jeudi 23 octobre 2014

Du présent vers le passé

Dès que je ressens un certain sentiment, dès que je vibre d'une certaine tonalité existentielle, il me faut l'écrire, en décliner les nuances en autant de textes probablement tout autant intéressants qu'inintéressants, c'est selon. Mon écriture n'est pas cette amande opaque à la lueur mat qu'il faut explorer en profondeur, ce n'est pas une énigme codée à travers les vers d'une poésie qui, volontairement farouche, ne se livrerait pas dans l'instant. J'écris simplement, sans mystère, éclaire les profondeurs afin que le plongeur puisse voir autour de lui l'univers triste ou coloré qui s'y déploie. Je donne tout, c'est probablement pour cela que mes vers sont médiocres et que la versification libre m'apparaît la seule supportable (et délectable aussi). La prose est décidément ce qui me va le mieux, j'y exprime platement mes pensées, je les offre tel que je peux, avec mes limites, avec cette barrière sans cesse repoussée qui me contraint à les tronquer. Au fond que sais-je, peut-être qu'en me lisant, vous redéployez la richesse perdue par les mots, l'écriture n'étant plus qu'une fructueuse collaboration entre vous et moi (ou devrais-je dire entre moi et moi...?).

J'écris envers et contre tout, surtout contre mon devoir. Je suis tout envahi par le plaisir que j'ai à écrire, chose plutôt récente d'ailleurs, me prenant parfois à assimiler cette obsession à une sorte de nécessité. Combien de poètes ou d'artistes sont tombés dans le piège de se croire l'instrument d'une certaine nécessité naturelle, combien en lisant Kant ou Schopenhauer se sont sentis pareils à des élus, flattant ainsi leur ego, buvant à la prose d'autrui le doux nectar d'une raison d'exister singulièrement parmi la masse inepte des hommes? Je ne suis pas de ceux-là, à peine l'idée me traverse qu'un violent dégoût m'envahit, que voulez-vous je ne suis jamais entier, ou plutôt je ne suis entier que dans le doute. Je ne peux croire un seul de mes mensonges, je ne crois pas une seule de mes croyances, je les utilise comme objet d'exploration, voire de création, mais je ne peux y attacher une quelconque valeur particulière. Je n'écris pas par nécessité, ou plutôt, peut-être écrivé-je par la nécessité arbitraire dans laquelle je suis de suivre mon seul plaisir égoïste. Point de gloire ici, point de hautes aspirations.

Que sont les hautes aspirations d'ailleurs? Qu'est cette farouche conviction d'être le sauveur d'une humanité décadente, d'être le héraut du futur et du dépassement, et du progrès? Tous les hommes qui se sont crus en avance ne sont à mes yeux que des désespérés qui n'ont trouvé comme seul subterfuge pour survivre à leur désespoir que de l'ériger en qualité supérieure trop précocement éclose et par conséquent brûlée par le climat inadéquat de l'époque. Ce sont des fidèles: fidèles à leurs mensonges, ou de manière plus neutre, à leurs opinions. Mais ce qui peut donner le change c'est la manière flamboyante et parfois exquise avec laquelle s'exprime ce désespoir sublimé en ardente conviction, de combien de lourds joyaux l'histoire s'est ornée grâce à ces désespoirs surmontés par la foi? Ceux qui annoncent le crépuscule des idoles n'y échappent pas, ils se font simplement eux-même dernière idole.

Ma fâcheuse tendance à vouloir réduire tous mes semblables à la vanité est, je crois, une manie de vouloir faire des autres ce que je pense à mon sujet. Peut-être ai-je trop honte d'être seul vaniteux en ce monde et je trouve alors en la raison une allié pratique pour démontrer mathématiquement la fatuité de tous. Qu'il est aisé de contredire tout acte désintéressé par un rigoureux raisonnement écoeurant d'évidence. Ayant sali tous les autres il m'est maintenant plus supportable de vivre mon petit narcissisme d'écrivain, de salir les mémoires numériques d'une temporalité à déployer. Mes textes sont des éjaculations littéraires, il suffit de l'ovule d'une conscience pour que je renaisse flambant neuf en contrebande, pirate de l'esprit. Je méprise mon acte d'écrire pour tout ce qu'il produit, je me méprise moi-même dans tout espoir résiduel d'être lu. Seule la praxis est  respectable, en elle je deviens et me construis, en elle je me vois et me corrige. Mon écriture n'a comme seul mérite que d'être un voyage, une cartographie de mon abîme, peu me chaut la carte finalement produite et qui ne peut servir qu'à d'autres (et que pourraient-ils bien faire d'une carte obsolète de ma personne?) puisque seule l'exploration aura comptée, puisqu'elle m'aura transformée radicalement et ne pourra dès lors que mentir à mon sujet. J'écris ce que je suis et chaque carte se voudrait le pas d'une trajectoire inexistante: il n'y a pas de monde qui réside comme un substrat dans lequel mon chemin pourrait se lire, ou plutôt le seul monde de la sorte qui existe est le monde factice et mensonger de la culture et de l'histoire. À chaque moment mon passé est éclairé d'une lueur nouvelle par ce que je deviens, le sens ne peut venir que du présent vers le passé.

Fruits pourris

J'ai la conscience bien ancrée désormais que l'humanité ne retiendra de ses enfants que les fruits pourris, ceux qui, étouffés par l'infatuité, placent une énergie considérable dans la réussite sociale et le fait d'obtenir la reconnaissance du plus grand nombre de personnes possible. Ce sont eux dont parle l'histoire trop souvent: artistes dont le mérite et le talent n'auront été que de savoir se mettre en avant, être au "bon" endroit au "bon" moment, philosophes confondant une opinion plus ou moins construite avec la vérité, point de vue de tous les points de vue, hommes politiques au désir insatiable de domination, usant de toutes les ruses (allant même jusqu'à la douceur) pour imposer leurs idéaux à l'ensemble de leurs concitoyens. L'humanité des livres et de l'histoire me déçoit profondément et je suis encore plus déçu par le fait que la quasi totalité de mes concitoyens ne mesure sa propre valeur ainsi que celle de toutes choses que par le prisme de ce modèle disgracieux. Je regrette d'ailleurs tout simplement que l'on puisse parler de mesure de la valeur d'un individu...

