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mardi 14 juin 2022

Relativisme et autocontradiction performative

Certains philosophes dogmatiques clament, à bon droit, que le relativisme épistémologique consiste en une contradiction logique intenable. La faute du relativisme tiendrait dans son autocontradiction performative, telle qu'elle s'illustre par la proposition suivante: "toute vérité est relative". Si l'on exaimine un peu cette proposition relativiste alors on constate effectivement qu'elle se contredit par le simple caractère d'universalité (non-relative) du jugement formulé. Il s'agit donc d'une affirmation dogmatique.

J'aimerais d'abord déconstruire cette lecture non rigoureuse qui voit dans la cohérence parfaite du relativisme une incohérence logique, avant de revenir sur la véritable autocontradiction contenue dans le positionnement dogmatique.

Affirmer que toute vérité est relative n'est pas sortir du relativisme pour plusieurs raisons. D'abord il s'agit bien ici d'une proposition qui n'est vraie que dans un certain contexte épistémologique: notamment celui qui fonde la vérité sur ses critères de connaissance, autrement dit qui définit la vérité par ses méthodes de démonstration ou justification. Est vrai ce qui peut se prouver comme étant vrai.

Mais on pourrait rétorquer à cette critique par un autre angle d'attaque: nous savons que la vérité des propositions d'un système formel (par exemple en arithmétique) découle de leur démonstration (dérivation) à partir d'axiomes qui ne sont pas démontrés (et dont la vérité repose donc sur une autre acception du concept de vérité). Ceci a pour conséquence paradoxale (mise en lumière par Aristote dans Seconds Analytiques, II, 19) que pour maintenir le caractère apodictique des propositions fondées sur la démonstration (et pour ne pas sombrer dans une régression à l'infini), il est nécessaire de prêter à la vérité des axiomes une autre nature qu'aux premières. Autrement dit la vérité étant définie par la démonstration, il devient alors nécessaire de fonder cette démonstration même sur des vérités non-démontrables, et donc d'une autre nature.

Et bien c'est exactement le même paradoxe qui est à l'œuvre dans la proposition relativiste "toute vérité est relative". Il faut faire reposer le relativisme sur de l'absolu, de la même manière que les formalismes font reposer la vérité de leur démonstration sur la non-démonstrabilité (c'est à dire, pourrait-on dire, sur la non-vérité...).

Maintenant attaquons-nous à quelque(s) contradiction(s) du modèle dogmatique affirmant d'une part qu'il existe une différence entre vérité et connaissance -- autrement dit que le caractère vrai d'une proposition ou d'un fait ne repose pas sur la connaissance que nous en avons -- et d'autre part qu'il existe des vérités absolues.

En effet, lorsqu'ils affirment qu'il existe des vérités absolues, ils ne font rien d'autre qu'affirmer qu'une proposition est vrai OU fausse (de manière exclusive) indépendamment de la connaissance que nous en avons (c'est à dire que la vérité est indépendante des critères qui nous la font connaître). Or, en faisant cela, ils affirment qu'il existe des vérités mais que la vérité étant indépendante de la connaissance qu'on en a, et étant précisément un attribut absolu des choses (car le dogmatisme s'accompagne bien souvent d'un réalisme ferme), alors on ne peut absolument pas la connaître.

Comprenons bien ce qui est en jeu: si connaître la vérité d'un fait ou d'une proposition ne rentre absolument pas en compte dans le caractère de vérité de ce fait ou de cette proposition, dans la définition même de la vérité, alors, puisque celle-ci ne nous est accessible que par la connaissance (que serait une vérité détachée de tout sujet, une vérité qui n'est pas connue...), nous ne pouvons jamais déterminer si un fait ou une proposition sont vrais ou faux. La vérité nous est à jamais inaccessible (cf. étymologie du mot absolu) puisque nous ne pouvons avoir qu'une connaissance par nature relative des objets, fondée sur la scission essentielle du sujet et de l'objet. Nous ne pourrons jamais nous assurer de manière absolue qu'un fait ou une proposition sont vrais pour la simple et bonne raison que la vérité étant totalement indépendante de nos critères de jugement, elle est une chose qui nous excède: nous ne pourrons jamais emprunter le point de vue de l'objet sur lui-même, et cela même en multipliant les points de vue: il existera toujours plus de points de vue, plus de relations à l'objet que celles que nous parviendrons à synthétiser dans notre connaissance.

C'est là tout le problème du réalisme ontologique (qui constitue d'ailleurs le contexte nécessaire au dogmatisme ce qui, notons-le, relativise paradoxalement la portée de ce dernier à une posture ontologique bien particulière): s'il existe un réel absolu, indépendant de mon expérience et de ma connaissance, alors je n'ai aucun moyen d'y accéder puisque je suis enfermé dans ma relation de sujet à ce réel. Pour devenir parfaitement objective il faudrait que ma connaissance puisse être simultanément tous les points de vue possibles sur l'objet et qu'elle le soit dans un temps infini (pour comprendre l'objet dans sa dimension temporelle et non simplement spatiale). Il semble bien qu'une position réaliste pleinement conséquente ne puisse mener qu'au concept kantien négatif de chose en soi.

Pour conclure: affirmer qu'il existe des vérités absolues, c'est s'interdire toute possibilité, en droit, de pouvoir en avoir une connaissance certaine. Cela revient, dans les faits, à du relativisme... Le relativiste est en général plus avisé parce qu'il est conscient des limitations de sa position et qu'en lieu et place de réel il préfère parler de monde (en en assumant pleinement la multiplicité). Le relativiste comprend que, par nature, nul absolu ne saurait être connu. C'est précisément parce que la vérité est relative que nous pouvons entrer en relation avec elle, mais cela se fait au prix d'une limitation conséquente de sa portée...

Le dogmatisme est paradoxalement un abandon de la vérité sous la forme de deux absolus: l'absolu épistémologique et l'absolu ontologique.

dimanche 18 février 2018

Qu'est-ce que la connaissance?

Ce texte est la première partie d'un article sur l'épistémologie. Les irrégularités de mise en page sont le fait du serveur Blogger qui semble perdu dès lors qu'on utilise des titres...

J'apprécie tout retour sur le texte, notamment concernant sa clarté. Mon but est d'être compris, pas d'être obscur et pédant. L'épistémologie demande cependant un certain effort de concentration tant les concepts mis en branle sont parfois abstraits et fondamentaux..

Une suite est prévue, mais je ne sais quand la motivation me prendra pour en entamer la rédaction. Elle portera notamment sur l'utilité épistémologique du scepticisme et tentera de déterminer le champ d'application légitime de la connaissance (de ses objets). En outre, elle essaiera de substituer aux catégories de fausseté et de vérité, celles de richesse et de pauvreté qui ont pour mérité d'être parfaitement relatives et indéfinissables prises en elle-même.

Introduction
I/ Natures de la connaissance
  1/ Métaphysicisme
  2/ Positivisme
  3/ La vérité: définitions
     3.1/ Vérité cohérence
     3.2/ Vérité correspondance

II/ Les limites: la vérité et ses apories
   1/ Apories de la cohérence
      1.1/ La régression à l'infini
      1.2/ Le cas des axiomes
    2/ Apories de la correspondance
       2.1/ Relativisme quantitatif
       2.2/ Relativisme qualitatif ou transcendantal
       2.3/ De la logique à l'ontologie (sur quoi portent les énoncés?)
            A/ L'analyse: le synchronique contre le dynamique
            B/ La distinction faits-propositions
       2.4/ Que connaît la science?

Introduction


Pour entamer au mieux cette réflexion, il me semble justifié de partager une anecdote scolaire qui, si elle peut paraître banale au demeurant, n'en est pas moins, d'une part paradigmatique quant aux problèmes qui se posent à tout épistémologue et d'autre part un évènement charnière dans mon rapport au savoir. Je suivais à l'époque un cours de physique au collège, portant sur les circuits électriques. J'étais complètement largué, comme à mon habitude en toutes matières scientifiques. Je me souviens que l'enseignante ne cessait d'employer les expressions de charge positive et négative. Etant plutôt lent par nature et désireux de ne fonder aucun savoir qui ne reposerait par sur des fondements clairs, je trouvais étrange de manipuler ces notions sans comprendre précisément sur quoi elles portaient. Je demandais donc à l'enseignante, dans une soif d'effectuer l'archéologie de ces notions, que pouvait bien être ce à quoi on accolait les qualificatifs de négatif et de positif exactement. On me répondit qu'il s'agissait de la charge électrique, or je voulus aussitôt savoir ce qu'était la charge puis l’électricité, quelle en était la nature? Ce à quoi la professeure me répondit qu'il s'agissait d'une forme d'énergie. Toujours mu par la même logique, je demandais alors ce qu'était l'énergie. Là, l'enseignante excédée me répondit sans ménagement que ce n'était pas la question, et que je n'avais qu'à suivre le cours. Je dois avouer avoir pris à cet instant une décision radicale: de ce genre de cours, je ne suivrai plus rien, rien du tout!

Suivre le cours de sa pensée... Sa pensée qui n'épousait pas la forme de la mienne, sa pensée qui ne s'était peut-être jamais demandé ce qu'était l'énergie, tout en manipulant le concept avec aisance, répétant tel un dictaphone les opinions déversées par autrui dans son cerveau. Mais je préjuge, et je ne peux rien déduire de la pensée de cette dame à partir de cet incident, je ne peux que constater que mon opiniâtreté, ce désir qui m'animait d'aller "au fond des choses", n'était récompensé que par de l'agacement: l'école me voulait soumis et non curieux, ou du moins soumettre ma curiosité à sa forme. Je n'aimais déjà pas l'école, mais j'ai décidé à partir de cet instant que je n'avais rien à y apprendre, que tout cela constituait bavardages futiles à partir de notions incomprises, voire ininterrogées. J'ai passé le reste de mes études à apprendre par coeur ce qu'il fallait apprendre, à le régurgiter docilement et avec brio, puis à l'oublier aussitôt - autrement dit à imiter les enseignants. L'école n'a laissé que peu de traces en moi depuis ce jour.

