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vendredi 2 septembre 2022

Le concept d'intuition chez Bergson

 L'intuition chez Bergson est un concept original qui consiste à penser la connaissance hors du cadre de l'arraisonnement intellectuel qui tend à s'inscrire dans une démarche spatialisante. Ainsi l'intelligence décompose en éléments qu'elle recompose à l'aide de lois, de principes. Pour ce faire elle doit construire ses objets en les découpant sur le flux mouvant de l'expérience et en les figeant dans des catégories, constituées de propriétés générales. Cette opération produit des hypostases de réalités fluentes et fige en des schèmes, des figures, ce qui ne cesse de se métamorphoser, de devenir (c'est la condition du savoir selon Platon). Une telle connaissance repose nécessairement sur la scission entre le sujet et l'objet et donc la nécessaire inadéquation des deux.

Ce que Bergson propose avec l'intuition c'est de sortir de ce paradigme pour faire coïncider sujet et objet, le premier devenant le second, et expérimentant ainsi sa nature de l'intérieur, de manière dynamique (c'est à dire par le flux du vécu, par la durée). Il ne s'agit plus alors de connaître mais d'être, de sentir l'objet par une fusion qui nous mène à devenir son intériorité même. Si une telle chose est séduisante de prime abord, elle n'est pas sans poser de nombreux problèmes dont je vais m'efforcer d'exposer les plus évidents à mes yeux.

D'abord on peut objetcter que devenir autre que soi-même implique nécessairement qu'il devient impossible de rapporter à soi l'expérience vécu: puisqu'on était autre, comment se souvenir et intégrer à soi une expérience radicalement différente? Ainsi il ne peut rester aucune trace, aucun souvenir de l'expérience extatique que représente une telle fusion: tout ce qui se passe hors de soi demeure hors de soi, pourrait-on dire. Pour le dire autrement: si l'on considère que toute conscience est singulière, alors il est impossible à deux singularités de fusionner sans se détruire mutuellement en la création nouvelle d'une tierce singularité.

Mais on pourrait aisément rétorquer à cela que chez Bergson tout est durée et qu'alors la différence entre sujet et objet ne constitue pas une différence de nature mais de degré; ce qui fait qu'il devient possible d'envisager l'exprience extatique comme une expérience conforme à notre intériorité vécue, mais sous d'autres modalités.

Cet argument pose problème en cela que même si l'objet vécu n'est pas de nature radicalement différente, il n'en demeure pas moins que l'identité d'une personne est son histoire: elle est la tonalité de la durée présente dans laquelle résonne tout son passé. Ainsi devenir une autre identité présuppose d'annihiler tout ce que l'on est, tout son passé, pour devenir pleinement l'autre: de son origine à son présent; c'est la condition sine qua non pour être authentiquement l'autre. Or une telle chose implique bien la destruction de soi, du moins sa négation totale et radicale. Si l'on voulait faire de l'objet vécu une expérience contenue en notre identité personnelle, alors notre passé, et, dirons-nous, notre mélodie, viendrait se mếler à celle de la durée de l'objet et en susciterait une interprétation toute différente: un tel processus produirait simplement une tierce réalité: ni celle de l'objet, ni celle du sujet (quoiqu'au final il s'agirait toujours de la durée du sujet, de son histoire, de sa mélodie ontique, enrichie d'une expérience nouvelle mais toujours vécue depuis son intériorité). On voit bien qu'il est impossible de résoudre le paradoxe.

On peut toujours rétorquer à cela qu'une telle représentation est précisément l'œuvre d'une intelligence qui cherche à spatialiser une opération pleinement temporelle (inscrite dans la durée). Mais comme l'espace est une production de la durée, et qu'aucune durée absolue ne saurait exister mais seulement des degrés de tension de celle-ci, tout ce qui est durée est susceptible d'être représentée spatialement, même avec imperfection.

Acceptons tout de même l'objection en s'appuyant sur le paradoxe de Zénon d'Élée qui illustre comment l'intelligence peine à représenter l'opération dynamique du mouvement qui s'inscrit dans la durée d'un vécu (et que l'acte de Diogène de Sinope résout précisément sur ce plan là).