J'aimerais tant lire l'histoire de l'humanité qui n'a pas été écrite, l'histoire qui reste prisonnière de l'impermanence, celle qui s'est faite sans éclat, sans violence, sans cet animal désir de supériorité sur autrui. Combien de trésors à l'humble mais profonde lueur ont coulés dans la tête d'anonymes humains, combien d'idées révolutionnaires et sublimes, combien d'amour s'est tari avec la source d'une âme humaine ignorée? Je vis aujourd'hui dans un monde inversé: je ne regarde pas la télévision, je ne m'intéresse pas à la politique, je ne bois pas la coupe de la culture classique. Toutes ces valeurs censées constituer la quintessence de la société humaine me sont indifférentes, elles représentent à mes yeux la vulgaire nécessité de paraître, puis d'exister par la soumission d'autrui. Les intellectuels de mon temps ne sont pour moi que d'habiles pantins manipulés par la soif de gloire, ils sont rusés, certes, et ont la tête bien remplie, mais ils sont pareils à des enfants obèses, incapables de faire usage de leur graisse, incapable de la transformer en muscle: ils traînent une altérité incomprise et de façade, telle une exposition perpétuelle qui les cloue au même trottoir comme les catins qu'ils sont. Les artistes sont de médiocres enfants animés par le rêve de la rock-star, ils pondent leurs oeuvres comme des poules de batterie, à intervalles réguliers et imposés, ils pondent du calibré, du prêt-à-aimer, ils ne sont que les instruments qui secrètent machinalement le goût de l'époque. Quant à la culture, celle de tous temps, elle m'apparaît comme la cristallisation de croyances et de fictions d'individus à qui on a prêté une importance arbitraire, elle n'est d'aucune utilité si ce n'est pour briller, pour parsemer les écrits de quelques démonstrations de sa bonne éducation, comme il m'arrive de le faire un peu trop souvent.

Personnellement, j'admire l'homme de la rue, j'admire tous les passants croisés au hasard et dont la tête est un monde mystérieux. J'admire internet qui permet à toute personne de mettre facilement au monde quelque chose qui sera accessible à tous. Le numérique est une forme d'extériorisation de l'intériorité, sans l'étalage grossier du marketing, sans la dépense énorme d'énergie que représente la volonté d'être vu dans une société où les goûts sont normalisés à l'extrême, sans la soumission à la norme nécessaire pour faire de toute singularité le générique supplémentaire d'une même molécule du goût.

Mais ne vous méprenez pas, je suis moi-même vaniteux, j'écris moi aussi ce qui pourrait disparaître avec la seconde qui l'a vu naître, je m'extériorise, m'affiche, prétend avoir une existence digne d'intérêt. En fait, je crois que toute existence est digne d'intérêt mais que nous vivons une époque où il est difficile de trouver le temps de rencontrer ses semblables et d'accéder ainsi à ces mondes forains. Alors internet est un palliatif commode où chacun se ballade dans sa solitude individualiste, découvre et partage, s'anime pour ce que d'autres font ou semblent être. Puisse internet n'être qu'une étape avant que les hommes délaissent leurs idoles et se regardent les uns les autres comme les dieux qu'ils sont, non pas possesseurs d'une richesse sans borne, mais bien plutôt eux-mêmes richesse infinie, source intarissable d'une valeur sans valeur, d'une valeur absolue et sans contre-partie.

mercredi 22 octobre 2014

Les lois de la liberté

Il me semble parfois que l'entéléchie de la vie est la mort même. Une fois résolues toutes les tensions, les contradictions, les questions que pose l'existence, plus rien ne demeure que le calme néant tranquille. La sérénité du stoïcien est une mort, celle du sage qui renonce à l'expression de soi dans le monde, qui renonce simplement au soi, est une façon de clore l'existence par l'acmé de la mort. Le silence est la parole de toutes les paroles, seule à même de contenir toute parole futur.

Tout ce monde qui se déverse dans le rien est tissé de vaniteuse violence: violence de vouloir être tout, violence de ne laisser que soi partout, non seulement en soi, mais hors de soi. Si Dieu a créé le monde, Dieu est l'être le plus imparfait qui soit, gonflé de vanité, débordant d'ego. Nous sommes à son image dit-on, ô combien cette parole semble vraie aujourd'hui, tant l'homme est un paradoxe ambulant, être informe qui pourtant prend forme dans le réel, être du projet et du possible qui sans cesse devient, être indéterminé qui se fait série de toutes les déterminations, en bref possible qui a perdu sa puissance et veut la recouvrer dans la réalisation impossible de tous les multiples.

Peut-être qu'il faudrait témoigner un peu plus de respect envers ces quelques hommes qui ont eu la pudeur et la suprême intelligence de ne pas développer intempestivement leur petit univers intérieur autour d'eux et ont su se réimpliquer, s'enveloppant autour de leur noyau de néant. Ils ont participé ainsi à soigner le monde de sa folie, ils ont éteint une part de cette luminosité aveuglante qui voudrait faire de toute altérité une déclinaison d'elle-même.

L'humanité est arrivée au bout d'elle-même, au bout de ses propres mensonges. Il lui faut désormais se transformer radicalement et accepter de faire de la vie une cessation de la dispersion. L'homme est tout-puissant s'il perd toute croyance, toute soumission à des principes à qui il prête une existence extérieure afin de mieux être dominé par eux, afin qu'une détermination causale vienne le mater de toute sa nécessité. Cessez de croire en vos dieux, en vos idées, en vous-même et dansez sur le néant de l'existence, éteignez-là si vous le souhaitez: tout acte libre est d'une égale beauté. Mourrez en mangeant, en baisant, en prenant du plaisir, en cessant de vous alimenter, mourrez et vivez comme bon vous semble, inventez des façons d'être qui sonnent le glas d'un certain genre d'humanité. Transhumanisez-vous s'il vous plaît de le faire, l'homme n'a pas de nature et si vous désirez si ardemment écouter les discours absurdes qui agitent la chimère d'une nature humaine qu'il faudrait préserver, redevenez des hommes de l'origine, marchez à quatre pattes, battez-vous pour le monopole des femmes et prenez-les sans leur consentement, chassez, mangez la chair crue des animaux que vous tuez, mourrez durant les hivers trop durs et vivez dans la peur de la perfection des animaux qui vous entourent.

Quant à moi, je n'ai plus d'idées sur rien, seul le bouillonnement d'une volonté indéfiniment libre constitue la vérité de mon présent: sensations, élans, rien que des vécus subjectifs qui ne souffrent nulle borne, nul impératif catégorique. Je me ramène à l'indéterminé, à cet espace humain qu'est le tapis des possibles, conscient que chacun de mes semblables est le centre vide d'un univers infini. Vous ne me rencontrerai jamais, comme je ne vous rencontrerai jamais. Je continue mon chemin, législateur absolu de ma mort: retrouvailles éternelles où se concentrent chaque notes jusqu'ici séparées de la mélodie, au plus près de la source, bien avant que son jaillissement lui ôte toute unité.

lundi 20 octobre 2014

Le prix de l'existence

J'aimerais être un de ces oiseaux migrateurs, la prochaine destination gravée dans les gènes. Mais je ne suis qu'humain, ne sachant que vivre ni qu'écrire. Nulle part à ma place, partout ailleurs, dans l'envers de tout, dans l'état d'étrange découverte du voyageur perdu dans le mouvement, ne sachant plus reconnaître le voyage du repos, l'étranger du familier. Même la sédentarité est une forme de nomadisme intérieur qui modifie incessamment l'espace extérieur, la texture du monde.

