jeudi 31 octobre 2013

L'âme en chantier

Il y a, à la base de mon être, une volonté extrême qui semble être le première couche de subjectivation que mon entité fait subir à cet être pur dont je suis l'émanation, cet être indéterminé qui n'est que puissance et qui est la source d'où nous jaillissons tous. Je crois que mon caractère velléitaire est en partie causé par cette amour du possible en tant que lieu, ou temps, d'où toute chose peut naître. Je veux mais ne veux rien en particulier. Je veux vouloir, je veux tout, je veux moi-même devenir la source, la possibilité d'existence de toutes choses, je veux n'être rien qu'une forme de formes, condition de possibilité de tout étant. Cet accès à l'Être nous le partageons tous, il transcende et va bien au-delà de nos identités individuelles, c'est probablement ce qui explique cette attirance pour l'altérité, pour la dissolution des consciences dans cette force informe qui s'apparente à la nurserie de tous les mondes. J'aimerais ne plus être moi, ne plus être quelque chose. Il ne restera alors que l'être, la puissance, la possibilité d'exister.

Je crois que l'esprit humain n'est pas une entité particulière, pas une substance observable, il n'est qu'un effet à la cause inconnue, il est une force d'interaction comme ces interactions élémentaires liant les particules du monde. Nous lions les représentations, nous lions les éléments du monde physique et bâtissons des mondes. Cette force que nous sommes se cherche mais ne peut qu'observer ses propres traces sur le sol de l'altérité, jamais elle ne se saisit d'elle-même. Cette force est bel et bien dans l'espace et le temps, elle est une liaison entre les particules, elle est ce qui fait du monde un tout unifié, un même océan parcouru d'ondes en tous sens. Comme nous tendons à unifier les éléments que nous distinguons, nous tendons à détruire l'individualité, nous tendons à tout ramener sous une même unité informe et indifférenciée, voici notre idéal. Cet idéal nous fait osciller entre l'absolutisation de l'individualité en tant que totalité (on pense alors à la monade leibnizienne) et sa négation absolue en tant que partie d'un tout faussement isolée. Ces deux tendances sont en fait la même, toutes deux tendent à faire disparaître la diversité des entités en une seule, l'une en retrouvant l'illimité informe au coeur même de l'individu qui porte en lui la source de l'Être, autrement dit en retrouvant l'infini par le resserrement, dans l'avancée sans fin vers ce qu'on appelle l'infiniment petit; l'autre en s'ouvrant et en se dissolvant dans l'infiniment grand qui l'excède de toutes parts et l'éclate dans l'altérité. Le résultat est le même, dans chacun de ces processus, l'homme s'aperçoit que l'univers se surimpose de toute part, qu'il est contenu en lui car en premier lieu il le traverse dans chaque recoin de son être, aussi loin qu'il se plonge en lui-même il ne trouvera que lui; et en second lieu, il prend conscience qu'il est un point d'orgue, un lieu de l'univers maintenu dans sa forme par toute la force illimité qui s'exerce sur lui; il est, en quelque sorte,  lié par l'univers entier.

D'ailleurs, toutes ces conceptions et ces propositions concernant l'homme et la forme de l'univers ne nous disent rien sur ce qui est réellement. Tout ce que je peux avancer n'est que le fruit d'intuitions qui ne sont probablement que le reflet de ce que je suis, de ma configuration particulière dans l'Être. Je suis un processus d'unification, de synthèse, et par là même, je ne conçois le monde que comme somme d'éléments (qui sont comme des totalités particulières et individuelles) qui se lient et s'unifient dans une totalité absolue. Si je vois le monde ainsi c'est avant tout parce que je ne peux voir que de la sorte, parce que je ne me conçois qu'ainsi, parce que je suis ce processus en action. Cette unification est ce qui maintient mon être, elle est ma condition d'existence dirait Kant, et je ne connais que ce qui est conditionné par moi, précisément parce que je suis moi. Quand bien même, cela ne m'empêche pas d'être fasciné par les autres conditionnements possibles de l'Être, par l'inconditionné même qui se perd pour moi dans le mystère le plus atroce et délicieux. Le monde est inépuisable, voilà de quoi réconforter les plus désespérés. Je remercie le temps qui est cette action qui impose à toute forme de se transformer en une autre, je le remercie pour me permettre de me faire plus vaste, toujours différent mais toujours conservant la mémoire de toutes mes identités passées; c'est grâce au temps que je comprends l'autre en moi, que je refuse de borner le monde aux conditions qui me le font connaître, c'est grâce à lui que je suis curieux et me déplace sans cesse dans l'existence.