Reprenons alors la métaphore musicale, hautement fidèle au paradigme de la durée bergsonienne. Nous retombons tout de même dans la première objection: il est impossible qu'une mélodie (dont la note présente est déterminée dans sa valeur d'écoute par les notes qui la précèdent) puisse devenir une autre sans produire alors une nouvelle mélodie. Pour bien comprendre ce point, imaginez que l'on insère un passage de tango dans une chanson des Beatles, le résultat ne sera alors ni la chanson originale des Beatles ni le morceau original du tango: le vécu sera différent. Il est impossible pour la chanson des Beatles de se transformer en notre tango, ce sont deux réalités étrangères bien qu'unies par leur nature temporelle.

Il ne peut y avoir d'intuition telle que l'envisage Bergson puisque la conscience, le vécu, est pure intériorité, c'est à dire qu'il est la synthèse présente de vécus passés qui forment une totalité singulière. La conscience étant indivisible ne peut alors intégrer en elle un vécu forain: si elle le fait, c'est en expérimentant des données censées traduire le vécu de l'objet, mais alors il s'agit bien d'une traduction: les vécus forains sont interprétés par le sujet, il n'y a pas à proprement parler d'ex-stase. Si, au contraire, une telle expérience extatique se produit, elle ne peut se faire que de manière purement inconsciente et donc inaccessible au sujet. Il ne pourra jamais savoir ce qu'il a vécu puisque ce vécu ne peut être traduit dans sa propre intériorité sans en fournir une interprétation captieuse.

Nous sommes véritablement enfermé dans notre conscience, ou du moins dans la relation que celle-ci constitue à l'objet, à l'altérité. Mais le système constitué par cette relation forme bel et bien un tout indivisible, indécomposable, absolu et donc sans route vers un ailleurs...

La seule issue hors du paradoxe est la suivante: il faut postuler une conscience universelle et considérer qu'aucune conscience n'est singulière. Mais cela revient à détruire la philosophie bergsonienne en la faisant retomber dans le transcendantalisme kantien car cela revient à dire que toute conscience est transcendantalement identique aux autres, dans sa fome, et que seul le contenu matériel change. Il devient alors possible, comme le propose Kant dans la CRP, qu'on fasse intégrer à une conscience des vécus étrangers qui seront immédiatement assimilés et intégrés à l'histoire personnelle du moi. Mais là encore une erreur se cache: pour Kant, la conscience n'est pas à confondre avec les structures transcendantales du sujet, elle est cette conscience psychologique qui synthétise le passé dans un moi unique et singulier. Or synthétiser en soi l'ensemble du vécu d'une autre entité ne peut que produire, là encore, une évolution du même moi à qui l'on a injecté, pour ainsi dire, l'expérience d'un autre sujet. Mais nous n'irons pas plus loin dans cette direction tant elle est opposée à la pensée bersonienne.

lundi 22 mars 2021

Liberté et déterminisme: l'heur du choix

Considérations spatiales sur le choix dynamique

 

Bergson nous explique de manière originale les biais cognitifs à l’œuvre lorsque nous raisonnons à propos du libre-arbitre. Nous avons systématiquement, dit-il, tendance à nous représenter le choix comme un chemin qui atteint un carrefour où plusieurs embranchements sont possibles, et parmi lesquels l'un d'eux est finalement élu. Le problème avec cette image, nous dit-il, réside dans le fait que nous représentons par là de la durée dynamique par de l'espace figé. C'est à dire que nous cherchons à reconstituer la durée, le mouvement, par la juxtaposition d'instants que l'on va relier entre eux pour former une trajectoire. Or, dans le cheminement du choix se faisant, les embranchements possibles ne sont pas encore tracés et donc, contrairement à ce que nous laisserait croire la représentation spatiale d'une trajectoire, le nombre des possibles est totalement ouvert et indéterminé puisque n'importe quel évènement survenant, n'importe quelle réflexion surgissant, peut soudainement ouvrir un horizon imprévu à l'individu délibérateur.

Les tenants du déterminisme, comme ceux du libre-arbitre, tiennent cette représentation spatiale du temps écoulé (et non pas du temps qui s'écoule) comme légitime et s'appuient sur elle, les uns pour affirmer grossièrement que "le chemin a été tracé ainsi; donc sa direction possible n'était pas une direction quelconque, mais bien cette direction même", les autres pour rétorquer que "avant que le chemin fût tracé, il n'y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu'il ne pouvait encore être question de chemin". Bergson enfonce le clou en résumant les deux positions à une tautologie: "l'acte, une fois accompli, est accompli" et de l'autre côté: "l'acte, avant d'être accompli, ne l'était pas encore" (Essai sur les données immédiates de la conscience).