Je suis las: des hommes, de la ville, des grappes d'humains qui se forment. Je pars comme d'autres partent, ne voyant pas que c'est soi-même que l'on quitte, ses propres rêves et ses propres désirs qu'on se donne le droit d'abandonner dans un coin de l'espace-temps. On a beau quitter et partir, on se retrouve toujours face à ces mêmes désirs et leur vacuité qu'on ne parvient pas à reconnaître comme sienne.

Tu pars, le coeur léger. Tu te retrouveras ailleurs, à un autre moment, dans les yeux d'une autre personne. Le temps est une épreuve étonnante, qui vous force à contempler les fragments de votre être qu'il emporte avec lui, comme une rançon due au néant. La conscience qui voudrait tout rassembler et contenir en elle ne peut que s'incliner humblement, souffrir face à son impuissance. Ma souffrance aujourd'hui est une indifférence, un désenchantement à la tristesse sourde. Ce perpétuel départ dans lequel il n'y a que des adieu adressés aux gens que l'on aime qui restent plantés derrière, à nous sourire.

Le voyageur est toujours double, des larmes se glissent dans son sourire et une inébranlable confiance est incrustée dans ses pleurs, puisqu'il ne peut habiter ni les larmes ni le bonheur. Ma vie est une force étrangère qui me pousse fermement, je l'accepte, traverse la douleur et les plaisirs éphémères. Je suis si faible et démuni, rien, ignorant, îlot incertain dans l'océan absurde de l'existence.

Amis, ne nous quittons plus jamais, et voyageons ensemble.

mercredi 15 octobre 2014

Un monde qui devient

On dit que l'automne est mélancolique, comme on dit qu'un "tiens" vaut mieux que deux "tu l'auras". On dit tellement de choses que par moments je me demande pourquoi je continue à dire. "Rien" serait une parole suffisante, voire même de trop. Il me suffirait de marcher le long de l'océan et regarder les vagues se briser, métaphore de mes pensées, de mes désirs et de mes rêves. Certaines parfois remonteraient jusqu'à mes pieds, un mouvement un peu plus intense que les autres qui parviendrait à m'atteindre. J'aurais naturellement un mouvement de recul, craignant de finir trempé, voire englouti par cette lame de fond qui ne fait que lécher mes pieds.

Je pourrais me contenter de cela et pourtant je l'écris. N'est-ce qu'un redoublement de l'expérience ou bien précisément une nouvelle expérience que je crée? Je suis un arbre à mots, mes poèmes sont des fruits que ma vie comme un terreau alimente.

J'aimerais n'être que cette lente marche côtière, douceur sablée de mes pas trop lourds, sillon humain sur le réel inhumain. J'aimerais n'être que ce ressac que je perçois par divers sens. Je suis la synthèse de ces sensations, le ressac pourrait bien être moi et moi qu'une sorte de synonyme de chaque expérience.

Je ne sais que dire, ni que faire. J'hésite et tout ce qui sort de moi ce sont des mots. Parfois un mouvement, je marche comme j'écris, lentement, sans hésitation mais sans but non plus, je marche comme si marcher était une parenthèse dans la vie laborieuse, parenthèse qui me semble pourtant l'essence même de la vie. Chaque fois que je quitte une pièce et déambule dans les rues, c'est un poème qui s'échappe, ravalé par l'océan du possible comme une vague que la plage refoule.

Je suis écrivain comme je suis marcheur solitaire: par goût et par habitude. Il me semble que j'aime la simplicité des expériences car cette simplicité de surface me laisse le temps de plonger dans l'épaisseur du vécu. Chaque expérience simple: une sucrerie, un bouquet de saveur qui éclate et se métamorphose longtemps après. Si je suis sans projet c'est que le passé en moi s'étire durablement, il s'étend si loin, je le suis jusqu'au bout, au bout de ses effets qui n'ont pas de fin. Vie contemplative: on continue d'observer jusqu'à ce qu'une fin advienne mais nulle fin n'advient jamais, c'est le même écoulement, encore et toujours. Rien ne met fin au mouvement de la mer: le même océan est le berceau de toutes les vagues brisées. Il en va de même pour la vie: l'effet des choses est sans fin et je me plais à marcher au bord de cet océan, dévorant paisiblement du regard ce processus intarissable, l'exécution absconse d'un monde qui devient.

