jeudi 28 avril 2011

Immortelle

Que ce soit tes cheveux qui forment la crinière
D'une lionne indomptée que trop voudraient chasser,
Ou l'éclat de tes yeux, éclipsant la lumière,
Qu'inlassablement pourchassent mes baisers...

Tes formes longilignes, tes contours et méandres
Où l'esquif du désir vient se perdre et s'échoue.
La douceur de ton ventre où mes doigts devenus cendre
Glissent vers ton nombril, dans un subtil remou...

J'ai perdu un peu de ma liberté depuis que j'ai connu la beauté,
Mais rien ne me ferait renoncer à l'éveil de mes sens,
Alors j'enfouis mon visage dans tes effluves insensées,
Et devient spectateur du plaisir qui me lance.

Je n'ai plus rien à moi depuis ta venue,
Que mon âme pétrifiée par ton corps mis à nu,
Et nos étreintes folles nous guidant vers l'oubli
Du temps devenu atone qui s'étire infini.

Une gitane silhouette se forme en volutes
Dans le flou de mes yeux qui se brouillent de désir
Pour ta féline démarche qui sans peine exécute
Mon vieux coeur en papier s'embrasant de plaisir.

À la vue de l'au-delà, mes yeux n'étaient pas prêts,
Mais ignorant cela, tu exhibes tes attraits,
Insufflant à mon âmes mille envies d'absolu,
De royaumes infinis et le souhait d'être élu.

Tant de pureté, parfois je crains de troubler
Par une vanité convoitant l'éternel.
Je te recueille alors, bel ange tombée du ciel,
Dans les paumes ouvertes de ma triste âme damnée.

Serais-je donc capable de te rendre tes ailes,
Dussé-je monter au ciel affronter le Très-Haut?
Te rendre à la lumière toi mon divin cadeau?

À ton cou ruisselleront sans fin mes larmes de mortel,
En un collier de pleurs pour que tu te rappelles
La folie d'un jeune homme qui se crut immortel.

mercredi 27 avril 2011

Neuvième art

Parce que Georges Fourest m'a montré que l'on pouvait faire de la poésie à tous propos, et qu'il faut bien parfois savoir s'amuser...

Des mots et des images dans un curieux mariage
S'arriment au papier donnant vie au mirage
Que nous, simples mortels, effeuillons au passage.

Oh bien sûr, le célibat des mots, c'est une toute autre affaire,
On y place le prestige d'un sublime univers!

Ces demoiselles vives, en formes et couleurs
Ont su discrètement patienter que leur heure
S'en vienne finalement les mener au bonheur...

Voici que les mots si éloquents musellent alors leur prose,
Et voient dans le symbole comme une apothéose!

Nous français apprécions un peu trop la pureté,
L'eau et le vin ne se boivent-ils pas séparés?
Ignorant tout bonnement qu'un dessin sait parler,

Nous continuons de fragmenter un langage qui domine
nos vies si minuscules qu'aucun sens n'illumine.

Le mariage des saveurs constitue-t-il un crime
Si vil et destructeur que plus aucune rime
Ne saurait perdurer sans la chaleur intime

De mots tristes et désuets, trop chastes et peu limpides,
Auxquels la solitude concède quelques rides?

dimanche 24 avril 2011

Les gens qui nous ressemblent

Il y a des gens qui nous ressemblent. Tellement d'ailleurs que l'effet en est troublant, légèrement euphorisant au départ, puis quelque peu déroutant par la suite.

J'ai personnellement tendance à fuir les gens qui me ressemblent trop, bien que je n'en rencontre pas souvent. Jusqu'à présent, ces gens, ces âmes soeurs, je n'ai fait que les lire. Mais l'écriture, à ceux qui savent l'apprécier, est un vrai révélateur implicite de l'identité psychologique des gens. L'expression "lire quelqu'un" est plus polysémique qu'on ne le pense, elle illustre parfaitement cette persistance de l'âme qui s'ancre aux mots telle une ombre silencieuse.

J'ai donc rencontré parfois, des personnes me faisant furieusement penser à moi, à ce que je suis en mon for intime. Le dénouement systématique de ces rencontres est une impression de suffisance et d'arrogance. Ces gens qui se croient si intelligents, me dis-je en pensée, ils sont en réalité si banals, si dénués de sens, eux-aussi, dans leur quête de puissance. Si c'est ainsi, c'est certainement qu'au fond, c'est aussi l'impression que je donne de moi aux autres... Ce n'est pas une fatalité, j'apprends de mes semblables, j'en tire des leçons. Éventuellement, j'évoluerai. En tout cas, je n'ai aucune envie de rencontrer ces gens-là, je préfère me confiner dans mes illusions d'unicité (bien que je sache au fond être différent d'eux, ne serait-ce que dans quelques détails signifiants).

Si c'est ainsi, c'est peut-être que la nature est bien faite, elle nous éloigne de ce qui est trop semblable, pour provoquer le mariage des différences, pour qu'advienne l'inconnu, le changement.

Décidément, la nature est bien faite, si bien faite qu'elle sait me faire observer ma propre vanité à travers le reflet d'autres que moi. La nature, et ce sera peut-être là ma pensée profonde de la journée (pour ce que ça vaut), c'est peut-être au fond ce mouvement de la vie qui pousse à l'évolution par la rencontre des opposés...

jeudi 21 avril 2011

Notre voyage

On peut partir si tu veux, prendre un peu l'air et s'évader,
Par nos pieds volontaires se laisser guider...

Sac à dos sur les épaules, on pourrait s'en aller,
Les poches vides mais pleines de liberté...

Je nous vois marcher sans cesse à travers plateaux et puis plaines,
On sourirait, nos coeurs loin de la haine.

Tu dirais oui? Si un jour, fatigué de nous voir si pressé,
Je te propose une odyssée?

Tu quitterais tout? Maison, famille et puis amis?
Pour une pause ou le voyage d'une vie?

J'y ai pensé tu sais, et plus que de raison, à toutes ces contrées
Ces gens qui s'accordent aux saisons.