Mais que voulais-je savoir au juste en posant cette ultime question à l'enseignante? Elle aurait pu me répondre que l'énergie se divisait en plusieurs manifestations: cinétique, électrique, thermique, etc. Mais cela ne m'aurait pas satisfait pour autant, ce que je voulais savoir, moi, c'était la nature de l'énergie, le quid. Pour répondre à cette question, il aurait été nécessaire de pouvoir, notamment, déterminer la ou les causes de l'énergie et d'en énumérer les éléments fondamentaux. Mais on voit bien alors comment la question peut mener à une régression à l'infini, que connaissent bien les enfants qui interrogent les parents qui finissent bien souvent par réagir comme l'enseignante de ma petite histoire - bien qu'un aveu d'ignorance aurait été plus séant et certainement moins délétère. C'est là une des réaction typiques face à la méthode sceptique (qu'utilisent sans le savoir les enfants), en l'occurrence la mise en lumière d'une régression à l'infini quant au fondement des savoirs. Qu'attendais-je donc au juste comme type de réponse, y en avait-il seulement une qui ne finissait pas dans cette vertigineuse régression ou bien dans l'autoritarisme axiomatique?

L'école faillit quotidiennement à sa tâche face aux savoirs qu'elle prodigue, puisqu'elle semble ne presque jamais poser un regard critique et lucide sur ces derniers et s'est carrément substituée à la religion dans la doxa collective. Beaucoup croient encore que la science produit des vérités, que certaines théories sont absolues et nous disent le fin mot du réel. Ceci est notamment dû au fait que l'école ne leur enseigne pas assez comment se fonde la science et quelle est son mode de fonctionnement et de production des savoirs. Beaucoup d'enseignants manquent aussi de recul sur leur discipline et colportent une vision dogmatique du savoir qui occulte le statut si particulier des propositions scientifiques. Peut-être alors que l'enseignement de la philosophie (du moins de son histoire) en terminale sauve les meubles mais il est fort à parier que ce ne soit que rarement le cas au vu de la terreur presque unanimement partagé des "philosophes" envers le relativisme et le scepticisme. Il semble alors aujourd'hui crucial de rétablir un point de gravité du concept de vérité qui ne se confonde pas avec celui du seul discours scientifique. Il est ainsi important de comprendre comment le concept de vérité innerve celui de connaissance et de l'analyser autant que possible afin de pouvoir mieux identifier ce qui distingue in fine les propositions scientifiques des propositions dogmatiques en tous genres (religion, métaphysique, etc.).

Cette étude s'occupera ici de la connaissance théorique, autrement dit de toute connaissance qui se base sur un langage. Ce dernier semble nécessaire pour constituer un savoir puisque c'est à partir de lui que vont pouvoir se définir les critères de vérité permettant de délimiter son périmètre. Le savoir-faire ou encore instinctif, ou tout autre savoir qui ne passerait pas par des propositions ne peut être considéré comme relevant du champ de la connaissance. Pouvons-nous dire que parce que vous utilisez toujours la même technique pour fabriquer une flèche (couper une branche fine et suffisamment droite, la tailler en pointe, etc.) par exemple, vous avez bien là une connaissance? Et si l'environnement changeait et que le bois disponible était différent, suffisamment pour que vous ne puissiez pas le couper de la même manière et encore moins y tailler des pointes sans qu'elles se brisent. Et si vos outils devenaient plus efficaces et que la force nécessaire à la tâche s'en trouvait moindre? Il semble bien que nous ayons là affaire à un savoir-faire (mais ici le terme savoir est peut-être un faux-ami), c'est à dire à ce qui semble être un tâtonnement produisant des habitudes. Mais le savoir-faire contrairement à la connaissance n'est pas exact, il ne comprend pas non plus les fondements qui le constituent et lui donnent sa validité, pour cela il ne peut anticiper sur les variations que doit subir la pratique en des contextes différents. On parlera rarement de vérité en matière de savoir-faire, mais plutôt de technique, de style, etc.

Nous nous intéresserons donc uniquement au type de connaissance qui se réclame d'une vérité. Pour cela, il est nécessaire de posséder un système propositionnel régi par des règles syntaxiques et sémantiques, au sein duquel des objets peuvent être modélisés intégralement à partir de concepts ou propriétés de base. Pour cette raison il ne semble pas pouvoir y avoir de science transcendante, c'est à dire portant sur autre chose que les objets qu'elle constitue elle-même, mais seulement immanente au formalisme qu'elle est (nous interrogerons ce point dans la suite de l'exposé).

Répondre à la question de ce qu'est la connaissance lorsqu'elle nous amène à interroger la nature du réel à travers les représentations que nous nous en faisons (par exemple à travers le concept d'électricité), revient à identifier à quelles questions elle répond et quel est son procédé. Historiquement on peut identifier immédiatement trois questions centrales qui ont innervées la connaissance, voire en constituent l'ossature: quoi, comment, pourquoi. Toutefois on doit s'interroger sur leur légitimité en analysant pleinement le type de réponses qu'on est en droit d'attendre de ces questions. C'est ensuite l'étude des modes opératoires de la connaissance qui permettra d'approfondir le sujet ainsi que de dégager les objets sur lesquels peut légitimement porter la science.


I/ Natures de la connaissance scientifique

  1/ Métaphysique


Dès les débuts attestés de la philosophie occidentale, on a souvent vue la connaissance définie par des principes régissant et ordonnant le chaos en un cosmos. Dans cette acception de la connaissance, savoir revient ultimement à pouvoir décomposer et expliquer les phénomènes par une analyse génétique les réduisant finalement à un ou des principes premiers. Cette connaissance s’attelle à exhumer du multiple l’un, du mouvant l’immuable et a empreint en profondeur la vaste majorité des écoles antiques. Dans ce cadre épistémologique, la connaissance doit s’élaborer sous la forme d’un système cohérent et complet, et qui, partant des principes premiers, se développe en diverses branches (comme l’éthique ou la physique) à l’aide d’une logique censée fournir les règles du raisonnement en explicitant ainsi les règles de vérité.

Ce qui distingue la science d'alors, produite par cette acception du concept de connaissance, de la religion semble être l’ordre d’élaboration de la vérité. Dans la métaphysique il s’agit de partir d’énoncés spécifiques qui, reliés ensemble par les règles de la logique permettront déduction et induction des causes premières. Il est ensuite loisible de reconstituer une science systématique à partir des principes ainsi exhumés d’où tous les énoncés vrais dériveront nécessairement. Cependant, au vu du nombre de systèmes divergents qu'a pu produire cette méthode, on est en droit, tant qu'on ne conteste pas la rigueur des raisonnements qui l'illustrent, de s'interroger sur sa légitimité à déduire de manière apodictique des principes que l'on peut dire "premiers". En effet, le foisonnement des systèmes métaphysiques semble indiquer que ces principes sont souvent posés à priori, si ce n'est de manière explicite, au moins implicitement comme postulat dans l'esprit du penseur. On peut voir à l'oeuvre cette tendance dans la diairesis platonicienne qui est fortement orientée dès le départ dans sa manière de diviser et analyser les concepts.

La religion, lorsque elle se pare des atours de la rationalité, semble inverser l’ordre de raisonnement puisque elle part d’un dévoilement initial qui instaure les principes premiers de manière autoritaire pour expliquer (essentiellement par finalisme), justifier et légitimer tout énoncé jugé comme vrai. Le critère de vérité n’est pas déduit ou induit mais il est donné d’emblée par la parole révélée. Toutefois, la science agit aussi de la sorte, particulièrement dans les sciences dites exactes où une axiomatique (comparables à des principes premiers) doit être posée et admise hors de toute démonstration.

  2/ Positivisme


En réaction à l'approche métaphysique est apparu le positivisme. Se voulant moins dogmatique, il consiste à considérer que la connaissance ne réside que dans le comment et le quoi en faisant fi du pourquoi. Ainsi, connaître une chose c'est en saisir les diverses manifestations et être capable de les insérer dans des chaînes causales nécessaires et suffisantes à former un système complet. Par exemple comprendre pourquoi la pluie tombe ne nécessite pas de remonter jusqu'aux origines de la Terre, il suffit d'isoler les données pertinentes suffisant à décrire et expliquer le processus dans sa causalité efficiente.

Cette acception de la connaissance, aujourd'hui largement admise en science, change radicalement la nature de cette dernière puisqu'elle a tendance à faire émerger certains problèmes soulevés par le scepticisme tandis que la méthode métaphysique semblait introduire, par un acte d'autorité arbitraire, un fondement solide à la vérité puisque cette dernière était en réalité posée, a priori ou a posteriori, par les principes premiers.

   3/ Définitions de la vérité


On ne peut s'interroger sur la légitimité, l'étendue et la nature de la connaissance scientifique sans en passer par son critère essentiel: la vérité. Ce qui fonde une connaissance scientifique est précisément sa subsomption dans la catégorie de vérité, et il ne semble pas pouvoir y avoir d'étude sur la connaissance sans intégrer le problème de la vérité. Entre deux propositions divergentes à propos du même objet, c'est la conformité avec le ou les critères de vérité qui va permettre à l'une d'être intégrée dans l'épistémè ou bien jugée comme fausse et donc demeurer, temporairement au moins, hors de ce dernier. Est-ce à dire qu'il existerait des connaissances fausses? Pour éviter ce genre de confusion, il faut refuser aux propositions scientifiques le statut de connaissance dès lors qu'elles ne peuvent encore être qualifiées de vraies. Il devient donc urgent de définir ce concept indispensable de vérité puisqu'il est le socle sur lequel est bâtie la science.

Cette dernière semble avoir retenue deux définitions du concept de vérité dont la distinction semble se justifier plus clairement à l'aide de quelques exemples. Nous prendrons les deux propositions  paradigmatiques suivantes: aucun nombre impair n'est divisible par 2 et le chat est sur le tapis. Dans le premier cas, vérifier la vérité de la proposition demandera d'en passer par un critère totalement différent que pour le second cas.

      3.1/ Vérité cohérence

En ce qui concerne les propositions générales de l'arithmétique (comme la première proposition susmentionnée), s'assurer de la vérité ne peut se faire par la méthode empirique de l'intuition, fut-elle pure. En effet, l'intuition nous permet d'induire à partir de cas particuliers, or cette méthode ne peut être suffisante à démontrer la nécessité et l'universalité requises pour former une vérité apodictique (sauf dans le cas bien particulier de la géométrie, nous renvoyons à Kant sur le sujet). Tout au plus permet-elle de dégager des probabilités. Néanmoins le critère de vérité ne peut être empirique a posteriori comme dans le cas d'une intuition extérieure à travers l'expérience mondaine. Là encore, l'expérience nous permettrait tout au plus de dégager des probabilités quant à la véracité de la proposition, à l'aide de la méthode inductive. Nous ne sommes pas alors en mesure de fonder la vérité de manière apodictique et nécessaire par ce procédé.

