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vendredi 4 février 2022

Les paupières closes

Poème retrouvé au hasard dans un coin de cahier...

 

Et moi, suis-je encore capable d'écrire

Quelque chose digne de déranger les halls silencieux de dame Éternité?

Fond de verre au teint pourpre de tanin,

Voilà qui me rassure loin de la pulpe de ta main.

Je lis, des arguments bien formulés;

J'use de raison, calcule -- péroraison...

J'en oublie même à révasser.

J'ai les ides géométriques et je ne sais plus faire d'images.

Je n'use de parole que pour dire quelque chose

Et j'inhume, inconscient, de trop puissants langages.

Que reste-t-il à espérer?

Qu'un gestionnaire affairé ordonne ma liberté,

Qu'il structure le réseau de mes veines

Et que mon sang serve au projet...

Qu'on me dise où m'asseoir, et comment exister...

À qui prendre la main pour former une suite continue d'un signifiant ensemble.

Que plus un lendemain ne gise au fond du cendrier

Dans le sperme séché, et les paupières closes.

samedi 2 octobre 2021

Paquet d'atomes effrayé

Inexorablement, avec une lenteur appliquée, ceux que l'on nomme humains me tuent, arrachent de moi, un à un, les morceaux de mon amour, piétinent le cadavre putride de cet espoir qui s'est déjà, depuis longtemps, détaché de ma peau. Je ne parviens plus à faire preuve d'empathie, à ressentir ce que mon supposé congénère est censé ressentir face au monde qui l'enceint. Après avoir réduit à l'esclavage les noirs durant des décennies, après avoir colonisé ou envahi des pays arabes, j'entends certains oser m'affirmer que leur culture est en danger, que des hordes de musulmans viendraient mettre en péril la fine fleur de la civilisation occidentale, son raffinement subtil et sa généreuse élégance. J'entends gronder dans leurs bouches le nom de la haine. Des gens n'ayant jamais même songé au concept de vérité une seule seconde dans leur vie se mettent à parler au nom de la science, donnent des leçons, interprètent les données (après les avoir soigneusement sélectionnées), affirment haut et fort ce qu'ils savent, ce qui est vrai, absolu, sans aucun doute, fustigeant ainsi toute la horde des barbares et ignorants, complotistes (puisque enfin, c'est bien connu, l'histoire ne connaît aucun complot, il n'y a pas d'intérêts qui trament dans l'ombre pour asseoir leur domination, tout cela se saurait), anti-vaccins, tous ces gens sans raison qu'il s'agit d'éduquer afin qu'ils puissent voir, enfin, l'étincelante vérité en face.

Tous ces gens qui ne se sont jamais soucié de science se réfugient désormais en son temple comme en une église nouvelle, plus respectable que les anciennes religions, plus démocratique puisqu'elle a pour elle le privilège de la démonstration, et pour cela plus légitime à se montrer totalitaire. Ils ne connaissent pas la différence entre induction et déduction, entre la vérité comprise comme cohérence logique ou adéquation à la chose, mais ils savent qu'ils sont du côté de la vérité, qu'ils croient intemporelle, sans histoire, éternelle, et comme des fanatiques aveuglés par la foi sont prêt à purifier les colonies de cloportes sans âme de tous ceux qui doutent, contestent, mettent en perspective, ne posent pas genou à terre devant les arguments d'autorité de ce nouveau clergé laïque.

Il faudra bientôt que j'injecte leur fausse ambroisie dans mes veines pour mériter de vivre parmi eux, pour respirer leur air, pour être pris au sérieux, pour m'élever du mépris où je séjourne, pour avoir même le droit de demeurer esclave...

Je crois que je peux dire aujourd'hui, humanité -- certaine humanité du moins mais si tristement hégémonique --, que je n'ai plus d'amour pour toi, et que j'en perds jusqu'au respect qui devrait être acquis pourtant. Je suis maudit par le fait d'être trop rigoureusement logique, de discerner vos biais cognitifs, vos antinomies, les angles morts de vos pensées, de suivre le fil dialectique jusqu'à un point que vous semblez ne pas pouvoir imaginer. Pourtant, je ne fais qu'écouter vos propos, tirer les conclusions qui découlent de vos postulats, je ne fais que vous montrer l'absurde où mènent vos amorces de réflexion. Pour cela vous me haïssez. Certains seraient prêts, même, à me crucifier sur place s'ils en avaient l'autorité. Oh mais cela viendra humains, cela viendra. La liberté est une somme de paragraphe dactylographiés qu'une simple ordonnance émende prestement. Il y a bien des manières de se débarrasser d’ennemis, comme laisser mourir chez soi celui que l'on assiège, jusqu'à dessèchement totale de l'âme, épuisement des corps.