mardi 14 octobre 2014

Prison dorée

Voilà que la vie se dévoile et ses dessous de mort
Tant il est vrai que vivre c'est mourir un peu.
Du crépuscule à l'aurore, c'est toujours la même unité
Qui s'ouvre sans complexe
Sur de multiples chemins.
On s'éclate dans les jours naissants
Pour finir au soir dispersé,
On se ramasse la nuit tombée
Puis on scintille à midi
Fuyants comme des rayons solaires.
Du deuil à la naissance
Rien qu'une ombre filante
Des années que l'on souffle
Comme une poignée de bougies.
Il aura fallu vivre
Chaque jour croître un peu
Puis enterrer les rêves:
Sur la Terre fraîchement remuée,
Arbustes et plantes ont poussés.
Eux aussi sont tombés là par hasard
Et chutent vers le ciel
À l'inverse de nos corps
Qui s'en vont à la terre.
Sisyphe:
Tout ici,
Du brin d'herbe au vieil homme,
Même poids à traîner.
Et la causalité partout qui s'amuse
À tenir de ses chaînes
La nature au complet.
Causalité partout sauf pour toi:
Humain oublié cherchant l'Origine.
Rien de ce qui vit ne sait
Ni comment ni pourquoi
Tout cela a commencé.
Danaïdes, nous remplissons
Pour l'éternité
Le tonneau de la vie.
La vie qui partout se répand
Sur la terre,
Sur les eaux,
Sur nos sexes,
La vie qui nous traverse
Et nous laisse usé,
Exsangue, désabusé:
Ici les plaisirs sont des deuils
Et chaque jouissance
Se paie comptant.
La causalité nous a oublié
Le repos aussi,
Tout devient mouvement
Local, sans direction.
On bouge,
Tourne,
S'agite,
Retourne,
Tout s'échauffe,
Se frictionne,
Chaleur
Et... PAF!
Causalité s'invite
Et frappe de ses chaînes
L'ensemble du monde.
Dans quelques lointaines galaxies
Une onde faible
Viendra signaler notre mort.
Le vivant est passé,
Tel une étoile trépassée:
Supernovae.
Ceux qui restent comptent les morts
S'amassant sous leurs pieds:
On marche sur les cadavres:
L'humanité un champ de ruines.
Que nous ont laissés
Les pères et les mères?
Les mêmes questions éculées
Mal posées,
À jamais sans réponse.
Il nous reste tout de même
Le souvenir des religions
Et pour les plus sceptiques
De merveilleux palais métaphysiques.
Nos âmes dorment
À peu près tranquilles
Dans ces églises d'un autre temps.
Dehors pourtant,
Tout gronde,
Tout conspire.
L'illusion d'une cause première
Est une commode muselière
Que d'aucuns rejettent violemment.
Des hommes nouveaux
Vivent dans le doute
Suspendus et indéterminés
Mesurant toute leur infinité.
Que faire?
Rebrousser chemin?
Remonter le flux à contre-courant?
Sauter dans les ventres des mères
Redevenir une promesse
Puis un langage codé
Dans des brins d'ADN?
Signes d'une Origine,
Textes abscons
D'un auteur introuvable.
Sisyphe dorénavant
Parcourt le vide
Des espaces infinis
Des silences éternels.
On se prend à douter:
Peut-être les anciens avaient-ils raison?
Notre vie est l'expiation d'un odieux péché
Qui aurait donné naissance à notre engeance:
Nous, douleurs d'un coup du sort,
Douleur agonisante de n'être que douleur
Sans pourquoi ni rémission.
Ordalie:
Toi chaos tu chercheras l'harmonie
Que tu paieras de ton temps,
De ta sueur,
De tes larmes.
Et nous payons bougre d'âne!
Nous payons sans fin,
Pour un moment de grâce,
Un instant de répit,
Atone,
Apathique.
Toutes ces secondes égrenées
Sur le sentier de nos vies,
Secondes enfuies qu'on ne retrouvera plus.
De toute façon ces secondes n'existent plus:
D'une multitude le présent fait table rase,
Nous revoilà unis,
Ramassés dans l'évanescence du temps
Amnésiques et sans futur.
Il n'y aura pas de fin,
Pas de but.
Causalité demeure silencieuse
Sur nous jamais ne dit mot.
D'autres chaînes pour l'humain,
Plus subtiles, plus éthérées:
La conscience
Est une prison raffinée.

lundi 13 octobre 2014

Lecteurs infatigables

"De leurs vers fatigants, lecteurs infatigables." Molière

Je relisais il y a peu, comme il m'arrive souvent, d'anciens textes de ce blog: je suis parfois étonné de l'extrême naïveté de certains d'entre eux, même récents. On les dirait écrits par un jeune adolescent en quête d'on ne sait quel absolu et qui ne trouve pour le dire que les quelques mots grandiloquents et impersonnels qui ne sont plus les signes que d'une banalité commune. Je suis aussi cet adolescent. Je suis l'auteur de ces textes que je regarde avec mépris, contraint tout de même de m'y reconnaître un peu.

Parcourir ces traces graphiques de mon passage est une curieuse exploration dans le passé: certaines de mes phrases ont une musicalité puissante qui me ramène immédiatement à l'état qui les a vu naître; je me demande si ce ne peut être le cas que pour moi.

Néanmoins je vois beaucoup d'agitations en tous sens, beaucoup de bruit pour exister; comme si cette nature potentielle de l'implexe humain n'était point suffisante, comme si être en puissance, c'est à dire être au plus près de l'Être, était pareil au non-être. Pourquoi, pourquoi tous ces cris? N'est-ce que pour conférer à mes pensées, à ma temporalité spirituelle l'étendue dont elle manque? Pourtant c'est le même dégrisement qui m'étreint lorsque je lis ce blog: vanité du Moi, et encore, vanité mal assumée puisque celée dans un recoin de la toile, oasis minuscule au bout d'une discrète allée. Toute actualisation, toute incrustation de mon temps dans l'espace est un signe de faiblesse: je consens à me rendre visible, j'abdique devant le jugement des autres, j'ai besoin de devenir phénomène pour tous afin de mieux être.

J'étais pourtant heureux avant tout cela, avant ce journal indécent. Je me souviens: stoïcien, je n'attendais plus rien, j'étais parfaitement confiant en mon être, je sentais à chaque instant l'horizon et l'élan qui me portait. J'avais renoncé à prendre une importance, de la valeur: j'avais donc renoncé à m'échanger contre quoi que ce soit. Je pouvais me taire, regarder les autres dresser pour eux un portrait inexact de moi, parfois à l'extrême opposé: je n'avais pas besoin d'affirmer qui j'étais. À chaque seconde j'étais, et je savais qui j'étais. Mes possibles étaient aussi réels que les actualités, seulement ils dormaient au creux de ma tête, enfermés dans mon implexe bouillonnant, je les sentais tirer ma volonté en tel ou tel sens, je les sentais me produire continûment. J'avais cet étrange capacité de ne pas vouloir "corriger" autrui. J'observais le ballet de la vie, ne voyant en chaque individu qu'une liberté inaliénable que j'aimais tout autant que la mienne. J'acceptais tout de cette liberté, du moment qu'elle n'entravait pas la mienne, et dieu sait que j'avais la tolérance large: je ne me sentais en danger que physiquement, les autres pouvaient penser ce qu'ils voulaient, du moment que j'étais conscient, que je "savais", alors je pouvais aller heureux. Je n'exigeais pour ainsi dire de mes prochains que la liberté de mouvement. On aurait pu me licencier pour des raison injustifiées, j'aurais pris la peine de me défendre calmement mais aurais accepté la sentence, flegmatique, heureux, compréhensif. Ecrire n'était pas un moyen d'exister, je ne pouvais pas mieux exister, j'étais plein, j'aurais pu mourir n'importe quand sans regrets. Je n'écrivais que pour reproduire par les mots ce que je percevais par l'âme: la beauté des gens, l'incroyable harmonie du cosmos.