On pourrait tout brûler avant de s'en aller, et de nos chaînes faire un brasier géant.
Tes vêtements puis mes livres, qu'on jetterait au vent.

Ah, les départ... Je parle des vrais, ceux dont on ne revient pas,
Où le temps s'étire sous chacun de nos pas.

Dans notre joyeuse dépossession, on nous jugerait certes déraisonnables, voire utopiques,
Et tu penserais: "Seulement pour les esprits mathématiques..."

L'inconnu, mieux vaut aller à sa rencontre plutôt que d'en frôler les contours,
Et à son ombre faire un grand détour.

Nous, on préfère affronter poissons, guêpes et tiques et s'en aller aux cieux,
Pourvu qu'on soit deux.

Nous serons beaux, nous serons forts ma tendre et de nos mains tendues vers l'être humain,
On saisira l'amour sans penser à demain.

Je t'aime à chanter sous le ciel bleu de la Terre, on partagera notre voyage,
Pourvu que nos âmes cheminent sans ambages.

C'est notre Terre, c'est tout à nous, penserons-nous alors,
Réalisant l'idéal grec d'un temps qu'on croyait mort...

Tournant mes yeux vers toi, j'exprimerai alors sans l'aide d'aucun mot,
L'exquise douceur des tiens pareils à des joyaux.

lundi 18 avril 2011

Synchrones

Puissant et délicat, l'arôme de tes bras,
Que tu pends à mon cou dans un banal émoi.

Pourtant ce ne fut pas de tout répit que d'arracher ton coeur aux griffes de la nuit.

Le temps qui s'écoule nous jette à la figure
Cet écho du passé, notre ego, son reflet,
Qu'on s'acharne à fixer sur un instant figé,
Condamné que l'on est à parler au futur.

Lorsque nos coeurs se touchent, et que le temps se tait,
Le présent c'est ta bouche et mon éternité.

Passé, présent, futur, au final que des mots, qui s'enfuient une fois dits et nous parlent de haut...

Je frémis quand tu cueilles les fragments d'une vie
Qu'un temps s'alliant au vent me dérobe et puis sème.
Et que de ces lambeaux, qui s'enfuient dans mes nuits,
Tu vienne tresser des vers qui s'unissent en poème.

vendredi 15 avril 2011

Mondsee

À l'agonie du jour quand les morsures du soir
Tacheront de sang le crépuscule noir,
Et que la nuit déçue viendra pleurer si fort
Son amour interdit parti marier l'aurore.

À ce moment là seulement tu paraîtras:
Reflet d'une étincelle faisant feu de tout bois
Voguant trop près du ciel, le caressant des doigts,
Tu chercheras ton heure en éclairant les toits.

Et peut-être qu'alors, mes yeux cherchant ton or
Obliqueront vers toi mon regard triste et las.
Tu jetteras sur moi dans un dernier effort,
Un peu de cet éclat qui veille sur les morts.

jeudi 14 avril 2011

Utopie

-"Dis papa?" s'exclame l'enfant accroché à son père,
"Est-ce qu'il y aura le marchand de rêve?" d'interroger...
-"Aussi longtemps que tu fermeras les yeux la nuit,"
"Pour toi et tous les autres, les rêves seront gratuits."
Et ils marchaient dans les avenues du vent, s'en allaient,
Leurs pas semblant danser sur le pavé, portés par l'air et la gaîté...
-"Papa? Est-ce qu'il existe vraiment un lieu où les rêves se réalisent?"
Murmure le petit homme, levant la tête, croquant sa pomme.
-"Bien sûr, ils vivent ici, dans ton esprit, et partout là parmi les hommes."
L'idée faisait son chemin dans la tête blonde et puis soudain:
-"Mais alors, pourquoi est-ce qu'on ne vole pas hein?"
Le vieil homme sourit, humant la terre tout en parfums:
-"Si tu le veux assez, tu pourras t'élever..."
"Tes rêves petit, il te faudra les incruster"
"Dans cette vie que tu écris de ta jeunesse et tes cris."
Leurs pas, ayant quittés la route, craquaient maintenant sur les graviers,
Leurs âmes enchantées, pareilles à des oiseaux piaillaient.
Un pacte avec le temps signé à l'azur du présent.
-"Tu sais, avant qu'on fasse le tour du monde, un homme l'avait rêvé..."
-"Alors un jour notre univers, ne sera qu'amour charme et bonté!"
S'écria l'enfant conquis par la puissance d'une utopie.
-"Si tu le veux assez, le monde tu sauras lever"
"Et avec toi porter l'humain en son entièreté."
-"Il me faudrait donc effacer le mal ainsi que les erreurs passées?"
-"Bien sûr que non mon fils, elles sont la base de l'édifice."
"Tu devras t'élever au-dessus de tes fautes,"
"Côtoyer les mensonges, la peur et puis les doutes."
"Mais sans perdre de vue qu'il y a toujours une route"
"Que tes pieds foulent vierge, sillon du lendemain."
C'est alors que l'enfant sourit, ayant enfin compris
Qu'à l'homme il est permis d'aimer aussi la nuit
Parce qu'elle promet le jour et enseigne l'esprit.
-"J'irais parmi les hommes décidant de ma vie"
"Chérissant le pardon qui soulage et libère."
"À ceux qui n'osent plus, j'exposerais mes torts,"
"Soignant les coeurs figés par l'angoisse du remord."
"J'ai bien compris papa où m'ont mené tes pas,"
"Et crois-moi à jamais, j'irais le coeur léger."

mardi 12 avril 2011

Le jour d'après

D'une douceur éphémère
S'est repue ma colère,
Générant vagues et chaos
À la surface des mots.

Depuis, tout s'est retiré dans les profondeurs abyssales
D'une nuit sans lune où seule l'obscurité se fait jour.
Témoin d'un passé sinueux où se mourrait l'amour
Dans des regards absents au silence infernal.

Sous des salles combles le diable paradait,
Jetant aux flammes la vertu qu'on perdait,
Vendant nos femmes et puis nos âmes,
Banal spectacle de nos drames...

