Les absurdités du langage

Comment diable peut-on donc parler de concepts impossibles? Laissons de côté licornes ou autres êtres imaginaires que l'actualité nie mais qui demeurent logiquement possibles. Parlons Étudions plutôt ici le cas de ces concepts sémantiquement faux, les absurdités telles que le rond carré, si souvent pris en exemple par les philosophes du langage.

Rappelons pour les besoins de cette étude ce qu'est le sens ou la signification d'un mot. Chez Saussure, la langue est définie comme un système de signes (que l'on associera aux mots) et le sens naît à la fois du (ou des) signifié(s) charrié(s) par le signifiant et surtout de la valeur que la phrase, ou l'énoncé, confère au mot sur le moment. Ainsi Saussure explique que la signification d'un mot ne se résume pas à son seul signifié (défini une fois pour toute par le lexique) mais dépend étroitement du jeu des mots, de leurs rapports, au sein de la phrase, qui vont perceptiblement déformer le signifié initial.

Pour mieux visualiser ce processus, il faut considérer, comme le dit Saussure, la langue comme un puzzle où chaque mot est une pièce qui découpe un espace dans une unité originaire. Chaque pièce est ainsi définie par l'espace que la pièce précédente lui a laissé, ces frontières possédant bien souvent une limite relative, soumise à l'évolution. Par conséquent si l'on veut définir la signification d'un mot dans une phrase, il faut observer comment les relations syntagmatiques qui lient les mots de cette phrase entre eux viennent étirer ou ronger les frontières que délimite le signifié originaire du mot. La signification est soumise à un jeu d'influence réciproque qui peut fortement déformer la signification initiale d'un signifiant, sa signification n'apparaissant alors que comme un support commode, une matière première que les rapports sémantiques entretenus par le système vont modeler.

Ceci étant dit, il faut maintenant insister sur les deux dimensions de la langue définies par Saussure: la chaîne syntagmatique et la chaîne paradigmatique, que l'on pourra mettre en parallèle avec la dimension temporelle et la dimension spatiale de la réalité physique. La chaîne syntagmatique est celle qui régit les rapports entre les mots dans une phrase ou énoncé, tel que nous venons de le voir. C'est donc elle qui dicte les règles sémantiques qui vont s'effectuer sur les mots et leur conférer une valeur particulière à leur contexte. On peut se la représenter comme une ligne horizontale partant du début de la phrase et se poursuivant jusqu'à la fin de celle-ci.

La chaîne paradigmatique, elle, est celle qui définit les rapports d'équivalence entre les différentes catégories de mots dans la phrase, elle est pure subsomption. Il faut se la représenter comme une ligne verticale, coupant chaque mot de la phrase et donnant accès à toute la liste des mots qui rentrent dans la catégorie ou fonction de l'entité étudiée. Ainsi, la chaîne paradigmatique qui contient un adjectif qualificatif dans une phrase va consister à lister tous les adjectifs qualificatifs de la langue, qui auraient pu légitimement remplacer celui utilisé car ne modifiant pas la chaîne syntagmatique de la phrase, mais qui, toutefois, en altèrent le sens. Cette liste ne s'organise pas selon des rapports associatifs dans la phrase, il s'agit d'une liste virtuelle et simultanée en ce sens que chaque maillon de la chaîne paradigmatique est exclusif des autres, on peut l'assimiler au choix du juste mot.

Enfin, dernier point à éclaircir avant de rentrer dans le vif du sujet: la signification d'un mot n'est pas positive mais négative. En effet le système de la langue définit des espaces (représentés par les pièces du puzzle) dont le contenu ne donne pas l'essence des choses mais cloisonne l'espace d'existence de ces entités que le langage veut définir. Ainsi la langue ne dit pas ce que sont les choses mais plutôt ce qu'elles ne sont pas, elle oriente la pensée, la guide, mais jamais ne va saisir la "chose en soi" pour la donner à l'homme dans sa pleine connaissance. Nous supposons que pour connaître une chose, il faut être cette chose -- et par là même s'annihile automatiquement le processus de connaissance même qui consiste à séparer sujet et objet. Par conséquent la langue est un formidable outil d'étude des rapports entre les choses, de leurs points de contacts (nous faisons référence ici aux valeurs des mots, à leur signification mouvante et qui dessine ses contours par adjacence). En cela, la langue garde le mystère métaphysique des choses elles-mêmes (le mot chose étant pris en son sens le plus large: entité physique, concept, etc.), elle se contente de les circonscrire dans un espace le plus restreint possible, cet espace n'étant pas occupé par la "chose en soi" mais par le signe qui s'érige ainsi en un système qui dédouble le monde (aussi bien réel que conceptuel) et s'en fait le reflet (anamorphique?).