Il faut donc que cette proposition tire sa vérité d'une autre source. Elle ne peut naître d'une correspondance avec un état de choses (subjectif ou objectif) sans devenir a posteriori, comme dans la théorie de la vérité correspondance, elle doit donc non pas se fonder sur une relation de transcendance, mais bien sur une relation d'immanence. On parle alors de théorie de la vérité cohérence: c'est dans la cohérence syntaxique et sémantique de la proposition que gît le critère de vérité. En l'occurrence, pour la proposition arithmétique donnée en exemple, il s'agit de s'assurer qu'elle respecte les axiomes de l'arithmétique et ne produise pas de propositions contradictoires. On peut donc dégager de cela deux types de cohérences: la cohérence interne qui s'assure de la justesse de la proposition dans sa structure interne (articulation des objets en accord avec l'axiomatique de l'arithmétique et les règles de la logique) et la cohérence externe qui s'assure que la proposition s'intègre bien à l'épistémè de l'arithmétique (c'est à dire aux théories et propositions considérées jusqu'à aujourd'hui comme vraies) sans produire là aussi de contradictions. On pourrait prendre une comparaison plus littéraire pour rendre cette distinction plus parlante aux non scientifiques: la cohérence interne d'une phrase est assurée par la bonne application des règles de la grammaire, tandis que la cohérence externe s'assure que la phrase en question ne brise pas la continuité et ne contredise pas l'ensemble de l'énoncé dans lequel elle s'insère.

Nous avons affaire ici à une définition de la vérité qui en fait une propriété purement immanente aux propositions. Affirmer que le chat est sur le tapis alors que nous observons par exemple que ce n'est pas le cas n'enlève rien à la vérité de l'énoncé. Cette théorie est particulièrement adaptée aux propositions des mathématiques qui n'ont pas forcément de correspondance intuitive avec laquelle une comparaison serait loisible et permettrait alors d'éliminer parmi des propositions cohérentes celles qui ne sont toutefois pas représentative du monde. Pour autant, on ne peut départir de leur vérité toutes propositions qui entreraient dans ce cas sous peine de démanteler la majeure partie des mathématiques qui produit des propositions excédant largement les capacités intuitives de l'humain. Ainsi, dire qu'une proposition cohérente ne correspond à rien d'objectif, voire contredit l'observation, ne peut lui ôter son caractère de vérité mais peut toutefois en nier l'application actuelle. Il s'agira dès lors d'une proposition déréférencée. Il n'y a que dans certains contextes bien spécifiques qu'une proposition déréférencée peut, en sus, être qualifiée de fausse malgré sa cohérence (nous allons voir dans quels cas au paragraphe suivant).

      3.2/ Vérité correspondance

On le voit dans le cas de la proposition le chat est sur le tapis, la seule règle de cohérence ne peut suffire à fonder une connaissance qui se voudrait celle du réel. Si l'on se contentait de cette théorie de la vérité, il serait loisible de former toutes sortes d'objets qu'aucune expérience ne pourrait jamais corroborer et de créer des théories invérifiables de fait et en droit (lorsque l'on stipule par exemple des objets mathématiques modélisant des espaces à un nombre de dimensions défiant l'imagination). Un modèle de vérité visant à pallier cette limitation requiert une distinction claire entre les faits et les propositions. Si l'on peut dire que le chat est bel et bien sur le tapis, c'est parce qu'on peut faire correspondre la proposition (c'est à dire les objets conceptuels qu'elle lie entre eux) à un état de faits, en l'occurrence l'observation réelle d'un chat sur le tapis. Sans cela, toutes les propositions syntaxiquement et sémantiquement - la sémantique vérifie par exemple qu'on ne puisse employer une expression telle que le rond carré bien qu'elle soit syntaxiquement juste - cohérentes seraient vraies. Or une science comme la physique, dont l'objet est l'étude du réel, a le perpétuel souci de faire correspondre ses propositions à des états du monde empiriquement vérifiables. Si l'on veut décrire le monde, il faut que nos propositions lui soient liées de manière indéfectible.

Par conséquent, la vérité est un concept qui opère un pont entre deux paradigmes ou deux systèmes représentationnels différents et, en ce sens, peut être comparée à la signification. Elle devient une interprétation des objets formels manipulés par un langage particulier, à travers ses propositions, dans un autre système de représentations pourvu de son langage propre. La vérité devient donc une question de parallélisme: existe-t-il un monde constitués de faits qui corresponde véritablement et de manière analogique à ces propositions? De nombreux problèmes émergent d'une telle vision de la vérité, problèmes qui seront traités dans le chapitre suivant.


II/ Limites de la science: la vérité et ses apories


Examinons maintenant, chacune des apories auxquelles aboutissent nos deux définitions de la vérité. Le but n'est pas ici de nier tout fondement à la connaissance, mais bien d'en ébranler les fondations les moins solides afin d'en déterminer lesquelles sont loisibles, et quels genres d'édifices elles peuvent supporter.

     1/ Apories de la cohérence

         1.1/ Régression à l'infini

La première aporie produite par la théorie cohérentiste de la vérité est celle, bien connue, de l'enfant qui interroge de manière ininterrompue les fondements de chaque réponse qu'on lui donne. On peut en trouver un exemple concret dans l'anecdote relatée en introduction. Le problème auquel fait face alors celui qui veut défendre la validité (ou la vérité) de sa connaissance est celui de la régression à l'infini. Reprenons l'exemple de l'électricité: lorsqu'on demande ce qui est positif ou négatif on est renvoyé à la charge. Si l'on interroge ce qu'est la charge, on nous répond une propriété de la matière soumise à un champ électromagnétique. Un champ électromagnétique est la représentation de la force électromagnétique qu'exercent des particules chargées. La force électromagnétique est la force subie par une particule chargée dans un champ électromagnétique. L'électromagnétisme est la branche de la physique qui étudie les interactions entre particules chargées électriquement, [...] et plus généralement les effets de l'électricité. L'électricité est une forme d'énergie. L'énergie est la mesure de la capacité d'un système à modifier un état. Bref on pourrait continuer ce petit jeu à l'infini (la plupart des définitions sont tirées de wikipédia), d'où le nom de régression à l'infini. Ce qu'on observe dans ce processus d'interrogation, c'est que la définition d'un concept n'est jamais qu'une proposition mobilisant d'autres concepts, qui à leur tour s'analysent en concepts, et ainsi de suite, sans jamais s'arrêter. En poussant encore un peu plus loin cette méthode, on parvient souvent à identifier des diallèles: c'est le cas lorsqu'on définit l'énergie comme mesure de la capacité d'un système à modifier un état, en physique un état de la matière, et que la matière est consubstantiellement liée à l'énergie puisque l'équation bien connue d'Einstein établit un lien d'identité entre énergie et matière. Par conséquent faire rentrer la matière dans la définition de l'énergie et cette dernière dans la définition de la matière produit un cercle vicieux.

La théorie de la vérité cohérence nous laisse alors dans un monde constitué uniquement de propositions. Il n'y a rien à substituer à le chat est assis sur le tapis, que d'autres propositions. On ne peut sortir de la boucle, le sens et la validité des propositions sont purement immanents et ne peuvent par conséquent rien dire d'un monde étranger aux propositions. Le domaine des propositions scientifiques est alors clos sur lui-même et ne correspond à rien d'autre que lui-même. La vérité des propositions est par conséquent la subsomption réussie de ces dernières dans un ensemble de méta-propositions en accord avec des règles syntaxiques. La vérité n'est donc qu'un concept purement formel qui ne peut porter que sur les propositions elles-mêmes et non un quelconque signifié (une représentation) sur laquelle elles auraient velléité à s'appliquer.

Cela peut sembler logique et non problématique, mais c'est cependant une question qui a divisé et divise encore les scientifiques en deux camps (vérité cohérence contre vérité correspondance). Si la vérité n'est qu'une propriété de nos propositions sur elles-mêmes, alors de quoi parlons-nous et que prétendons-nous savoir? Serait-ce que tout ce que nous connaissons est précisément la connaissance elle-même?

         1.2/ Le cas des axiomes

L'autre problème fondamental du paradigme cohérentiste réside en la démonstration. Dire qu'une proposition est cohérente (de manière interne et externe), revient à décréter dogmatiquement qu'elle l'est, or tout l'objet de la science est, en théorie, d'éviter le diktat des dogmes invérifiés pour fonder la vérité sur une assise rationnelle de démontrabilité. Le caractère démocratique de la science veut que la cohérence d'une théorie ou proposition soit vérifiable par tous (sous réserve qu'ils possèdent les éléments de langage de la science en question ainsi que les moyens techniques suffisants), en partant des axiomes de bases (les propositions admises, et qui sont nécessaires et suffisantes à la démonstration de toute proposition) et en les enchaînant par des relations logiques, pas à pas, sans avoir recours à des propositions plus complexes. Ces dernières, une fois élaborées validement par ce procédé pourront être utilisés sans avoir recours à leur démonstration (c'est le cas des théorèmes mathématiques par exemple).

Le problème de la démonstration, c'est qu'elle nécessite un jeu de propositions initiales et a priori qui doivent être admises comme vraies, afin que se constitue la possibilité même de démontrer quoi que ce soit. Imaginez un jeu où, à l'aide de figures de bases, vous deviez constituer des figures plus complexes par assemblage de ces éléments premiers. Proposer une théorie revient à former une nouvelle figure, la démontrer revient à révéler pas à pas l'algorithme de construction de cette figure en utilisant seulement les éléments de base. Si on réfléchit correctement aux implications de la démonstration, l'on se rend bien compte alors que c'est la vérité (le postulat des axiomes) qui fonde la vérité, on se retrouve alors dans la figure du cercle vicieux, celui du diallèle par exemple. La vérité des propositions scientifiques semble naître d'une résolution de celles-ci en propositions fondamentales vraies, et dont la vérité est une propriété a priori et non démontrable. En effet, puisque un axiome a besoin d'être posé et admis afin de pouvoir entreprendre n'importe quelle démonstration, impossible d'en démontrer la vérité sans lui puisque cette dernière découle de son postulat.

La seule manière de démontrer la validité de ces axiomes est de partir d'une axiomatique différente qui permettra alors de démontrer la vérité de ces propositions a priori indémontrables. Mais alors quelques problèmes émergent. D'une part, si l'on considère une science comme étant définie par ses axiomes, alors l'emploi d'une axiomatique étrangère à celle dont on veut démontrer la cohérence formera logiquement une autre science. Nous sommes ici en contradiction totale avec l'acception cohérentiste de la vérité puisqu'il faut alors sortir d'une science donnée pour en fonder la validité... Pire, on retombera dans une régression à l'infini dès lors qu'on se met en tête de démontrer la validité de l'axiomatique nouvellement créée pour démontrer l'ancienne, et ainsi de suite. La cohérence est ainsi brisée. La seule manière de la préserver serait de produire une science des sciences, légitime à les subsumer toutes sous une unique axiomatique, le problème étant alors que cette dernière en requerrait elle aussi une nouvelle pour s'assurer de sa propre validité...