Aujourd'hui ils se drapent de silence,
Leur troupe morne sans répit avance,
Fouillant leur victime dans le fol espoir
Que malgré leur crime elle revive un soir.

Et je pleure bien sûr,
Notre mort programmée par leur ignorante armée.
Le néant au moins sera pur...
Dit le jour se fermant sur la terre condamnée.

L'intelligence

Le foisonnement des définitions subjectives de l'intelligence était trop intolérable à la science pour qu'elle ne décide pas d'établir son acception du terme, acception devant forcément faire office de vérité universelle. Puisque la science est aussi dépourvue de capacité d'analyse qu'un télescope, il ne fallait pas s'attendre à un bouleversement de l'interprétation de cette notion à travers la recherche audacieuse d'un sens demeurant jusqu'à présent muet. La science accoucha encore une fois d'une unité de mesure: le quotient intellectuel. Sorte d'échelle pour mesurer les performances du cerveau humain sur un plan purement fonctionnel et quantitatif, sur un plan dépourvu d'imagination et de toutes les qualités faisant de l'être humain une 'machine' plus merveilleuse que tous les super-calculateurs du monde entier.

L'humain, ne perdant aucune occasion de se mépriser, tentant de s'affranchir de tout ce qui le définit et constitue son originalité, se mit à vouloir observer le monde par l'oeil sans conscience de la science. Faisant fi du sens, jugé trop arbitraire, il décide ainsi de se perdre dans la description sans cesse plus précise du monde phénoménal, accumulant des données sans jamais être capable de leur donner un sens à travers la synthèse et l'interprétation. Le sens? à quoi bon, trop risqué! S'écrit-il. Pas assez fiable. Si la fiabilité signifie l'observation d'un monde devenant sans cesse étranger puisque jamais apprivoisé par l'interprétation, notre méthode d'investigation s'avère effectivement très efficace. L'humain est plus que jamais perdu, lâché au milieu d'un univers qu'il n'ose plus comprendre, craignant bien trop d'user de sa liberté à travers le choix et le sens. Patiemment il observe, voyant s'ouvrir à lui les multiples chemins de l'interprétation métaphysique, mais préférant tourner en rond, tournant la tête en tout sens sans jamais mettre un pied devant l'autre...

Au risque de me mouiller un peu trop, d'être à côté du sujet ou de me contredire ultérieurement, c'est une interprétation très personnelle de l'intelligence que je m'efforcerai de fournir ici. Je choisis délibérément la subjectivité d'une définition de l'intelligence qui la subordonne à une direction voulue. Il me semble que ce concept abstrait qui se nourrit de l'identité, est inextricablement attaché à la conscience et donc à la subjectivité des individus possédant cette qualité. Qui est intelligent pour l'un ne l'est pas obligatoirement pour l'autre, loin s'en faut. C'est précisément en cela que le concept d'intelligence s'érige en utopie, il est un idéal propre à chacun bien que ses traits caractéristiques puissent être, dans une plus ou moins large mesure, partagés.

C'est donc ici mon idéal que j'expose, en tout cas celui qui fait sens en moi.

Le royaume des représentations: siège de l'intelligence

Nous l'avons vu en parlant des sentiments: l'homme est un être qui réside dans la plus pur virtualité de représentations mentales subjectives qu'il s'est construit (et se construira tout du long de sa vie) par l'acquisition du langage, de l'éducation, de son expérience personnelle. Ceci peut s'expliquer assez simplement par le fait que l'être humain ne possède aucun moyen conscient d'appréhender la réalité brute. En effet, tout ce qui lui parvient est le fruit d'une analyse, d'une interprétation de la conscience. Il est intéressant de détailler le processus d'appréhension de la réalité par l'humain.

L'homme perçoit le monde phénoménal par l'intermédiaire de ses organes sensoriels. Ces organes reçoivent les stimulii du monde physique pour les envoyer au cerveau qui, par l'intermédiaire de la conscience, va les interpréter en les intégrant dans l'univers des représentations mentales.

À aucun moment il n'est donné à l'homme de connaître la "chose en soi" puisque l'acte même de cognition suppose une conscience (qui ne saurait exister sans son alter ego: l'inconscient). Afin d'expérimenter une réalité physique sans intermédiaire, l'homme ne possède que son corps. Cependant, même ici, il lui faut taire la conscience afin de pouvoir vivre dans une sorte d'instantanéité figée, muant l'écoulement du temps dans une éternité d'où est forcément exclue tout témoignage de la conscience basée essentiellement sur le souvenir. Il doit donc perdre temporairement son identité s'il veut être. Etant passablement admis le fait que nous ne sommes vraiment nous-mêmes qu'en phase consciente, nous n'avons pas accès à la véritable nature d'un monde que l'on est voué à sans cesse interpréter pour en combler les vides. De toute façon, la conscience et donc l'intelligence en sont à jamais bannies...

L'intelligence commence donc là, dans l'ébullition de la conscience. Mais si l'on peut assimiler la conscience au royaume des représentations lui-même, l'intelligence serait plutôt l'architecte qui prélude à toute construction psychologique. Elle correspond donc avant tout à un chef d'orchestre, à une manière particulière d'intégrer les données du monde pour en créer des représentations, à la façon de les agencer mais surtout de les relier entre elles dans une unité fondamentale qui s'apparente au sens.

Ce que l'homme appelle le sens, c'est cette faculté de mettre en relation ses représentations dans une apparente union. En cela, je reprendrais la thèse de Piaget selon laquelle l'intelligence est la réunion de moyens (les stimulii extérieurs transformés en représentations) en vue d'accéder à une fin (le sens qui est la forme que l'on va donner à nos représentations).

Cette fonction de lien discursif, la capacité d'accoucher du sens à partir de données de départ est sous-tendue par le raisonnement et plus précisément par la logique.

