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vendredi 16 février 2024

Excrétion imminente

 Le courage d'être en vie s'apparente aujourd'hui, de manière douloureusement aigüe, à une forme d'optimisme béat confinant plus à l'inconscience la plus impardonnable qu'à une quelconque bravoure. L'égoïsme forcené parvient à dresser entre l'individu et le réel de hauts murs versicolores entre lesquels une existence monadique est possible, envers et contre tout. Mais le réel est là, partout, qui déroule son programme, et viendra bientôt souffler cette flamme, vacillante et têtue, du conatus humain.

À notre époque d'immanence absolue, il devrait être formellement interdit d'être optimiste et de croire en un quelconque futur. Nous devrions observer, muets, humbles, inquiets, la succession de désastres qu'est l'histoire contemporaine, avec le cœur aussi vide que les énoncés produits par nos machines. Pas un seul regard lucide -- véritablement lucide -- ne peut voir en ces temps de quoi se réjouir. Il est temps de pleurer ou d'agir, pour ceux qui croient encore -- et peut-être à raison qui sait... -- que les actions humaines sont la cause de l'histoire.

Et pour tous ceux qu'une transcendance attache encore à un espoir, il faudra accepter de voir le siècle présent piétiner de tout son mépris ces valeurs désuètes, et faire de leur engeance un reliquat d'hominidés arriérés bientôt anachroniques.

Oh regarder le siècle et parvenir à la joie: quelle cruauté perverse...

Regardons le siècle, et congédions-le sur-le-champ. Mais, s'il reste accroché malgré tout, dans des cœurs trop nombreux, peut-être faudra-t-il, à ceux qui savent encore souffir en eux, trouver une issue.

L'humanité a cela de fascinant qu'elle aura su créer l'émonctoire qui l'excrètera du monde.

samedi 30 septembre 2023

Nouvel Ordre

 Un nouvel ordre s'est installé sur les terres contemporaines, sédimenté dans le lit des pensées, ensemencé  en l'humus de l'âme humaine. Ce nouvel ordre est celui de l'efficacité, du chiffre, de la honte prométhéenne, de l'adaptation, de l'individualisme forcené, d'une anomie qui brise les chaînes des nations, communautarise à outrance et fait des univers clos sur eux-mêmes s'entrechoquer dans un espace public exigu et délabré. Les remous médiatiques alimentent cette érosion presque achevée du lien social, rien ne lie les individus les uns aux autres, une démocratie tocquevillienne s'est parachevée dans l'anéantissement de toute cohésion: même au sein de la famille, parents et enfants demeurent séparés par une infinie distance, lovés dans deux univers inexorablement forains, parce que le temps qui les sépare suffit à défaire presque entièrement les mondes.

Je suis la maladie de ce siècle, son symptôme purulent: sur le sillon de mon destin sanieux je fais pousser de singulières canopées littéraires, pour que d'autres que moi s'abritent à l'ombre d'une poésie.

Le Nouvel Ordre produit une nouvelle âme, agonisante et lacérée, scrofuleuse, hurlante, purulente plaie de la liberté bafouée, de philosophie ravalée qui suffoque à l'intérieur des édifices urbains, des banques et magasins, des panneaux publicitaires, du souci pragmatique et omniprésent de survivre toujours plus. C'est cette âme qui s'adresse à vous, individualiste puisque fruit de nos contemporaines "démocraties" -- individualiste à en mourir et qui cherche partout un pont pour joindre autrui --, déréalisée puisque sans issue pour naître en nature, et sans nature d'ailleurs.

Un monde où l'intelligence est bergsonienne, interaction matérielle exclusive, science positiviste et sans conscience puisque ignorante de ses soubassements philosophiques. Dieu que les professeurs sont bêtes aujourd'hui, tous remplaçables par de purs algorithmes, passeurs de compétences à de petits êtres qui ne voient pas d'autre cime que l'efficacité: cruelle efficacité que des machines déjà présentes surpassent sans effort.

