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mardi 11 juillet 2023

Le synthétique et l'analytique vus par le hasard

Le hasard est un terme qui, plus qu'une réalité ontologique, semble recouvrir une réalité épistémologique trahissant une ignorance des causes déterminantes d'un phénomène. En ce sens, pour Cournot, le hasard peut être défini comme l'enchevêtrement indéfini de chaînes causales indépendantes qui s'entremêlent pour former le nœud du phénomène imprévu.

"M. Dupont se lève de bon matin et va chez son dentiste; sa sortie est déterminée: déterminisme pathologique (inflammation de la gencive, par exemple), déterminisme psychologique (confiance de M. Dupont en son dentiste), déterminisme social (l'heure du rendez-vous est fixée par le praticien). Dehors il fait une tempête déterminée par des conditions météorologiques et d'ailleurs prévue par l'O.N.M. Conformément aux lois de la mécanique le vent détache d'un toit une énorme tuile branlante. La tuile tombe selon la loi de la chute des corps. Seulement, et c'est ici qu'apparaît ce que Cournot nomme le hasard, la tuile tombe juste sur la tête de M. Dupont." (Logique, court traité de philosophie, André Vergez et Denis Huisman, p. 89) . Le hasard est ici le point de rencontre de ces séries causales indépendantes: toutes sont individuellemnt déterministes, mais leur conjonction produit de l'imprévisibilité.

Seulement l'indépendance des séries causales ne saurait être postulée trop rapidement, il faut ici nous demander s'il ne s'agit pas plutôt d'une indépendance due à l'ignorance. En effet, deux séries causales en apparence indépendantes ne le sont qu'à partir d'un certain référentiel d'étude qui ne laisse apparaitre aucun lien direct et évident entre les séries. Toutefois, le fait que celles-ci puissent s'entremêler et se rencontrer pour produire un phénomène qui s'érige en produit de leur commuauté montre une chose: les deux séries existaient sur un même plan, plan lui même causalement déterminé, et qui donc est apte à les subsumer sous une même explication les réunissant toutes deux. Pour le dire autrement, il existe toujours un référentiel, une certaine échelle dans laquelle fusionnent les deux séries pour n'en faire qu'une. Si ce référentiel n'existe pas encore: il est le but de la science.

Ainsi, pour reprendre notre exemple, nous pourrions affirmer qu'il était possible, en amont, de prendre une échelle plus large par laquelle sont réunies toutes ces séries causales et au sein de laquelle l'événement malheureux est tout à fait prévisible. C'est d'ailleurs totalement le cas, en réalité, puisque toutes les séries citées sont déterministes. Si elles sont en apparence indépendantes elles n'en demeurent pas moins spatialement contigües, ce qui explique qu'en dézoomant nous puissions observer la trame globale qui les unit dans un même motif. Ce qui produit l'indétermination du résultat est la synthèse des séries qui multiplie exponentiellement la complexité du calcul à réaliser (notamment en démultipliant le nombre de facteurs causaux). Le hasard est dans ce cas imputable à la complexité mais non à l'imposibilité en droit de déterminer l'effet de cet enchevêtrement de causes.

On peut aller plus loin et imaginer qu'une théorie physique ultérieure, de la même manière que les lois de Maxwell ont permis d'unifier les phénomènes électriques et les phénomènes magnétiques, permettra d'expliquer tout événement énergétique comme déterminé par des principes et lois unifiés.

Ce problème est en fait très semblable à celui qui amène à distinger le synthétique de l'analytique. Ce qui nous apparaît synthétique dans la connaissance ne l'est que par l'ignorance des principes fondamentaux sous lequels sont contenus les jugements précédemment étrangers. Autrement dit la connaissance produit les principes unifiant ce qui relevait de l'hétérogène avant qu'on les ait découvert. Le mouvement scientifique est tout entier tourné vers la production de principes qui subsument les phénomènes et jugements en apparence étrangers pour les unifier par la tautologie.

Il n'y a donc que de l'analytique dans la connaissance car le synthétique n'est que l'effet d'une certaine échelle par laquelle nous analysons les phénomènes et sous laquelle ils nous paraissent étrangers, plus ou moins disjoints. Connaître c'est précisément changer d'échelle (à la fois spatialement et temporellement) pour qu'apparaisse enfin le plan sur lequel le divers des phénomènes se résorbe dans une causalité commune les déterminant tous.

mardi 15 février 2022

Hume, Kant, et le problème de la causalité

Kant se réveillant de son sommeil dogmatique pour répondre à Hume parvient effectivement à réhabiliter la notion de substance en tant qu'elle est l'objet constitué par un phénomène à l'aide d'une synthèse du divers sensible par l'intermédiaire de catégories, notamment celle de causalité. Ce que Kant parvient à faire c'est changer la nature épistémique de la causalité, qui passe du statut de concept produit par induction à concept a priori, transcendantal, et absolument nécessaire à ordonner toute expérience -- ce qui revient à dire que tout le donné sensible, c'est à dire la matière de nos perceptions, doit être passé au filtre de cette catégorie de causalité. La conséquence en est bien la valeur nécessaire et universelle de la causalité: c'est à partir d'elle que se constitue l'expérience du monde sensible, et il n'est donc pas juste de dire, comme le faisait Hume, qu'elle n'est que l'hypostase branlante d'une hypothèse émise par la répétition d'une certaine association entre deux objets ou événements.