Un pont nommé logique


Si l'on accepte le fait que l'apport de sens est une fonction fondamentale de l'intelligence alors la logique s'érige en pierre angulaire de cette dernière. La logique est précisément la réunion de moyens pour accéder à une fin (comme dit précédemment). En effet, pour raisonner, l'esprit a besoin de plusieurs pré-requis:

    • D'abord la présence d'un horizon ou d'un cadre de la pensée, propre à contenir le raisonnement et à le fixer sur des bases suffisamment solides pour ne pas qu'il s'effrite. Etonnamment donc, pour que l'intelligence puisse oeuvrer sans limites, il lui faut des bornes. Ce paradoxe apparent, ne l'est en fait pas du tout et l'on peut se référer au langage pour s'en rendre compte. Les possibilités d'expression de ce dernier sont infinies et pourtant, il s'appuie sur un nombre bien fini d'unités, ordonnées selon des règles sémantiques relativement fixes que l'on nomme code. Ce code est indispensable à l'expression. Il en va exactement de même pour le raisonnement qui outre le fait de se baser sur le langage pour opérer, nécessite la définition d'un cadre strict qui soit partagé par tous: récepteurs comme émetteurs. Prenons un exemple simple: parlerons-nous de la même manière s'il nous faut analyser le principe de causalité en sciences humaines ou en sciences physiques? Nous devons auparavant poser un certain nombre d'axiomes, délimiter un terrain de jeu. Il est par exemple impossible pour l'homme d'élaborer une logique ou un raisonnement s'il se place dans un absolu. Aucune pensée, ni aucune représentation ne saurait exister (chez l'homme) lorsqu'on veut se placer dans l'absolu. Il est le lieu de l'abolition, de la dissolution de toute identité et donc le domaine exclusif de l'être.
    • En outre, la logique requiert un véhicule matérialisé pour nous en langage. Toute logique est forcément discursive et tout raisonnement ne peut exister que par les mots. Ils sont là encore l'encre qui imprime les pensées, leur permet d'exister dans le temps et ainsi de créer la possibilité d'un retour en arrière, d'une boucle réflexive. Le langage est bel et bien le terreau de la conscience.
    • On l'a vu précédemment, des données sont nécessaires puisqu'on ne traite pas le néant. L'esprit les trouve dans ses représentations, à travers le souvenir des stimulii cristallisés.
    • Le temps est nécessaire à toute logique car le raisonnement s'inscrit naturellement dans celui-ci. On ne dessine absolument rien avec un crayon dont l'encre s'effacerait presque instantanément. La mémoire est le fondement même du raisonnement puisqu'il est ce qui permet aux données d'exister, le temps est le mode d'existence de toute donnée.
Tout est maintenant prêt à accueillir la si mystérieuse logique, mystérieuse en cela qu'elle possède un caractère universel qui la rend troublante à plusieurs égards. Qu'est-ce qui peut justifier le fait que les hommes à travers les âges et l'espace, reconnaissent implicitement l'existence d'une logique universelle, indiscutable? C'est de manière très intuitive que l'on s'exclame: "ça semble logique!". Et pourtant, d'où peut bien provenir cette intuition? Je ne m'avancerais pas sur ce terrain mais je me permettrais seulement d'ériger une hypothèse. Peut-être toutes les langues humaines partagent effectivement une sorte de structure commune, comme s'en réclame Chomsky, et que cette structure, ce méta-langage prête à l'homme ses caractéristiques discursives d'assemblages d'unités logiques, de production de schèmes porteurs de sens.

Toujours est-il que la logique est primordiale à l'intelligence, elle est le ciment qui relie les représentations entre elles, elle est le stylo reliant des points séparés et qui dessine lentement une figure. La logique crée des chemins d'un point à un autre, va organiser les représentations, effectuer une taxinomie, faire des parallèles et élaborer des règles générales. Elle est pure capacité d'abstraction basée sur les rapports de causalité qui permettent de dégager des règles, d'anticiper, de créer des données qui n'ont pas encore été rencontrées dans le monde réel. Plus qu'un pont jeté entre les représentations, elle agit comme un mariage entre celles-ci, mariage qui a tout loisir de mener à l'enfantement. La logique crée donc à partir de l'existant de nouvelles représentations dont l'apparition est expliquée, mémorisée par un rapport de causalité qu'emprunte le raisonnement. On peut la comparer à la force vitale des êtres vivants.

Changement de paradigme: l'abstraction de la conscience


Il existe des degrés de conscience que l'homme va traverser au cours de sa vie. Certains sont induits naturellement, d'autres peuvent l'être de manière artificielle (c'est le cas des drogues par exemple). Cepedant, plus la conscience a la capacité de modifier son propre état, c'est à dire de s'amplifier en prenant de la hauteur, s'extrayant toujours plus d'elle même, ou bien de s'atténuer, laissant à l'action la part belle, plus l'intelligence s'en trouvera lubrifiée et augmentée. Cependant, c'est la capacité d'abstraction de la conscience qui va déterminer le degré d'intelligence, en effet, plus la conscience peut nous élever au-dessus des choses, au-delà d'elle même, plus elle génère de chemins logiques à travers de nouvelles perspectives. On l'a vu, l'intelligence est fortement lié à la faculté d'esprit critique induit par la possibilité d'observer d'une perspective toujours plus neuve et surtout toujours plus lointaine afin d'extraire les schèmes fondamentaux de toute chose. Il est bien plus simple de cartographier la Terre d'un satellite plutôt que d'un avion, le summum restant de combiner ces deux voies d'observation.

La conscience apporte la lucidité, elle ouvre l'esprit à l'assimilation d'informations et à leur traitement. C'est par là même qu'elle s'avère propitiatoire à l'intelligence, en la rendant alerte, en éveil et en la nourrissant de fraîches représentations. On ne connait jamais mieux une chose que lorsque l'on sait multiplier les chemins qui y mènent. La conscience, agissant telle une fenêtre sur le monde, crée la distance nécessaire à l'observation. Elle permet à l'information d'opérer cette boucle précieuse de l'information entre l'observé et l'observateur. Mieux, elle nous donne la possibilité d'observer le mécanisme d'observation afin de s'en détacher, d'en débusquer les forces et faiblesses et d'en renouveler les angles d'interrogation. En bref, elle nous éloigne sans cesse du territoire pour mieux en élaborer la carte (pour reprendre et paraphraser Korzybski).