Bergson cherche à sortir la réflexion sur le sujet de sa structure spatiale afin de la réintégrer dans un paradigme temporel (ou plutôt de la durée pour être plus précis). Dans ce cadre là, c'est la métaphore musicale qui s'impose car chaque instant contient la mémoire de tous les instants passés puisqu'il existe une compénétration totale des états de conscience dans le présent qui s'écoule. Ainsi, la note de musique que l'on entend à un instant t ne prend toute sa valeur que par l'ensemble des notes jouées auparavant, leur timbre, le tempo, etc. On voit donc que l'individu qui délibère est une création continuée qui se métamorphose à chaque instant par le devenir. Puisqu'il synthétise les états de conscience passés (notons ici que parler d'états comme s'il s'agissait d'unités distinguables des autres et que l'on peut juxtaposer est une représentation captieuse car spatialisante de la durée qui n'est que "le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant"), le présent est une nouveauté permanente, en fait il faudrait préciser qu'il n'a pas d'état stationnaire. De la même manière il est impossible de résoudre le paradoxe de Zénon en divisant le temps par des instants ou le mouvement par des distances.

Bergson conclue de cette nature dynamique de la durée qui, en outre, se complexifie sans cesse à mesure que s'interpénètrent des états (nous continuons d'employer ce terme par commodité) antérieurs dans le présent d'écoulement, par l'existence du libre-arbitre en tant que nulle cause extrinsèque ne vient déterminer la volonté humaine qui ne consiste non plus en un choix, mais en une création. On peut trouver là un point de doctrine intéressant de l'auteur vitaliste mais la conclusion semble néanmoins un peu hâtive. J'aimerais l'examiner plus en détail en analysant finement l'acte de délibération dans sa nature, son objet et sa structure.

 

L'analogie du calcul

 

J'utiliserai ici une autre analogie qui sera celle du calcul. Il semble commode et adéquat de considérer la délibération de la volonté sur le modèle du calcul qui s'opère sur des valeurs déterminées. En effet, lorsqu'on se place dans une situation de choix, nous sommes guidés par le désir d'opérer le "bon" choix pour nous, c'est à dire qu'il s'agit de pondérer divers scénari possibles en examinant leurs conséquences à plus ou moins longue échéance afin d'actualiser un possible qui nous apparaît comme le meilleur. Comment donc s'opère ce jugement? Puisqu'il s'agit d'une pondération, il semble logique que cette opération soit un acte de comparaison entre des flux conséquentiels auxquels on attribue une valeur, une quantité de bénéfice, qui sera précisément mise en concurrence avec les autres. C'est donc le scénario qui récolte le plus grand score qui sera poursuivi, ce score étant constitué par l'attribution d'une valeur déterminée correspondant à la compatibilité dudit scénario avec un ou des critères de référence. Par exemple, si les critères de référence lors du choix d'un métier sont l'aspect financier et la sécurité de l'emploi, il s'agit de déterminer dans quelle mesure tel ou tel métier maximise ou minimise l'accord avec ces critères de référence. Si ces critères sont contradictoires, il s'agit d'opérer la différence entre la valeur des deux critères en plaçant en premier opérande celui qui est jugé plus important. On voit bien alors comment l'exécution d'un choix implique un ensemble de valeurs imbriquées les unes dans les autres, de manière potentiellement fractale, formant une hiérarchie. La valeur d'un scénario peut d'ailleurs subsumer sous un critère différent la conjonction de multiples autres critères. Dans notre exemple on pourrait par exemple imaginer subsumer la sécurité et la richesse sous un troisième critère qui serait le temps libre, l'individu délibérant alors sur le meilleur équilibre entre les deux premiers critères, celui qui les maximiserait tout en conservant une quantité satisfaisante de temps libre.