De plus en plus, je pense à vous laisser, avec les salvatrices piqûres de votre industrie pharmaceutique et son altruisme débordant, avec vos codes barres que vous devriez directement vous faire tatouer sur les fronts pour plus de commodité, avec vos Zemmour, votre vérité qui est le nouveau Dieu sans concept -- un simple mot dans votre bouche --, avec vos jugements binaires qui ne peuvent que découper le monde en Bien ou en Mal, avec votre amnésie pathétique, avec ces mots qui vous servent de crucifix pour conjurer des vampires inventés, avec votre égoïsme d'ignorants, votre culture supérieure, vos droits de l'homme universels -- c'est sûr que c'est pratique de définir soi-même qui entre ou non dans le champ de bataille de la grande humanité --, avec votre planète en flamme qui pleure silencieusement, sanctionne vos croyances -- quand le voyant d'alerte se met à clignoter il est plus simple de taper dessus, et de hurler qu'il dysfonctionne.

Au fond, j'aimerais que vous partiez, que ce soit vous qui débarrassiez le plancher, que vous déménagiez votre cirque plus loin, sur quelque autre bras de galaxie, mais je suis capable de reconnaître l'échec où il est: capable de voir que nous sommes une infime minorité à penser, à réfléchir, à ne pas chercher refuge dans des palais de certitude d'où l'on pourra affronter son voisin honni, à ne pas vouloir imposer ses choix aux autres, de gré ou de force, à ne pas être en permanence si effrayés... Car au fond voilà ce que vous êtes, de pathétiques paquets d'atomes rongés par la peur.

jeudi 17 octobre 2019

Croire ou ne pas croire

Croire ne relève pas du savoir. On ne peut pas dire à quelqu'un qu'il a raison ou non de croire en ce qu'il croit. La croyance n'est pas du domaine de la raison mais de l'imagination.

Croire, c'est créer. Ainsi l'on peut se joindre à cette croyance ou s'en détourner, mais il n'est pas possible de la réfuter ou de la démontrer. En notre qualité d'être défini et limité, dès que nous usons de notre entendement nous pensons dans un paradigme sujet-objet, c'est à dire dans la relation ou relativité. Ainsi nul ne peut se faire le critère absolu. Il existe une infinité de chemins pour relier un point à un autre, et, plus important, il existe toujours un chemin, même s'il ne nous apparaît pas immédiatement.

Croire c'est représenter un monde, produire une tonalité d'existence. C'est prendre le divers des sensations pour l'organiser en un tableau possédant sa propre structure et unité.

vendredi 4 octobre 2019

Méditations autour de la croyance et de la raison

Les gens comme moi ne parviennent pas à accepter le fondement irrationnel de la raison. L'action s'en trouve grandement menacée. L'esprit qui veut tout arraisonner rend les choses si friables qu'aucune fondation n'est possible. Cet esprit devient le mouvement pur, mais intranquille puisque inconscient de son but, causé par l'extérieur, en réaction aux choses. S'il cherche quelque chose, c'est l'existence d'un appui, d'une fondation à partir de laquelle bâtir un abri; mais, par sa disposition, il a fait de cette possibilité d'un fondement une chimère.

Pourtant, si la raison marche ainsi - quand bien même serait-ce à son encontre - c'est qu'un fondement préalable est déjà posé, bien qu'ignoré - sciemment ou non. Un tel esprit part du principe stable qu'aucune croyance ne peut être fondée de manière absolue. Il cherche la justification des croyances par la rationalité, ce qu'il ne peut précisément trouver puisque celles-ci sont une condition de possibilité de la raison même. La raison est consubstantielle aux croyances comme l'arithmétique l'est aux nombres (c'est à dire aux valeurs qui sont la traduction mathématique du jugement et de la croyance). On imagine difficilement un calcul ne s'appliquant pas sur des variables déterminées, c'est à dire des valeurs.