On peut effectivement dire que la conscience agit comme un miroir nous laissant observer aussi bien notre propre personne que ce qui entre dans notre champ de vision. Elle nous donne à voir l'envers des choses, elle est une voie détournée vers elles. La conscience est le détachement de l'expérience concrète, cédant la place à cette inquisition de l'esprit qui se refuse à être acteur pour devenir spectateur dans une sorte d'homothétie qui l'ôte de l'éternité de l'instant. La conscience est le témoin de l'individualité embarquée sur le navire du temps et qui la dérobe à l'expérience directe de l'être. Par elle, on vit donc le temps comme une succession d'états figé mais dont la rapidité d'enchaînement nous donne l'illusion d'une continuité. C'est dans cette course qui nous extrait à chaque fois d'un état présent sans cesse défunt, que l'on peut s'observer à travers la mémoire et par là même devenir conscient de sa propre durée (qui est je le rappelle le témoin de l'existence). La conscience est ce précieux don (qui peut aussi pour certains être le plus lourd fardeau) qui fait de nous, êtres humains, des entités perpétuellement confrontées à cet écho du passé les privant de l'instant présent, figeant ainsi le monde comme une rangées de diapositives que nous viendrions projeter. Nous regardons le souvenir des choses qui persiste, et plus nous augmentons cette mémoire, plus nous parcourons ces ruines, plus nous élaborons les règles d'un monde dont l'éternité nous échappe à travers la reconstruction subjective de représentations qui voudraient fixer une fois pour toute ce présent interdit.

La créativité: liberté, chaos et une dose de folie



mercredi 6 avril 2011

Contre une thèse de la naturalité des sentiments

Je m'ingénierais dans les pages qui suivent à briser méthodiquement les arguments d'une théorie qui placerait le sentiment humain dans une naturalité intrinsèque. J'élabore ma contre-thèse en m'appuyant sur la distinction émotion/sentiment qui reflète, à mon sens, l'opposition nature/artifice, et me permet de détailler les fondements d'une théorie mettant en lumière la nature purement artificielle des sentiments humains.

Je tiens, encore une fois, à préciser que cet énoncé est l'instantané d'une pensée qui se veut en perpétuelle remise en question. En cela il est donc un arrêt sur image et sera amené, je l'espère, à s'étoffer et à évoluer dans un futur proche ou lointain, voire à se contredire totalement.

"Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges." Nietzsche

Préambule

Afin d'éviter toute incompréhension concernant ce texte et pour lever tous les doutes possibles, je me dois de préciser ici ce que j'entends par naturel et artificiel. Cet éclaircissement me semble nécessaire car on pourrait imaginer que l'artifice désigne une chose n'appartenant pas à la nature, comme une création ex nihilo qui appartiendrait à un autre univers que le nôtre. Or je suis convaincu que ceci n'est pas possible. En effet, rien de ce qui 'est' ne saurait 'être' hors de la nature puisque cette dernière est absolument tout ce qui existe. Pour moi, la nature, dans un sens général, désigne absolument tout ce qui est et peut être, elle est l'univers dans son intégralité (qu'elle soit en acte ou en puissance). Dans cette acception du terme, rien ne saurait lui échapper, elle constitue l'essence primordiale de toute chose.

Tout au long du texte, j'emploie allègrement le terme artificiel dans l'acception suivante: "Qui remplace la nature par l’art, l’artifice; Peu naturel; Créé par l’homme;". Il faut retenir ici la dernière partie de la phrase: "crée par l'homme". Bien entendu, comme vu précédemment, l'homme est partie intégrante de la nature sur un plan général. Cependant, dans le cadre de cet énoncé, il est nécessaire de poser des axiomes, de poser le cadre de la réflexion et d'en définir les codes. Ainsi, le terme artificiel vient donc s'opposer à ce qui est naturel en ce sens qu'il définit tout ce qui n'est pas donné à l'homme de manière innée mais qui requiert un acte de création, d'éducation et qui en conséquence est un fait de société. Il faut voir ici l'artificiel comme étant ce qui s'oppose à un état de nature (de la même manière que Rousseau oppose son homme à l'état de nature à l'homme social).

Les mots étant toujours un vaste terrain de jeu, il est nécessaire parfois, de les contraindre pour plus de clarté et pour éviter les quiproquo.

Distinction entre les émotions et les sentiments

Pour comprendre les sentiments, il est judicieux de les distinguer d'emblée des émotions et d'en dégager les points communs mais surtout les différences.

Si les émotions naissent d'abord de la perception sensorielle (vue, odorat, ouïe...) avant de prendre possession de l'âme, les sentiments eux surgissent d'abord en l'âme pour inonder par la suite le corps. Il serait inutile et fastidieux de rentrer dans un débat du type de l'oeuf et de la poule, j'utilise cette distinction parce qu'elle représente une réalité commode et propre à poser les bornes d'un raisonnement logique. En aucune manière je n'occulte le fait que les sentiments peuvent naître des émotions et inversement.

Toutefois, posons dés maintenant le distinguo: les émotions nous sont imposées par l'instinct du corps (et sont comme un réflexe de celui-ci face à diverses situations) qui répercute ses réactions par des schèmes psychologiques qui relèvent eux aussi de l'instinct, de l'inné. Les émotions sont par là même ardues à contrôler puisqu'elles semblent naître des profondeurs de l'homme, d'une animalité conditionnée par le temps. S'il existe des variations dans l'expression d'une émotion, il est difficile de nier que l'émotion est le comportement humain le plus universellement partagé. Ainsi le rire que provoque la joie ou bien les larmes de la tristesse sont des symboles qui transcendent toute barrière culturelle puisqu'ils font appel à ce qui ressort de notre espèce, à ce qui est, pour ainsi dire, inscrit dans nos gènes.