Que m'est-il donc arrivé. Je connais un homme qui place la faute en la conscience: conscience jamais satisfaite, conscience fuite, conscience vacuum, conscience qui est négation de toute perfection, de toute éternité, conscience qui se vit sous le mode de l'ennui et de l'angoisse qui n'est qu'un perpétuel arrachement à la seconde présente. Je me suis laissé engloutir par la conscience et son insatisfaction. Moi qui était devenu si esprit, si puissance, que je pouvais observer les bulles de chaque désir sauter du bouillon de mon être sans m'y enfermer dedans: je voyais tout cela s'agiter, sauter puis retomber aussitôt, d'un oeil amusé, d'un oeil curieux et compréhensif. Mais tout a foutu le camp, j'ai fini par retomber dans la grande marmite et me voilà maintenant chaque bulle qui éclate à la surface, me fragmentant en mille désirs, me dispersant en tous sens, ne sachant plus trouver le repos dans cette course folle.

Je crois que cette chute a été due à ma première et impardonnable possession: celle d'une femme. J'ai voulu prendre femme et je me suis vu privé de mon être, coupable d'avoir préféré l'avoir à l'être. Et voilà que la puissance n'est plus rien, qu'il me faut du concret, voilà que d'ouvert je deviens fermé à tout. C'est qu'il me faut placer des clôtures, faire le tour de mon domaine, grogner à l'approche des importuns, je suis devenu mauvais, sur mes gardes. Ecrire était devenu pour moi le moyen de posséder ce que j'étais au plus intime de moi-même, chaque mot une déréalisation.

Me voilà aujourd'hui, face à l'immense fresque de mes tentatives de conquête, entendant faiblement mais de plus en plus fermement la vibration ténue de mon infinité. De l'immédiat, je veux retourner au médiat de mon temps propre, je veux réintégrer cette dunamis qui ne peut se dire par aucun signe. Mon esprit, ce que je suis, mon champ égotique ou potentiel énergétique, est un signe que je ne pourrai jamais lire, promis qu'il est à d'autres sphères d'abstraction, là où vivent, que sais-je, quelques dieux qui s'amusent de nos âmes comme de curieux romans. Je ne suis que le sens de mon histoire, au-dehors des mots, effet temporaire et mélodique, je suis le son qui sort de la flûte et qui ignore l'instrument.

J'aimerais aujourd'hui annoncer que je renonce à m'écrire, que je fais le deuil de ma vanité en tant que désir que je dois servir. J'aimerais redevenir le stoïque qui traversait les passions avec l'assurance éternel de qui sait que tout ce qui est dans ce temps est voué à l'impermanence. Voyez je désire encore; et je continue d'écrire; de tendre le filet de mes mots comme si leur maille était de nature à me capturer... Je pourrais accepter de rester concentré en moi-même, potentiel absolu, infini réalisé, le seul infini possible, c'est à dire l'en puissance même, sans nulle réalisation: terrain nécessaire de tout ce qui a été, est et sera. Pensez-y, le Tout n'est jamais le Tout, car un Tout donné serait un Tout dépassable, puisque fini. Il n'y a que la puissance qui soit un Tout parfait, il n'y a que le Rien qui puisse contenir toute chose. Mais c'est un chemin ingrat et l'arpenter requiert de renoncer à faire partie de l'histoire, requiert de renoncer à voir sa vérité inscrite dans le monde des phénomènes. Arpenter ce chemin c'est accepter de mourir pour le commun des mortels, c'est accepter une vie qui ne se fait pas paraître, une vie qui ne retombe pas dans l'inerte de la matière, qui ne se commet pas avec cette altérité minérale, sans durée.

Ceci aura été mon conflit tout au long de ma vie: d'aimer la puissance plus que tout et de vivre dans un monde qui exige sans cesse que je m'incruste dans la matière des phénomènes, que de cause je devienne un effet, que d'esprit et de dunamis je devienne corps et energeia. Il faut bien travailler, écrire un curriculum vitae, se diviser en multiples compétences, sans cesse s'indiquer par des signes pour qu'autrui puisse se saisir de nous, puisse nous posséder et assouvir ses désirs ou ceux d'autres zombies aux désirs illimités. Une part de moi aime ce monde et les gens qui y demeurent. Une part de moi sait que c'est à l'autre de faire l'effort de chercher, de découvrir la mélodie qui se cache derrière les masques sociaux, les rôles, les costumes bien taillés. Je sais cela et vis dans un monde contraire, où c'est au masque de se mettre en scène, où c'est au rôle de se rendre public, de se donner à tous comme un signe, une monnaie d'échange. La perdition de l'homme c'est ce souhait de prendre de la valeur, car alors il n'est plus rien d'autre que cette valeur, il ne vit que pour elle: devenir monnaie d'échange, étalon neutre.
-"Lui c'est un charismatique.
- Oui mais un tel est plus charismatique, et il a plus de charme.
- D'accord mais que fais-tu de cette force herculéenne?
-..."

Les hommes des adjectifs.

Voilà, enfin, j'ai trouvé ma petite excuse pour ce blog. J'ai pris grand soin de le cacher, de ne l'indiquer sous aucun prétexte afin qu'il reste une partie du monde, modeste et sans raison apparente de s'y ruer. Ce blog c'est un peu mon identité numérique, vous y tombez par hasard, vous y trouvez quelque chose qui vous intrigue et vous creusez ou non. De la même manière que vous pourriez me rencontrer par hasard dans la vie, et me trouver l'air idiot et les paroles ineptes, comme vous pourriez entrevoir un monde que vous souhaiteriez déployer. On est un chercheur d'art je crois, il faut aller à la rencontre, découvrir, se faire le Christophe Colomb des trésors d'autrui. Dans le cas contraire, on reste à jamais un consommateur, on s'est fait vendre un produit, assis sur notre chaise, et si on aime la prestation c'est comme le plaisir qu'on prend à baiser une prostituée: on a payé pour voir le plaisir que l'autre pouvait nous apporter, tout ça grâce à un bon racolage en règle.

Lisez si vous le souhaitez. Je continuerai d'écrire. Pour des raisons nobles et d'autres qui le sont moins. Je continuerai d'écrire en espérant qu'un jour, par hasard, cela vous donne envie de me rencontrer.

vendredi 10 octobre 2014

La voix du philosophe

Toujours et encore je lutte quant à la façon d'écrire la philosophie. J'opterais spontanément pour la clarté rationnelle, celle qui sait mettre en relief les évidences, chaque étape du raisonnement pour bâtir peu à peu chaque maille de la chaîne discursive. Mais alors plus de sentiments: la philosophie s'offre comme un monde aseptisé, un monde pour ainsi dire purement formel dans lequel nul ne peut vivre et qui ne s'apparenterait qu'à un exercice fastidieux. Pourtant, même la plus abstraite philosophie se vit, elle est toujours présente dans le système de la conscience, mêlant son harmonique à la symphonie du présent.