Ainsi la raison a besoin des jugements qui sont les unités, les valeurs, sur et par lesquelles elle s'exécute. C'est le statut même de ces jugements qui pose problème au rationaliste puisqu'il souhaiterait les voir comme des constantes ou des résultats assurés et définitifs lors même qu'ils sont des variables et des postulats temporaires justifiés de manière relative.

Le rationaliste intranquille cherche à se reposer à l'ombre de jugements absolus produits et adoubés par la raison même alors que celle-ci ne peut que partir d'eux comme postulats et hypothèses nécessaires a priori et donc indémontrables. Pour cela, ces jugements doivent naître hors de la raison et sont irrationnels - sans pour autant être injustifiés.

L'irrationnel et le rationnel sont les deux jambes de l'esprit pensant, ce dernier doit se tenir sur les deux s'il veut s'assurer une marche confortable et saine - il doit aussi pour cela savoir s'asseoir et s'allonger. Qui veut voyager par ses propres moyens ferait bien d'apprendre à marcher sur deux jambes, sans attendre d'elles qu'elles lui fournissent la justification de son périple.

Les croyances sont les briques permettant à la raison de bâtir - de réagencer et de transformer -, il serait absurde de croire que l'on peut vivre dans tous les édifices simultanément ou produire un bâtiment qui soit adapté à tous les contextes et toutes les situations - autrement dit qui soit lui-même tous les bâtiments. Ce fantasme de l'infinité accomplie, réalisée, est un puissant moteur s'il ne devient pas hypostasié. Il n'est que l'horizon qui anime la curiosité du voyageur, une idée régulatrice et non une chose.

À celui qui se convainc qu'il peut toucher l'horizon et le saisir n'est promis qu'insatisfaction, folie et probablement mort par épuisement. L'infini ne se vit pas comme expérience définie, il ne s'enclot pas dans le fini bien que le langage, par l'existence du mot, prête à le croire. Le mot fait signe vers ce qu'il n'est pas.

Nous ne pouvons situer l'infini en nous mais nous sommes situés dans l'infini (ou du moins l'indéfini), de manière absolument relative. Nous serons toujours quelque part à quelque moment par rapport à un référentiel donné, et bien que le regard puisse embrasser de vastes étendues, il ne peut saisir ce qui est sans fin. Le regard lui-même ne peut naître et se projeter que d'un point précis. Le regard enfin n'est pas celui qui observe.

La raison n'est qu'un outil. Le paysage vécu est fait de croyances et la raison est une force qui s'exerce sur les éléments de ce paysage qu'elle contribue à façonner. Nous vivons dans le paysage. Mais si la force peut interagir avec lui c'est qu'elle partage nécessairement une part de sa nature, elle est donc aussi paysage mais dans une perspective différente. Ce dernier, pris comme ensemble d'éléments déterminés est une représentation spatiale de l'expérience. La force, vue comme dynamique abstraite s'appliquant sur le paysage est elle une représentation temporelle de celui-ci. En tant que temporalité nous sommes infinis puisque processus même de définition. En tant que spatialité nous sommes déterminés et figés sous la forme d'un objet.

dimanche 29 septembre 2019

Pensées sur l'action

La raison, l'intelligence, en tant que méthode érode tout conclusion et tout jugement. Comme le temps, elle est négation de ce qui est.
En cela elle inhibe l'action qui repose essentiellement sur la croyance.
Le désir quant à lui est fondé sur l'instinct et l'inconscient mais, chez un esprit lucide et trop conscient, ce dernier est sans cesse contredit par l'intelligence critique. La conséquence étant l'atrophie du désir voir sa dissolution totale.

Il est donc bien nécessaire, pour qu'un groupe d'individus agissent de concert et forment société, de faire reposer l'édifice social sur une ou des croyances communes. Il ne doit en aucun cas s'agir de choix, puisque ceux-ci sont soumis à la critique et ne peuvent trouver aucune justification ultime; il faut que la société repose sur une foi commune en quelque chose d'irrévocable. La foi est irrationnelle, et ce socle est la condition sine qua non d'une politique rationnelle.

vendredi 12 janvier 2018

Où j'échoue

Pourquoi ai-je abandonné l'enseignement de la philosophie?