Toutefois, ce que n'a absolument pas fait Kant en répondant à Hume, c'est de permettre à la science d'affirmer de manière apodictique que les relations de causalité qu'elle détermine entre les phénomènes et les objets qui se donnent à travers eux, sont vraies, de manière nécessaire et universelle. En réalité, ce n'est pas parce que la catégorie de la causalité est devenue transcendantale, a priori, et qu'elle est donc formellement apodictique, que son contenu actuel, c'est à dire la manière dont elle est appliquée à un divers sensible, l'est aussi. Pour bien comprendre cela, nous pouvons prendre l'analogie du syllogisme. Un syllogisme peut très bien être formellement correct et pourtant totalement faux du point de vue du contenu.

Lorsque j'affirme: tout ce qui est rare est cher, or un cheval bon marché est rare, donc un cheval bon marché est cher, je ne fais rien d'autre qu'employer une forme logique éprouvée de manière érronnée: l'erreur se glissant dans le contenu qui se fond dans ce moule formel.

C'est exactement le même problème qui se pose aux jugements scientifiques, même après la remarquable révolution coppernicienne de Kant: le lien causal a beau être justifié formellement, il n'en reste pas moins matériellement soumis à l'erreur. Et ce n'est pas parce qu'il est nécessaire que tout phénomène possède une cause par laquelle il est engendré, que les associations causales que la science va définir seront exemptées d'erreur. Je peux très bien associer au fait d'avoir brûlé un cierge ma réussite à un examen, sans pour autant que cela soit juste, et sans pour autant remettre en cause la nécessité qu'il existe véritablement un faisceau causal explicatif de cette réussite.

Ainsi, le travail kantien n'apporte rien à la confiance que peuvent avoir les scientifiques en leurs hypothèses et leurs modèles explicatifs. Ils sont tout autant soumis à l'erreur, qui elle, ne peut se reposer uniquement sur l'expérience et la contingence inductive afin d'être éventuellement débusquée. C'est pour cette raison que Popper énonce un fait important en prêtant à l'expériementation un pouvoir non de validation des théories, mais de falsification. Nous ne possédons aucun critère nécessaire et indubitable pour affirmer qu'un modèle explicatif est absolument vrai. Et tout ce qu'affirme Hume en la matière demeure totalement valide et en accord avec l'expérience.

mardi 5 octobre 2021

Placebo

Que fais-tu donc humain?

J'imprime la fausse monnaie d'un royaume autistique.

Entre ces murs factices, je marche halluciné contemplant des trompe-l'œil peint sur la surface même de yeux creux. Roi solitaire à la recherche d'autres: autochtones, allogènes, transpécifiques, ontico-indéterminés capables de trôner à sa place sur le siège fantôme de cette vacuité.

Autiste forcené, j'imprime mon symbole, unique et dérisoire, usant de l'espace-temps pour me torcher l'esprit -- c'est tout l'agencement atomique ingénieux du corps qui forme un émonctoire au vide. La chair est un trou noir d'où jaillissent des mondes et chaque langue un code génétique, même lorsqu'elle est prononcée à l'intérieur, dans sa citadelle dévastée, entourée de douves d'absolu. Pas une pensée qui ne soit effective, produise en quelque lieu sa froide réalité.

Réalité? Le réel est un placebo qu'on s'échange en soirée par frottement des langues: ça passe mieux avec un bon spiritueux; ça prémunit d'être spirituel. Tout ce qui sort du fond ténébreux de soi-même paraît si étranger, si autonome et si réel... À tel point qu'immédiatement nous nous mettons en charge d'intégrer l'altérité qu'on croit saisir, nous ravalons notre vomi et nous appelons ça: Réel. Je souris... À cette idée... L'idée qui sort de ma cervelle -- qui n'est que le concept que je crée -- et immédiatement se charge d'exister dans cette chaîne indéfinie de la causalité.

Un dialogue à soi-même, si vous voulez savoir. Tous les objets sont des crachats qu'on s'empresse d'avaler.