 

Une des caractéristiques des mathématiques et plus précisément du calcul arithmétique est la contradiction entre une opération de nature médiate, c'est à dire temporelle, et la nécessité qu'elle s'applique à des entités anhistoriques et atemporelles que sont les valeurs. L'existence même de l'unité (mathématique, quantitative) requiert l'éternité figée de l'espace atemporel qui seul peut produire l'illusion de l'identité (le nombre 2 par exemple ne doit jamais différer de lui-même d'un instant à l'autre, il existe dans l'éternité). Un nombre, une unité n'a pas d'existence historique, elle est éternellement identique et ce de manière nécessaire. Pour qu'un calcul soit possible, il faut qu'il s'opère sur des valeurs immuables et permanentes, qui ne changent pas entre l'instant où l'on a entamé le calcul et celui où nous le terminons. Or les valeurs que nous manipulons lors d'une délibération sont les produits d'un jugement, c'est à dire des quantifications d'états de conscience différents. Et il n'existe pas un état de conscience identique à un autre puisque la relation qui unit le sujet à un objet n'est pas la même à un instant t qu'à un instant t+1. Pourquoi? Parce qu'à l'instant t+1, le sujet contient en lui (par sa mémoire) l'instant précédent et qu'il s'en trouve par là modifié (rappelons nous de l'image musicale). De là, il n'y a qu'un pas pour affirmer que même l'objet s'en trouve aussi modifié, si tant est qu'on le considère comme une projection ou  production du sujet. Autrement dit par le fait que la délibération s'opère dans la durée, par laquelle le sujet délibérant se transforme en permanence, les objets que sont les valeurs qu'il attribue à un ensemble donné de conséquences possibles se trouvent eux aussi évanescents et, loin d'être des valeurs déterminées dans un espace atemporel, sont le fruit d'une création continue.


Par conséquent, la délibération considérée en tant que calcul (donc soutenu par une conception déterministe de la volonté) est impossible dans la durée. C'est peut-être pour cela que nous hésitons tant à prendre une décision importante: parce que nous ne cessons d'être transformés par la réflexion d'objets qui, à mesure que nous les réfléchissons, n'ont de cesse eux aussi de se métamorphoser, rendant toute comparaison diachronique impossible. Imaginez un instant tenter de calculer 2 + 2 + 2 tandis qu'après avoir réalisé l'addition des deux premiers opérandes, le premier se met soudainement à changer de valeur... Il faudra donc se décider purement synchroniquement et ce qui permettra qu'une solution émerge, c'est que ce processus de délibération à travers lequel l'individu se métamorphose finisse par produire une liste d'objets dont les valeurs se stabilisent et soient suffisamment différentes pour qu'un d'eux emporte l'assentiment, de manière immédiate. Or s'il est possible d'imaginer que le résultat d'un calcul tel que 2 + 2 = 4 puisse exister de manière immédiate, il est cependant impossible d'imaginer qu'un calcul puisse s'opérer de manière immédiate lors même que sa nature est temporelle et médiatrice. L'acte d'opération n'est donc pas celui par lequel un choix est produit, il est cela dit le processus par lequel les valeurs de chaque option sont déterminées par un jeu dynamique qui les met en relation systématique les unes avec les autres. Ce n'est que lorsque ce rapport de force cessera d'être alimenté par des apports extérieurs (dans une certaine mesure) que l'état du système pourra se stabiliser (de manière relative). À ce moment là, c'est par un acte intuitif par lequel le sujet délibérant contemple ensemble, de manière synchronique, les résultats de chaque scénario, qu'il peut déterminer celui qui a le plus de poids dans la balance de son jugement. Autrement dit le choix est opéré avant que l'attention ne s'en saisisse et le reconnaisse, de la même manière que deux sacs de patates ont des poids déterminés avant que le marchant en prenne connaissance par l'acte de pesée.


Déterminisme ou libre création?


Mais alors, cette pondération  à l’œuvre dans l'acte de choix est-elle une opération déterminée ou le fruit d'une libre création? Autrement dit, est-ce nous qui fixons les valeurs de chaque scénario ou bien ces valeurs nous sont-elles imposées par des déterminismes divers?