Toutefois cela ne doit pas me hâter d'opter pour une écriture plus poétique, apte à mettre en scène les sentiments et la manière dont les idées sont vécues. Cette méthode altère bien souvent la clarté du raisonnement, elle force la main au lecteur, lui impose non seulement un cheminement rationnel, mais en plus lui dicte ce que cette excursion doit lui faire ressentir. Imaginez écouter une musique où figureraient à chaque mesure des indications concernant l'émotion à ressentir...

Je suis dans une impasse, mais à force de tourner en rond, de taper sur les murs, de creuser en tous sens, je finirai par sortir à l'air libre, je finirai par accorder ma voix philosophique à ma symphonie personnelle: le juste équilibre entre la froide réalité des éléments de la raison, et le sublime que ces partitions une fois interprétées peuvent produire. Pour l'instant, je pense qu'il vaut encore mieux faire de la philosophie comme on écrirait un théorème mathématique: laissons autrui vérifier le calcul et laissons le libre de ses sentiments vis à vis de l'expérience vécue.

Je sens tourner en moi un imposant système de rouages, imperceptiblement, sourdement: la mécanique de l'inconscient se déroule avec sa temporalité élastique. Quelque chose se tend, s'étire toujours plus, jusqu'au moment où émergera l'évidence à la conscience: le fruit de toute cette souterraine activité. Pour cela je demeure frustré, mais confiant.

Vanité de la philosophie

Toute oeuvre philosophique est une vanité: vanité de vouloir faire de ses idées, de son petit chantier intime, un cheminement pour autrui. La philosophie n'est qu'une suite d'erreurs, de vaines tentative de figer dans des concepts et un discours figé une altérité mouvante à l'indétermination fondamentale. Pourtant, nous nous acharnons à bâtir des philosophies de plus en plus raffinées, de plus en plus complexes, qui ne figurent plus que les circonvolutions de l'esprit d'un auteur, les méandres de son imagination.

Toute philosophie est donc fiction, elle propose une vision du monde singulière, et de cette singularité prétend exprimer une mystérieuse objectivité. Qu'entends-je? Les objets parleraient? Ils auraient leur propre intentionnalité, leur propre forme expressive? Il me semble pourtant qu'un objet a un nombre indéfini de sens, en proportion du nombre indéfini de points de vue sur cet objet (et par point de vue j'entends aussi individus). L'objet ne dit rien, nous le faisons parler en l'insérant dans notre monde et sa fiction intime.

La science quant à elle est une suite de découvertes dirimantes, les modèles scientifiques se font et se défont au gré de leur conformité à l'expérience, ils ont une histoire et une obsolescence. J'irai même plus loin en disant que toute théorie scientifique, tout modèle, est fait pour être dépassé et amendé précisément car la science n'est pas un ensemble de contenus, mais un ensemble de méthodes. Les contenus ainsi exhumés par la méthode sont secondaires, ils ne sont que les dalles jetées sur le vide, l’échafaudage permanent par lequel nous tentons de reconstruire le réel, d'en percer les modes de fabrication. Par conséquent les contenus sont par essence temporaires, il n'existe point de savoirs, seulement des processus de connaissance qui, loin de mener à une connaissance finale, ne font que nous arracher à notre ignorance présente, pour nous jeter dans une ignorance future. La science n'est qu'un processus d'érosion des croyances.

Là où réside la vanité de la philosophie, c'est qu'elle n'a pas d'histoire, en ce sens où les philosophies d'il y a quelques siècles sont tout aussi valables que celles d'aujourd'hui, il n'y a pas de "progrès", pas de mouvement. Les philosophies sont des absolus, des mondes clos qu'il s'agit de prendre ou de rejeter. Aucun processus de vérification, les fictions intimes de chacun s'exportent arbitrairement, la philosophie est une affaire de goût, un narcissisme évolué plutôt qu'une tentative de rallier l'Autre. Chaque philosophie, en ce sens, est une esthétique. Elle ne parle que de la qualité, que de ce qui est interprété et perçu par l'auteur, ce qui est donc invérifiable, infalsifiable. Mais la vanité de la philosophie vient de sa prétention à faire de cette fiction une vérité, un discours objectif. Je vois la philosophie comme un effet prévisible du langage, elle en est comme un aboutissement nécessaire: la volonté de donner tout le réel à travers l'agencement complexe d'un système sémantique. Puisque le mot est une manière de manipuler le réel, il s'agit de mettre le réel en mots une fois pour toute.

On me dira que c'est précisément le projet de la science, mettre la réalité en formules, cependant la science échoue sans cesse et demeure (pour les moins dogmatiques) consciente de son insuccès. Il n'y a pas de fin de la science, elle n'est qu'une praxis, une façon qu'à l'homme d'apprendre à devenir Dieu en produisant des méthodes de création de la réalité. La science ne dira jamais ce qu'est la réalité, il faudrait pour ça qu'elle puisse trouver un point d'appui hors de celle-ci ce qui est impossible puisqu'elle en est précisément un produit. La science n'est pas spéculative, mais empirique, elle est un artisanat, une technique, n'en déplaise aux scientifiques. À chaque fois qu'elle prétend fournir une connaissance spéculative, elle se heurte à l'arbitraire de la raison pure, à la fiction s'opposant à d'autres fictions, à l'invérifiable.

Ainsi, il me semble que toute spéculation philosophique n'est qu'une propédeutique à l'éthique, ce qu'avaient probablement bien compris certains Anciens. Peu importe votre cosmogonie, votre métaphysique particulière, du moment qu'elle fournit un système de croyances propre à soutenir une éthique par laquelle l'homme peut trouver le repos. Toutes les philosophies antiques avaient pour unique but l'accès au bonheur, à l'ataraxie. Et probablement toutes y parvenaient dès lors qu'elles formaient un tout rationnellement cohérent (nécessairement imparfait, mais cependant suffisant): le stoïcisme et son sage inébranlable, l'épicurisme et son ascèse hédoniste, le scepticisme et sa modestie pacificatrice.

Les philosophies sont des religions à l'usage des athées, afin qu'ils se donnent l'illusion d'être des apôtres d'une vérité non révélée et rationnelle, lors même que la raison n'est qu'un processus qui ne dicte aucun arrêt, aucune destination finale ou temporaire autre que celle qu'un sujet choisit librement d'embrasser. En cela, le dogmatisme des philosophes est peut-être plus pernicieux que celui des fidèles car c'est un dogmatisme qui trop souvent s'ignore, une foi aveugle d'elle-même qui loin de mener à l'amour d'autrui, plonge sûrement vers la condescendance et le mépris tolérant.