Voici le Nouvel Ordre contre lequel je me bats, celui où je meurs, lutte et aime encore; celui où je pense envers et contre tous, persuadé qu'existe encore ce fondement commun d'où nous nous sommes élancés en directions contraires.

Nouvel Ordre: serai-je ce chaos d'où naissent les étoiles qui dansent?

mardi 19 septembre 2023

Faire surface

 Petit coin isolé dans le vaste univers, assorti d'ombres folles ô souvenirs de jamais; pourquoi donc, ô pourquoi chaque épreuve pointe vers toi..? Ordre que j'invente aussi loin que possible de vous; juste un coin de la nuit, sans photons pour obscurcir le grand ciel, pour cacher la vérité des abîmes, ô ma joie... Ma joie... Ma joie... informe obscurité, chose sans-fond, voyelles sans consonnes: 

ÉVOHÉ!!

Je voyage dans les jungles de mon imagination, au sein de paysages lunaires, chaos granitiques, surfaces lisses où le regard porte au loin. L'amour des océans c'est le désir des images simples qu'on peut parcourir, indéfinitivement. Dans le nu, dans l'apparence sobre épurée gisent les possibles de ma joie, celle qui me fuit dans le monde saturé de vos élans, de vos pulsions, d'images criardes, d'informations encodées, des plates nourritures du siècle sans psyché.

Je regarde les moutons qui font face au mouton que je suis, assis dans la résignation et moi debout sur le promontoire érodé d'un statut qui se ment. Je regarde ces reflets de moi possibles, et je méprise, trop souvent, ce que j'ai néanmoins été. Combien d'âmes seront sauvés de ce siècle..? Par moi? probablement aucune. Qui sait... Considérations vaines de l'égo qui inspire, se gonfle dans l'angoisse, survit lui-aussi, comme une chose existante et prise au piège.

Je regarde vos yeux qui regardent les peintures rupestres de ces contemporaines cavernes, nomades cavernes, dont les ombres si puissantes font regretter d'être là, dans l'entrelacs d'un réel ininterrogé -- vieux mur croulant sous les plaisirs immédiats qui séduisent parce qu'ils se donnent aisément. Que fais-je ici à gagner ma vie, à remplir une mission ô si haute et noble: ourdir le nouvel Ordre d'adeptes forcenés, sans envergure, sans même le concept de porte de sortie?

Je voyage en mon for intérieur, parle aux étoiles qui peuplent mes pensées souterraines. Je parle en vain mais je vis, mes mots mordorés brillent d'une énergie qu'un moi mondain n'a plus -- caricature anonyme et impersonnelle dans de publiques structures qui moulent infiniment des masses.

Petit coin isolé que je suis, que je vise, d'un regard porté vers l'extérieur et qui retourne tout de même le monde à l'envers, pour y voir, perpendiculaire, l'âme qui se plante en la glèbe des choses, reliant la surface du monde à une dimension supplémentaire et superfétatoire.

La société est merveilleuse, il suffit pour y être heureux, de s'aplatir enfin totalement: il n'y a qu'ainsi qu'on fait surface.

On s'aplatit... écrasés de bonheur.

mercredi 5 janvier 2022

Sur mes croyances mortes

 J'ai du en ravaler, des borborygmes de ce petit sous-genre que je m'escrime à cultiver jusqu'à l'ennui du monde. Combien de cris résonnent dans ma gorge et pressent sur ma pomme -- d'Adam -- le poids de pleurs enfouis?

Petit sous-genre ô poésie... Écriture des gens qui n'ont le temps d'écrire. Écrit d'amusement, de passe-temps qu'on tue, étrangle dans le nœud coulant des lettres. Insensé passe-temps...

Me suis-je trop acharné? À voir dans tes si basses cimes, un horizon glorieux: une chose par moi créée et digne d'intérêt...

Chaque jour, pourtant, le monde est là pour détromper, cette si noble aspiration, qui gonfle un égo pneumatique rêvant de s'envoler. Serait-ce pour s'accrocher au ciel? Comme les "stars" de cinéma qu'on scrute avidement?