Je repense à l'Être inconditionné et je me demande quelle peut être la cause du possible? La possibilité, en tant que puissance d'être a-t-elle une cause? Ce qui reviendrait à demander s'il existe autre chose que l'être, et le langage peut apporter son aide précieuse pour tenter de répondre à cette question: il ne peut, sous peine de contradiction, exister autre chose que l'être. Ainsi, il ne doit y avoir que de l'être, rien que de l'être. Voilà qui me replonge dans une pensée de mon enfance que j'aimais à laisser infuser dans mon esprit pour profiter de tout ce qu'elle faisait germer: tout existe, tous les possibles sont, en quelque lieu et en quelque temps, en train de vivre et de se développer dans leurs conditions propres. Il existe un monde où le temps remonte, il existe une infinité de vous: un vous  étant né simplement vingt centimètres à gauche du lieu de votre naissance, et tous les évènements postérieurs en ont été bouleversé; un vous dont les choix sont de faire souffrir autrui; un vous vivant sur une planète où les arbres ont des feuilles noirs et où la Terre semble animée d'une vie qui semble pareille à une mort ici; un vous immense sur une planète de géants; un autre vous tout aussi immense mais parmi des gens à taille "normale"; un vous qui meurt jeune; un vous traversant l'espace dans une navette spatiale; un vous extra-terrestre, dans un cosmos aux lois exotiques; un vous qui vivrait dans un monde identique mais où l'argent n'aurait pas été inventé; un vous vivant dans un monde où ni Socrate ni Platon ni aucun des philosophes de l'Antiquité n'auraient existé; un vous enragé, possédé par des pouvoirs démesurés, faisant éclater des galaxies entières et dévorant le monde. Tout existe et nous ne sommes probablement qu'un développement possible de l'être, pas forcément contingent d'ailleurs, puisque tout doit arriver il fallait bien que tout cela arrive. Quel effet cela vous fait-il de vous imaginer dans un espace-temps parallèle, regardant par la même fenêtre qu'aujourd'hui un monde différent et désolé, où la nature est régie par d'autres dynamiques? Tout cela est assez grisant n'est-ce pas, de savoir que tout arrive, d'une manière ou d'une autre? On parvient même à éprouver de la compassion pour ces autres moi coincés dans des univers hostiles, souffrant, si loin de nous et pourtant si proches. Je ne sais pourquoi j'imagine toujours d'autres vies angoissantes et cela me rassure un peu, me fait voir cette vie et ce monde comme un agréable foyer et je me sens chanceux.

Je n'ai aucun désir alors, je me sens satisfait. J'ai la chance de pouvoir imaginer tout cela, de le vivre dans la tête en quelque sorte, et cette conscience augmentée qui me fait embrasser milles réalités différentes, tellement d'ailleurs, qu'il n'y aurait aucun choix possible, me fait aimer le "hasard" qui m'a jeté là, dans cet instant si important que je partage avec vous. Je vois alors toute philosophie et toute pensée comme le chemin médiat pour retrouver un immédiat enrichi de tous les moi que nous aurions traversé ainsi, un immédiat plus riche et dont l'épaisseur justifie qu'on y soit tel que nous sommes, sur notre couche de l'être.

mercredi 30 octobre 2013

L'attelage

Trois fois mort, je suis revenu cent fois,
Un peu moins vivant, dépourvu de moi

J'ai griffé mon âme aux mains effilées de l'autre
Qui l'a recousue à l'image de ses fautes

Il ne reste de moi qu'une mosaïque rafistolée
De rêves étrangers aux désirs bariolés

Je ne suis pas comme l'eau et
Qui sait ce qui demeure sous les formes changeantes
Je me tiens sur ton dos mais
N'accueille en mon âme que ton ombre fuyante.