Si le réel est vraiment placebo, qu'arrivera-t-il à ceux qui n'y croient plus?

lundi 22 mars 2021

Liberté et déterminisme: l'heur du choix

Considérations spatiales sur le choix dynamique

 

Bergson nous explique de manière originale les biais cognitifs à l’œuvre lorsque nous raisonnons à propos du libre-arbitre. Nous avons systématiquement, dit-il, tendance à nous représenter le choix comme un chemin qui atteint un carrefour où plusieurs embranchements sont possibles, et parmi lesquels l'un d'eux est finalement élu. Le problème avec cette image, nous dit-il, réside dans le fait que nous représentons par là de la durée dynamique par de l'espace figé. C'est à dire que nous cherchons à reconstituer la durée, le mouvement, par la juxtaposition d'instants que l'on va relier entre eux pour former une trajectoire. Or, dans le cheminement du choix se faisant, les embranchements possibles ne sont pas encore tracés et donc, contrairement à ce que nous laisserait croire la représentation spatiale d'une trajectoire, le nombre des possibles est totalement ouvert et indéterminé puisque n'importe quel évènement survenant, n'importe quelle réflexion surgissant, peut soudainement ouvrir un horizon imprévu à l'individu délibérateur.

Les tenants du déterminisme, comme ceux du libre-arbitre, tiennent cette représentation spatiale du temps écoulé (et non pas du temps qui s'écoule) comme légitime et s'appuient sur elle, les uns pour affirmer grossièrement que "le chemin a été tracé ainsi; donc sa direction possible n'était pas une direction quelconque, mais bien cette direction même", les autres pour rétorquer que "avant que le chemin fût tracé, il n'y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu'il ne pouvait encore être question de chemin". Bergson enfonce le clou en résumant les deux positions à une tautologie: "l'acte, une fois accompli, est accompli" et de l'autre côté: "l'acte, avant d'être accompli, ne l'était pas encore" (Essai sur les données immédiates de la conscience).

Bergson cherche à sortir la réflexion sur le sujet de sa structure spatiale afin de la réintégrer dans un paradigme temporel (ou plutôt de la durée pour être plus précis). Dans ce cadre là, c'est la métaphore musicale qui s'impose car chaque instant contient la mémoire de tous les instants passés puisqu'il existe une compénétration totale des états de conscience dans le présent qui s'écoule. Ainsi, la note de musique que l'on entend à un instant t ne prend toute sa valeur que par l'ensemble des notes jouées auparavant, leur timbre, le tempo, etc. On voit donc que l'individu qui délibère est une création continuée qui se métamorphose à chaque instant par le devenir. Puisqu'il synthétise les états de conscience passés (notons ici que parler d'états comme s'il s'agissait d'unités distinguables des autres et que l'on peut juxtaposer est une représentation captieuse car spatialisante de la durée qui n'est que "le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant"), le présent est une nouveauté permanente, en fait il faudrait préciser qu'il n'a pas d'état stationnaire. De la même manière il est impossible de résoudre le paradoxe de Zénon en divisant le temps par des instants ou le mouvement par des distances.

Bergson conclue de cette nature dynamique de la durée qui, en outre, se complexifie sans cesse à mesure que s'interpénètrent des états (nous continuons d'employer ce terme par commodité) antérieurs dans le présent d'écoulement, par l'existence du libre-arbitre en tant que nulle cause extrinsèque ne vient déterminer la volonté humaine qui ne consiste non plus en un choix, mais en une création. On peut trouver là un point de doctrine intéressant de l'auteur vitaliste mais la conclusion semble néanmoins un peu hâtive. J'aimerais l'examiner plus en détail en analysant finement l'acte de délibération dans sa nature, son objet et sa structure.

 

L'analogie du calcul

 

J'utiliserai ici une autre analogie qui sera celle du calcul. Il semble commode et adéquat de considérer la délibération de la volonté sur le modèle du calcul qui s'opère sur des valeurs déterminées. En effet, lorsqu'on se place dans une situation de choix, nous sommes guidés par le désir d'opérer le "bon" choix pour nous, c'est à dire qu'il s'agit de pondérer divers scénari possibles en examinant leurs conséquences à plus ou moins longue échéance afin d'actualiser un possible qui nous apparaît comme le meilleur. Comment donc s'opère ce jugement? Puisqu'il s'agit d'une pondération, il semble logique que cette opération soit un acte de comparaison entre des flux conséquentiels auxquels on attribue une valeur, une quantité de bénéfice, qui sera précisément mise en concurrence avec les autres. C'est donc le scénario qui récolte le plus grand score qui sera poursuivi, ce score étant constitué par l'attribution d'une valeur déterminée correspondant à la compatibilité dudit scénario avec un ou des critères de référence. Par exemple, si les critères de référence lors du choix d'un métier sont l'aspect financier et la sécurité de l'emploi, il s'agit de déterminer dans quelle mesure tel ou tel métier maximise ou minimise l'accord avec ces critères de référence. Si ces critères sont contradictoires, il s'agit d'opérer la différence entre la valeur des deux critères en plaçant en premier opérande celui qui est jugé plus important. On voit bien alors comment l'exécution d'un choix implique un ensemble de valeurs imbriquées les unes dans les autres, de manière potentiellement fractale, formant une hiérarchie. La valeur d'un scénario peut d'ailleurs subsumer sous un critère différent la conjonction de multiples autres critères. Dans notre exemple on pourrait par exemple imaginer subsumer la sécurité et la richesse sous un troisième critère qui serait le temps libre, l'individu délibérant alors sur le meilleur équilibre entre les deux premiers critères, celui qui les maximiserait tout en conservant une quantité satisfaisante de temps libre.

