lundi 17 août 2015

Ma vie sans les formes

La mer immense sous ce ciel un peu trop dense qu'exprime la tempête et le pluie ruisselante. La mer n'a rien à dire, a-t-elle seulement souci de nous? Je la regarde se confondre avec le ciel dans un accord étrange où s'annule la ligne d'horizon. Que fais-je dire à tout ce mouvement, clapotis des vagues, ressac et recommencement? Pourtant lorsque j'observe attentivement, je ne vois rien qui recommence, rien d'autre que mon arbitraire jugement qui détermine à partir de ses abstractions subjectives un recommencement phantasmée. Une vague, deux vagues, trois vagues... Pourtant nulle vague n'est la même, et nulle part surgi des flots ne se montre le concept, l'idée.

Si j'observe plus calmement l'immense chaudron bleu qui me fait face, parcouru d'innombrables frémissements et fêlures qui forment une mousse blanche et luminescente sous le ciel sombre, si j'observe tout cela, je vois se déconstruire toute unité phantasmée; je vois se déconstruire tout découpage surimposé au flux impermanent des choses. Le temps n'est plus une étendue qui se découpe métronomiquement, il est flux que je suis, un flux qui me perd si je l'écoute sans idée - mais cela aussi, regarder sans idée, est une idée, alors peut-être devrais-je dire: si je l'écoute avec l'idée de ne pas avoir d'idée... Lorsque je m'astreins à cette expérience, étrangement je ressens le sentiment d'être tout, d'être indéfectiblement le monde, lié à ce jaillissement de phénomènes qui s'estompent peu à peu, engloutis par l'uniformité changeante du déroulement de l'être. Je suis une forme d'être piégée dans la coquille de mon corps-esprit où se font entendre les échos de cette existence cosmique, et l'empreinte de ce son que forme ce ressac ontique que je suis, je l'appelle monde, et moi, et j'incline trop souvent à faire de cette forme la seule que peut prendre la non-chose qui advient partout et en tous temps.

Sortant de ma rêverie silencieuse, je réintègre un monde plus structuré dans lequel se dessinent des intervalles où viennent s'emboîter les unités que sont les choses que je dénombre. Réapparaît alors la succession de ces idées que je nomme vagues, revient tout simplement la forme, c'est à dire la désunion que j'applique au flux du tout qui me parvient et l'unité isolée que je forme avec cette pâte de réalité et qui me permet de saisir un monde sous mes sens.

Cependant, tout à l'heure, lorsque j'étais au loin, dans les vagues et dans le déroulement du temps, le monde s'abolissait, les formes n'existaient plus, et ce que je prenais pour moi était alors perdu, confondu et uni dans le silencieux glissement de l'être. Et je sais qu'alors, je n'étais plus rien car je devenais tout.

vendredi 14 août 2015

Le bouquet de bouquets

Des jours qui ont roulés depuis celui de ma naissance, je ne me souviens que d'une chose: j'ai été tant de vies en une seule. L'homme amoureux et responsable protégeant sa femme et projetant foyer et enfants; le vagabond qui méprise cela et celui, tout autant vagabond, qui suspend son jugement. J'aurais été, par brefs moments, l'écoeurant pervers aux idées effrayantes, et puis le saint qui n'a que bonté à offrir.

Je tire des bilans à intervalles réguliers, comme si ma vie allait prendre fin dans la seconde à venir; si je le fais c'est que je meurs fréquemment, je suis mort innombrablement.

Parfois je ressens le souffle d'un sillage inconnu et lointain, c'est la queue étrange de destins non vécus, d'autres vies qui dorment dans le champ immense du possible; et toutes ces vies m'altèrent réellement et chantent au coeur de mon présent accord.

Je suis toujours plus et moins que ce que je crois. Combien d'endroits conservent la luminescence tiède de mon passage éphémère?

J'ai des jours à venir autant d'images que des jours passés. Le futur me procure autant de sensations et de sentiments présents que le passé. Et je suis le point de convergence évanecent de ces forces hétérotopiques, façonné comme toute chose ici, baignant dans l'ignorance douce, celle-là même qui me permet de surfer sur la fine écume des houles quotidiennes.

La vie est ce bouquet de qualités ressenties que ma mémoire assemble avec imperfection mais goût. Et dans ce bouquet figure aussi la sensation vécue de la contemplation de celui-ci, le goût du bouquet devenant alors lui-même une fleur maintenue parmi les autres, si bien qu'il est autant constitué de sensations éparses que de reflets de lui-même.