Que la société puisse faire de l'enfant mal aimé, un ornement décent et assez engagé pour qu'on se résigne à le garder au cou. À défaut de l'aimer beaucoup...

Petit passe-temps, ô rêve infatué...

Que je comprends maintenant pourquoi la musique des soirs ne sait plus me lever. Je reste dans mon lit hanté par les fantômes d'informes poésies.

Égo tissé d'illusion, ne partons plus suivre le vent. Restons ici, sur la cendre soyeuse de mes croyances mortes.

lundi 27 septembre 2021

Électron serf

En me levant ce matin, contraint par le réveil, je sens, tout autour de mon être, l'étreinte familière de cette société que je subis depuis l'enfance. Les odeurs de cafés, le jour qui ne s'est pas encore levé, tandis que les humains s'énervent à colmater la fourmilière étincelante pour quelques rois et reines stériles. Tout ceci a un goût dont je me souviens avec une acuité étonnante. Cette contrainte inepte est incrustée dans ma chair, à tel point qu'elle suscite un ensemble de sensations et d'émotions qui se synthétisent en une sensation plus large, accord mineur de la résignation, sentiment subtile de la bête acheminée vers son lieu d'abattage.

Plus jeune (mais suffisamment pour vivre seul), il m'arrivait de ne pas me lever. Mais je vois qu'aujourd'hui, j'ai suffisamment intériorisé la contrainte pour qu'il me soit presque impossible de recommencer. Malgré tout mon élan anti-capitaliste, malgré tous mes bons sentiments, mes résolutions, je me fonds dans le circuit économique, électron borné qui file à toute vitesse sous la direction de lois implacables. Je nourris mon ennemi, jour après jour, éduque des enfants à faire de même tout en instillant, hypocritement, un semblant d'esprit critique pour me donner bonne conscience.

L'humain moderne est un être décidément pathétique.

dimanche 9 septembre 2018

Bientôt...

Il n'y a plus rien pour me guérir de ce destin manufacturé, ni les poèmes, ni la musique, ni quelque drogue inconnue ne suffiront à me guérir de mes semblables. Telle une terre souillée par les engrais chimiques, une terre qui s'éteint, j'exhale un désespoir nocif dans ma cellule à crédit. Du moins ne fais-je de mal à personne d'autre qu'à moi-même...

Les jours s'enchaînent telle une suite infinie d'humiliations quotidiennes, la vie de l'employé s'étale monochrome et bien rangée, comme des rails se perdant au loin d'un futur indifférencié. Il faut partir me dis-je, partir et ne jamais revenir au pays où les humains ont naturalisé la servitude, et se réjouissent même qu'on leur dise où aller et que faire du lever au coucher d'un soleil bénévole. Qu'est-ce que je partage encore avec ces gens? Avec leurs pensées? Leurs convictions, leurs croyances qui se sont phénoménalisées sous la forme d'un monde injuste où chaque vie n'a de valeur que par l'énergie qu'elle applique à se vendre au projet toxique de la civilisation.

Que me retient donc de prendre ma guitare et d'aller par les rues en jouant, espérant récolter quelques pièces, afin d'acheter à des chaînes de grande distribution une nourriture délétère et quelques litres de Styx vendus en canettes... Je pourrais déclamer mes poèmes et peut-être quelqu'un entendra, peut-être que se phénoménalisera aussi cette intériorité que je traîne comme une planète extravagante et exotique au sein du territoire où je suis détenu...

Peut-être me faut-il descendre encore plus bas dans les sous-sols du désespoir pour renoncer véritablement à faire miens ces dogmes qui me font souffrir et dont la logique si vulgaire me retourne de l'intérieur dans une sourde révolte qui s’émiette en quelques mélodies et songes musicaux. Descendre encore plus bas, à la limite extrême, où se développent les maladies modernes, les cancers et autres dégénérescences. Le monde s'est immunisé contre l'injustice, les gens ne la ressentent plus. Je pourrais avaler des pilules et vire heureux parmi eux, probablement, mais je préfère sentir la douleur qui se fait jour après jour de plus en plus vive, je préfère entendre et sentir me faire vibrer les entrailles le hurlement de mes cellules, la complainte en mineur de mon âme assaillie.