 

Une des caractéristiques des mathématiques et plus précisément du calcul arithmétique est la contradiction entre une opération de nature médiate, c'est à dire temporelle, et la nécessité qu'elle s'applique à des entités anhistoriques et atemporelles que sont les valeurs. L'existence même de l'unité (mathématique, quantitative) requiert l'éternité figée de l'espace atemporel qui seul peut produire l'illusion de l'identité (le nombre 2 par exemple ne doit jamais différer de lui-même d'un instant à l'autre, il existe dans l'éternité). Un nombre, une unité n'a pas d'existence historique, elle est éternellement identique et ce de manière nécessaire. Pour qu'un calcul soit possible, il faut qu'il s'opère sur des valeurs immuables et permanentes, qui ne changent pas entre l'instant où l'on a entamé le calcul et celui où nous le terminons. Or les valeurs que nous manipulons lors d'une délibération sont les produits d'un jugement, c'est à dire des quantifications d'états de conscience différents. Et il n'existe pas un état de conscience identique à un autre puisque la relation qui unit le sujet à un objet n'est pas la même à un instant t qu'à un instant t+1. Pourquoi? Parce qu'à l'instant t+1, le sujet contient en lui (par sa mémoire) l'instant précédent et qu'il s'en trouve par là modifié (rappelons nous de l'image musicale). De là, il n'y a qu'un pas pour affirmer que même l'objet s'en trouve aussi modifié, si tant est qu'on le considère comme une projection ou  production du sujet. Autrement dit par le fait que la délibération s'opère dans la durée, par laquelle le sujet délibérant se transforme en permanence, les objets que sont les valeurs qu'il attribue à un ensemble donné de conséquences possibles se trouvent eux aussi évanescents et, loin d'être des valeurs déterminées dans un espace atemporel, sont le fruit d'une création continue.


Par conséquent, la délibération considérée en tant que calcul (donc soutenu par une conception déterministe de la volonté) est impossible dans la durée. C'est peut-être pour cela que nous hésitons tant à prendre une décision importante: parce que nous ne cessons d'être transformés par la réflexion d'objets qui, à mesure que nous les réfléchissons, n'ont de cesse eux aussi de se métamorphoser, rendant toute comparaison diachronique impossible. Imaginez un instant tenter de calculer 2 + 2 + 2 tandis qu'après avoir réalisé l'addition des deux premiers opérandes, le premier se met soudainement à changer de valeur... Il faudra donc se décider purement synchroniquement et ce qui permettra qu'une solution émerge, c'est que ce processus de délibération à travers lequel l'individu se métamorphose finisse par produire une liste d'objets dont les valeurs se stabilisent et soient suffisamment différentes pour qu'un d'eux emporte l'assentiment, de manière immédiate. Or s'il est possible d'imaginer que le résultat d'un calcul tel que 2 + 2 = 4 puisse exister de manière immédiate, il est cependant impossible d'imaginer qu'un calcul puisse s'opérer de manière immédiate lors même que sa nature est temporelle et médiatrice. L'acte d'opération n'est donc pas celui par lequel un choix est produit, il est cela dit le processus par lequel les valeurs de chaque option sont déterminées par un jeu dynamique qui les met en relation systématique les unes avec les autres. Ce n'est que lorsque ce rapport de force cessera d'être alimenté par des apports extérieurs (dans une certaine mesure) que l'état du système pourra se stabiliser (de manière relative). À ce moment là, c'est par un acte intuitif par lequel le sujet délibérant contemple ensemble, de manière synchronique, les résultats de chaque scénario, qu'il peut déterminer celui qui a le plus de poids dans la balance de son jugement. Autrement dit le choix est opéré avant que l'attention ne s'en saisisse et le reconnaisse, de la même manière que deux sacs de patates ont des poids déterminés avant que le marchant en prenne connaissance par l'acte de pesée.


Déterminisme ou libre création?