On le voit, la vérité ne peut se soutenir que par elle-même dans un acte performatif qu'effectuent les axiomes en leur statut de vérité indémontrable. Elle ne semble pouvoir exister que par un acte arbitraire (en cela qu'il n'est pas démontrable par cohérence car il peut très bien, néanmoins, trouver des justifications intéressantes) et dogmatique qui porte un coup d'arrêt fatal au concept même de vérité en terme de démontrabilité (qui est historiquement le principal outil utilisé en sciences dures). Ce concept est contradictoire puisqu'il considère qu'un axiome est vrai (donc démontrable) si et seulement s'il n'est pas vrai (puisque indémontrable). Le paradoxe n'est qu'apparent puisqu'on sait qu'aucune propriété axiologique n'est définissable sans son contraire (le bien le mal, le chaud le froid, le grand le petit, etc.) or la vérité est précisément un concept axiologique et donc relatif. La vérité nous apparaît ici comme une valeur, valeur dont le réel ne semble pas s'embarrasser mais qu'il incombe à l'homme de faire correspondre à ce dernier dans ces diverses entreprises d'arraisonner une expérience parfois anxiogène.

La vérité, en tant que valeur (par conséquent au même titre que la justice ou d'autres concepts moraux), ne peut naître que d'une décision humaine et déchoit dès lors de son statut transcendant qui lui permettait jusqu'alors de s'ériger en critère absolu. La vérité semble plus fragile que prévu, plus relative en fait. En conséquence de cela, la recherche d'un fondement absolu et inébranlable trouvera peut-être plus de réussite dans le paradigme correspondantiste?


     2/ Apories de la correspondance


Menés, par la prudence, hors du cohérentisme comme d'un édifice en ruine, nous entrons plein d'espoir dans le royaume du correspondantisme. Mais si c'est, là encore, une assise absolue que nous cherchons, nous risquons bien d'être encore une fois déçus tant les apories se font ici nombreuses.

Pour limiter le pouvoir imaginatif débridé d'une science fondée sur la pure cohérence, nous avons vu qu'il pouvait sembler judicieux d'en passer par un autre filtre à savoir celui de l'expérience. La vérité n'est plus simplement constitué par la cohérence interne et externe des propositions, mais aussi par la correspondance avérée avec un empire des faits qui jouent le rôle de garde-fou. S'il est tout à fait cohérent d'affirmer que le chat est sur le tapis, par exemple, il est délicat d'en déduire que cela suffit à en constituer une preuve de vérité (une démonstration). C'est bel et bien la situation physique qui va permettre de dire si, en effet, le chat est véritablement sur le tapis. On parle bien de correspondance entre des propositions (en l'occurrence de fait mais toute proposition théorique censée porter sur l'expérience empirique du monde doit pouvoir produire des propositions de faits qui rendent la démonstration réalisable ou non) et des faits.

On se rendra rapidement compte de l'imprécision des langues naturelles dès lors qu'il s'agit de produire des énoncés rigoureusement analysables et donc vérifiables dans leurs moindres éléments constitutifs. Pour s'en assurer, reprenons simplement l'exemple précédent: le chat est sur le tapis. S'il nous faut démontrer la vérité (en terme de correspondance) de cette proposition il faudra d'abord répondre à toutes les questions que la phrase laisse en suspens: l'énoncé s'applique-t-il au présent de l'énonciation? Est-ce là une vérité générale? Sur quel contexte s'appliquait la proposition (s'agissait-il d'une expérience subjective, d'une expérience collective et prétendument objective, si oui d'après quels référents spatiotemporels; parlait-elle d'une représentation comme dans le cas d'une peinture par exemple, etc.?). Le sujet a été maintes fois développés, nous n'irons donc pas plus loin.

         2.1/ Relativisme quantitatif

Si l'on se place dans l'hypothèse réaliste, bien commode, d'un monde physique objectif, identique pour tous les êtres, nommé réel (employé ici avec ce sens seulement pour le développement de l'hypothèse réaliste), nous pouvons imaginer parvenir à réaliser une correspondance parfaite entre l'empire des propositions (la science) et l'empire des choses (la réalité). Pour ce faire, il nous faudrait être à même de concevoir ce réel (puisqu'un point de vue unique ne saurait nous en donner l'intuition, nous ne reprendrons pas les exemples de tours carrées vues de loin, etc.) en réalisant la synthèse de tous les points de vue disponibles sur les choses. À partir de cette conception du réel tel qu'il est, en soi, nous serions alors en mesure de produire les énoncés propositionnels permettant de modéliser l'essence du réel, hors de tout particularisme. Mais une telle opération, dès lors qu'on prend la peine de l'examiner, s'avère être absolument impossible et contradictoire.

D'abord, comment obtenir tous les points de vues sur une chose donnée? Il faut pour cela partir du postulat que nous vivons dans un espace-temps fini et qu'il existe donc un nombre fini de points de vue sur la chose. Ce postulat est déjà bien aventureux puisque rien dans l'expérience actuelle, ne semble indiquer un tel état de fait.

Ensuite, à compter qu'un tel nombre fini de points de vue existe bel et bien, il faut parvenir à gommer les particularités de chaque point de vue pour obtenir une synthèse représentant fidèlement le réel, or partant du fait que nous sommes plongés dans notre propre subjectivité en permanence, il s'avère difficile de ne pas produire autre chose que des points de vue de points de vue. Dès lors il nous faut, pour atteindre l'en soi des choses, réaliser la synthèse de ces points de vue de points de vue, et ce dans une régression à l'infini. On plonge encore une fois dans des contradictions vertigineuses du simple fait que nous cherchons, à partir de la nature relative de la connaissance et de l'expérience, à atteindre un absolu: un réel en soi, détaché de tout point de vue. Or cette opération est précisément impossible à réaliser en droit... On ne saurait atteindre l'absolu par un quelconque bout, par une quelconque relation sans le départir immédiatement de son caractère absolu (étymologiquement, absolu signifie: sans lien, détaché de).

Mais quand bien même nous aurions franchi l'obstacle du relativisme quantitatif et qualitatif (ce dernier sera développé au chapitre suivant), il nous resterait à régler celui des propriétés essentielles (dont on trouvera ici un article). En effet, qu'est-ce qui nous permet, lorsque nous modélisons le réel à partir de propositions censées en représenter les propriétés essentielles d'être certain de la légitimité de la correspondance ainsi visée? Prenons l'exemple de l'explication génétique (causale) des phénomènes, que la science se targue de réaliser (et qu'elle parvient de fait à réaliser assez bien), elle repose essentiellement sur des modèles du réel qui vont isoler le phénomène étudié, ou la chose observée, pour la représenter à l'aide de propositions*. Cette façon d'isoler des mondes dans le monde et qui amène le scientifique à créer des systèmes clos au sein du système global du réel (dont on ne sait s'il est clos et donc systématisable) part d'un postulat lourd à assumer si l'on veut bien y regarder de plus près.

Prenons un exemple contredisant la thèse de la structure atomique des éléments comme propriété essentielle de ceux-ci. Imaginons que l’on descende plus bas que les quarks (dans la connaissance des constituants élémentaires de la matière) et que l’on découvre, par exemple, les énergions. On s’aperçoit que chaque particule (dont le proton) est composée d’énergions et que le nombre d’énergions qui forment une particule altère fortement les propriétés de cette dernière dans différentes conditions (telles que des températures très basses, ou des vitesses élevées, etc.). Ainsi on s’aperçoit que les protons sont en fait de deux espèces : un composé de 28 énergions dans chaque proton ou bien un composé de 29 énergions, les deux configurations ayant des propriétés suffisamment différentes pour qu’elles distinguent chacune un élément particulier. Pire, on pourrait s'apercevoir qu'une des configurations change le comportement de la particule dans certaines situations, suffisamment pour qu'elle n'obéissent plus à la description connue du proton. Dans un tel cas de figure, on pourrait alors dresser un nouveau tableau périodique indexé non plus sur le nombre de protons dans un noyau atomique, mais sur le nombre d’énergions. Ce qui était donc connu pour être un élément bien particulier, par exemple l’or s’avère être en fait deux éléments bien distincts, le nombre de protons n’étant plus qu’une description obsolète. Rappelons que dans son histoire la science a connu de telles révolutions, en atteste la longue histoire de l'élaboration du tableau périodique.

Il appert de tels exemples qu'il semble très délicat de prétendre à modéliser le réel de manière exacte. La technologie évolue et apporte sans cesse de nouveaux éléments en élargissant notre point de vue, en profondeur et en surface (nous avons découvert les quarks après avoir décrit pourtant les atomes comme ce qui semblait être les particules élémentaires et fondamentales). Ce processus tend à dirimer certains savoirs et peut parfois produire de véritables révolutions paradigmatiques dans le champ scientifique. Toutefois, on ne peut enlever à la science ses succès les plus flagrants, et malgré ces limitations théoriques, la science appliquée se révèle d'une redoutable efficacité. Ces applications ne peuvent effacer la question de droit: comment évaluer la véracité des modèles scientifiques à l'aune de ces limitations de principe?

         2.2/ Relativisme qualitatif ou transcendantal

Cela dit, poser de telles questions est déjà aller un peu vite en besogne puisqu'il nous a fallu ignorer totalement la question de la relativité qualitative ou transcendantale: nous avons postulé l'existence d'un réel à partir de la synthèse de points de vue purement humains (donc constitués par des formes transcendantales spécifiques) or il existe une indéfinité de points de vue dont la nature diffère de la nôtre. Le monde vu par une chauve-souris ne sera pas le même que le nôtre, idem du chat, du chien, ou pire encore, de la mouche dont l'expérience du temps est sensiblement différente de la nôtre (pour cette raison celle-ci semble toujours avoir un temps d'avance sur nous, car elle perçoit plus d'actions que nous au sein d'une durée définie). C'est un des modes sceptiques les plus puissant, celui qui a d'ailleurs nécessité la revolution kantienne des formes transcendantales afin de dissiper un peu le brouillard dans lequel il plonge le concept de vérité-correspondance. Une fois ce changement de paradigme achevé, l'objectif n'est plus le réel ou la chose en soi, mais simplement la catégorisation des phénomènes, ordonnés sous les formes sensibles et intelligibles qui en constituent la possibilité même. Demeure alors la question de savoir ce que sont les choses en elles-même, c'est à dire hors de la relation. Le monde des phénomènes est le point de contact entre le sujet et le réel, produisant ainsi l'interface qu'est le monde à travers la constitution d'objets, déterminés par les spécificités transcendantales des deux pôles (sujet-chose). L'ontologie glisse alors vers la phénoménologie et devient relative.