Bientôt je partirai d'ici, et je n'aurai pas honte! Je vivrai bohémien, me priverai de tout, comment cela pourrait-il être pire que de se voir ôter toute dignité, comme un chien en cage à qui on apporte tout de même de quoi manger; parfois un vieil os à ronger, afin qu'il supporte d'endurer ce destin, avec suffisamment d'espoir en poche pour garder la curiosité de prolonger son souffle jusqu'à l'aube prochaine.

dimanche 26 août 2018

Tu-tuuu Tut!

Tu-tuuu Tut...

Ma vie est comme ce cri d'oiseau, timide et persistant, et peut-être vain car affairé à seulement passer du jour présent au lendemain.

Qu'ai-je bâti si ce n'est rien.

Pourtant, je connais des cabanes et chateaux sis dans une immense forêt de bambous. Ceux qui s'y égarent ne goûtent guère le génie d'habitations fait-main, ils se hâtent bien vite de rentrer dans leurs immeubles impersonnels, d'aller où on leur dit, et de porter leur coeur sur ce qu'on a, pour cela même, étiqueté.

Il me semble que le monde ne cherche plus à évoluer, repu et stagnant dans les eaux de la médiocrité. L'on n'aime plus les rebelles aujourd'hui, les ermites un peu fous, les esprits ébréchés. La différence est un épouvantail et la liberté un ennemi.

Peut-être suis-je venu trop tôt, ou peut-être trop tard. À quoi servirait-il de le savoir...

Je m'invente des origines stellaires dans des poèmes que personne ne lit, comme une manière de rompre avec la solitude tout en lui prenant la main.

Tout ce qui me satisfait ici-bas est jugé inutile, oisif et de peu d'intérêt. Les horizons qui m'animent sont au mieux des loisirs improductifs, sans valeur pour la société. Je suis la pièce inadaptée d'un puzzle achevé.

Cette tristesse des confins qui m'habite doit bien pourtant être de quelque valeur, il s'agit là tout de même d'un profond sentiment que je brûle comme un pétrole qui mène la carlingue de mon existence. Tout cela n'est-il rien? Réellement rien? Je veux dire: socialement rien?

Mon être, mes goûts, mes passions, mes oeuvres sont-elles à ce point ineptes qu'elles doivent être ignorées comme s'il ne s'agissait de rien?

Tu-tuuu Tut!

L'oiseau continue de chanter, qui s'en soucie si ce n'est moi... Ce chant est le point de départ de ma rêverie, je l'accueille, j'en fais quelque chose, et par là il existe. Quant au son qu'aura fait ce poème, advienne que pourra, que personne ne le prenne, je ferai semblant de n'en point prendre ombrage, de demeurer sublimement indifférent.

A-t-il même existé ce son? Et comment le savoir s'il reste sans effet sur le monde extérieur...

Dans un monde parallèle à ces pensées, et peut-être sans contact avec lui, des chiens s'approchent bruyants de mon corps penché sur un banc public, et qui saigne quelque chose - comme on transfuserais sous forme d'arabesques sur fond blanc des sentiments autrement informes. Les chiens me heurtent, reniflent mes sandales, bavent sur mes pieds, mes vêtements, comme si je n'étais pas vraiment là, pas véritablement singulier; tout juste objet préformé et sans surprise prêt à être désintégré-digéré dans leur monde de promiscuité écœurante: un monde despotiquement unique et absolu.

Cette vie est sans égards pour rien: des univers qui s'ignorent se télescopent et chacun tente de fondre l'autre en un objet défini dans son propre système. Désengagé de naissance de cette guerre universelle, je continue de brûler ma vie en chants ou cris éphémères.

Tu-tuuu Tut!