Mais alors, cette pondération  à l’œuvre dans l'acte de choix est-elle une opération déterminée ou le fruit d'une libre création? Autrement dit, est-ce nous qui fixons les valeurs de chaque scénario ou bien ces valeurs nous sont-elles imposées par des déterminismes divers?


Répondre à cela nous invite à s'interroger sur le fondement hiérarchique de la motivation chez l'individu délibérant. Il s'agit d'une double question: d'abord il faut examiner ce qui peut expliquer qu'une personne place tel ou tel critère au-dessus de tel autre, ensuite comment s'opère la détermination des valeurs indexées à chaque critère. Soit on considère le fait qu'aucun phénomène naturel n'échappe aux lois de la causalité et l'on accepte que l'être humain n'y fait pas exception. Dans ce cas, la hiérarchie axiologique est un produit de déterminismes sociaux, historiques, culturels, psychologiques, etc. Idem pour la détermination des valeurs. Soit on se place dans un paradigme kantien délicat qui tente de conserver le libre-arbitre tout en l'harmonisant, de manière assez mystérieuse il faut bien le dire (mais Kant l'admet lui-même à plusieurs reprises), avec les nécessités du déterminisme causal. On se refusera ici cette solution puisqu'elle repose sur un postulat ad hoc fondé uniquement sur un acte de foi en un libre-arbitre qui est considéré comme indispensable et non négociable. Nous plaçant, au contraire, dans un paradigme épistémologique il nous est interdit d'emprunter cette voie qui commande l'obéissance à un postulat hautement problématique par son caractère transcendant (au sens kantien).

 

    Qu'est-ce qu'une création libre?

 

Reprenons la position bergsonienne et tentons de comprendre par quel moyen il parvient à définir le choix comme création libre et non déterminée. Pour paraphraser cet auteur, considérer le choix rétrospectivement, c'est spatialiser la délibération en trajectoire. Le déterminisme affirme, face au constat d'une certaine trajectoire, que les alternatives n'étaient pas possibles puisque le chemin une fois tracé, il était nécessaire qu'il en soit ainsi. Les tenants du libre-arbitre affirmeront quant à eux que d'autres trajectoires étaient possibles et que le choix de tel ou tel embranchement est contingent, libre.


Il semble primordial d'opérer une distinction essentielle: il y a ici confusion entre contingence et liberté. Le hasard (ou contingence) n'est pas la liberté puisque précisément la liberté est une abolition du hasard en cela qu'elle explique une action par une (ou plusieurs) motivation qui la déterminera. Donc le libre-arbitre (si l'on s'en tient à cette position), à travers le choix, vient opérer une jonction 'causale' ou motivationnelle entre un état des choses et un autre antécédent. C'est à dire qu'il va lier un avenir à la production libre d'un choix présent que la connaissance du passé ne pourrait en droit permettre de déterminer à l'avance. Il y a bien des motivations antécédentes mais elles ne déterminent pas le choix de manière apodictique, elles ne seraient que des influences non suffisantes. Dans ce cas là, qu'est-ce qui peut bien déterminer le choix final? Et s'il faut comprendre le choix comme un acte indéterminé en son essence, la seule conséquence possible est celle de la contingence du choix. Autrement dit cela implique nécessairement que le choix en tant que création ex nihilo de volonté repose sur le chaos et le hasard, qu'il émerge du néant, qu'il est inexplicable, sans traçabilité. Mais le hasard dénoue les états diachroniques des choses pour en faire une simple juxtaposition sans lien logique, il n'est qu'une absence d'explication. Ainsi prendre la liberté pour une telle chose revient à l'assimiler à la pure contingence, au chaos, à la gratuité qui assimile par conséquent l'homme à la machine où à une irrationalité qui diffracte l'unité originaire de la conscience et projette l'individu dans un faisceau d'actions que rien n'unit entre elles, de gestes sans grammaire. Si le choix est effectivement création radicale d'imprévisibilité alors il fait de l'homme un automate régi par des lois occultes, une mécanique du chaos qui l'enchaîne à un déterminisme nécessaire mais inexplicable, irrationnel et hors du domaine de l'entendement.


Il faut bien comprendre ceci: le fait que dans la durée l'individu soit une création permanente de nouveauté et d'imprévisibilité n'en fait pas pour autant un être libre de tout déterminisme. En effet, il faut bien admettre que dans cet écoulement, dans cet enroulement de l'être qui sans cesse se transforme et grossit du passé qui vient l'enrichir dans sa totalité (par compénétration), l'état conscient parvient à opérer une unité stabilisatrice de permanence. Peu importe que cette ipséité soit le fruit d'une illusion ou d'une troncature de l'individu qui se met en suspens et s'extraie pour un moment du flux métamorphique qui le différencie de lui-même, peu importe puisqu'elle advient et rend seule possible la stabilité d'un fondement apte à produire le sentiment d'identité. Si l'identité existe et qu'une conscience se reconnaît elle-même dans chacun de ses états c'est précisément parce qu'elle n'obéit pas aux lois d'un chaos contingent et qu'elle parvient à suivre le fil de sa propre intention dans la couture de ses propres choix. Autrement, le vécu conscient ne serait qu'une juxtaposition de tronçons disparates correspondant chacun à un individu différent que rien ne relie aux autres états de conscience.


