De petits insectes rampants sont venus loger dans le cadre du velux. J'en ai trouvé un, il y a peu, dans mon lit. Je lui ai réglé son compte. Quel droit avais-je d'abréger ainsi sa vie? Cette vie si fugace, aussi brève et insignifiante que toutes les autres au regard de l'Éternel...
Tout va cesser.
Il faut plonger dans cette idée quotidiennement, à chaque instant se répéter:
"Tout va cesser! Tout va cesser."
Et ceux qui par la raison parviennent à se construire le dérisoire radeau d'une explication, d'une pitoyable raison d'exister malgré tout, ne valent pas mieux que tous les fanatiques du monde. La nécessité de vivre dans l'absurde fait de tout homme un croyant.
Les rationalistes ont juste l'outrecuidante ignorance crasse de croire leur conclusion nécessaire. Mais tout ce que leurs mots ont fait est de broder une énième illusion.
Un voile est toujours nécessaire pour endurer la vérité du néant. Sans lui: pas de vie, pas d'images, pas de motifs, pas de monde.
Tout va cesser! Tout va cesser...
Et vivre alors n'est plus qu'une absence de choix.
Nous vivons parce que, a priori, la vie nous a été donnée.
Il y a des colliers qu'on ne peut détacher. Ils brillent dans la nuit d'un halo familier et peignent sur l'espace tant de figures que l'habitude nous apprît à aimer comme nous-même.
J'en porte de la sorte un panel bariolé, tous différent mais qu'une chose lie néanmoins: le fermoir est cassé.
Mes bijoux fantômes sont plus que des parures, c'est eux qui me font exister. Ils m'habillent lorsque je suis à nu, jettent le bouquet de lueur qui pour les yeux d'autrui sont comme signature. Et pourquoi les trahirais-je..? Eux qui font qui je suis hors des murs de ma tombe.
Jamais personne ne m'en a offert un seul. Même lorsque les mains tendues tenaient en leur anfractuosité un de ces curieux colifichets, c'était toujours moi qui m'en saisissais pour le passer autour du cou. Je suis le seul responsable. Je ne crois d'ailleurs qu'aux cadeaux qu'on se fait à soi-même. Les autres ne sont jamais que devantures, plus ou moins bien achalandées.
Oui j'ai des perles tintant à mon cou, versicolores en nuancier de noir. Leur éclat est mat pour qui sait voir au cœur des choses. Ils sont des galaxies possibles qui se sont pétrifiées pour moi dans une forme aléatoire -- pour qui croit au hasard -- et sur un ton de mon histoire. On peut lire là comme un roman de vie, dans le chapelet de souvenirs ambrés qui dansent sur mes pectoraux, comme une file d'enfants mort-nés aux cris figés de nuit.
Je porte cette nuit et tous ces crépuscules tout contre ma peau claire. Elle me permet d'y lire les constellations du destin qui forment les barreaux stellaires du présent incertain. Je ferme les paupières et contemple la cartographie déterminée de l'horizon bouché. Je clos sur moi le firmament sur ma bouche entrouverte en des chansons muettes qui toutes chantent le lent cours des choses. Les morts de mon passé y vibrent en recouvrant la vie, et tous ceux à venir y lisent le caveau qui les enfermera un jour -- Avec moi.
Car c'est toujours le monde en sa totalité, qui est enterré dans ma peau.
Une sombre chaleur s'élève depuis la mousse. À travers cette brousse étoilée de ciel Vont mes pensées douces au vent du soir Quelque chose, quelque part, Toujours fait son chemin. Une note danse et se poursuit Dans quelque anse de mon cœur.
Le ciel gris d'été Coupe le lien vers l'autre Illimité Lourd, et dense, comme un champ de destins coupés Dont les fantômes cherchent à grimper; Encore, Malgré tout, Malgré le Réel en couleurs.
Es-tu en colère? Après moi? Après les hommes? Après quelque chose de tangible? Ou ne fais-je que parler de ce que même un silence Est incapable de décrire? Zébré de frousse dans mon linceul de peau Tournant en rond dans une cage inventée Qui s'appelle mon âme... Je ne sais ce que je cherche... Ce que je veux... Ce qui peut être de moi désiré...
Mais je sens cette colère rousse Qui monte d'un effluve évanescent vers la tour de contrôle Qui ne contrôle rien. Dans le trafic aérien de mes idées Où tout se carambole Résonne un désaccord Que mes paupières closes me peignent en violet.