En conséquence, on constate bien souvent que l'émotion ne laisse que peu de place à la liberté, elle est inhérente au corps et à ses passions et semble échapper à tout contrôle, du moins dans son jaillissement spontané.

Les sentiments eux sont d'une toute autre espèce bien qu'apparentés par un lien indéfectible aux émotions. Preuve en est: aucune définition du sentiment ne saurait se passer de celle de l'émotion. On semble passer de l'un à l'autre comme on retournerait les faces d'une même pièce. C'est précisément ce que sont l'un pour l'autre, émotion et sentiment: les deux faces d'une même réalité humaine.

Le sentiment naît et se meut dans l'esprit humain. Il est l'incarnation de la liberté humaine en ébullition dans une cartographie mentale de la réalité dont l'individu narcissique constitue le point névralgique. Il inclue forcément l'homme qui le ressent dans sa représentation mentale car il est une perspective de la réalité subjective, une manière de se vivre. Le sentiment est la coloration que donne l'homme à un monde qu'il peint lui-même pour se l'approprier, ses sens ne lui offrant qu'une mince lucarne, insuffisante à la compréhension et à la stabilité.

Dans les entrailles du sentiment

En tant qu'envers de l'émotion, le sentiment se construit dans l'esprit humain et en constitue une modalité d'existence. Du sentiment fugace au sentiment profondément ancré, l'esprit va 'être' selon la place qu'il s'attribue dans le monde et que ce dernier lui renvoie (ou plutôt qu'il se figure lui être renvoyé). Ainsi, sur un lac de fierté, l'onde de choc d'un sentiment de honte peut parfois se faire sentir selon l'occurrence d'un évènement perturbateur. Le sentiment général, dominant, est le plus représentatif de l'état d'esprit d'une personne, il est comme une fréquence à laquelle vibre l'individu. Plus l'âme fortifie ses représentations mentales pour en fixer une solidité inébranlable, plus le sentiment profond aura tendance à engloutir en lui tous les autres, induits par les méandres de la vie, afin de se prémunir d'une douloureuse révolution.

Le sentiment, contrairement à l'émotion, construit son intensité sur le temps, c'est une fondation plus ou moins durable selon qu'il correspond à un trait idiosyncratique ou au reflet fugace d'un évènement mineur sur la surface de l'ego.

Face à l'émotion naturelle: le sentiment artificiel

À la lumière de ces hypothèses, on pourrait toujours agréer à la thèse d'une naturalité des sentiments. Après tout, rien ne les empêche d'être construits plutôt que spontanés, propre à l'identité individuel plutôt qu'universels, et tout aussi naturels et inhérents à l'espèce humaine que le sont les émotions. Or à cela, j'objecterai que si, comme le suggérait Anders dans "L'obsolescence de l'homme", on procédait à une Histoire des sentiments, on se rendrait compte que, plus que toute autre chose, leur caractère artificiel est inscrit dans les mutations ainsi que les deuils et naissances qui ont fait leur Histoire. En effet, il semble vraisemblable qu'ils sont le produit d'une culture et d'une époque donnée, et que comme les hommes qui vivent à l'intérieur de ces 'sociétés' (et qui les font), ils sont soumis au changement, comme un témoin stable de l'évolution de ceux-ci, de leur modes de pensée et de leur moeurs.

Les sentiments ont donc une vie qui n'est pas inscrite en l'homme, au plus profond de sa chair comme les émotions, ils sont des constructions, d'abord d'une époque et d'un mode de pensée, puis d'un individu et de son idiosyncrasie. Pour montrer comment le sentiment suit l'homme au lieu de le tirer dans son passé par la tyrannie du corps, je prendrais l'exemple d'un sentiment nouveau, né depuis une dizaine, voire une quinzaine d'années, et que la création d'internet contribua grandement à façonner. Ce sentiment est celui de communauté humaine ou terrestre. On en trouve les traces sur la toile internet, l'homme se sent un destin commun à toute l'humanité, un destin transnationale, transcendant les ethnies, les religions etc. L'homme prend conscience de vivre sur une planète dont l'espace se réduit vertigineusement dans les représentations séculaires et que ses actes peuvent atteindre d'autres hommes qu'il n'a jamais rencontré à l'autre bout de l'écorce terrestre. L'ère de l'information est le berceau de ce sentiment nouveau, elle porte cette nouvelle vague à la vitesse de l'éclair, dans les téléviseurs, écrans d'ordinateurs et autres outils de communication. Ainsi, à cette globalisation économique qui efface les visages nationaux, et qui tire sa puissance de son hétérotopie, répond ce sentiment de communauté terrestre capable de mettre en relation des hommes du monde entier.

Certes, depuis le temps que l'homme s'organise en société et communique, il a eu tout le loisir d'expérimenter l'étendue des sentiments qui s'offraient à lui, d'en mélanger les couleurs pour en créer de nouvelles. Cependant, à mesure que la technique modifie le paysage de l'humanité, le balayant de sa puissance et de sa croissance surréaliste, de nouveaux sentiments semblent devoir naître, point d'attache entre l'homme et le monde qu'il habite, cartographie à la traîne face à la réalité mouvante de la technique. L'homme construit les sentiments de demain, patiemment, avec les outils mêmes qui façonnent son horizon quotidien, oubliant lentement ceux d'hier, devenus obsolètes parce qu'en décalage avec la réalité. Combien, chez les nouvelles générations, vivent l'ardeur du désir d'apprendre, le sentiment de valorisation par l'éducation et la connaissance. Combien aspirent, à travers l'éducation, à devenir un homme complet, complet en cela qu'il s'intéresse à tout et se nourrit de tous les champs de la connaissance. À mesure que l'homme des Lumières se fait plus rare, un homme différent émerge de ses décombres, mu par des sentiments qui lui sont propres et qui le font vibrer à l'unisson de son temps. Cet homme est le technicien, le spécialiste, pour qui toute science, tout objet d'étude est cloisonné et constitue un univers se suffisant à lui-même. La recherche de l'unité (objet propre à la philsophie) des sciences est devenue tellement lointaine aux besoins de l'économie qu'elle semble tout droit sortie d'un autre âge.