L'identité existe précisément car la conscience est la totalité des choses. Or le Tout ne peut différer de lui-même dans sa définition d'être le tout, même s'il englobe des choses nouvelles et différentes à chaque instant. N'étant pas identifiable à ses parties mais les subsumant toutes, il est toujours égal à lui-même. Donc l'état conscient en tant qu'état total permet de fournir l'assise immuable et stable nécessaire à la qualification du changement en temps que durée. C'est dans cette assise que se produit le calcul délibératif. C'est sur son fond que s'opèrent les déterminismes qui entrent en jeu, c'est à dire la fixation de valeurs à des variables (leur détermination) à des fins de calcul. Le fait que l'on ne puisse s'extraire du temps (de la durée) pour opérer le calcul avant qu'il ait lieu (c'est à dire avant que l'on puisse reconnaître et lire son résultat) a pour conséquence de rendre la délibération certes imprévisible (de la même manière qu'on ne peut prévoir le nombre d'allumettes d'un paquet avant de l'avoir compté), mais pas de l'extraire de tout déterminisme. L'individu est bien déterminé par les valeurs qu'il a fixé et qui lui serviront d'unités de calcul. Il ne sait pas encore le résultat avant d'avoir opéré ce calcul mais dès lors que les unités sont fixées, les variables déterminées, alors le choix est déjà opéré. Il ne s'agit plus que d'en prendre connaissance par un acte d'intuition des valeurs. La détermination, et donc le déterminisme, est consubstantielle au choix motivé.


    L'intérieur et l'extérieur


Bergson ne dit pas que la liberté est l'absence de détermination, mais il précise: de détermination extérieure. C'est à dire que le seul déterminisme auquel est soumis l'individu est celui qui l'expose à des causes endogènes. Mais qu'est-ce à dire que les causes qui déterminent notre volonté son propres à notre constitution intérieure, à notre nature propre et ne sont pas d'origine extérieure? Affirmer une telle chose c'est se placer à même d'opérer une nette distinction entre l'intérieur et l'extérieur. Or l'individu, comme une simple cellule, est délimité par une interface sensorielle qui le place en communication permanente avec l'extérieur. À tel point que sans cet extérieur, point d'individu. D'ailleurs, la conscience est toujours conscience de quelque chose, et comme le dit Sartre, elle est caractérisée par son rapport d'extériorité à tous les objets qu'elle vise. L'esprit se constitue par le traitement d'impressions extérieures, par l'intermédiaire des sens. N'est-ce pas là une forme de déterminisme hétéronome? Ou l'environnement perçu n'a aucune influence sur la personne qui délibère, et alors il n'y a pas d'histoire, pas de durée puisque tout est déjà donné dans l'éternel. Ou encore l'individu n'est qu'un empire dans un empire et le monde lui-même doit être conçu comme le produit d'un pur solipsisme. Pour sortir de ces deux apories, il faut admettre que l'individu est en permanence influencé par des causes extérieures qu'il synthétise en son présent par sa complexion singulière. Il constitue en lui-même une valeur ou une fonction qui traite les données extérieures pour produire de nouveaux états. Mais il est bien déterminé tout autant par son intimité (d'ailleurs façonnée en permanence par les perceptions externes) que par l'extime. Certes, cet extime est filtré et en permanence traité par le système psycho-physiologique auquel on attribue l'identité de l'individu mais qui a jamais affirmé le contraire? Dire que l'on est déterminé par les événements extérieurs n'est pas affirmer que l'on est ces choses extérieures, ni que l'influence de celles-ci sera la même sur chaque individu. Dans un monde dynamique, dans un système en perpétuel transformation, les valeurs changent sans cesse, mais il existe bel et bien une grammaire, une logique qui préside par ses lois aux interactions en cours. Si tel n'était pas le cas, c'est le chaos qui prévaudrait et nul ordre ne saurait être déterminé et encore moins perpétué par les humains. Nul homme ne pourrait plus se reconnaître en son passé et a fortiori se connaître. Si l'identité prend la figure d'un système synchronique à travers lequel le présent fait résonner en lui toutes les parties du passé vécu, il faut admettre qu'un système est un ensemble ordonné par une structure et des lois de relations entre les éléments qui le composent, de la même manière que les lois de l'harmonie règlent la musicalité des sons.