La réponse est à la fois simple et complexe, comme elles le sont toutes... Les humains aiment commencer par la fin, ou plutôt rester dans le milieu, entre deux causes, dans l'intermédiaire, loin de la fin et ignorant des origines. C'est ainsi que l'enseignement de la philosophie passe par l'ingurgitation forcée de contenus philosophiques, c'est à dire des objets théoriques qu'a construit jusqu'à présent cette discipline. Cette tâche tente d'incorporer en plus un semblant de genèse de ces objets, elle tente d'en révéler la manufacture, les rouages, c'est d'ailleurs la fierté dont se targuent les philosophes, ce qui les distingue du dogmatique, de la religion... Pourtant ce travail est rarement entrepris de manière rigoureuse et jamais jusqu'à son terme. Ce dernier état de fait n'est pas dommageable puisqu'il est le fondement de possibilité même du discours. Si la science s'attachait  à remonter à ses fondements et, les ayant trouvé, à en exhumer les fondements eux-mêmes, elles se perdrait dans les horizons sceptiques bien connus de la régression à l'infini, de l'arbitraire des axiomes etc. Alors pour la salubrité du discours, il est bon d'abstraire du flux causal indéfini des choses, des systèmes abstraits dans lesquels l'apprenti se plonge et qui constituent un monde dans sa totalité, du moins prétend-on que ce soit le cas. Dans certains contextes (celui des sciences dites dures par exemple) cela fonctionne, et le système clos que l'on a isolé semble être la fidèle reproduction d'une partie du monde, la sympathie universelle semble avoir ses limites, elle nous permet de l'ignorer.

Ainsi donc en possession de tous les objets de départ et des axiomes, il est possible de vérifier la vérité des énoncés et ainsi examiner à la loupe la cohérence logique des objets philosophiques ainsi formés. Etant parvenu à un degré de satisfaction suffisant ou pas, l'enseignant fait passer l'étudiant dans un autre monde - de manière abrupte et disruptive ou par continuité logique, chronologique, thématique et j'en passe - qu'il explorera dans ses relations à l'aide de la liste d'objets et de règles de base utilisée par le nouveau philosophe. Ce voyage peut durer presque indéfiniment puisque la liste des objets philosophiques ne cesse d'augmenter...

Mais ce qui m'a toujours semblé important à moi, et que j'ai peu retrouvé chez les autres, professeurs comme élèves, c'est la curiosité quant à cet ensemble qu'est la philosophie (constitué d'ensembles que sont les grandes théories - ou systèmes s'ils en sont -, eux-mêmes constitués d'objets et de règles, c'est à dire d'une axiomatique) et qui contient précisément tous ces objets théoriques . Ce qui est fascinant dans cet ensemble là (l'ensemble des ensembles - ou théories - philosophiques) ce n'est pas la liste indéfinie des objets qui peuvent y être contenus (autant énumérer et apprendre par coeur la suite des entiers naturels), mais les règles de base qui régissent les relations loisibles entre ces objets et fixent leur cadre de validité ou de vérité (pour employer un grand mot mais en lui rendant son contexte relatif). C'est à dire que ce qui fait réellement l'essence de la philosophie ne réside pas selon moi dans les multiples objets qui appartiennent à son domaine mais, comme en théorie des ensemble, dans la fonction - la forme pour employer du vocabulaire philosophique - qui définit précisément ce domaine; ce qui se tient donc entre les objets dans le voyage de l'étudiant, ce qui les lie entre eux. Vous pouvez vous acharner à dénombrer dans leur totalité chaque élément de l'ensemble des entiers naturels, vous n'y arriverez pas, la seule manière de le faire est d'utiliser la fonction ou la définition de cet ensemble, dans laquelle sont contenus en puissance, c'est à dire sans avoir besoin d'être actuellement instanciés, tous les éléments qui le constitue.