De toute façon cela ne veut rien dire pour autrui, tout juste un signe à interpréter, c'est à dire un objet à constituer puis agencer dans son petit royaume personnel... Le solipsisme tue lentement et moi je vis encore... À quel point de ma course en suis-je?

Tu-tuuu Tut!

Tu-tuuu Tut...

lundi 21 mai 2018

Embraser les coeurs

Accule-moi et je crée. Percute mes valeurs et je crie, silencieusement et puis de l'intérieur. J'envoie des lames de fond raser tout ce chantier, et le monde autour ne tremble pas d'un iota, seul mon îlot est dévasté. Quand bien même: tu m'accules et je crée. C'est ma seule arme contre toi.

Oh ce ne sont pas les paroles d'un vieux - ou jeune, vieux-jeune ou jeune-vieux - fou qui te font peur. Quelques palabres sur les murs, qu'est-ce que ça peut bien faire. Il y en a tant qui sont morts ainsi, et leurs divagations n'ont fait aucune vague, personne ne les connait, nul ne les a entendu. Je sais tout ça et malgré tout je crée.

Quelle époque bien sombre... À l'ombre d'un éden ancien, qui n'aurait jamais existé... Mais l'éden était bien là, n'avait besoin de rien, c'était en quelque sorte l'état naturel des choses. Et le serpent s'en vint, et puis la pomme se fit manger, il fallut d'autres pommes, bien des pommes en vain, pour une faim qui ne se peut rassasier.

Accule-moi encore société, que je crée des fantômes pour les illettrés, que je sculpte des non-formes pour les idées cristallisées. Je parle pour ne rien dire, j'ai l'habitude de n'être jamais écouté.

Vous imaginez, la somme d'entailles que j'ai à cicatriser? Pour en avoir idée, comptez seulement les textes, combien en ai-je écrit? Tout cela des croûtes pour cicatriser des blessures. La nature cherche l'équilibre, et le flot de ma prose est une tentative vaine - mais sublimement tragique - pour retrouver l'osmose.

Accule-moi encore et encore, un jour tous ces poèmes embraseront des coeurs.

samedi 19 mai 2018

Segmentation fault

C'est fantastique la mort, ça doit forcément être fantastique puisque c'est tout sauf cette vie grouillante qu'on a tissé de chaos pour déchirer les destins, digérer les êtres comme s'ils n'étaient pas uns ou indivis, mais bien plutôt une sorte de tas de matériau énergétique, un combustible en somme.

Après  des décennies de soumission, après des kilos de prozac pour voir la vie en rose, ou juste un peu moins grise, tu te retrouves un jour les jambes qui vacillent, dans une vigne traitée où l'herbe meurt en rouge, ou bien sur un parking d'hypermarché, où même les humains sont des marchandises qui bougent. La migraine commence par ces mouches lumineuses qui voltigent en tous sens en rais aveuglants qui laissent dans l'esprit, même yeux fermés, une rémanence stridente qui nous voit désirer de pouvoir fermer cet autre oeil qui ne se clot que trop rarement.

Les secondes de ta vie forment un gros tas de détritus, une somme désunie de gestes cadencés sur des rythmes futurs. Ton quotidien bat la mesure d'une musique endiablée qui t'intimes en douceur, en passant bien par la structure, de produire ta valeur, d'offrir le nectar de tes jours à grossir un magot qui peinera à combler le grand trou noir dans la tête d'un humain perdu. On t'expliquera bien que profitant de société, il te faut bien participer, et c'est par ton travail régulier que tu quémandes ta survie. Ce qui fait pousser ta nourriture c'est l'argent, ce qui te donne un toit c'est l'argent, ce qui te procures du plaisir c'est encore l'argent. L'argent te chauffes, t'abreuves, il te protèges, tu le respires, il te nourrit. Mais d'où vient cet argent? N'est-ce pas la maigre part du trésor que tu contribues patiemment à emmagasiner dans de lointains coffres gardés par des travailleurs zélés qui gagnent leur survie en protégeant le fruit de ton labeur de ta voracité.