Comment savoir si un point de vue est plus légitime qu'un autre? Et s'ils le sont tous autant, comment vivre ce qu'est le monde perçu à travers d'autres formes transcendantales que les nôtres dès lors que nous sommes déterminés par nos propres formes? Nous ne pouvons qu'imaginer, modéliser, reproduire à travers le spectre de notre expérience ce que serait l'expérience d'autres êtres aux formes différentes. C'est précisément cette traduction qu'entreprend la science, notamment à travers la technique (par exemple lorsqu'elle utilise des outils captant un spectre chromatique hors de la sensibilité humaine pour les représenter dans notre spectre. Ainsi nous représentons l'infra-rouge en un rouge sombre, or, par définition, cette couleur est en dessous du rouge sombre et ne lui correspond pas puisque nous ne pouvons la voir...). Elle est par conséquent imparfaite et inexacte en droit ce qui confère un statut incertain au fondement même de l'entreprise scientifique dont l'objet serait la synthèse des diverses relations au réel afin d'en déterminer l'essence absolue. Les bases même de la science physique sont friables et reposent sur les approximations subjectivistes (ou objectivistes au sens kantien) d'une espèce qui, par définition, ne peut être autre chose qu'elle-même afin d'avoir l'intuition d'un monde différent, d'un rapport véritablement forain au réel. S'imaginer posséder d'autres sens ou d'autres catégories de l'entendement n'est jamais qu'imaginer: c'est à dire transformer en images (en objets qui sont précisément déterminés et définis par des formes transcendantales spécifiques) l'altérité supposé. En outre, on peut légitimement s'interroger sur la capacité à imaginer une véritable altérité puisque l'imagination même naît de nos définitions, comment pourrions-nous imaginer une véritable altérité autrement que par la négation? C'est précisément ce qu'a compris Kant en définissant négativement le concept de chose en soi.

Toutefois, s'il est impossible, par définition même, de connaître la chose en soi, le réel, notre relation à celui-ci loin d'être fausse, nous en donne une détermination. Ainsi ce monde des phénomènes dans lequel nous évoluons, et cette science que nous bâtissons en écho à celui-ci, nous dit bel et bien quelque chose du réel, probablement infime au regard des déterminations possibles de la chose en soi, mais quelque chose tout de même. Notons toutefois ici que si nous examinons logiquement ce que pourrait être positivement la nature d'une chose en soi, c'est à dire ce qui peut s'accorder à tous les points de vue (et leurs divergences transcendantales), on arrive nécessairement à une indétermination essentielle, à un néant, dès lors que l'on part du postulat que les points de vue existent en nombre infini.

L'aventure scientifique ne fait ainsi qu'étendre l'expérience de l'homme constituée initialement de points de vue, donc d'objets, assez sommaires puisque immédiats (on s'est d'abord attaché à nos sensations pour juger et induire, puis nous avons synthétisé des groupes de sensations d'un même objet afin d'en affiner la conception). La science, par la synthèse qu'elle opère sur les points de vue, capitalise du médiat afin de produire des point de vue toujours plus complexes en cela qu'ils sont spatialement et temporellement non simples (ils sont le produit d'une synthèse patiente de données issus de référents spatiaux et temporels différents). Prenons l'exemple du microscope à effet tunnel: il nous fournit un point de vue dont nous ne pouvons avoir aucune intuition immédiate, pourtant, il nous fournit immédiatement (dans notre expérience) un point de vue qui contracte en lui des siècles d'expérimentation et des positionnements subjectifs multiples (les différentes impressions de la pointe conductrice à divers points de l'espace). Autre exemple, celui de l'expérience visuelle fournie par Google Earth, qui synthètise, là aussi, une somme d'intuitions spatio-temporelles différentes pour reproduire l'impression d'une expérience immédiate de la Terre que nous ne saurions précisément avoir immédiatement par nous-même.

Malgré ces limitations radicales aux prétentions du savoir à lever le voile de la relativité afin de découvrir le visage absolu des choses, la science poursuit son chemin, consciente ou non de la véritable nature de son entreprise. Par son opiniâtreté, elle étend le champ d'expérience de tous les hommes, et, peut-être, par rétroaction, contribue à métamorphoser peu à peu les formes transcendantales qui en fondent les déterminations. Après tout, il serait peu raisonnable de ne pas accorder aux formes a priori la capacité d'évoluer et de produire elles-aussi une histoire. Le statut d'aprioricité devant alors être nuancé, devenir lui aussi, comme tout le reste, relatif, bien que commode à utiliser dans une acception absolu, comme le sont tous les concepts horizons tels que la vérité, la justice, l'universalité, etc.

La logique qu'utilisent nos sciences a pour ultime fonction de nous parler de l'être, du réel, c'est à dire de réaliser une ontologie. Pour cela, le paradigme de la vérité-correspondance semble jouer le rôle de garde-fou face à la puissance débridée de la vérité-cohérence (raison pure), et permet à l'homme de toujours raccrocher les propositions scientifiques à une possible expérience. S'il est, comme l'a montré Kant, relativement aisé de comprendre comment les découvertes de la logique (des vérités propositionnelles) s'appliquent presque nécessairement (dès lors qu'elles sont suffisamment cohérentes) à l'expérience du monde - autrement dit comment les productions d'un pur sujet parviennent à corroborer les lois gouvernant les objets - il est bien plus ardu de comprendre le processus inverse: à savoir par quel procédé parvenons-nous à constituer, à partir de l'expérience limitée (par nos formes transcendantales et nos déterminations physiques) des modèles légitimes d'un réel qui nous excède de toutes parts.

         2.3/ De l'ontique au logique (que modélise la science?)

Nous l'avons vu, Kant nous a fourni de précieux renseignements sur la manière de passer de l'a priori à l'a posteriori (du logique à l'ontique ou plus justement à l'empirique). Toutefois, passer de l'ontique au logique, comme nous le faisons lorsque nous modélisons en systèmes clos des chaînes phénoménales afin d'en tirer les principes et structures a priori, semble bien plus délicat et source d'erreur. C'est probablement ce qui explique l'extrême différence en terme d'exactitude des deux sciences paradigmatiques de ces deux mouvements respectifs: les mathématiques et la physique. La première est véritablement apodictique car elle est purement a priori, autrement dit elle part du logique (comme fondement de règles générales de relations possibles entre objets génériques) pour déterminer par avance ce que devra être l'expérience. Il semble n'y avoir pas d'erreur en cette science (dans une large mesure) dès lors que le principe de cohérence est observé. Si l'application permet d'en mettre en lumière, c'est souvent par une analyse erronée ou insuffisante du système empirique observé. La physique quant à elle part de l'expérience (a posteriori) pour induire des principes (la logique, les propositions) et pour cela repose sur la modélisation qui procède à une délicate traduction des faits en propositions (comme vu au chapitre précédent). Les deux sciences sont à des stades de vérité incomparables puisque la physique semble totalement perdue dans l'imprécision de ses lois, pour lesquelles de nouvelles variables ad-hoc sont sans cesse nécessaires afin de les faire cadrer avec l'expérience (on pense notamment aux gouffres épistémologiques que constituent matière et énergie noire, à l'incompatibilité de la théorie de la gravitation avec la physique quantique pour ne citer que les plus remarquables).

        A/ L'analyse: le synchronique contre le dynamique

On peut en grande partie expliquer ce déficit de la science physique par les caractéristiques même de l'analyse à laquelle procède la modélisation.  Cette dernière fonctionne précisément comme les mathématiques, c'est à dire qu'elle définit des objets et des relations entre ceux-ci, puis édicte les règles de calcul permettant d'en dériver des objets nouveaux, plus complexes, ou des états de référents temporels autres de ces mêmes objets. Un tel procédé ne peut fonctionner sur un mode purement empirique en cela qu'il serait absolument a posteriori. Platon l'avait bien compris, le monde étant impermanent, nulle science n'en est inductible, il est nécessaire pour asseoir la légitimité de cette dernière d'en placer les principes a priori, et d'en faire découler les phénomènes. Pour cela, tout calcul, toute logique et toute analyse forment des mondes figés, synchroniques. Le calcul a besoin de figer le monde dynamique dans une représentation qui, par conséquent, perd son aspect temporel et impermanent. Ce dernier peut, et doit bien entendu, être réintroduit par la suite, mais ce n'est qu'au prix d'un artifice: il faut représenter le temps (l'agent dynamique d'impermanence) par l'espace (une synthèse d'états synchroniques). Pourquoi la raison calculante a-t-elle besoin d'user d'un tel procédé? Parce que sans celui-ci, il serait impossible de constituer ce qui apparaît comme le fondement même de l'entendement: la catégorie. En mathématiques il s'agit plus particulièrement de l'unité, constitutive de toute valeur. Ce faisant, il est certain que l'on gagne en clarté (l'analyse, étymologiquement dénoue ce qui était lié, explique l'impliqué) mais perd en précision. En témoignent, par exemple, les apories de Zénon d'Elée sur le mouvement, qui naissent précisément des conséquences du processus analytique. Néanmoins, entendement et raison ont besoin de ces catégories, à même d'opérer des abstractions sur le flux diapré et uni en tous points (c'est à dire totalement impliqué) qu'est l'expérience, et ainsi être opérants. C'est le fondement même du logique et donc du langage qui requiert un tel procédé d'anamorphose.

Pourtant, les reflets de l'empirie que sont les propositions et les objets de la logique en général ne semblent, a priori, pas légitimes du tout à représenter quoi que ce soit de la fluidité empirique. Lorsque nous comptons nos doigts par exemple, nous sommes en train de poser la catégorie abstraite de doigt afin d'y subsumer les occurrences, formant des unités, de chacun de nos doigts. En est-il cependant un seul qui soit identique à l'autre? Sur quelle base pouvons-nous gommer des différences, en droit infinies ou du moins indéfinies, entre deux objets perçus? Autrement dit comment justifier l'arraisonnement catégorial du divers de la sensation pour servir de modèle à ce dernier autrement que par une simple nécessité humaine, à savoir les formes sensibles et intelligibles qui président à toute expérience possible et dont nous ne pouvons sortir?