En conclusion, on peut penser que le sentiment s'apparente à une subjectivisation de la réalité. En cela, il rejoint l'art qui, peut-être, est la cristallisation ou le produit de ces sentiments en objet.

Un cas concret

L'orgueil est un bel exemple de sentiment qui s'est façonné par le regroupement des hommes en sociétés hiérarchiques. Il est très probable que l'homme, avant d'expérimenter la hiérarchie et le prestige qui en découle, ne tirait pas d'orgueil de ses actions, peut-être une joie simple s'apparentant à de la satisfaction dû à la réussite dans l'assouvissement des désirs.
Par la suite, l'élection d'un chef, la soumission des autres, l'aura de pouvoir émanant de l'individu et l'attraction de celle-ci sur les autres contribuèrent certainement à façonner un imaginaire, un fantasme et un culte du chef qui ont été les nutriments dont s'est nourri l'orgueil pour s'emparer de l'homme. L'homme commençait à se comparer, à se valoriser et la compétition ainsi engendrée n'était qu'un prétexte à l'assouvissement du sentiment d'orgueil au sein duquel l'homme se sent briller plus que les autres parmi la constellation qu'il habite.

L'orgueil vit grâce à l'épaisseur que confère le regard du nombre sur toute chose existante (choses de l'esprit incluses). L'homme se voit prendre plus de réalité et de puissance lorsque la reconnaissance des autres le couronne plus qu'à l'accoutumée. Cette reconnaissance est comme une affirmation maintes et maintes fois renouvelée qui incruste l'existence de l'individu dans l'Histoire, dans l'immortalité de la vie publique. Certains regards pèsent plus que d'autres et l'orgueil n'a pas besoin de la multitude lorsqu'il pousse sur d'autres sentiments existant entre certains individus. Ces sentiments préexistants agissent alors comme un engrais propitiatoire à la croissance de l'orgueil. Il suffira en effet de l'admiration de la personne aimée, pour qu'un individu se sente pousser des ailes et puisse ressentir un orgueil aussi intense que celui du monarque.

L'homme: maître des sentiments

La nature soumet chaque créature vivante à sa loi, l'humain n'y échappe pas. Etant des êtres issus de la nature, nous ne pouvons éluder ses rappels à l'ordre, faire taire sa voix qui s'exprime dans chaque atome de nos cellules. Les émotions s'emparent de l'homme par ce qu'il a de moins artificiel: son corps, ses perceptions et ses organes. De là ils peuvent asseoir l'esprit aussi sûrement que la gravité colle nos pieds à la surface terrestre. Les émotions nous contrôlent avant que nous puissions les contraindre par la volonté.

En ce qui concerne les sentiments, il en va bien autrement. Il est aisé à l'homme de nourrir un sentiment par la seule force de sa volonté: auto-persuasion, réflexion, persévérance, peuvent ancrer en l'homme des sentiments sur lesquels il a une main-mise totale. L'homme se fabrique des sentiments, consciemment ou non, par un travail de représentation mentale, qui pourront par la suite prendre possession de lui pour devenir des psychoses, des obsessions.

L'homme est libre, à tout moment, par l'introspection, de se rendre maître de ses sentiments en portant sur eux et donc sur lui-même et le monde qui l'entoure, un regard neuf et lavé (dans la mesure du possible) de tous préjugés. L'homme peut choisir de taire un sentiment ou bien d'en modifier sa nature. Freud a su montrer avec pertinence, comment la sublimation peut métamorphoser un sentiment humain négatif dans un acte de création dans lequel un nouveau sentiment (l'accomplissement par exemple) pourra s'épanouir.

On a donc affaire à un témoin de la liberté humaine. Nous avons évoqué le cas du bonheur comme étant un état, une modalité d'existence choisie par l'homme. C'est précisément dans ce choix que réside la liberté inhérente à l'homme qui lui donne la possibilité d'expérimenter à sa guise (non sans un travail de longue haleine) les sentiments qui témoigneront de son interaction avec la réalité. L'homme se vit dans ses représentations mentales à travers les sentiments.

L'éducation sentimentale

Sans éducation, il est évident que l'homme n'étant plus qu'un mammifère au pouce préhenseur, ne connaîtrait plus les sentiments. Chez un tel 'individu', le règne des émotions serait total et sans appel. La durabilité nécessaire à l'élaboration de représentations suffisamment stables et de leur expression en sentiment serait absente. Des notions de temporalité fortes sont nécessaires à l'élaboration de sentiments complexes et conscients. C'est en se souvenant du passé que l'on éprouve un sentiment d'accomplissement et c'est en pensant au futur que l'anxiété grandit.

Il n'y a guère que l'éducation qui puisse développer les prédispositions intellectuelles de l'animal humain pour en faire un homme pensant. Une certaine appréhension du temps, un langage permettant de différencier, mieux, d'identifier les différentes entités du monde, une conscience aiguë de sa personne, sont autant de pré-requis au sentiment, fournis par l'éducation.

Comme on cultive un jardin, on cultive de même chez l'homme l'apparition de sentiments. Par exemple le respect des anciens est purement lié à une culture bien déterminée qui aura su entretenir ce sentiment par la valorisation. En aucune manière, il semble naturel à l'homme d'intégrer un tel sentiment d'égard à une personne en fin de vie, c'est d'ailleurs pour cela qu'on inculque la civilité aux jeunes enfants. Une fois le respect établi, l'amour peut s'épanouir à son tour, et ainsi de suite dans un cycle dont la fin ne nous sera jamais dévoilée. Le type de sentiment que l'on nous inculque ainsi que la compréhension que nous en avons, influent fortement sur nos comportements qui de toute évidence n'ont plus rien de "naturels".

Les sentiments sont le fruit d'une éducation en perpétuelle dispensation. Ils sont l'expression d'une élaboration incessante de représentations mentales qui visent à combler le fossé entre ce que l'homme perçoit et ce qui est, entre sa position et le monde.