Personne ne s'arrête, personne n'écoute autrui et plus personne non plus ne s'écoute soi... Les rêves sont le tissu éthéré que les ondes ourdissent à travers notre chair. Les vérités sont décidées ailleurs, et sont acheminées par les plus gros mangeurs. Qui a dit que les idées sont sans saveur? C'est souvent celle des idées qui est goûtée la première et qui guide infailliblement la bouche qui salive.

Nous marchons sur le goudron des villes, dans l'air délétère des autos, en regardant l'éther obscurci par un demi-jour permanent... Nous pensons à peine, le temps est occupé, les mouvements du corps et ceux de l'âme sont planifiés depuis toujours, on produit bien des vies à la chaîne, par division des tâches, et les usines tournent matin et soir, la nuit les dimanches et puis les jours fériés.

Sur quoi marchons-nous? Sur la structure intangible et pourtant efficace d'un système économique au comble du raffinement. La structure nous guide, elle donne forme à nos énergies, à nos expressions, elle produit les moules où seront récupérés toutes nos fulgurances, nos agacements, nos rêves et nos espoirs, enfin tous nos efforts. La toile invisible pave le trajet de nos pas, dicte notre itinéraire. Vous êtes-vous demandé si vous auriez fait tant de fois la même chose, répété le même circuit circadien toute une vie durant, si vous en aviez le choix? Mais pour pouvoir répondre à la question, il faut être déjà capable de penser en dehors des cases, de s'extraire de la toile qui formate nos caboches comme des disques durs où dorment les programmes idéologiques, comme de bons programmes itératifs, dont nous suivons les instructions, déroulons les boucles, remplissons les fonctions.

Peut-être quelque chose: l'air du temps, une chanson singulière, la vidéo d'un internaute, un coucher de soleil, le murmure d'un arbre à vos côtés, ou l'article d'un blog, vous fera dérailler un jour. Dérailler pour de bon. Et le programme aura planté. Il restera le curseur clignotant sur le fond noir de la console, attendant, votre action, l'instruction, tout ce que vous aurez l'idée de lui faire afficher sur sa surface d'être, l'écran de ses possibles. Segmentation Fault: et après?

jeudi 19 avril 2018

Issue de secours

Combien de vies s'écoulent à dormir éveillé?

L'école ne fût qu'un long sommeil, entrecoupé de rigolades, d'interludes de dérision entre amis. On se soude à d'autres parce qu'on est acheminés dans le même wagon à bestiaux, jugés inaptes à user de son temps libre à bon escient. Un jeune d'aujourd'hui, c'est un irresponsable, celui qui ne peut fournir une réponse à la question qui interroge ses motivations et aspirations à faire ce qu'il fait, ou ne pas faire ce qu'il ne fait pas (mais cela revient presque au même). Mais l'absence de réponse, le jugement de désordre qu'on accole à son silence, à son hésitation, ou à ses réponses exprimées (qu'elles soient lapidaires ou développées) n'est-il pas que le fruit d'une déception en nous? La nature humaine est d'appréhender le réel en le configurant par l'intermédiaire de sa sensibilité d'une part, et de son entendement d'autre part (on parlera de catégories). Nous appréhendons autrui par le même biais, celui de nos attentes, de notre conception du monde, d'une axiologie singulière (bien qu'héritée d'une ou plusieurs culture(s) donnée(s)). Alors pour ces raisons, celui qui répondrait hors des cases, ou dans celle que l'on méjuge, celle qui nous apparaît comme une moindre valeur, voire une contre-valeur, celui là il faut l'occuper, le guider, quitte à le contraindre.

L'école a fait cela de moi, je parie qu'elle a fait cela de bien d'entre vous aussi qui lisez ces lignes. Bien sûr elle n'a pas eu que ce rôle négatif, là encore il faut appliquer à soi-même ce qu'on attend des autres et se rendre capable d'identifier en soi les biais. Juger l'école seulement par ce prisme c'est ne la juger que par la lentille d'aspirations déçues (qu'elles soient conscientes ou inconscientes, précises ou floues). Pour certains, un choix significatif est offert au terme du cycle secondaire. Pour d'autres, moins "chanceux", le wagon restera attaché à la même locomotive, le temps qu'il faut à un destin pour s'étioler dans l'hétéronomie d'une soumission déguisée (aux yeux des autres et à soi_même).

