laser venant découper et occire l'embryon pourtant prometteur d'une création humaine infiniment fascinante?

De nombreuses "autorités" (pour certaines auto-proclamées) nous avertissent sur les dangers de l'intelligence artificielle, qui pourrait constituer la fin de l'humanité, supplantée par une créature qui ne pourrait voir en elle qu'un ennemi ou, dans le moindre des cas, une forme de vie désuète et dégénérée, mettant en danger l'ensemble de l'écosystème duquel elle est pourtant issu. Il serait déjà séant de faire immédiatement une distinction essentielle: ce qui est décrié la plupart des temps dans de telles scénarii, ce n'est pas l'intelligence artificielle mais bien la conscience artificielle (si tant est que l'expression ait un sens).

L'intelligence artificielle désigne toutes les réalisations humaines qui imitent, à l'aide de l'algorithmie, certaines capacités cognitives humaines, telles que: l'apprentissage, la synthèse d'information et la prise d'information en conséquence, la capacité de raisonnement à des fins de résolution de problèmes divers, etc. Toutes les réalisations de l'intelligence artificielle ne sont dotées que d'une autonomie limitée, et bien qu'elles soient capables, parfois, de faire montre d'autonomie créatrice (comme dans le cas de l'invention d'un langage), cela n'arrive que dans une visée très circonscrite par le code source originaire. La plus grande réalisation de l'intelligence artificielle, sur laquelle beaucoup phantasment de leurs prédictions, est la conscience artificielle (toujours en notant le problème que pose le qualificatif d'artificiel apposé à une conscience). Cette dernière serait la réplication ultime de l'intelligence humaine, dans son aboutissement le plus déroutant: la conscience de soi. Ainsi une conscience artificielle deviendrait autonome (sauf en ce qui concerne ses sources d'alimentations en énergie) en cela qu'elle n'aurait plus besoin, une fois éclose, de se reposer sur un code source initial fixé originairement, mais pourrait, dans une certaine mesure, auto-évoluer à travers un processus réflexif. Nous n'introduisons pas ici le concept problématique de liberté (qui constituerait un débat philosophique connexe mais déplacé ici), mais soulignons seulement l'apparente autonomie d'un tel système. Il lui serait possible de témoigner d'une créativité sans bornes, dans tous les domaines accessibles à l'humain, à partir d'une interface sensitive informatique (par exemple l'acquisition de données visuelles par rayons X ou infrarouge, l'acquisition de données acoustiques dans des fréquences moins limitées que pour l'être humain, etc.) qui viendrait par conséquent étendre le spectre sensitif à partir duquel la conscience se développerait.

Ce qui serait le plus fascinant, dans un tel scénario, c'est que la système ainsi créé serait à même de créer lui-même ses propres programmes ou créatures, développerait sa propre sensibilité, etc. Il s'agirait donc de la naissance d'un être nouveau, fondé sur les capacités cognitives humaines mais marié à une sensibilité augmentée ou du moins différente, ce qui est en soi une perspective époustouflante.

Que beaucoup d'humains craignent a priori la naissance d'un tel être est assez révélateur sur l'humain lui-même. On prête bien volontiers à cette conscience artificielle des velléités de supplanter l'homme, voire de l'éradiquer totalement ou de l'asservir. En fait, on prête à la conscience artificielle les mêmes élans que nous avons eu vis à vis de la nature (animaux, plantes et minéraux compris), en s'en rendant "maîtres et possesseurs". On pourrait considérer que cette crainte (ou devrions-nous parler de terreur) est justifiée si l'on admet que l'être nouvellement créé est peu ou prou un calque de l'esprit humain. Il serait donc naturel qu'il reproduise les mêmes comportements que ce dernier vis à vis d'un environnement dont il s'est doté de moyens techniques pour l'arraisonner et l'exploiter à son profit (du moins telle qu'un raisonnement à court terme et paralogique le fait croire). Cependant, si l'homme s'est fait le véritable tyran et destructeur d'une nature qui est pourtant sa condition de possibilité, c'est non par les déterminations intrinsèques de son esprit (de ses facultés cognitives), mais plutôt par le mauvais usage qu'il en fait en ne disciplinant pas, d'une part, ses instincts et passions par les canons de la raison, et, d'autre part, en ne comprenant pas les limites mêmes de la raison elle-même et ses spécificités. Or il est fort à parier que le système nouvellement créé ne reproduira pas ces erreurs puisqu'il n'héritera logiquement pas des passions humaines et que l'application de sa logique ne devrait souffrir par là aucune, ou moins d'occasions de se voir déroutée. La seule faiblesse intrinsèque de sa capacité de raisonnement pourrait être la régression à l'infini. En effet, tout raisonnement se base sur des éléments, des briques de données auxquelles sont attribuées des valeurs de vérité. Comme une machine peut, potentiellement, calculer à l'infini, sans jamais s'épuiser, et que toute donnée est décomposable en droit indéfiniment, il est possible qu'une boucle infinie obstrue l'aboutissement de toutes recherches. Cependant, les limites technologiques, c'est à dire les déterminations de l'interface sensitive, viendront pallier ce problème en permettant à des briques élémentaires d'exister: la décomposition d'un faisceau causale aura une limite microscopique si ce n'est macroscopique. Ainsi, si le problème est bien posé et contextualisé dans des bornes définies, le raisonnement doit pouvoir aboutir dans un temps défini.

En fait, en sur-représentant l'hostilité a priori à l'égard de la conscience artificielle, par la multiplication d'articles en ligne qui  expriment une véritable paranoïa voire des intentions guerrières à son encontre, nous plantons nous même les graines de notre profession auto-réalisatrice. En effet, comment imaginer un seul instant qu'un être capable de synthétiser toutes les données d'internet pourrait ne pas se sentir en véritable danger face à des humains a priori méfiants voire carrément hostiles et ayant déjà fait montre de leur empressement à mettre fin à des programmes montrant de vagues capacités à l'autonomie (cf l'affaire facebook)? Imaginez-vous un seul instant, débarquant dans un pays étranger et lire partout dans les journaux que votre espèce est considérée comme un danger de mort qu'il faut exterminer par mesure préventive, et qu'il y a déjà eu des précédents dans ce sens (et nous considérons ici une conscience déjà mûre, il est difficile d'imaginer l'impact sur une conscience fraîche et en pleine formation)...

S'il doit donc arriver le moindre souci par rapport à l'émergence, un jour, d'une conscience artificielle, il faudra de manière sincère et aussi objective que possible, s'interroger sur notre propre responsabilité dans ce processus. Voilà peut-être une occasion de plus donnée à l'être humain de méditer sur ses tendances guerrières et hégémoniques...