La modélisation scientifique, ne peut prétendre représenter en son essence le réel. À supposer que le réel est la chose qui peut prendre diverses déterminations, parfois contradictoires entre elles (comme dans le cas de la dualité onde-corpuscule), et que nous ne pouvons savoir pour l'instant, ni en droit ni de fait, si ces déterminations forment un nombre défini, il semble totalement contradictoire de qualifier une quelconque de ces déterminations, que peut prendre le réel à travers les phénomènes, de plus vraie qu'une autre. Nous sommes contraints, par cette nature protéiforme du réel qui s'illustre dans la phénoménalité, d'adopter une position relativiste sous peine de sortir de la position rationaliste censée être empruntée par la science.

Ce que la modélisation fait, c'est de produire des systèmes clos, que l'on pourrait appeler schèmes, à partir des formes transcendantales humaines - cela peut paraître absurde de le préciser puisqu'il n'est pas possible de faire autrement, par définition même de l'être humain, mais cela évitera peut-être à certaines personnes de croire que l'on voit les infrarouges ou même que l'on voit des atomes, ou encore que l'on peut percevoir le monde comme une mouche ou une chauve-souris, simplement parce qu'on est capable d'en produire des modèles intuitifs. Au sein de ces systèmes, la vérité ne peut qu'être cohérentiste puisqu'elle est un appauvrissement: du réel dans un premier temps, et des phénomènes eux-mêmes ensuite. Il est toujours possible de produire des modèles valides (donc cohérents) et pourtant respectivement contradictoires d'un même phénomène. Penser, par exemple que les masses s'attirent par une force est un modèle qui peut très bien (et qui l'a fait par le passé) s'accorder avec l'expérience. Il existe pourtant aujourd'hui un autre modèle concurrent et incompatible théoriquement (en cela qu'il ne peut intégrer dans son corpus de propositions vraies la force attractive des masses) qui est celui de la relativité.

Pourquoi une telle chose est possible? D'une part, parce que ces modèles sont toujours un dévoiement de la nature dynamique de l'expérience et ne parviennent à reproduire le temps que par succession d'états synchroniques du système (on peut se référer aux considérations très fines de Bergson sur le sujet), ce qui est problématique: pouvons-nous dire que le film d'un match de foot est bel et bien une réplique parfaitement correspondante (en cela qu'elle parvient à reproduire tous les objets signifiants du phénomène et à rendre compte de leurs interactions) au phénomène du match lui-même. On pourra trouver des référentiels où la correspondance semblera exact: si l'on analyse par exemple les mouvements macroscopiques du ballon lors de la partie, ou bien si l'on s'attache à étudier les vitesses de déplacements des joueurs etc. Mais tous ces référents ne forment que des abstractions singulières du phénomène qui a eu lieu. Le film ne pourra permettre, par exemple, de reproduire l'ambiance physique de l'évènement, il sera impossible d'analyser les mouvements moléculaires ou même particulaires, impossible d'étudier la thermodynamique de la partie, impossible d'étudier finement la psychologie des joueurs, etc. Pire, une mouche qui serait face à ce film n'assisterait pas même à la continuité du mouvement puisque les images s'enchaîneraient pour elles de manière trop lente. Il semble exister, en droit, une indéfinité de référents fixes d'un phénomène particulier. Chaque modèle scientifique opère sur ce fonctionnement en produisant des référentiels et des abstractions (qui sont des simplifications, des troncatures mêmes) à partir d'une richesse empirique potentiellement inépuisable.

Outre ces limitations a priori, on peut encore une fois faire référence à la limitation quantitative. En effet, la technique permet d'enrichir (par synthèse spatio-temporelle) les données intuitives, ce faisant elle ne cesse, par son évolution, de pousser à la complexification des systèmes clos que sont nos abstractions. Ainsi, les modèles que crée la physique des particules sont susceptibles de radicalement changer selon les progrès de la technique (on peut reprendre ici en exemple l'hypothèse susmentionnée des énergions) qui produit des données nouvelles, c'est à dire nous fournit, à partir d'un même phénomène, de plus en plus d'objets à intégrer. Prenez la biologie de l'antiquité, essentiellement macroscopique, et comparez la avec la somme vertigineuse de données issues de l'analyse moléculaire pour en être convaincus.

        B/ La distinction faits-propositions

Ce que ces mises en garde contribuent à fragiliser, ou du moins à relativiser, c'est la distinction bien nette entre propositions d'un côté, et faits de l'autre. Ce n'est pas qu'il faille nier l'existence de faits: l'expérience subjective est un fait, lorsque je vois rouge, c'est un fait que je vois rouge, lorsque j'entends un son, c'est un fait que j'entends ce son, fut-il un acouphène d'ailleurs. Cependant, c'est bien tout ce que la science nomme "fait" qui doit être entaché de suspicion puisqu'il s'agit bien rarement (si ce n'est jamais puisque la science porte sur les objets et non pas les sensations subjectives, fut-ce le cas, elle doit alors faire de ces derniers des objets) de ce que nous venons de décrire: sensations brutes, pas même intégrées à la structure déjà organisée des perceptions. C'est bien pourtant la seule sensation qui semble pouvoir prétendre au statut de fait: elle est indubitable, a bien eu lieu de manière irréfutable, on ne peut l'imaginer sous d'autres déterminations sans en faire un objet qui n'est déjà plus la sensation. Cette dernière est presque sans relation à quoi que ce soit d'autre qu'à elle-même, elle se vit presque immédiatement, absolument, et si l'on veut l'expliquer, la faire rentrer dans une structure causale ou un système d'objets, on ne peut le faire qu'a posteriori, par le traitement d'informations, d'intuitions, qui ne sont plus des constituants de la sensation (par le souvenir ou l'enregistrement par exemple, deux objets qui fournissent bien une intuition mais qui n'est plus la sensation qui en est la cause).

En revanche, le fait scientifique, quant à lui, ne se confond pas avec la sensation, ni même avec la perception, puisque se voulant objectif, il doit synthétiser diverses perceptions (par exemple le témoignage oculaire de plusieurs scientifiques pour prendre un cas simpliste) qui finiront par constituer un fait. La perception ne peut constituer un fait puisque, bien que structurée et donc très loin de l'immédiateté qu'on peut attendre du fait, elle ne peut entamer sa vie scientifique qu'une fois acquis le statut de donnée. Pour ce faire, elle doit être enregistrée sur un support, devenir reproductible et finalement représentée par un signe: bien souvent les fameuses propositions de faits.

Prenons un exemple très simple de soi-disant fait, toujours le même: le chat est sur le tapis. S'agit-il là vraiment d'un fait, au sens de: quelque chose de suffisamment simple et fondamentale (presque immédiat) pour qu'on puisse s'en servir de référent objectif indubitable avec lequel il sera possible de confronter les propositions pour en éprouver la correspondance? Spontanément, on pourrait être amené à accorder une telle chose: si nous assistons à la scène d'un chat sur un tapis, nous sommes enclins à en faire un fait. Pourtant, lorsqu'on analyse la proposition de fait, nous rencontrons deux objets catégoriaux (donc qui n'ont rien d'immédiat), à savoir le chat et le tapis. Les faits ignorent le concept de chat, il s'agit bien là d'une catégorie abstraite définie à partir de propriétés que l'on a induit à partir d'expériences singulières auxquelles nous jugions pouvoir attribuer un lien de parenté (en l'occurrence un faisceau de sensations constituant l'objet singulier d'un chat). Nous pourrions nous tromper (s'il s'agissait d'un robot par exemple?), c'est bien le propre de la connaissance inductive d'être soumise à l'expérience dirimante. Qu'est-ce qui nous permet de décréter que nos diverses expériences physique de chats peuvent être subsumées sous un seul concept qui en réalise une unité abstraite à l'aide de caractères? D'une part il nous faut conférer à l'objet de nos sens une unité et continuité dans le temps, autrement dit, lorsque nous faisons l'expérience d'un chat C à un moment T, nous devons déjà admettre un certain nombre de postulats, discutables en droit, pour affirmer qu'à l'instant T+n nous sommes toujours face au même objet C. Mais pire, définir les contours de cet objet C est en soi problématique. Le chat est-il limité à sa forme macroscopique? Est-il défini par tous les éléments qui semblent être dans un lien de rétroaction causale? Mais dans ce cas là, le moindre éléments physique qui ne serait pas relié par les nerfs au système nerveux central pourrait être jugé hors définition et donc ne pas appartenir à l'objet. Les ongles d'un humain, ses cheveux, etc. Faut-il prendre en compte dans l'unité de l'objet ses émanations thermiques, son champ électromagnétique? Bref plus on creuse la question, plus on s'aperçoit que l'unité que l'on confère à un objet est approximative, qu'elle repose sur un jugement aux critères obscurs et implicites qu'on pourrait d'ailleurs récuser dans certains cas. On pourrait ensuite s'attaquer au cas du tapis puis enfin à la liaison opérée par le copule (est), etc.

Le chat est sur le tapis semble alors tellement loin de la simplicité et de l'immédiateté que l'on peut attendre d'un fait qu'on est bien forcé d'admettre qu'il s'agit bien là d'une construction plutôt que d'une expérience qui s'imposerait à nous. Le cas s'explique notamment par le fait que le chat est sur le tapis est une proposition de fait et à ce compte est déjà infiniment éloignée (qualitativement dirions-nous) d'une quelconque expérience primitive, forcément a-linguistique. Il semble bien que l'expression proposition de faits soit contradictoire puisqu'une telle chose semble non pas traiter de faits, mais bel et bien d'objets conceptuels. Toute proposition porte sur des concepts et non sur des faits (dont le statut est la définition semblent poser un problème épineux). Le fait même est constitué par les propositions, il est informé par l'état d'une science, pour cette raison l'homme qui observe un phasme sur une branche sans avoir les connaissances nécessaires pour le distinguer comme objet autonome, comme être distinct de la branche, ne décrira pas le même fait que celui qui possède cette connaissance et est parvenu à identifier dans l'objet un phasme. Pour cela, les faits évoluent en permanence, accompagnant le cheminement du progrès technique et ne peuvent donc en aucun cas servir de support a priori, dont l'immédiateté s'imposerait à l'observateur et pourrait servir de critère extérieur au savoir, et contre lequel ce dernier pourrait s'éprouver dans sa légitimité à décrire un réel en soi. Bien au contraire il semble bien que les faits soient tout autant le produit des propositions que ces dernières se veulent le reflet de ceux-ci... Le fait est une somme de jugement impliqués, objet hybride entre la proposition pure (les concepts), la sensation et surtout la perception. Dès lors, comme tout jugement, il ne peut être à l'abri de l'esprit critique, de l'analyse et d'une perpétuelle transformation.

         2.4/ Que connaît la science?