Tous nous nous interrogeons, tous nous bâtissons en nous un système de croyances plus ou moins mouvant, servant de fondement à nos actes et à nos choix. Les philosophes sont peut-être plus acharnés à ne laisser aucune brèche dans l'édifice et bâtissent ainsi leur maison le plus solidement possible (selon leur capacité) et, cette tâche accomplie, se mettent en tête que leur maison est le monde, celui dans lequel tout le monde doit vivre, celui dans lequel tous vivent déjà sans le savoir. Nous autres, nous qui ne sommes pas amoureux de la sagesse parce qu'il nous est difficile d'aimer un simple mot comme on aimerait la vie, nous gardons notre raison et en épousons l'impermanence, nomades, nous voyageons jusqu'à la Fin et rencontrons les autres, intrigués de leur histoire et son singulier sillon.

Dès lors que la philosophie voudra prétendre sincèrement au statut de science, il faudra qu'elle accepte d'abaisser ses prétentions, au moins temporairement, il faudra qu'elle renoue le lien qui existe entre la raison pure et l'éthique et qu'elle renonce enfin au mythe d'un savoir spéculatif. Dans le cas contraire, toutes les plus belles ontologies, les plus grandioses métaphysiques, ne seront autre chose que de singulières fictions, parfois de sublimes romans faisant la démonstration de la puissance de l'homme à travers l'usage de sa merveilleuse raison et de sa mystérieuse imagination. La raison ici ne sert que l'image, et l'image n'est que la vérité singulière et subjective de celui qui la vit.

mercredi 8 octobre 2014

Les mots et les Hommes

Je me demande parfois ce qui a bien pu provoquer en l'homme cet étrange paradoxe: son appartenance à la vie en fait un être impermanent qui tout en étant conscient de cela, s'arroge le droit d'espérer demeurer éternel et immuable comme s'il s'agissait d'une croyance légitime.

Peut-être est-ce dans le langage qu'il faut chercher la cause de cette antinomie, langage qui offre à l'homme des mots, des signes fixes aptes à produire des cartes stables et constantes de la réalité mouvante. Tenez, je parle de réalité mouvante, comme si un concept bien déterminé pouvait signifier ce qui est par essence une forme d'indétermination absolue, ce qui n'est que perpétuelle création et mouvance.

L'homme s'est tellement confondu avec son langage qu'il cherche à s'en attribuer les propriétés, ne voyant pas dans quelle impasse il s'aventure alors, voué à se heurter à cette ineffable expérience du réel sur laquelle se brisent invariablement tous les espoirs et les velléités solipsistes.

Non le réel n'est pas un ami, ni un ennemi, et il n'y a que l'homme pour croire que le monde signifie quelque chose, qu'il est chargé d'affects alors que ces derniers ne sont que la modalité relationnelle qu'il entretient avec "son" monde.

Mais probablement tout cela n'est pas plus mal: à force de prétendre être éternel, l'homme bâtit sa culture bien au-delà des limites d'une vie humaine, il transmet, éduque et ne cesse de s'élever et de se surmonter par ses enfants. C'est le langage, je crois, qui a donné à l'homme une histoire, c'est le langage encore qui a fait du monde humain un monde en soi, incrusté dans le réel à travers les signes qu'il y grave. L'homme par les mots s'est approprié le réel, pour le meilleur et pour le pire.

Alors que tout dans la nature meurt et renaît, là où tout n'est qu'un perpétuel commencement, l'homme écrit son histoire et se continue sans fin, faisant de chaque naissance non un acte dirimant, mais une confirmation, un prolongement des projets initiés. Je me prends parfois à rêver de ce que tout ce processus donnera dans quelques milliers d'années: je m'imagine, cryogénisé puis réveillé dans quelque époque lointaine, en simple spectateur, en simple élève de l'histoire. Je déambulerais alors dans les rues, anonyme, absolument seul au monde, dans un environnement forain. Angoisse ou soulagement, je me rendormirais alors pour quelques millier d'années et passerai ma vie à découvrir des mondes.

Mais tout cela n'est que mots, voyez mes pensées sont déjà ailleurs, elles ont vécues et sont passées, d'autres ont jaillies de leur dépouille. Il me faut maintenant partir car le fleuve lui, n'a de cesse de s'écouler.

mardi 7 octobre 2014

Le faire aussi

Ils ont vécu et sont passé sur la Terre un peu trop tôt pour moi; il ne me reste aujourd'hui que leurs pas.
Ils sont une poignée, quelques  hurluberlus qui se dressent sur l'époque.
Ils ont laissé des mots qui annonçaient mon désespoir, ont peint des images qui figuraient ma solitude.
De quelques miettes de faits, d'un faisceau d'objets inertes qu'il faut ramasser, je construis leur présence.
Je n'ai que les ombres à qui parler, et ce sont toujours elles qui s'expriment.
Je ne peut m'adresser qu'aux ombres futures et à quelques percées du présent que le hasard m'offre.
Ils sont nés et ils sont morts.
Entre les deux ils ont créé un monde que j'arpente encore.
Je mets parfois mes pas dans les leurs, j'imagine alors un même sentiment nous animer.
Je découvre aux détours de ma route des échos de leurs voix emprisonnés dans l'espace muet.
Le temps habite encore certains endroits, et je lui prête mon rythme pour qu'il existe une nouvelle fois.
Ils ont parlé, ce n'était pas de l'égoïsme.
Ils ont parlé pour que des hommes comme moi s'emparent de leurs paroles et s'en fassent un manteau que je porte l'hiver aussi bien que l'été.
Le monde est une phrase qu'ils ont écrite et que je continue à mon tour.
Il me reste quelques noms accrochés à des destins.
Des chronologies absconses, et quelques poèmes à interpréter.
Je chasse leur sillon subtil dans le tissu des Moires, ma vie s'inspire de leurs couleurs.
Pessoa: mort; Valéry: mort; Supervielle: mort; Montherlant: mort; Spinoza: mort...
Je vis avec des noms pour amis, j'honore leurs oeuvres qui sont comme les traces d'une même pensée.
Si je ne vous avais pas, je croirais être rien, tout juste une dissonance incongrue dans la symphonie du temps.
Mais je vous lis, je vous écoute, et je transporte par ces reliques votre bruissement subtil qui s'empare de mon coeur.
Il reste mon vivant pour invoquer le vôtre, ainsi se transporte la mémoire de votre esprit.
Je suis la machine qui exécute et déchiffre votre code, ce même langage que nous partageons, ce langage aux effets si magiques.
Si je marche seul aujourd'hui, j'ai des incantations plein la caboche et qui s'agitent dans l'arrière-boutique.
Si je suis seul, je vous cherche dans la mémoire minérale du monde.
Et je vous trouve, vous êtes passé là, sur le dos cabossé de la Terre, sur le ventre agité de la vie.
Je devrais pouvoir le faire aussi.