Plus passionnante encore est l'analyse de l'ensemble de tous les ensembles cognitifs (au sens de: qui concerne la connaissance) possibles, autrement dit l'étude des conditions de possibilité de tout ensemble, de tout système théorique constitutif de la science. C'est une entreprise vertigineuse et c'est celle qui m'a animé d'une violente ferveur durant tout mon cheminement philosophique, dans lequel je me suis senti souvent bien seul. Regardez combien d'ouvrages traitent du scepticisme (qui n'est rien d'autre que ce travail dont je parle ici) dans les rayons de bibliothèques (qu'elles soient numériques ou pas d'ailleurs). Comparez ce nombre d'ouvrages à la littérature secondaire au sujet du platonisme, de la phénoménologie, ou que sais-je encore...

Voilà où j'ai échoué, encore et toujours: à transmettre à mes interlocuteurs cette passion pour la recherche des fondements mêmes du discours vrai, de la possibilité de toute science. Quand je montrais l'espace entre les théories philosophiques, les autres gardaient le regard fixé sur ces théories. J'avais beau les chasser de théorie en théorie, ils ne s'arrêtaient jamais de sauter sur la matière des objets, je n'en ai jamais vu un seul se laisser flotter un peu dans le vide apparent qui constituait pourtant leur milieu ambiant...

Voilà pourquoi, peut-être, je n'essaierai plus d'enseigner ce qui m'anime tant et qui désintéresse les autres. De toute façon le travail est trop important, trop ardu, comment transmettre à autrui ce qui est perpétuellement source d'interrogation pour soi-même, ce qui met à mal toute tentative de constitution durable d'un socle d'idées qui pourraient être à l'abri du doute et du pouvoir érosif de ce que j'appelle la véritable raison philosophique?

vendredi 10 octobre 2014

Vanité de la philosophie

Toute oeuvre philosophique est une vanité: vanité de vouloir faire de ses idées, de son petit chantier intime, un cheminement pour autrui. La philosophie n'est qu'une suite d'erreurs, de vaines tentative de figer dans des concepts et un discours figé une altérité mouvante à l'indétermination fondamentale. Pourtant, nous nous acharnons à bâtir des philosophies de plus en plus raffinées, de plus en plus complexes, qui ne figurent plus que les circonvolutions de l'esprit d'un auteur, les méandres de son imagination.

Toute philosophie est donc fiction, elle propose une vision du monde singulière, et de cette singularité prétend exprimer une mystérieuse objectivité. Qu'entends-je? Les objets parleraient? Ils auraient leur propre intentionnalité, leur propre forme expressive? Il me semble pourtant qu'un objet a un nombre indéfini de sens, en proportion du nombre indéfini de points de vue sur cet objet (et par point de vue j'entends aussi individus). L'objet ne dit rien, nous le faisons parler en l'insérant dans notre monde et sa fiction intime.

La science quant à elle est une suite de découvertes dirimantes, les modèles scientifiques se font et se défont au gré de leur conformité à l'expérience, ils ont une histoire et une obsolescence. J'irai même plus loin en disant que toute théorie scientifique, tout modèle, est fait pour être dépassé et amendé précisément car la science n'est pas un ensemble de contenus, mais un ensemble de méthodes. Les contenus ainsi exhumés par la méthode sont secondaires, ils ne sont que les dalles jetées sur le vide, l’échafaudage permanent par lequel nous tentons de reconstruire le réel, d'en percer les modes de fabrication. Par conséquent les contenus sont par essence temporaires, il n'existe point de savoirs, seulement des processus de connaissance qui, loin de mener à une connaissance finale, ne font que nous arracher à notre ignorance présente, pour nous jeter dans une ignorance future. La science n'est qu'un processus d'érosion des croyances.

Là où réside la vanité de la philosophie, c'est qu'elle n'a pas d'histoire, en ce sens où les philosophies d'il y a quelques siècles sont tout aussi valables que celles d'aujourd'hui, il n'y a pas de "progrès", pas de mouvement. Les philosophies sont des absolus, des mondes clos qu'il s'agit de prendre ou de rejeter. Aucun processus de vérification, les fictions intimes de chacun s'exportent arbitrairement, la philosophie est une affaire de goût, un narcissisme évolué plutôt qu'une tentative de rallier l'Autre. Chaque philosophie, en ce sens, est une esthétique. Elle ne parle que de la qualité, que de ce qui est interprété et perçu par l'auteur, ce qui est donc invérifiable, infalsifiable. Mais la vanité de la philosophie vient de sa prétention à faire de cette fiction une vérité, un discours objectif. Je vois la philosophie comme un effet prévisible du langage, elle en est comme un aboutissement nécessaire: la volonté de donner tout le réel à travers l'agencement complexe d'un système sémantique. Puisque le mot est une manière de manipuler le réel, il s'agit de mettre le réel en mots une fois pour toute.