Après cette brève et synthétique réflexion sur le concept de vérité, il appert que ce dernier tente de réaliser l'impossible (du moins la problématique) unité du logique et de l'ontique. Ces deux catégories étant séparées par leur définition même, la connaissance (du moins dans ses velléités correspondantistes) se veut néanmoins le véhicule de l'un à l'autre, elle se veut une traduction exacte d'un réel dont la langue lui demeure pourtant cachée. Pour filer la métaphore linguistique de la traduction, bien qu'on ne puisse être parfaitement exact en linguistique, il est loisible de parvenir à transplanter une part de l'essence d'un monde linguistique au sein d'une autre langue dès lors que ces dernières partagent une structure suffisamment commune. Mais dans notre cas, on ne peut même pas dire que la science travaille sur des énoncés dans la langue du réel (bien que la fiction des faits tendent à nous le faire accroire), puisqu'elle ne travaille jamais que sur ses propres énoncés: perceptions constituées dans leur unité par les formes de la sensibilité et de l'entendement, mêlées à des représentations très médiates d'un monde, à l'aide la technique et du savoir accumulé notamment, qui modifient peu à peu la base même des perceptions humaines. Tout ce que la science fait est de trouver les images ou modèles, au sein de sa propre sémantique, qui semblent s'appliquer dans l'expérience qu'elle fait d'un réel qui apparaît si protéiforme qu'il pourrait presque être qualifié d'informe. Elle ne sort jamais d'elle-même, bien qu'elle soit, grâce à l'expérience, sans cesse mise au défi par cette friction avec un réel qui fait jaillir des mondes toujours surprenant, toujours remettant en cause les savoirs que l'on croyait acquis. C'est bien les propres lois de son expérience que l'homme explore à travers la connaissance, mais ce faisant il arpente et repousse les limites d'un territoire indéfini, en modifie la géographie pendant qu'il en réalise la cartographie, et étend ainsi sa richesse en poursuivant un horizon fuyant d'objets qui transcenderaient leur condition déterminée pour unifier la série totale des déterminations possibles, tendant alors vers le vide qu'enclos et unifie la catégorie négative de chose en soi.



*qui elles-mêmes sont les signes de concepts qui définissent des propriétés qui organisent l'expérience en dégageant l'universel ou le général à partir du singulier ou du particulier.

mercredi 18 janvier 2017

La connaissance, le relativisme et le sceptique

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Une des anecdotes qui constitue le socle sur lequel s'est bâtie ma personnalité est sans aucun doute celle de la professeure de physique lorsque j'étais au collège. Je l'ai déjà relatée ici, en d'autres textes, mais je le refais volontiers puisqu'elle sert de fil rouge, de point de départ prolixe à la rumination d'une vie, à tout un destin qui s'écrit encore aujourd'hui à travers le sillon que je trace.

Nous étions donc en cours de physique, cours qui portait sur les circuits électriques, et l'enseignante ne cessait d'employer les expressions de charge positive et charge négative. Etant plutôt lent par nature, je trouvais étrange de manipuler ces notions sans vraiment savoir sur quoi elles portaient. Je demandais donc qu'est-ce qui était négatif et positif exactement. On me répondit qu'il s'agissait de la charge électrique, or je voulus aussitôt savoir ce qu'était exactement l’électricité, quelle était sa nature? Ce à quoi la professeure me répondit qu'il s'agissait d'une forme d'énergie. Toujours mu par la même logique, je demandais alors ce qu'était l'énergie. Là, l'enseignante excédée me répondit sans ménagement que ce n'était pas la question, et que je n'avais qu'à suivre le cours.

Suivre le cours de sa pensée... Sa pensée qui n'épousait pas la forme de la mienne, sa pensée qui probablement ne s'était jamais demandé ce qu'était l'énergie. Mais je préjuge, et je ne peux rien déduire de la pensée de cette dame à partir de cet incident, je ne peux que constater que mon opiniâtreté, ce désir qui m'animait d'aller "au fond des choses", n'était récompensé que par de l'agacement: l'école me voulait soumis et non curieux, ou plutôt soumettre ma curiosité à sa forme. Je n'aimais déjà pas l'école, mais j'ai décidé à partir de cet instant que je n'avais rien à y apprendre, que tout cela constituait bavardages futiles à partir de notions incomprises, voire ininterrogées. J'ai passé le reste de mes études à apprendre par coeur ce qu'il fallait apprendre, à le régurgiter docilement et avec brio, puis à l'oublier aussitôt. L'école n'a laissé que peu de traces en moi depuis ce jour.

Mais que voulais-je savoir au juste en posant cette ultime question à l'enseignante? Elle aurait pu me répondre que l'énergie se divisait en plusieurs manifestations: cinétique, électrique, thermique, etc. Mais cela ne m'aurait pas satisfait pour autant, ce que je voulais savoir, moi, c'était la nature de l'énergie, le quid. Pour répondre à cette question, il aurait été nécessaire de pouvoir, notamment, déterminer la ou les causes de l'énergie et d'en énumérer les composants. Mais on voit bien alors comment la question peut mener à une régression à l'infini, que connaissent bien les enfants qui interrogent les parents qui finissent bien souvent par réagir comme l'enseignante de ma petite histoire - bien qu'un aveu d'ignorance aurait été plus séant et certainement moins destructeur. Qu'attendais-je donc au juste comme type de réponse, si connaître une chose c'est en saisir sa nature: qu'est-ce que nous appelons la nature d'une chose?


Natures de la connaissance


L'approche scientifique la moins dogmatique consisterait à adopter un positionnement empiriste: connaître une chose c'est en saisir les diverses manifestations. Ainsi l'énergie est électricité, chaleur, mouvement, etc. On ne peut rien dire de plus.

Mais cela ne serait pas suffisant à fonder une science véritable, et il faut rajouter à cela une compréhension causale après avoir énuméré et décrits les effets. En ce qui concerne l'énergie, le problème devient épineux puisque nous ne connaissons pas de cause à l'énergie: l'énergie est, se conserve, ne se crée ni ne se perd. À vrai dire, tout ce que nous connaissons, ou plus précisément expérimentons, est énergie. Pourquoi l'énergie existe, c'est une question métaphysique, aujourd'hui, à laquelle nulle ne peut répondre (pour le moment). Même dans un cas où les causes peuvent être déterminées, il s'agit toujours d'un modèle abstrait d'explication causale car les causes d'un phénomènes ont elles-mêmes des causes et ainsi de suite jusqu'à une régression à l'infini. Pourquoi donc s'arrêter à un niveau plutôt qu'à un autre si ce n'est par un choix arbitraire (on retrouve un peu la logique de l'argument sorite).

Pire, ce que nous croyons isoler comme causes d'un phénomène n'est que le fruit de la clôture d'un système (produit pour les causes de l'expérimentation) qui pourtant demeure ouvert. Lorsque le scientifique isole une partie de l'univers pour réaliser des expériences, il le fait pour des raisons pratiques: parce qu'au sein de ce système clos, il croit pouvoir dénombrer les éléments pertinents, formant par là une abstraction qui n'est déjà plus en phase avec le réel examiné ("la carte n'est pas le territoire"). Ce faisant, il limite la validité de son explication causale, puisqu'il ne fait que des inférences et des suppositions, il taille dans les phénomènes et travaille à partir d'une carte qu'il surimpose sur le monde qu'il souhaite arraisonner.

Mais là encore ce ne serait pas suffisant pour une connaissance du quid et il faut donc être capable de donner les éléments constitutifs de la chose: de quoi est faite l'énergie? Cette question peut trouver une réponse lorsqu'elle porte sur d'autres objets, par exemple la matière. Mais même dans ce cas, la réponse n'est qu'une abstraction qui donne un état de l'art (aujourd'hui les quarks), c'est à dire qu'elle ne fournit qu'une représentation de ce que nos moyens techniques nous permettent à un moment donné de modéliser avec vraisemblance pour une intégration cohérente aux théories scientifiques admises. Pire, la question n'a potentiellement pas de réponse ultime s'il s'avère que toute chose est décomposable à l'infini en éléments qui la compose (les atomes, malgré leur nom, ne sont pas les éléments premiers et indécomposables de la matière)...

Ne m'intéressant ici qu'à l'épistémologie, et donc à la connaissance théorique, je passerai les autres types de connaissance, tels que le savoir-faire, la connaissance factuelle ou mémorielle, etc.


Les apories de la connaissance



Dans le premier cas où l'on s'attache à un point de vue positiviste qui consisterait à décrire les différentes manifestations d'un concept, on se heurte rapidement au problème du point de vue. En effet, décrire un objet sous-entend d'avoir une perception de cet objet, c'est à dire une relation sujet-objet. La relation qu'entretient un sujet à un objet se nomme subjectivité, elle est un point de vue nécessairement limité sur l'objet en question. Rapidement l'homme s'est méfié des limitations de ses sens, et a perçu le problème du point de vue. Il s'est alors lancé dans l'aventure scientifique qui a pour velléité de transcender un point de vue donné pour en synthétiser de toujours plus nombreux, en tendant vers l'horizon intangible du point de vue de tous les points de vue.

D'une part, cet horizon est un idéal inatteignable par nature, si l'on considère que l'univers est infini (or rien ne nous le prouve mais nous n'avons pour l'instant aucune expérience de limites intrinsèques ni de l'infiniment grand, ni de l'infiniment petit. Dans ce domaine, seuls nos moyens techniques nous limitent pour le moment); mais d'autre part, quand bien même on pourrait synthétiser tous les points de vue en une seule perception, en une subjectivité désubjectivée, il s'avèrerait impossible de le faire de manière simultanée. Ce nouveau point de vue, ne serait qu'une reconstitution a posteriori de divers points de vue, reconstitution observée toujours par un individu-sujet, soumis à la limite de son point de vue. Autrement dit, nous aboutirions à un point de vue de points de vues, et le mythe de l'objectif se perdrait alors dans la nécessité de réunir l'ensemble des points de vues de points de vues, et ceci dans une régression à l'infini.

La réalité humaine est profondément relativiste de par ce fondement transcendantal qu'est le rapport sujet-objet. Ainsi, l'absolu d'une connaissance objective pure ne peut être atteint dans une ontologie relativiste, mais il est, à l'image des Idéaux de la raison pure chez Kant, un principe, un horizon vers lequel semble tendre naturellement l'esprit humain. Il s'avère, qui plus est, très productif.