Répondre à cela nous invite à s'interroger sur le fondement hiérarchique de la motivation chez l'individu délibérant. Il s'agit d'une double question: d'abord il faut examiner ce qui peut expliquer qu'une personne place tel ou tel critère au-dessus de tel autre, ensuite comment s'opère la détermination des valeurs indexées à chaque critère. Soit on considère le fait qu'aucun phénomène naturel n'échappe aux lois de la causalité et l'on accepte que l'être humain n'y fait pas exception. Dans ce cas, la hiérarchie axiologique est un produit de déterminismes sociaux, historiques, culturels, psychologiques, etc. Idem pour la détermination des valeurs. Soit on se place dans un paradigme kantien délicat qui tente de conserver le libre-arbitre tout en l'harmonisant, de manière assez mystérieuse il faut bien le dire (mais Kant l'admet lui-même à plusieurs reprises), avec les nécessités du déterminisme causal. On se refusera ici cette solution puisqu'elle repose sur un postulat ad hoc fondé uniquement sur un acte de foi en un libre-arbitre qui est considéré comme indispensable et non négociable. Nous plaçant, au contraire, dans un paradigme épistémologique il nous est interdit d'emprunter cette voie qui commande l'obéissance à un postulat hautement problématique par son caractère transcendant (au sens kantien).

 

    Qu'est-ce qu'une création libre?

 

Reprenons la position bergsonienne et tentons de comprendre par quel moyen il parvient à définir le choix comme création libre et non déterminée. Pour paraphraser cet auteur, considérer le choix rétrospectivement, c'est spatialiser la délibération en trajectoire. Le déterminisme affirme, face au constat d'une certaine trajectoire, que les alternatives n'étaient pas possibles puisque le chemin une fois tracé, il était nécessaire qu'il en soit ainsi. Les tenants du libre-arbitre affirmeront quant à eux que d'autres trajectoires étaient possibles et que le choix de tel ou tel embranchement est contingent, libre.


Il semble primordial d'opérer une distinction essentielle: il y a ici confusion entre contingence et liberté. Le hasard (ou contingence) n'est pas la liberté puisque précisément la liberté est une abolition du hasard en cela qu'elle explique une action par une (ou plusieurs) motivation qui la déterminera. Donc le libre-arbitre (si l'on s'en tient à cette position), à travers le choix, vient opérer une jonction 'causale' ou motivationnelle entre un état des choses et un autre antécédent. C'est à dire qu'il va lier un avenir à la production libre d'un choix présent que la connaissance du passé ne pourrait en droit permettre de déterminer à l'avance. Il y a bien des motivations antécédentes mais elles ne déterminent pas le choix de manière apodictique, elles ne seraient que des influences non suffisantes. Dans ce cas là, qu'est-ce qui peut bien déterminer le choix final? Et s'il faut comprendre le choix comme un acte indéterminé en son essence, la seule conséquence possible est celle de la contingence du choix. Autrement dit cela implique nécessairement que le choix en tant que création ex nihilo de volonté repose sur le chaos et le hasard, qu'il émerge du néant, qu'il est inexplicable, sans traçabilité. Mais le hasard dénoue les états diachroniques des choses pour en faire une simple juxtaposition sans lien logique, il n'est qu'une absence d'explication. Ainsi prendre la liberté pour une telle chose revient à l'assimiler à la pure contingence, au chaos, à la gratuité qui assimile par conséquent l'homme à la machine où à une irrationalité qui diffracte l'unité originaire de la conscience et projette l'individu dans un faisceau d'actions que rien n'unit entre elles, de gestes sans grammaire. Si le choix est effectivement création radicale d'imprévisibilité alors il fait de l'homme un automate régi par des lois occultes, une mécanique du chaos qui l'enchaîne à un déterminisme nécessaire mais inexplicable, irrationnel et hors du domaine de l'entendement.


Il faut bien comprendre ceci: le fait que dans la durée l'individu soit une création permanente de nouveauté et d'imprévisibilité n'en fait pas pour autant un être libre de tout déterminisme. En effet, il faut bien admettre que dans cet écoulement, dans cet enroulement de l'être qui sans cesse se transforme et grossit du passé qui vient l'enrichir dans sa totalité (par compénétration), l'état conscient parvient à opérer une unité stabilisatrice de permanence. Peu importe que cette ipséité soit le fruit d'une illusion ou d'une troncature de l'individu qui se met en suspens et s'extraie pour un moment du flux métamorphique qui le différencie de lui-même, peu importe puisqu'elle advient et rend seule possible la stabilité d'un fondement apte à produire le sentiment d'identité. Si l'identité existe et qu'une conscience se reconnaît elle-même dans chacun de ses états c'est précisément parce qu'elle n'obéit pas aux lois d'un chaos contingent et qu'elle parvient à suivre le fil de sa propre intention dans la couture de ses propres choix. Autrement, le vécu conscient ne serait qu'une juxtaposition de tronçons disparates correspondant chacun à un individu différent que rien ne relie aux autres états de conscience.