De l'herbe verte monte une langueur humide Et chaque brin me parle d'âge mûr De possibles récoltes Mais moi, sais-tu? Je ne fauche jamais que du vide, Toujours à côté, ce qui n'a pas même existé Et qui dans un atome contient tous les champs à venir. Et c'est cela que je coupe Ce rien en devenir
Tu entends?
J'entends... La solitude qui crépite au creux de la pelouse J'entends L'avenir qui se meurt de ne jamais me voir venir J'entends Partout le passé qui revient par le train de minuit, Par ce présent qui immanquablement trahit, Par ma propre existence, Qui s'acharne à me nuire...
J'ai tout désiré. Et pour ça je n'ai rien eu.
Tu entends? J'entends.
J'entends l'herbe parler Dans un langage froissé
J'entends le ciel muet Un mur de plus, gris et
J'entends chaque occasion Par mon refus s'évanouir.
Le silence des machines Un souffle monotone Une constante respiration
Tu entends toujours? J'entends oui. J'entends cela Même la nuit...
Mon corps est la seule chose que je peux tenir devant moi pour me représenter. Je l'aime et en prend soin tout en le punissant de tous les maux. J'instille en mes cellules le poison pour qu'il devienne intime, et pour qu'enfin cette image que je tiens face à moi, ce toucher sous mes doigts, soit véritablement le reflet de mon âme. Un effondrement total de tout, une abrasion accélérée, la combustion qui troue l'espace-temps pour former les trous noirs.
Mon corps... Pardonne-moi un jour.
Mon amour est ainsi. Vicié. Contradictoire. Il est une dialectique sceptique qui se plaît à s'annuler. De la même manière que toutes les croyances disparaissent en ma conscience, mon corps je te fais prendre des chemins où plus aucun plaisir n'est possible. J'ai piraté mes cellules, disrupté mes circuits nerveux, je t'ai privé de toute récompense possible en te donnant le fantôme de mon âme en feu... Je sens la vie en toi que toute cette énergie sombre tend à saper... Je veux piloter le destin, je veux t'empoisonner jusqu'à ce que la brûlure atroce rejoigne enfin le froid glacé, dans l'unité égale et indifférenciée des morts minérales.
Pardonne-moi. Je suis un instrument cassé, une intelligence artificielle mal programmée, embringuée dans une boucle infinie sur laquelle il me faut danser, tel un fuselage en flamme. Une aile détachée... Un réacteur en panne...
Attention everyone: we're currently flying through some heavy turbulences. Please stay calm.
Reste calme. Tout ira bien. Tout s'achemine à rien. Mais tu ne sais pas n'est-ce pas? Tu ne comprends pas mon langage? Ma maladie de surconscience qui t'impose sa folie... Comme un fidèle compagnon animal, tu me suis jusqu'au tombeau, tu écoutes mes appels, réponds à mes prières, et les sorts que je te jette, tu les avales avec confiance...
Pardonne-moi.
Peut-être fera-t-on de belles choses avec tes pièces détachées? Lorsque l'enfer sera passé sur toi, qu'il restera pour tes poussières le paradis atone du monde... Que les autres fassent avec toi ce que tu méritais depuis toujours et que je n'ai su faire...
Je suis un maître indigne. Traître de la vie. Un glas retentissant dès la première aurore...
Je suis déjà bien par-delà ma vie.
Pas une leçon, pas un plaisir qui ne soit encore à venir.
Je n'ai rien à apprendre désormais...
Peut-être est-ce là l'accomplissement? Peut-être est-ce là la vraie vertu? J'ai parachevé mon propre néant, lui ai donné la forme définie d'un destin nauséeux. Un long chapelet de gestes insensés, de contradictions, l'histoire de désirs antagoniques.
Mon âme tourbillonnaire se souvient, ressasse encore et toujours les mêmes mélodies. C'est que le bougre est obsessionnel, jusqu'à ce point de non retour où l'âme se creuse un peu trop loin, déchire l'étoffe de sa peau, crève la profondeur jusqu'à la singularité maladive. J'ai plongé dans l'abîme et reste coincé dans l'envers des choses. Pas un plaisir qui ne soit spéculaire, infrangible et indéfiniment lointain, sous le blindage translucide de cette différence idiote.
Le pauvre ringard qui garde son amour inepte en soi, pétrifié dans un rêve qui ne peut procéder que parce que tout le reste est en sommeil... Risible.
Les souvenirs se figent dans l'ambre de l'espoir, et font de beaux bijoux à arborer sur soi. L'honneur délabré qui refuse de mourir. Risible.