La limite des formes transcendantales


Un autre problème qui vient s'ajouter au relativisme quantitatif que nous venons de décrire est celui du relativisme qualitatif ou transcendantal. En effet, le sujet percevant est affecté par les objets de sa perception par l'intermédiaire des sens. On sait que toutes les formes de vies n'ont pas les mêmes sens, et par là même n'ont pas un accès identique aux objets. La contribution kantienne sur le sujet est à mon sens essentielle encore aujourd'hui, et je m'en servirai donc comme base de réflexion. Ainsi, non seulement notre perception du monde est sensiblement médiatisée par nos sens, sens qui n'épuisent pas l'étendue des interfaces sensibles possibles dans le règne du vivant, mais aussi par nos formes de l'entendement. Kant nous montre assez bien d'ailleurs en quoi la causalité, qui est un principe de notre appréhension du monde, n'est qu'une forme, parmi d'autres possibles, de constitution d'une nature (d'un monde). Nous sommes incapables de concevoir autrement qu'abstraitement, par les mots, ce que serait une existence non causale. Il s'agit là d'une limite puisque la causalité semble être une condition même de possibilité pour l'homme de la connaissance comme de l'expérience consciente. Or qui nous dit qu'il n'existe pas dans la nature des êtres dotés de formes de l'entendement différentes, ou simplement privés de la forme causale. Si nous percevions le même objet alors, quelle perception serait la plus vraie? Nous sommes contraints face à ce genre d'interrogations, de suspendre notre assentiment quant à la nature de la chose en soi, du réel, et d'accepter les formes limitées à partir desquelles nous constituons notre monde. S'il est déjà malaisé d'imaginer le monde perçu par une chauve-souris, qu'en est-il de formes de vie encore plus éloignées, comme le peuvent être les végétaux, ou même d'éventuels extra-terrestres?

Nous avons donc appris grâce à Kant, que l'être qui perçoit un monde, ne fait pas que capturer dans ses filets des choses telles qu'elles sont, mais qu'il constitue à travers ses formes transcendantales un monde qui est la rencontre entre un sujet et le réel; les formes sensibles et intelligibles du sujet filtrant le divers du réel pour produire des images ou objets qui s'assemblent en un monde normé et médiatisé par les caractéristiques (formes transcendantales) du sujet.

J'ajoute aussi que c'est étonnamment une chose que semble confirmer la physique quantique notamment à travers la dualité onde-corpuscule qui montre que la lumière, par exemple, n'est ni une onde ni un corpuscule, mais que le réel semble se conformer aux situations qu'on lui impose pour produire des phénomènes dont nous prédéterminons les conditions de possibilité par notre constitution transcendantale.


Les mots et les choses


Un autre problème majeur que l'on peut mettre en évidence, c'est l'objet réel sur lequel porte la connaissance. La connaissance porte sur des objets, or les objets ne sont pas la chose: l'objet est littéralement "jeté là" par le sujet qui le constitue à partir de ses formes transcendantales. Mais ce problème a été discuté au paragraphe précédent, ce qu'il est important de noter ici, c'est que les objets réels de la connaissance, ne sont pas les phénomènes, et les choses objectives (au sens kantien), mais précisément les représentations sémiotiques de ces phénomènes. Il n'existe aucune connaissance sans sémantique et sans sémiotique. Connaître suppose de pouvoir élaborer des concepts à l'aide de signes, représentant des objets, et d'une grammaire ou sémantique permettant de lier les choses entres elles. Un objet est identifié arbitrairement à un signe, puis il est composé d'autres objets à partir de règles, c'est à dire d'une logique qui agit comme le font les lois fondamentales de la physiques unifiant l'expérience des objets dans un monde. Mais dans la connaissance, même en physique, nous ne manipulons jamais que des concepts, c'est à dire des représentations linguistiques d'objets (qui sont déjà eux-mêmes des représentations sensibles du réel), or ces concepts n'ont aucun lien logique avec les objets, ils sont des abstractions qui renvoient à des abstractions et ce dans une régression à l'infini. C'est par exemple le cas lorsqu'on tente de définir la matière: on ne fait qu'énoncer des concepts comme les atomes qui la composent, concepts qui sont des abstractions souvent vouées à être amendées par la suite, au fil des découvertes dirimantes d'une science en perpétuelle transformation. Il faut bien rappeler ici deux points: nul atome n'a jamais été observé, toute image de ce dernier n'étant qu'une représentation, une reconstitution sous la forme d'image, des effets d'un phénomène qui probablement ne correspond à aucune image que l'on peut en faire (c'est d'ailleurs ce qu'il se passe avec la dualité onde-corpuscule). Je conseille vivement au lecteur de s'intéresser pour cela au fonctionnement du microscope à effet tunnel.

Ainsi, lorsque vous manipulez un concept, si vous voulez en avoir la définition, vous êtes redirigé vers d'autres concepts, idem pour la définition de ces derniers, et ce à l'infini. Pour sortir de la régression, il vous faut sauter du nom à la chose, selon une désignation rigide, mais là encore cela pose de nombreux problèmes discutés ici.

La question des axiomes


Qu'est-ce qu'un concept? Une synthèse d'objets élémentaires assemblés par des lois. Ces lois sont des liens logiques qui permettent de former des propositions qui maintiennent la cohérence de l'objet conceptuel. Toute la science est fondée sur les concepts, or en science ce qui permet d'attester de la validité d'un concept et de propositions, c'est la démonstration. Le problème de toute démonstration est qu'elle repose nécessairement sur des axiomes: véritable fondement indémontrable et pourtant essentiel. Ainsi, nous constatons un point important des représentations humaines: une chose est toujours consubstantielle à son contraire, mieux, l'un se fonde sur l'autre et réciproquement. Par conséquent, il est toujours nécessaire de postuler, de croire et d'accepter la validité a priori d'axiomes initiaux afin de produire des propositions démonstratives.

Si l'on veut démontrer les axiomes en question au sein d'une théorie, il faut le faire à partir d'une nouvelle axiomatique qui permettra de le faire, mais alors afin de vérifier la légitimité des nouveaux axiomes, il faut produire une nouvelle axiomatique, et ainsi de suite dans une régression à l'infini. Ainsi, nous le voyons, l'axiome est hors du raisonnement, il en est la condition de possibilité.


Toutefois, aborder la question d'une connaissance théorique du réel à partir de la logique, bien qu'étant une méthode historique, est-il bien légitime? Si nos formes transcendantales semblent bien présupposer une structure d'organisation que l'on peut trouver dans la logique, qui nous dit qu'elle demeure pertinente pour aborder la question du réel? En outre, si l'on peut douter de cela, alors pourquoi ne pas douter non plus de la pertinence d'une ontologie relativiste et de la chose en soi?

 

Introduction: qu'est-ce que savoir?

mercredi 21 janvier 2015

Une pensée comme le temps

J'entends encore Fernando Pessoa me dire avec ma voix: "la philosophie c'est l'art d'avoir des théories intéressantes sur le monde". Combien je suis d'accord avec cette phrase aujourd'hui. J'entends encore aussi ce professeur d'université me répondre avec sa voix: "et vous pensez qu'il a raison? Vous ne croyez pas que la philosophie est plutôt une méthode de pensée?", et moi de répondre que non.

Bien sûr que la philosophie est une méthode de pensée, mais comme en tous domaines, les hommes n'ont que faire de la méthode, ils cherchent le profit qu'ils peuvent en tirer, ils cherchent les trésors qu'elle peut leur procurer, ils cherchent enfin un lieu qui puissent leur servir de référent absolu. Cette méthode de pensée qu'est la philosophie n'a mené que trop souvent au cours de son histoire à l'élaboration de théories aussi invérifiables les unes que les autres, à des discours métaphysiques qui seraient tout à fait honorables, voire admirables, s'ils n'avaient la prétention d'être plus que ce qu'ils sont: un discours élaboré. Un discours qui ne dit rien de plus que les règles auxquelles il obéit et la beauté de sa structure formelle.

Alors que faut-il faire? On me reproche souvent d'être un philosophe nihiliste ou de la destruction de toute théorie en teintant ce jugement d'une connotation éminemment négative. Pourtant la déconstruction n'est pas négative. Selon le discours des naturalistes optimistes béats, il faudrait que toute déconstruction soit un pas en arrière, lors même que ces personnes qui s'entichent de toutes formes de croissance, en bon jardiniers autoproclamés de l'humanité et du monde, sont indirectement amoureux du temps lui-même. J'entends encore leur émerveillement face à  la fleur qui pousse lentement, à l'arbre qui s'élève par l'action du temps, et je vois aussi dans leur yeux l'incompréhension et le ressentiment face à mes propos qui sont la hache qui vient couper indifféremment l'arbrisseau comme le vieux baobab ayant traversé les âges.

Ne se rendent-ils pas compte ces gens-là que ce qu'ils chérissent dans la durée, cette force créatrice et constructive, fait partie du même mouvement qui érode et abolit sans cesse. Ne voient-ils pas que c'est par les fragments qu'il arrache aux formes établies que le temps en construit de nouvelles? Ne savent-ils pas que tout jugement de valeur est relatif à un point de vue, un référent qui observe l'état d'une forme par le prisme de son achèvement supposé? Construisez un bateau et vous détruisez les planches qui le constituent, planches qui ont existé par la suppression des arbres d'où elles sont extraites. Détruisez une maison et vous créerez des cailloux, de la poussière et mille autres fragments qui s'intégreront dans une forme nouvelle.

Ma philosophie, si elle n'est pas consensuelle, n'est ni négative ni positive, elle est comme le temps, sans valeur intrinsèque (mais même cela je ne peux en être certain). Ma philosophie, comme le temps, est une respiration entre deux absolus utopiques, elle est et le bien et le mal, elle n'est ni l'un ni l'autre. Ce que je fais avec le bulldozer de ma raison et ses tendances isosthéniques, à son penchant pour l'annulation de tout point d'arrêt par la possibilité de changer indéfiniment les termes de la relation, c'est de vous exprimer avec sincérité ce que c'est qu'être moi, d'être cette modalité de la pensée que je suis. Sachez que si vous en souffrez, c'est parce que j'en souffre aussi, mais ce qui peut briser le corps peut aussi briser les chaînes. Il y a un point cependant où je ne demanderai à personne de me suivre, c'est celui qui consiste à ne plus voir dans tout édifice qu'une stabilité arbitraire conférée par la seule volonté de croire; le point où le regard devient laniaire à force de s'insinuer dans le vide des choses; le point où la vie même se résume à accepter d'être soi-même l'auteur d'une carte qui s'éloigne du territoire par l'infinie déportation que sont les sensations individuelles.

Voyez mes frères comme le monde se plie à vos configurations, aux quelques formes que vous savez déployer pour le capturer. N'ayez pas peur de ma pensée, elle ne nie pas plus qu'elle n'affirme vos croyances et espoirs, elle vient seulement rappeler que croyances et espoirs, s'ils peuvent être partagés, n'ont aucun droit à faire autorité.