Le langage: véhicule des sentiments

Si le corps constitue le véhicule des émotions à travers la perception sensorielle, le langage semble être le moyen d'expression privilégié (et indispensable?) des sentiments humains.

En effet, le langage est bel et bien le ciment des représentations mentales, c'est par lui que peuvent s'établir les notions de temps notamment, en agissant comme une encre, qui fixerait sur la toile de l'esprit les mots par lesquels transitent les idées. Les concepts se fixent par le langage qui crée la dimension nécessaire à une compréhension cyclique du monde. Par cyclique, j'entends qui peut revenir sur elle-même, agir comme un méta-langage. En effet, sans la dimension temporelle, il est impossible de revenir sur une idée et donc d'en prendre conscience et d'en solidifier la place dans l'esprit humain. On ne construit pas un empire avec des murs de paille.

On le voit, le langage constitue l'outil des constructions mentales humaine de la réalité. Par son aspect durable, il apporte la dimension réflexive nécessaire à un retour sur soi, à une méta-conscience au travers de laquelle tout concept pourra s'auto-évaluer, s'auto-observer. C'est par ce mécanisme qu'il est le fondement des sentiments qui sont l'expression en modalité d'existence, des représentations mentales de l'homme et de leur ébullition. Les sentiments agissent comme une tonalité particulière dans la musique du langage avec chacun leur fréquence.

Sans cette conscientisation des émotions, qui, rappelons-le, naît grâce au langage et à son pouvoir de fixation temporelle et d'auto-observation, l'homme, pareil à l'animal, resterait soumis au règne de l'instantané et de l'inné à travers ses émotions. Le sentiment, par l'intermédiaire du langage, est presque une méta-émotion, une émotion qui aurait pris conscience d'elle même en s'inscrivant dans une durée et en s'élevant dans une représentation mentale lui donnant une perspective suffisamment lointaine de la réalité (de la "chose en soi") pour en devenir critique et détachée.

Le langage, en laissant à la pensée suffisamment d'espace pour s'affranchir de la pesanteur d'une réalité sensorielle n'offrant aucun recul et aucune analyse, introduit chez l'homme la part de liberté ou de chaos nécessaire à une représentation virtuelle egocentrique de la réalité. L'individu agissant alors comme une corde tendue entre tout ce qui traverse sa conscience et lui-même, chaque évènement ou chose faisant vibrer cette corde sur une tonalité particulière que l'on appelle sentiment. Ce sentiment étant la façon dont l'esprit se représente vivre sa propre représentation, une manière de porter un jugement, par l'insufflation de valeur à des schèmes mentaux, sur différentes situations vécues ou non.

Le sentiment, par le jugement, fait donc écho à une échelle de valeur. Ces valeurs sont inculquées à l'individu par l'éducation, les préceptes moraux et éthiques de la société dans laquelle il évolue, sa propre expérience, etc. La valeur est le produit de la faculté de juger. C'est l'expression la plus haute de la liberté humaine qui s'exprime par l'intermédiaire du choix. L'attribution de valeur est intrinsèquement humaine et artificielle. Rien, si ce n'est la langue et ses unités (Saussure), ne saurait être plus arbitraire. Cette arbitrarité est l'illustration du chaos et de la liberté humaine permise par les représentations, ce monde parallèle où tout ou presque semble loisible.

Comme la morale représente un choix commun, un choix de société (qui s'impose à ses membres une fois établi), l'éthique est un choix individuel, une manière d'échelonner ses propres valeurs qui agissent comme un guide. L'arbitraire purement humain de ce choix en fait une construction contre-nature, un édifice qui ne s'élève que sur la virtualité d'un univers de représentation mentale érigé comme pendant du monde phénoménal et reposant sur le langage. Les sentiments sont le témoignage d'une liberté humaine qui veut s'affranchir d'une réalité insondable afin d'ordonner un monde propre à l'épanouissement d'une logique et d'un raisonnement stable dont la compréhension serait sans limite. Ils sont le jugement perpétuel de l'homme en prise avec la réalité sur lui-même.

L'art, comme projection des sentiments

Tout élan artistique peut-être raisonnablement vu comme la projection dans le monde phénoménal d'une perspective subjective de celui-ci. Autrement dit, il s'agit de la projection d'un ou de plusieurs sentiments qui peut s'apparenter à une forme d'affirmation individuelle. L'homme qui crée s'affirme et se révolte en somme contre l'objectivité, contre l'absurde et le non sens du monde. Il y a appropriation de l'univers à travers chaque oeuvre artistique qui peut être vu comme un langage à part entière. L'homme "prend la parole" et reconstruit par le prisme de sa subjectivité, le monde tel qu'il le voit, tel qu'il le ressent, en lui donnant forme et par la même occasion, sens.

Même dans le cadre d'une pure et simple recherche esthétique, l'humain reste pris dans la toile de ses sentiments car le produit de sa recherche est fatalement une cartographie mentale particulière apparentée à la durée de l'ouvrage. Le désir esthétique est déjà en soi un sentiment, une vue sur le monde.

Que fait l'artiste (et n'oublions pas que tout homme est artiste) lorsqu'il crée, si ce n'est cristalliser un état d'esprit particulier qui non content d'être un regard sur le monde, une manière de (se) vivre, est aussi amené à en faire partie intégrante, à s'y incorporer? L'identité humaine, par son côté psychologique est un attribut de l'âme et en cela est affligée d'un caractère d'inconsistance inhérente à l'esprit. On ne sait si l'esprit, ou l'âme, appartient au monde, nous ne savons pas le situer, il est, car opposition au corps, ce qui semble nous isoler de l'unité du monde. L'âme est le lieu de l'altérité, de la différence, de l'individualité; elle est comme une bulle. Accoucher d'une oeuvre est alors un moyen d'inscrire une trace de soi-même dans le monde phénoménal, celui qui est partagé par tous et donc qui semble être le moins sujet aux illusions. L'art est pour l'homme; une manière de se semer au gré du vent. Par lui, il va donner à sa vie intérieure une consistance tangible pour tout le monde et toute chose.