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jeudi 3 octobre 2024

Rococo

Le monde extérieur n'existe malheureusement pas. Et ce n'est pas là la lubie d'un être qui aurait fait de la vue son sens supérieur.. Car lorsque je touche ou hume, c'est bien dans le point nodal de ma vacuité que je sens... On a beau faire, tout ce qui nous parvient du dehors, même le son, est pleinement au centre de ce réseau de néant qui tisse, par une compulsion narrative, les mailles d'un monde qu'on aimerait transcendant -- un monde capable de contenir notre risible démesure et de nous imposer sa loi.  Nous ne parlons d'idée que parce que nous en avons une perception confuse, là où l'intuition sensible montre assez spontanément sa complexité dynamique: il suffit de s'approcher un peu plus près de l'objet, parfois d'un pas de côté, pour que toute la perception se réagence en un nouveau système... Tandis que les idées... On ne les perçoit que de très loin, avec les doigts boudinés de l'intelligence à qui il faut un effort immense pour s'apercevoir de sa vulgarité. Nous croyons les idées plus intimes, nous croyons qu'elles sont nous, car nous ne savons pas les sentir avec autant de raffinement que les sensations. Quoi d'étonnant à cela: des millions d'années d'évolution pour ourdir l'interface sensible par laquelle l'espèce a survécu... Tandis que la pensée: tout juste quelques millénaires pour parvenir aux peintures rococos de la métaphysique et de la phénoménologie contemporaine... Des dessins d'enfants voilà tout.

mardi 10 mai 2022

Protagoras

On se dit parfois, bien volontiers, que l'intelligence humaine est décidément très semblable à l'intelligence artificielle de nos ordinateurs. On se demande alors si ce n'est pas parce que l'intelligence en soi est ainsi faite: un ensemble d'interconnexions et de signaux électriques dont le réseau compplexe fait émerger la merveille de la conscience, et, en-deçà, de l'intelligence performative.

On se dit aussi, face aux fictions de notre cru qui nous impressionnent tant par la proximité de leurs représentations avec la réalité humaine, que nous sommes décidément à l'image de ces objectités, que nous en sommes les déclinaisons. Combien de fois ai-je entendu dire que nos vies semblaient étonnement semblables à la réalité virtuelle décrite dans le film Matrix. Ou encore que la réalité elle-même devait consituer un immense jeu vidéo, puisque les jeux témoignent d'une proximité étonnante avec l'expérience que nous faisons de l'existence.

Mais c'est là, et à chaque fois, une inversion malvenue de l'ordre des productions. Il ne faut pas oublier que si l'ordinateur est si semblable à certains de nos fonctionnements cérébraux, c'est parce que lui-même est conçu à notre image, à l'aune de ce que nous vivons de l'intellect. Et si les jeux ressemblent tant à l'existence que nous menons c'est aussi, très probablement, parce qu'ils héritent de la façon dont nous nous représentons en tant qu'acteur au sein d'un monde dont nous nous acharnons à exhumer les lois. Nous fabriquons des règles axiologiques à l'aune desquelles nous sommes à même d'évaluer la valeur de nos actes, de la même manière que des points rétribuent les actions de nos personnages vidéoludiques.

Toute la tentative des neurosciences de voir dans le cerveau et ses interactions physico-chimiques un fondement de la conscience est une étrange amnésie du fait que le cerveau lui-même, dans la manière dont nous nous le représentons, est une construction épistémique dont nous sommes les bâtisseurs. Et toujours nous succombons au réalisme a priori, implicite, qui nous fait prendre l'écran sur lequel nous projetons nos phantasmes pour le réel dont nous émergeons.

N'oublions pas le bon vieux Protagoras car c'est peut-être une vérité dont on gagnerait à se souvenir celle qui propose que "l'homme est la mesure de toute chose".

lundi 8 mars 2021

Déchirement idéaliste

 La conscience est un raffinement évolutif d'une telle dangerosité. Cette capacité à se métamorphoser si vite excède largement la temporalité biologique du vivant et, plus généralement, de tout écosystème relativement stabilisé. Elle surcharge d'idéalité le réel et emmène l'esprit par-delà les phénomènes, par-delà les lois établies, pour inventer un ailleurs toujours plus désirable. En accentuant certains signaux, tels que celui de la limite ou de la contrainte -- certainement pour un motif évolutif tout à fait louable et qui devait consister à pouvoir développer des solutions alternatives pour augmenter le champ d'action humaine --, la conscience mène assez naturellement vers deux horizons: la destruction pure et simple du corps en tant qu'entité contraignante dont il faut s'affranchir (c'est tout à fait ce qu'il se passe dans nombre de spiritualités où le corps est vu comme un obstacle qu'il faut dompter), ou bien sa transformation rapide, c'est à dire sans se plier à la temporalité lente des mutations naturelles d'une espèce (c'est précisément le cas du transhumanisme).

La conscience projette l'homme si loin au-delà de son corps, et même des corps en général, que le monde phénoménal perd sa consistance et semble ne plus pouvoir servir d'assise, de structure stable à partir de laquelle fondre son comportement. C'est au monde de s'adapter à cet esprit intrépide et illimité, qui porte ses regards bien au-delà des frontières du visible, et pour cela interroge l'état actuel des choses, le remet en cause, cherche à le transformer à son avantage, à son image surtout. On comprend aisément en quoi une telle fonction peut être utile à la survie d'un être comme l'humain, et le problème ne réside pas en sa qualité mais en sa quantité. La conscience s'érige comme fonction de rupture des équilibres, et si la marche est une telle opération répétée, il faut, pour tenir debout, savoir circonscrire le déséquilibre en d'étroites bornes.

Pourquoi tant d'artistes et plus généralement de gens à l'esprit foisonnant meurent si jeunes? On peut mourir d'impatience face au monde et à soi, mourir de déchirement idéaliste.