Nous voilà maintenant paré pour revenir à la question première de cette étude: comment se fait-il que l'on puisse parler de concepts absurdes, par exemple celui de "rond carré"?

Il semble que la réponse soit plus simple que prévu: le concept de rond carré est une erreur grammaticale ou sémantique dans le sens où une telle proposition revient à enchaîner sur l'axe syntagmatique deux entités qui appartiennent à l'axe paradigmatique, qui font partie de la même catégorie de mot. Nous avons vu précédemment que les entités de l'axe paradigmatique ne sont pas liées par un rapport associatif qui leur confère un sens, cet axe ne forme pas un système dans le sens où une entité n'influe pas sur l'autre, chacune étant indépendante et consistant en autant d'espèce d'un même genre. L'erreur est donc de détacher un de ces éléments de sa chaîne paradigmatique pour l'insérer dans la chaîne syntagmatique. Ainsi nous obtenons une entité double, "rond carré", dont la signification de l'un des composants exclut l'autre. En effet, l'espace délimité par le mot rond ni ne contient celui délimité par le mot carré, ni n'y est contenu. C'est pour cette raison que la représentation mentale que provoque le terme "rond carré" suscite en nous l'image d'un carré pris dans un rond, ce qui consiste en la superposition de ces deux images mentales incompatibles. L'esprit par cette représentation, tente de se représenter simultanément deux entités habitant la même chaîne paradigmatique sur la syntagme de la phrase, qui plus est, deux entités s'excluant l'une l'autre par leur signifié. Par cette opération, la matière première que la langue découpe reprend un peu de son unité originaire en mélant deux concepts n'ayant plus de distinction et perd alors de sa clarté.

Maintenant, vous me direz qu'il est tout à fait possible d'harmoniser cette association sur le plan syntagmatique, par exemple en les liant par prédication, ce qui pourrait donner "Le rond est carré". Dans ce cas, il n'y a effectivement plus erreur sur le plan syntagmatique mais erreur de signification pure. Dans cet exemple, on tente de lier par un rapport d'identité deux mots appartenant à une même catégorie et dont le signifié de l'un est un espace qui ni ne contient celui de l'autre, ni n'est contenu en lui. Par cette opération, on délimite deux espaces, deux entités qui brisent la continuité de la chaîne syntagmatique et ne parviennent donc à se fondre sur un même plan, demeurant ainsi face à face, séparé par le vide du non sens, appartenant à deux plan d'existence qui ne peuvent se rejoindre. Rond et carré sont deux noms communs et on peut les comparer à deux entités physiques étendues, or on sait que dans le monde physique, deux objets ne peuvent occuper le même espace, tout juste peuvent-ils êtres adjacents ou nouer des rapports de contenant à contenu ce qui n'est pas le cas dans notre exemple. Ainsi dire qu'un rond est carré, c'est vouloir réduire à une entité, à un même objet physique (pour reprendre l'analogie spatiale), ce qui constitue, en fait, deux entités ou objets distincts n'entretenant aucuns rapports physiques directs entre eux. Cela ne fonctionne pas et a pour résultat inévitable de produire en nous cette superposition d'un rond et d'un carré.

2 commentaires:

elly a dit…

Billet intéressant ! J'ajouterai bien, si mes souvenirs sont bons, que les mots dans ce système structuré qu'est la langue acquièrent leur signification en se discriminant par un jeu d'opposition (phonétique, sémantique).
Ainsi rond ne peut être carré. Or, ce qu'oublie Saussure, c'est le contexte, la situation d'énonciation, que les sociolinguistes entre autres mettent en évidence après lui. Lee mots prennent sens selon la situation d'énonciation. Ainsi, pour en revenir à cette apparente absurdité du langage, dans l'exemple "un rond carré", d'un point de vue rationnel en effet, et admettant que le langage serait une représentation de la réalité, notre esprit peine à se le représenter. Par contre, si l'expression était édictée dans un contexte poétique, il se pourrait qu'elle représenterait tout à fait autre chose, ni un rond, ni un carré... Au lecteur ou à l'interlocuteur la liberté d'interprétation et la construction du sens...
Cdt,
Elly

L'âme en chantier a dit…

Merci pour votre remarque intéressante. Effectivement dans un contexte poétique on pourrait trouver du "sens" à une telle expression, peut-être pourrait-elle susciter une émotion par exemple.

J'ai écrit cet article dans un paradigme épistémologique, j'étudiais plus l'usage du langage dans sa fonction de dire le réel, fonction plutôt scientifique. Et dans ce contexte mon approche rejoindrait celle de Hobbes.

Je n'ai encore jamais entrepris de réelle réflexion sur le langage poétique, ce serait intéressant.