mardi 29 octobre 2013

L'Une

Grands yeux verts, constellation sucrée, courbes idylliques
Ta forme dans l'espace, ondule et file comme fumée
Ramène tes grands airs, tes cimes pures dans un halo de brume
Perché sur ta pointe, je vois l'aurore venant défier la nuit

Chaleur qui te pénètre et fait battre tes tempes
Toi l'étrangère issue de quelque galaxie
Avec ses lois légères et fines comme l'esprit

Tes mains effilées qui retiennent l'espoir entre leurs doigts
Pulsations de flanelles et sourdes comme taffetas
Me rappellent un rythme éteint depuis longtemps:
Le battement de ma vie sur le pavé du temps.

L'âme en chantier

J'ai décidé de toute écrire dorénavant; mes pensées, mes jugements, mes interrogations, tout.

Je ne veux plus rester en dedans comme une potentialité inactuelle, entretenir le mythe d'une toute puissance qui n'est en réalité que la prorogation continuelle du moment de l'expression, sous prétexte qu'il est trop tôt, que l'esprit change, que l'âme est en chantier, que l'on se fait plus vaste à mesure que le temps passe et que l'expérience grandit. Nul édifice ne fut achevé sans construction préalable, et, peut-être que le chantier d'une âme qui se libère continuellement, d'elle-même et de ses propres limites, pourra intéresser les architectes de l'esprit, les explorateurs de tous poils, les amoureux de la pensée.

Il se pourrait qu'on se moque, ou que l'on ne comprenne pas, mais je suis prêt à l'accepter. Je n'ai pas la prétention de savoir si l'on peut attribuer à l'individu une valeur, ni, par conséquent, si cette entreprise en a une pour quiconque; mais dans la mesure où tout esprit honnête envers lui-même m'intéresse, je choisis de dévoiler le mien pour ceux qui me ressembleraient un peu...

Il me semble comprendre des choses que d'autres ont plus de mal à intégrer, mais je n'en tire aucune gloire, aucun mérite car c'est là le fruit d'un renoncement. Par la pensée, j'ai remplacé mon monolithique et encombrant ego pour une froide logique qui coule et se répand tantôt légère et rapide, tantôt tumultueuse et torrentielle, emportant tout sur son passage. Grâce à elle, je dépasse les bornes étriquées du moi ainsi que ses hautes murailles hérissées de pointes. J'emprunte la logique et je sors de moi-même, des jugements, des points de vue qui se croient absolus et totalité parce qu'ils sont ignorants d'eux-mêmes et de leur propre finitude qui n'en fait, précisément, que des points de vue. Il faut parfois savoir être l'autre, être autre, pour comprendre les choses sans avoir besoin d'y croire ou d'y adhérer, sans en constituer le ciment de notre être. Pouvoir embrasser les différentes perspectives dans le cadre où elles s'inscrivent, dans leur système propre, devenir tour à tour chacune de ses pensées et tout leur epistémè pour s'en affranchir et ne s'attacher à rien, voilà le genre de nomadisme noétique qui caractérise à mon sens la pensée libre. Combien il est bon de savoir s'effacer au profit de l'autre et de son expression. L'ego est une barrière imperméable aux idées étrangères, aux idées neuves et à l'altérité qu'elles embarquent. Celui qui peut embrasser tous les points de vue car il ne prétend pas savoir qui il est lui-même (ou plutôt qu'il sait qu'il ne saisit jamais qu'un reflet fugace et déjà enfui de son être), celui-là peut comprendre et s'ouvrir à l'autre, au dialogue pris comme une interrogation commune.