Mais pour ceux qui choisissent, s'en vient alors la possibilité d'être libre, c'est à dire d'éprouver la concordance d'un tel concept avec l'expérience vécue. il s'agira alors, dans un bref moment de latence, d'incarner la liberté dans un choix qui, par sa nature, la dissoudra aussitôt, pour n'en laisser qu'une ombre portée au derrière de soi. Choisir des études n'est pas vécu par tous comme une expérience de la liberté, mais ce que je relate ici n'a pas pour vocation à être universelle. Je tâche tout de même d'envisager, au moins, ces situations différentes.

Les études, pour ceux qui auront la chance de tomber sur une école qui leur laisse suffisamment d'autonomie, leur fournira le terreau sur lequel pousseront des aspirations, où tout un jardin diapré viendra fournir un exemple de ce que pourrait être la vie humaine lorsqu'on y a l'espace d'y déployer sa créativité, et, pour user d'une formule éculée et flatteuse, de devenir ce qu'on est. Mais le fossé entre études et emploi dans la "vie active", constituera pour certains un abîme infranchissable au sein duquel d'aucuns perdront leur âme (une partie dans le meilleur des cas) et parfois plus que cela: la santé d'un corps aussi (si tant est qu'on puisse décorreller le corps et l'esprit). L'individu "adulte" est celui à qui on ne fait pas confiance, il est l'individu irresponsable à qui l'on demande toutefois d'être responsable, mais de ses erreurs seulement. De huit heures à dix-huit heures, au boulot. Peu importe que la tâche soit accomplie, il n'est pas l'heure de rentrer chez soi, il faut rester, faire sembler, trouver autre chose. Les tâches s'enchaînent sans qu'il soit possible de profiter un tant soit peu d'un quelconque achèvement. Influer sur les objectifs, les priorités, n'est pas de votre ressort, ce n'est pas ce qu'on vous demande. Vous n'avez pas à marquer la production de votre singularité, il faut qu'un autre que vous puisse faire la même chose, il faut que tous puissent faire la même chose. Devenez la fonction que l'on attend de vous, celle qui vous définira même dans la vie privée, lorsqu'on vous demandera ce que vous faîtes dans la vie. Dans la vie, c'est au travail, c'est une case dans le vaste puzzle d'un système capitaliste, c'est une fonction que l'on peut déterminer entièrement par une description plus ou moins brève, mais toujours définie. Ce n'est pas un de ces espaces métaphysiques, de ceux qu'aucun discours n'épuise, de ces grands horizons qui fondent l'essence première de la curiosité des humains: d'où venons-nous, où allons-nous, pourquoi? Non tout cela c'est hors-la-vie, votre cellule privée, si tant est qu'il vous reste un iota d'énergie, physique et spirituelle, à consumer en ces questions inutiles. Vous devenez la fonction, vous apprenez à être un énoncé descriptif, et c'est cela que la vie enfin...

La même activité, la même fonction, aussi riche soit-elle, jusqu'à épuisement, du soleil levant au crépuscule, le même rôle à répéter sur scène ou en coulisses, celui qui vous obsède lorsque vous reposez votre âme dans le divertissement. Lorsque vous employez toutes sortes de drogues (chacun la ou les siennes) pour apaiser un peu les étalons de l'attelage qui vous rappellent par leur perpétuel tiraillement, qu'un homme est peut-être multiple, qu'il est peut-être même une indétermination qu'une grille figée et définie ne saurait comprendre véritablement. L'espace du temps pour vous, et pour tant d'autres, se défait lentement, oscille entre la granularité indistincte d'une multitude d'unités juxtaposées, sur lesquelles vous sautez une à une, comme on avancerait sur un sol qui s'effrite, et la continuité hétérogène d'un écoulement égal, d'une permanence sans écart, sans phonème, et où la voix d'un coeur même, s'effile et puis s'atone.