lundi 6 octobre 2014

Quelque chose est passé

Il est des ciels en cendre dans ma tête qui figurent le passage de mondes encore à venir, et, peut-être, advenus dans quelque dimension parallèle aux lois étrangères. Que me faudrait-il vivre comme tout le monde ici, jusqu'à ne plus avoir l'envie d'accoucher d'un monde à partir d'un autre. J'aime à croire en des paradigmes dérivés qui ne ressemblent à rien de connu et de familier, j'aime à croire en une altérité aux contours étranges pour tous, et qui n'est autre que la familiarité dans laquelle je baigne. Tout ce champ de potentialité énergétique qui m'ouvre des chemins que seul je contemple comme possibles. Vivre en puissance, c'est nager sur le chaos, surfer l'épaule cassante du présent qui n'est que choix aux multiples indéfinis.

Et s'il me prenait l'envie de tourner en un sens inédit, traçant un sillon neuf, entrecroisant peut-être ceux de quelques rares semblables qui ont préféré une subjective incertitude à cette objective détermination? Que se passerait-il alors? Des milliards de mondes s'écrouleraient-ils en cascade de quelque univers absolu, faisant déferler une chaîne causale aux maillons infinis qui plongent ses anneaux dans des éternités non dévoilées? Ou bien peut-être que dans un seul grand Tout, s'enclencherait une sorte d'aiguillage qui orienterait mon flux sur un circuit comme imprimé dans le manteau céleste.

J'ignore tout de cela mais je continue de jouer avec le monde comme on s'amuserait avec un ordinateur: actionnant des processus, fermant des fenêtres, libre et inconscient de tous les calculs qui sous-tendent ce ballet. Jamais pour le moment je ne suis parvenu à mettre la réalité en défaut, à faire planter le Grand Programme, mais tout juste à risquer d'être moi-même annulé tel un processus zombie qui ne répond plus aux attentes. Zéro ou un? Ni zéro ni un: mille trois cent quarante-deux! Eliminé!

Il en faudra encore des heures et des années à s'acharner sur l'écran de la vie, dans un jeu sans but apparent, où seules demeurent quelques contraintes infrangibles sous la forme de constantes mathématiques qui nous clouent sur le plateau du réel.

Mais à tout regarder sous l'horizon de l'infini, de l'inconditionné, il n'y a plus rien que je prenne vraiment au sérieux; à part les autres. Ces autres qu'il m'arrive d'aimer comme l'infini et qu'il me faut prémunir absolument de ma létale dérision, de ma mortelle liberté, celle-là même qui constitue mon oxygène. Probablement devrais-je m'enterrer dans quelque coin d'une galaxie lointaine et inhabitée, tel un déchet radioactif. À moins que je ne prenne le risque de toujours tout contaminer, les gens comme les choses qui finissent invariablement par s'user sur ma liberté.

Que ne pourrais-je être pareil au photon, sans masse et ne percutant nul de mes semblables, traversant l'éther à la limite de ses lois, révélant tout ce qui est en ce monde, faisant apparaître l'Altérité tout en demeurant comme une ombre: à peine une présence infime. J'aimerais être ce photon qui traverse le vide: solitude luminique aussi vive que le temps, intangible et interstellaire, et d'une origine aussi lointaine que le début des temps.

J'ai pourtant bien un point commun avec ces particules que j'admire: je n'ai qu'un seul propriétaire. Ma fidélité est inscrite en dur dans mon être, elle appartient à la Réalité même qui transcende toutes les stases locales qui cherchent à devenir des mondes, à devenir un cycle qui se maintient lui-même. Je passe, jamais le même, jamais bien autre. Et vous qui me lisez penserez un jour, dans votre cellule-temps: quelque chose est passé...

jeudi 2 octobre 2014

Amour d'humains

L'amour est la chose la moins partagée entre les hommes et les femmes.

L'amour d'un homme est désintéressé, l'homme peut aimer sans rien attendre en retour pour la simple et bonne raison que ce qu'il aime n'est pas le reflet de lui-même dans le regard d'autrui mais bel et bien la singularité de l'autre, sa vibration unique qui en fait un être à la liberté inaliénable. C'est précisément cette identité en tant qu'elle est libre et autonome, en tant qu'elle existe par et pour elle-même, que l'homme aime. Ainsi l'homme est beaucoup plus passionné que la femme en amour, il peut continuer d'aimer malgré les déchirements incessants, il peut choisir de se brûler les ailes irrémédiablement pourvu que la personne aimée continue de contenir ce singulier bruissement, cet inexplicable petit rien qui en fait la beauté et l'attrait incomparable. L'amour d'un homme n'est pas rationnel et s'il l'est, ce n'est pas de l'amour, mais plutôt une entreprise, un calcul des plaisirs et des peines menant à constituer un quotidien agréable et pérenne.

Chez une femme, l'amour n'est pas celui d'une monade étrangère et autonome mais il est bel et bien l'amour de la relation: elle aime la situation dans laquelle la relation à un homme la maintiendra. L'homme n'est pas vu pour lui-même, en tant qu'il est ce qu'il est, mais il est vu de manière utilitaire, en tant qu'il peut pourvoir à certaines qualités comme la sécurité, la protection, la constance, etc. Ainsi pour la femme l'amour est vu comme un moyen de s'épanouir dans un contexte déterminé, c'est un moyen de fonder un foyer, une base familière et stable sur laquelle pourront s'ériger quelques poncifs auxquels peu de femmes échappent (enfants, maison, etc.). Pour cette raison, l'autre peut être disqualifié s'il ne répond pas aux attentes prédéterminées; le couple chez la femme est une construction qui découle d'un calcul rationnel, l'homme n'est pas aimé pour ce qu'il est, ou s'il l'est, cela reste secondaire par rapport au maillage serré des projets féminins qui doivent trouver en l'autre le pilier solide à ces aspirations.

Combien d'hommes ai-je vu errer seuls après avoir été rejetés, et malgré tout continuer d'aimer des années après, peut-être leur vie entière, la femme perdue? L'homme est perpétuellement mis à l'épreuve par la femme, il est mis à l'épreuve de ses rêves et ce sont les rêves qui sont les plus forts.

Aphorismes

Je crois que l'art est la capacité de s'empaqueter dans un monde que l'autre peut déployer en lui.

Il y a des gouffres dans lesquels il ne faut pas tomber.

Il me faut vivre loin des humains et de leurs rêves, afin d'aimer et les humains et leurs rêves.