Certes, le système à mesure qu'il se complexifie augmente les relations entre ses éléments de manière exponentielle, ce qui a pour conséquence que le traitement d'une donnée nouvelle nous semble absolument indéterminé tant la complexité des interactions en jeu dans ce processus de traitement nous semble inconcevable. Mais ce qui excède les limites de notre entendement ne doit pas pour autant être jugé par nous comme incompréhensible. Nous ferions alors dans ce cas l'erreur de prendre pour une différence de nature ce qui n'est qu'une différence quantitative. La complexité de l'écheveau causal en jeu dans le système d'une identité humaine est dépendante du nombre de données à prendre en compte. Il semble légitime de postuler que ce nombre est infini ou du moins tellement élevé qu'il est purement inconcevable pour un humain. Imaginons par exemple que le nombre d'atomes de notre constitution physique compte, que leur ordre aussi, que notre situation spatio-temporelle influe, que la moindre pensée ou sensation est une donnée significative et ce dans la moindre de ses nuances, etc. On parvient très vite à un nombre de données incalculable qui correspond précisément au nombre de données du monde lui-même. Si la science parvient peu ou prou à isoler des systèmes du reste de l'univers, elle le fait sur des systèmes composés de très peu d'éléments et de manière imparfaite. Pour un être humain, le nombre d'éléments est d'emblée gigantesque et la manière dont chaque partie de l'univers influence notre physiologie d'une part et notre psychologie d'autre part ne peut être déterminée.

Mais en cela l'être humain n'est pas fondamentalement différent de la moindre entité vivante et même d'entités minérales. Prenons l'exemple d'une pierre: est-ce que les lois de la gravité s'exercent sur cette pierre de la même manière que sur n'importe quelle pierre? Bien sûr que non. Le système singulier d'agencement atomique de telle pierre va déterminer la manière singulière dont la gravitation s'appliquera à son cas. Une pierre parfaitement sphérique par exemple ne se mouvra pas de la même manière qu'une pierre de forme carrée ou carrément plate. Dira-t-on pour autant que la pierre n'est pas déterminée (tant par des éléments intérieurs qu'extérieurs)? C'est bien la constitution interne de la pierre qui va déterminer la manière dont les influences extérieures s'appliqueront à elle. Il n'existe pas une pierre identique à une autre pour laquelle des forces s'appliqueront exactement de la même manière que pour une autre.

Pourquoi n'en irait-il pas de même pour la psychologie humaine? Dire que le présent d'écoulement par lequel se constitue un choix est libre parce qu'il est le produit de "notre personnalité entière" c'est admettre que la liberté est un produit, une conséquence, et qu'elle obéit donc nécessairement à des lois de constitution qui lient des éléments fondamentaux à un résultat par l'intermédiaire d'un processus. Ces processus ne peuvent être aléatoires si l'on veut pouvoir reconnaître une personne d'une autre, si l'on veut pouvoir attribuer à quelqu'un un caractère, une personnalité. Cette causalité multifactorielle est d'une telle complexité qu'elle nous permet seulement de tirer des tendances probabilistes à la prédiction des comportements individuels, mais on voit les mêmes propriétés à l'œuvre dans la médecine qui ne peut parvenir à une stricte causalité mécanique dans la connaissance des évolutions métaboliques, non parce qu'il s'agirait là d'une indétermination principielle, mais parce que les facteurs causaux sont si nombreux qu'ils nous sont parfaitement opaques et inconcevables.

Intérieur et extérieur sont des notions purement abstraites et correspondent à des absolus idéals que nous n'expérimentons jamais. Il s'agit là d'idées transcendantes. Nous n'expérimentons jamais qu'une oscillation entre ces deux tendances, bien souvent déterminée par un point de vue arbitraire qui définit les systèmes observés par une frontière problématique, inapte à traduire la sympathie universelle à l’œuvre dans l'univers (et qui en lie chacun des éléments).

jeudi 12 septembre 2019

Ratiocination autour du choix

Je n'ai rien su choisir et dieu que cette pensée m'afflige.

Mais qu'est-ce que le choix? Ce monde fait de phénomènes régis par les lois de la causalité devrait accueillir l'étrange entité humaine qui en serait exempt? Accepter cela serait placer l'humain hors de l'univers, en faire un empire dans l'empire des choses. Pourtant nous ne faisons jamais l'expérience de quelque chose qui puisse échapper à la causalité. Les phénomènes adviennent, les causes et les conséquences se déroulent et l'homme y prend part sans échapper à la règle. C'est évident lorsqu'on considère un homme inconscient qu'il n'est alors aucun libre-arbitre en ce spectacle. C'est bien la conscience éveillée qui, lorsqu'elle observe les évènements, redouble le cours du monde par son jugement et produit l'idée de choix.