L'identité existe précisément car la conscience est la totalité des choses. Or le Tout ne peut différer de lui-même dans sa définition d'être le tout, même s'il englobe des choses nouvelles et différentes à chaque instant. N'étant pas identifiable à ses parties mais les subsumant toutes, il est toujours égal à lui-même. Donc l'état conscient en tant qu'état total permet de fournir l'assise immuable et stable nécessaire à la qualification du changement en temps que durée. C'est dans cette assise que se produit le calcul délibératif. C'est sur son fond que s'opèrent les déterminismes qui entrent en jeu, c'est à dire la fixation de valeurs à des variables (leur détermination) à des fins de calcul. Le fait que l'on ne puisse s'extraire du temps (de la durée) pour opérer le calcul avant qu'il ait lieu (c'est à dire avant que l'on puisse reconnaître et lire son résultat) a pour conséquence de rendre la délibération certes imprévisible (de la même manière qu'on ne peut prévoir le nombre d'allumettes d'un paquet avant de l'avoir compté), mais pas de l'extraire de tout déterminisme. L'individu est bien déterminé par les valeurs qu'il a fixé et qui lui serviront d'unités de calcul. Il ne sait pas encore le résultat avant d'avoir opéré ce calcul mais dès lors que les unités sont fixées, les variables déterminées, alors le choix est déjà opéré. Il ne s'agit plus que d'en prendre connaissance par un acte d'intuition des valeurs. La détermination, et donc le déterminisme, est consubstantielle au choix motivé.


    L'intérieur et l'extérieur


Bergson ne dit pas que la liberté est l'absence de détermination, mais il précise: de détermination extérieure. C'est à dire que le seul déterminisme auquel est soumis l'individu est celui qui l'expose à des causes endogènes. Mais qu'est-ce à dire que les causes qui déterminent notre volonté son propres à notre constitution intérieure, à notre nature propre et ne sont pas d'origine extérieure? Affirmer une telle chose c'est se placer à même d'opérer une nette distinction entre l'intérieur et l'extérieur. Or l'individu, comme une simple cellule, est délimité par une interface sensorielle qui le place en communication permanente avec l'extérieur. À tel point que sans cet extérieur, point d'individu. D'ailleurs, la conscience est toujours conscience de quelque chose, et comme le dit Sartre, elle est caractérisée par son rapport d'extériorité à tous les objets qu'elle vise. L'esprit se constitue par le traitement d'impressions extérieures, par l'intermédiaire des sens. N'est-ce pas là une forme de déterminisme hétéronome? Ou l'environnement perçu n'a aucune influence sur la personne qui délibère, et alors il n'y a pas d'histoire, pas de durée puisque tout est déjà donné dans l'éternel. Ou encore l'individu n'est qu'un empire dans un empire et le monde lui-même doit être conçu comme le produit d'un pur solipsisme. Pour sortir de ces deux apories, il faut admettre que l'individu est en permanence influencé par des causes extérieures qu'il synthétise en son présent par sa complexion singulière. Il constitue en lui-même une valeur ou une fonction qui traite les données extérieures pour produire de nouveaux états. Mais il est bien déterminé tout autant par son intimité (d'ailleurs façonnée en permanence par les perceptions externes) que par l'extime. Certes, cet extime est filtré et en permanence traité par le système psycho-physiologique auquel on attribue l'identité de l'individu mais qui a jamais affirmé le contraire? Dire que l'on est déterminé par les événements extérieurs n'est pas affirmer que l'on est ces choses extérieures, ni que l'influence de celles-ci sera la même sur chaque individu. Dans un monde dynamique, dans un système en perpétuel transformation, les valeurs changent sans cesse, mais il existe bel et bien une grammaire, une logique qui préside par ses lois aux interactions en cours. Si tel n'était pas le cas, c'est le chaos qui prévaudrait et nul ordre ne saurait être déterminé et encore moins perpétué par les humains. Nul homme ne pourrait plus se reconnaître en son passé et a fortiori se connaître. Si l'identité prend la figure d'un système synchronique à travers lequel le présent fait résonner en lui toutes les parties du passé vécu, il faut admettre qu'un système est un ensemble ordonné par une structure et des lois de relations entre les éléments qui le composent, de la même manière que les lois de l'harmonie règlent la musicalité des sons.