Je ne crois en rien. Ou plutôt, ce que je crois est toujours marqué du sceau de la croyance ce qui me permet de ne pas confondre mes choix avec une nécessité universelle. C'est là, je crois, que réside ma force par rapport à ceux qui s'étouffent continuellement dans leurs propres convictions cristallisées, aussi nécessaire soient-elles, en tant que thérapie, sur celui sur qui elles agissent. L'homme qui guérit est centré sur lui-même, sur sa recherche d'équilibre, il tolère difficilement les raz-de-marée que la curiosité et le doute peuvent provoquer. Sur celui-là, l'indétermination est une souffrance insupportable qui doit se taire. Comme tout le monde, je place un sol sous mes pas, ce sol sont les croyances qui me semblent sur le moment le plus vraisemblables et suffisamment cohérentes pour que personne ne m'en proposent de plus solides et inébranlables. Parfois tout s'écroule. C'est le moment de tout reconstruire, patiemment et sans précipitation: on écoute d'autant mieux le monde qu'on a plus rien à défendre. Je n'ai pas l'esprit de pèlerinage, les pensées sont des moments de la vie comme les gestes et sont amenées à produire d'autres pensées l'instant d'après. Je ne fais que suivre le flux de la raison, et la raison m'ouvre aux raisonnements et donc à la possibilité de l'autre. Nous sommes tous des cartographes de l'expérience humaine, et nous partageons nos trouvailles comme s'il s'agissait de trésors. "Es-tu allé là bas toi aussi? Et qu'y as-tu donc vu? As-tu emprunté le même chemin que moi? Veux-tu me suivre?". Mais combien bornent l'univers à la carte qu'ils en on tracé de leur maigre expérience, définissent des valeurs aux expériences, des bornes à l'illimité, cherchent un moins et un plus et veulent se rendre la mesure de toutes choses?

La vérité qu'ils cherchent n'existe pas car elle signifie l'éclatement de tous les cadres, l'inconditionné par excellence. Ils ne trouvent que des vérités éphémères, fruits mûrs d'un temps et d'un lieu particulier, d'une abstraction qui tisse sa toile causale et porte une cohérence immanente qui n'a rien de transcendant. N'allons pas faire de ces moments de bonheur des vérités inconditionnelles qu'il faudrait inscrire hors du temps et de l'espace infini.

Ainsi j'arpente ce temps et cet espace, sans cesse me différenciant de moi-même, changeant les conditions de toute expérience possible, et plus je traverse les identités, plus je les abandonne, et plus je reconnais la validité de chacune, de chaque sillon de vie que ma connaissance peut embrasser. Chaque instant, chaque moi me place dans un système d'interactions causales que je n'aperçois que grossièrement et rétrospectivement; je suis déjà ailleurs et il me faut penser différemment, re-tisser ma toile, recréer le monde que j'habite.

L'autre? L'autre est ailleurs, pris nécessairement dans un ensemble de causes et d'effets différents du mien, précisément parce qu'il n'est pas moi. Il me faut percevoir l'horizon sous lequel il meut ses pensées, éprouver le sol qui soutient tous ses pas, sa façon d'avancer, sa démarche dans la science. J'aurais peut-être alors une chance d'observer le monde par le chemin qu'il emprunte, de retracer les liens qui maintiennent les éléments de sa vie dans une monde, un univers unique dont l'unité est probablement le fruit de notre imagination démesurée.

Combien de penseurs ont fait de leur univers une cathédrale de dogmes? Incapables d'accueillir la possibilité de l'autre sans que tout l'édifice ne vacille comme sous la menace d'un danger. Ils ne pensent pas, ils contredisent, ils ne s'interrogent pas, ils récusent, d'emblée rendent toute existence qui diverge de la leur suspecte et délétère. D'un raisonnement ils ne gardent qu'un point qu'ils isolent en l'isolant du reste du système qui en fait la cohérence et ils réfutent aussi sûrement qu'ils ont les yeux fermés.

L'identité me semble être le plus gros mensonge que l'homme se fait à lui-même, comme s'il fallait toujours être fidèle à une image de soi... Comme s'il était seulement possible de ne pas être soi-même, peu importe sous quels traits, peu importe sous quelles pensées. La connaissance de son passé n'implique aucunement la connaissance du futur, il y aura toujours une infinité de causes qui échapperont à l'homme parce que l'univers s'étire, illimité, dans un sens ou dans l'autre et par chacune de ses parties. Il est tellement plus simple de croire au hasard qu'en ses propres limites. Et je ne parle pas du temps qui multiplie sans cesse l'ignorance, forçant l'homme à opérer des calculs sur des unités changeantes; pauvre de lui... Nous ne sommes pas assez tout pour tout comprendre voilà tout. Peut-être cela changera-t-il, le jour où l'homme ne sera plus un homme.