Minable dormeur par lâcheté, à quel référent peuvent renvoyer tes signes? Les cheveux sont coupés, chaque liane est détachée, il n'y a plus un chemin pour remonter le temps. Mais tu conserves encore, en quelque endroit immense de ta mémoire, la possibilité de cette île engloutie... Risible.
Peut-être est-ce cela la vraie puissance? Se refuser soi-même au monde, et ne pas croire en lui. Risible.
C'est fini? Oui mais... Peut-être... Néanmoins... Quel que soit... Risible.
Je suis bien au-delà de moi. N'aurais-je été qu'une seule seconde?
Peut-on mourir encore et encore et encore? Comme je le fais avec toi... Comme si l'on pouvait convoler de deuil en deuil, chuter un à un d'étages qu'on ne soupçonnaient pas. Risible.
Les belles paroles, les beaux discours, de renoncement, de désespoir surmonté, de détachement suprême, et pour quoi? Finir toujours dans la roue, courant comme un hamster écervelé, amnésie renouvelée de négation couvée. J'enfante des futurs morts-nés. Risible.
Suis-je au-delà de moi-même, suis-je au-delà de l'amas cellulaire incurable? Y a-t-il une seule chose de louable qui soit un jour sortie de moi? Risible.
Les textes apposés sur les plaies, le bruit sur le silence trop vrai, le mensonge sur la solitude. Risible.
Combien de choses désobligeantes et vraies doit révéler cette attitude. Infantile comme face aux premières frustrations, terreur du rejet pourtant si naturel des autres. Risible.
Je suis par-delà le risible. Je me suis pris les pieds dans la vérité nue et sans atours. Dans la boucle renouvelée de mes phantasmes, dans l'infinie fragilité de cette aspiration à la puissance. Nul. Zéro. Négatif jusque dans la définition que je donne du monde. Terrorisé par cet amour abjecte de la liberté. Risible.
Comme un qui croit encore à l'absolu. Comme un qui se croit digne d'exception. Comme un qui veut être encore plus que l'être. Risible.
Comme une métaphysique bien ficelée refermée sur elle-même et pour cela défunte. Comme une ontologie qui use et trop abuse d'universalité puérile et se rassure ainsi d'un Réel apprivoisé. Risible.
Pour toujours risible.
J'avance le cœur léger, je n'ai rien à défendre qu'une poignée de vents futiles dans mes murailles acérées. Aurais-je déjà accompli mon œuvre ici? Celle d'un destin surnuméraire, inadapté, à jamais d'ailleurs et qui déteint à l'eau du temps pour demeurer exsangue et sans saveur.
Le destin des poètes maudits. Risible.
Un chemin de raté trop têtu... Mais peut-être avancé-je au-dessus du vide, sans m'en apercevoir encore vraiment, comme les personnages de dessins animés qui bientôt sentiront la chute. J'ai fait ce que j'avais à faire. C'est à dire j'ai bien tout défait, les draps de ma naissance qui feront bien office de sale linceul. Les liens que la vie s'acharnait à tresser entre moi et le monde. Entre moi et l'amour.
Je n'ai pas d'amour pour moi. Je n'en mérite aucun.
Le tribut dérisoire en quoi consistent ces poèmes ne constitueront rien dans mon parcours. Ils seront effacés comme de vilains brouillons qu'ils sont. Et toute mon existence servira de contre-exemple à des vies à venir. Voyez la belle ornière dans laquelle il ne faut pas tomber! Risible.
Mais, même cela je risque de l'avoir raté. Car qui relatera la pauvre existence anonyme d'un pur produit du vingt et unième siècle qui frénétiquement écrivait des poèmes pour se soigner de vivre... Risible.
Mérite-t-elle encore le nom de vie, cette route consistant à ne plus rien choisir, cette route à rebours d'elle-même et qui voulait trouver repos dans l'origine... Risible.
Si un dieu paternel, réalisant la honte que je constitue dans son œuvre, me prêtait une gomme capable d'effacer le train cosmique des causes de mon existence, ainsi que ses effets absurdes, je jetterais un œil dégoûté sur tout ça et n'hésiterais pas une seconde à frotter énergiquement l'écheveau contrefait de tout cet étalage de chair et de souffrance à vif, incapable de suffisamment de honte pour se draper de peau jusqu'au cou, et pour que rien de tout ceci n'affleure à la surface des choses.
Que tout reste celé dans le grand labyrinthe. Ma maison était hantée depuis le jour de ma naissance, il n'y avait pas de place ici pour la sublime vie.