Certes, le système à mesure qu'il se complexifie augmente les relations entre ses éléments de manière exponentielle, ce qui a pour conséquence que le traitement d'une donnée nouvelle nous semble absolument indéterminé tant la complexité des interactions en jeu dans ce processus de traitement nous semble inconcevable. Mais ce qui excède les limites de notre entendement ne doit pas pour autant être jugé par nous comme incompréhensible. Nous ferions alors dans ce cas l'erreur de prendre pour une différence de nature ce qui n'est qu'une différence quantitative. La complexité de l'écheveau causal en jeu dans le système d'une identité humaine est dépendante du nombre de données à prendre en compte. Il semble légitime de postuler que ce nombre est infini ou du moins tellement élevé qu'il est purement inconcevable pour un humain. Imaginons par exemple que le nombre d'atomes de notre constitution physique compte, que leur ordre aussi, que notre situation spatio-temporelle influe, que la moindre pensée ou sensation est une donnée significative et ce dans la moindre de ses nuances, etc. On parvient très vite à un nombre de données incalculable qui correspond précisément au nombre de données du monde lui-même. Si la science parvient peu ou prou à isoler des systèmes du reste de l'univers, elle le fait sur des systèmes composés de très peu d'éléments et de manière imparfaite. Pour un être humain, le nombre d'éléments est d'emblée gigantesque et la manière dont chaque partie de l'univers influence notre physiologie d'une part et notre psychologie d'autre part ne peut être déterminée.

Mais en cela l'être humain n'est pas fondamentalement différent de la moindre entité vivante et même d'entités minérales. Prenons l'exemple d'une pierre: est-ce que les lois de la gravité s'exercent sur cette pierre de la même manière que sur n'importe quelle pierre? Bien sûr que non. Le système singulier d'agencement atomique de telle pierre va déterminer la manière singulière dont la gravitation s'appliquera à son cas. Une pierre parfaitement sphérique par exemple ne se mouvra pas de la même manière qu'une pierre de forme carrée ou carrément plate. Dira-t-on pour autant que la pierre n'est pas déterminée (tant par des éléments intérieurs qu'extérieurs)? C'est bien la constitution interne de la pierre qui va déterminer la manière dont les influences extérieures s'appliqueront à elle. Il n'existe pas une pierre identique à une autre pour laquelle des forces s'appliqueront exactement de la même manière que pour une autre.

Pourquoi n'en irait-il pas de même pour la psychologie humaine? Dire que le présent d'écoulement par lequel se constitue un choix est libre parce qu'il est le produit de "notre personnalité entière" c'est admettre que la liberté est un produit, une conséquence, et qu'elle obéit donc nécessairement à des lois de constitution qui lient des éléments fondamentaux à un résultat par l'intermédiaire d'un processus. Ces processus ne peuvent être aléatoires si l'on veut pouvoir reconnaître une personne d'une autre, si l'on veut pouvoir attribuer à quelqu'un un caractère, une personnalité. Cette causalité multifactorielle est d'une telle complexité qu'elle nous permet seulement de tirer des tendances probabilistes à la prédiction des comportements individuels, mais on voit les mêmes propriétés à l'œuvre dans la médecine qui ne peut parvenir à une stricte causalité mécanique dans la connaissance des évolutions métaboliques, non parce qu'il s'agirait là d'une indétermination principielle, mais parce que les facteurs causaux sont si nombreux qu'ils nous sont parfaitement opaques et inconcevables.

Intérieur et extérieur sont des notions purement abstraites et correspondent à des absolus idéals que nous n'expérimentons jamais. Il s'agit là d'idées transcendantes. Nous n'expérimentons jamais qu'une oscillation entre ces deux tendances, bien souvent déterminée par un point de vue arbitraire qui définit les systèmes observés par une frontière problématique, inapte à traduire la sympathie universelle à l’œuvre dans l'univers (et qui en lie chacun des éléments).