On me dira que c'est précisément le projet de la science, mettre la réalité en formules, cependant la science échoue sans cesse et demeure (pour les moins dogmatiques) consciente de son insuccès. Il n'y a pas de fin de la science, elle n'est qu'une praxis, une façon qu'à l'homme d'apprendre à devenir Dieu en produisant des méthodes de création de la réalité. La science ne dira jamais ce qu'est la réalité, il faudrait pour ça qu'elle puisse trouver un point d'appui hors de celle-ci ce qui est impossible puisqu'elle en est précisément un produit. La science n'est pas spéculative, mais empirique, elle est un artisanat, une technique, n'en déplaise aux scientifiques. À chaque fois qu'elle prétend fournir une connaissance spéculative, elle se heurte à l'arbitraire de la raison pure, à la fiction s'opposant à d'autres fictions, à l'invérifiable.

Ainsi, il me semble que toute spéculation philosophique n'est qu'une propédeutique à l'éthique, ce qu'avaient probablement bien compris certains Anciens. Peu importe votre cosmogonie, votre métaphysique particulière, du moment qu'elle fournit un système de croyances propre à soutenir une éthique par laquelle l'homme peut trouver le repos. Toutes les philosophies antiques avaient pour unique but l'accès au bonheur, à l'ataraxie. Et probablement toutes y parvenaient dès lors qu'elles formaient un tout rationnellement cohérent (nécessairement imparfait, mais cependant suffisant): le stoïcisme et son sage inébranlable, l'épicurisme et son ascèse hédoniste, le scepticisme et sa modestie pacificatrice.

Les philosophies sont des religions à l'usage des athées, afin qu'ils se donnent l'illusion d'être des apôtres d'une vérité non révélée et rationnelle, lors même que la raison n'est qu'un processus qui ne dicte aucun arrêt, aucune destination finale ou temporaire autre que celle qu'un sujet choisit librement d'embrasser. En cela, le dogmatisme des philosophes est peut-être plus pernicieux que celui des fidèles car c'est un dogmatisme qui trop souvent s'ignore, une foi aveugle d'elle-même qui loin de mener à l'amour d'autrui, plonge sûrement vers la condescendance et le mépris tolérant.

Tous nous nous interrogeons, tous nous bâtissons en nous un système de croyances plus ou moins mouvant, servant de fondement à nos actes et à nos choix. Les philosophes sont peut-être plus acharnés à ne laisser aucune brèche dans l'édifice et bâtissent ainsi leur maison le plus solidement possible (selon leur capacité) et, cette tâche accomplie, se mettent en tête que leur maison est le monde, celui dans lequel tout le monde doit vivre, celui dans lequel tous vivent déjà sans le savoir. Nous autres, nous qui ne sommes pas amoureux de la sagesse parce qu'il nous est difficile d'aimer un simple mot comme on aimerait la vie, nous gardons notre raison et en épousons l'impermanence, nomades, nous voyageons jusqu'à la Fin et rencontrons les autres, intrigués de leur histoire et son singulier sillon.

Dès lors que la philosophie voudra prétendre sincèrement au statut de science, il faudra qu'elle accepte d'abaisser ses prétentions, au moins temporairement, il faudra qu'elle renoue le lien qui existe entre la raison pure et l'éthique et qu'elle renonce enfin au mythe d'un savoir spéculatif. Dans le cas contraire, toutes les plus belles ontologies, les plus grandioses métaphysiques, ne seront autre chose que de singulières fictions, parfois de sublimes romans faisant la démonstration de la puissance de l'homme à travers l'usage de sa merveilleuse raison et de sa mystérieuse imagination. La raison ici ne sert que l'image, et l'image n'est que la vérité singulière et subjective de celui qui la vit.