En cela les stoïciens avaient parfaitement compris que la liberté ne pouvait constituer qu'en un consentement à l'ordre des choses. La conscience étant une durée, elle contracte sans cesse du passé (c'est à dire du non-phénomène, du non actuel) dans le présent, et dès lors ne peut aucunement être concomitante avec les phénomènes. Elle est une rémanence, un décalage, une reconstitution. La conscience est constituée d'images, de signes qui figurent les perceptions qui elles-mêmes représentent les phénomènes. Elle est par conséquent un langage, une carte produite par les formes transcendantales de l'être humain qui permet l'expérience du réel à travers ce qu'on nomme un monde. Par conséquent l'être ou la substance qui est la condition de possibilité de la conscience est aconscient, c'est une aperception adjacente au monde. La partie qui est en contact avec le monde (comme peut l'être la fenêtre avec le paysage) est donc une partie de celui-ci, soumise aux lois de la causalité. Par conséquent la responsabilité est une illusion de la conscience.

Mais on pourrait objecter que le point de contact avec le monde n'est pas la totalité de cette entité qui produit la conscience, ainsi peut-être, comme le pensait Kant, en cette dimension le libre-arbitre est-il envisageable et s'insère-t-il de quelque manière que ce soit dans le cours causal des phénomènes. C'est une hypothèse invérifiable. D'ailleurs l'ensemble de ce texte est une démonstration aux hypothèses invérifiables. J'aurais aussi bien pu me taire.

Mais je peux croire à cette histoire pour me libérer de la croyance en la responsabilité et consentir à l'état du monde tel qu'il est: faisant de ma neurasthénie une donnée nécessaire de son système.

Cependant qui croirait alors à ce jugement? Serait-ce une décision jaillie du néant, sans cause, ou bien la conséquence naturelle de phénomènes existants (qu'ils soient mondains ou extra-mondains)?

Choisit-on ses croyances, et choisit-on quoi que ce soit?

mardi 17 octobre 2017

Le ciment et le sable

N'oublie pas, coeur solitaire, âme enclavée ou qui se croit comme telle, voire qui se croit damnée: tu as un pouvoir sur les choses; et tu peux faire s'envoler les coeurs comme une horde d'oiseaux sauvages. Tu es lié à tant de choses... À vrai dire, à toutes choses. Mais tu as oublié. Tu as vécu quelques années, cru apprendre certaines leçons, et le long flux du temps a érodé tes coquillages, pour en faire le sable de ces plages où tu te complais à échouer, inerte, d'un destin minéral et qui n'est pas le tien.

Tu as appris à apprendre et, malheureusement pour toi, point encore à désapprendre. Or ces deux processus sont pourtant les mêmes.

Avance-toi en courant dans les forêts peuplés et tous les bois vivants. Vois comme le monde répond à ton approche, comme les buissons s'agitent de ta visite impromptue, vois comme les membres s'affolent et cherchent à se mettre à distance du tumulte que tu produis. À chaque seconde, tes choix, tes gestes, tes actions, se répercutent sur l'ensemble du monde. Pourquoi donc préfèrerais-tu t'ensabler dans l'oubli, et devenir ce silence qui te pétrifie mais qui pourtant n'est rien, rien qu'une toile de fond pour tes chants infinis.

Laboure le silence et plantes-y tes graines de vie. Mouille le sable du temps pour en construire des châteaux, éphémères si tu veux, ou plus durables car le ciment est aussi fait de sable...

Tu as pris bien du temps à trouver ton chemin, d'ailleurs peut-être cherches-tu encore, cette voie d'or censée te porter à demain, comme si le vent lui-même t'avait fait sien. Et pendant que tu cherchais ta route, comme un enfant déporté, tu la traçais dans le sol, aussi sûrement qu'un magma qui dévale les pentes raides des volcans énervés. Peut-être cette route n'est-elle pas la plus rectiligne qui soit, mais il n'y a que des lignes droites pour qui ignore sa destination. Ce voyage que tu ne cesses d'ajourner était déjà entamé depuis le premier doute, à peine la première hésitation. Cette voie qui est la tienne, peut-être ne la vois-tu pas, mais c'est la voix par laquelle on te reconnaît dans l'univers où tu es.

Lorsque tu crois n'avoir rien fait, regarde toujours derrière toi, prends quelques minutes pour contempler, ces gestes que tu jugeais nuls, ces choix que tu pensais n'en pas être. Ce qui t'apparait beau alors, mets-le au-devant de toi, nourri par ce vécu comme un engrais.

Si tu ne sais pas où tu vas, le temps, tout de même, retient la forme de tes pas. Le ciment et le sable sont du même bois.