Je me tiens à l'instant devant le paquet de lignes qui s'amasse en tas sous mes yeux: semence insipide que mon corps expulse et qui n'a jamais été moi, jamais que le langage impersonnel, les mots des autres que je ne parvenais pas à digérer et que mes mains vomissent pour se soulager.

lundi 10 août 2015

Magma

Marcher dans les sombres prairies d'un pays sans armée. Est-ce un rêve, une idée, une chose appartenant au réel extérieur?

La douleur logée dans le ventre qui est telle un mauvais coup de pied jeté dans le tas recroquevillé et endormi de ma rage. Celle-ci qui s'éveille tout d'un coup, les yeux grand ouvert, la rage devenant le monde et chaque phénomène.

Partout, sur le manteau périssable des jours, je trace mes symboles (incantation dérisoire vers on ne sait quel ailleurs ou envers des choses), incise le poids nul de ce que je crois être moi: étrange et pathétique scarification du réel que je prétends croire me faire exister. Là, jonchant les murs virtuels jaillissant d'un réel hypothétique, et probablement tout aussi virtuel (puisque simple idée), jetés ça et là, les fragments de mon âme, les humeurs que la souffrance amène au-dehors.

L'écho de dinosaures depuis longtemps mâchés et remâchés par les intestins de la terre parvient encore jusqu'à d'antiques oreilles qui sont miennes. Qu'entendent-elles au juste, de quel non-temps et de quel non-espace viennent ces ricochets sonores qui font de moi cette curieuse singularité sans attache, sans place où exister autre que la non-localité d'un mouvement sans but; d'un mouvement qui s'étire au-delà du temps et de l'espace, vers une idée impensable que pourtant je garde en moi comme un trésor perdu.

Le grincement du métal sur le bitume rugueux est le bruit de mon tourment. Moi, carlingue usée qui traîne son inertie sur des routes que j'imagine inempruntées et qui, pourtant, ne sont que les autoroutes de toutes les vies.

Et le goût des choses? Ce goût que je crois singulier et qui, pour autant que je sache, pourrait être le même que celui des autres. C'est l'impersonnalité possible de ma personnalité qui amène au bord de mes lèvres les cendres de saveurs inconnues. Je ne sais rien.

Je ne sais rien et j'ai voulu écrire des philosophies lors même que pulse dans mes idées silencieuses plus de profondeur et de densité que dans les verbes de chaque langue humaine et non humaine. Vulgarité de ma vie passé, regard que je porte désormais sur ces choses, mais regard transitoire, c'est du moins ce que je crois savoir.

Je vois, derrière le rideau de mon arrière-boutique, des plages qui m'attendent à l'autre bout du monde. Je vois une langue de terre bordée par deux océans gigantesques, je vois ses cotes effilées caressées par la main délicate et virile de l'eau. Je suis une femme, une femme ardente et qui désire la main du maître, je pourrais bien offrir ma vie à tous les Poséidon de l'univers.

Des images de cette planète sans atmosphère, en prise directe avec l'immensité sidérale et silencieuse, dansent en demi-teinte dans ma tête toujours un peu endormie. Cela fait-il un bruit inimaginable lorsqu'une étoile explose là-bas, ou bien est-ce le silence qu'impose au son le vide? J'aime l'idée de ces inconcevables explosions d'énergie se produisant sans un bruit. Je regrette peut-être un peu de n'être pas à leur image: moi, lorsque je détruis la concrétion éphémère de ma planète intime, il se produit du vacarme sous la forme de mots que déversent mes mains comme un pleur. J'apprends à me taire.

Dans quelques milliers d'années, quelque part dans un lieu du ciel lointain, vivra peut-être un descendant de mon esprit, sur quelque planète orbitant autour de quelque étoile coruscante. Je pense à lui de mon temps et de mon lieu, et peut-être à son tour imaginera-t-il un ancêtre idéel, qui pourrait être moi, quelqu'un ayant passé par là et qui le comprendrait dans ses ruminations nocturnes. Je t'aime avant ta venue humain, frère stellaire.

Je suis seul désormais, la liberté est une amante exigeante qui n'hésite pas à faire mal. Je demeure tout seul avec la violence de mes départs et de ce que les choses que je laisse en arrière pourraient prendre pour des abandons, quand je les aime de tout mon coeur et ne pourrai jamais m'en détacher.

Une dernière chose, juste un post scriptum à ce texte insensé. Je t'aime Aurore, et tu persistes en moi comme un ciel sous lequel je m'éveille chaque jour. La solitude est l'état sans lequel je perd conscience vois-tu, et seul, je ressens comme jamais, l'onde fleurie de ta présence.