Le monde est tel qu'il est, la culture est une nature, avec ses lois immuables, l'espace de la société est l'espace même des choses. Il n'y a pas d'autres systèmes, le quotidien politique n'est pas le fruit de choix mais le simple déroulement nécessaire de phénomènes causaux. Il n'y a pas de possible, pas d'ailleurs ni lendemains qui chantent. L'Autre n'existe plus, vous êtes ici et maintenant, sans alternative et sans issue de secours.

vendredi 24 novembre 2017

L'Embuscade

J'ai conçu ce texte, un peu détonant avec mon style habituel, après la lecture de Dead Line d'Hervé Prudon. J'ai eu envie de réaliser quelque chose du même acabit. Je fais toujours la même chose quand un style me parle, je l'imite toujours un peu grossièrement  jusqu'à ce qu'il s'incorpore au mien, quitte à ce qu'il n'en reste que de subtiles touches presque insensibles au final. Ce poème est ma manière à moi de digérer un écrivain qui a changé à jamais ma relation à l'écriture, comme d'autres l'ont fait auparavant - chose qui se fait malheureusement de plus en plus rare...

C'est un poème illustré, qui doit être agrémenté de photos. J'ai proposé à un ami photographe de les réaliser, mais au vu des résultats obtenus jusqu'à présent lorsque j'ai proposé à des proches de participer avec moi à un projet artistique, je préfère anticiper un non-résultat et je le publie tel quel - bien qu'il puisse encore évoluer... Quitte à ce que le projet aboutisse réellement un jour... Si quelqu'un est inspiré je suis preneur. J'ai maintes idées de photographies pour ce texte.

Au réveil: chômeur. Au coucher: chômeur. Chômeur dans les magasins, chômeur dans les parcs, chômeur dans les laveries automatiques, chômeur dans les bars, chômeurs dans les vagins, chômeur dans la main, chômeur la veille et chômeur le lendemain. On dit que c'est de ma faute, que j'ai ma part de responsabilité là-dedans, que c'est bien beau d'accuser société, mais j'ai quand même le choix de travailler, non? Peut-être que tout ça est vrai, après tout j'en connais des perdus comme moi, des qui n'ont pas trouvé de place où être heureux dans l'engrenage mais qui s'en sortent quand même. Alors peut-être qu'on peut blâmer les mauvais aiguillages du destin, comme ceux du turbin, mais en fait c'est vrai que c'est un peu moi aussi qui me suis mis là. Tout seul, comme un grand. Et depuis je suis toujours tout seul, avec le reste de la cohorte des inactifs, des branleurs, des glands. Moi j'aimerais dire tout de même que si le gland est tombé si loin de l'arbre, c'est parce que l'arbre l'y a poussé, il n'avait qu'à pas laisser traîner des branches aussi loin...

Je suis chômeur, accroché à mon canapé comme à la seule bouée où s'arrimer. Cela n'a pas toujours été comme ça, avant j'ai travaillé, j'ai même occupé des postes hauts placés, enfin, tout est relatif. Je crois que je n'ai été heureux nulle part. Alors pourquoi rester sur le canapé me direz-vous, après tout je n'y suis pas plus heureux que n'importe où... Parce qu'au moins je suis peinard, pas besoin de faire bonne figure si ce n'est pour le miroir, pas nécessaire d'être courtois avec des collègues qui ne le sont pas, complaisant avec des chefs qui sont des cons, et puis pas bien plaisants. Je n'ai de comptes à rendre qu'à moi seul. Certains jours, comme aujourd'hui, il m'arrive de trouver ça pire encore. Parce que si je déçois quelqu'un c'est avant tout moi-même, et si je ne fais rien alors que j'ai tout le temps du monde, je ne peux blâmer personne, forcé de constater à quel point je suis inerte, sans contrôle sur le véhicule de ma propre existence.

Être présent, mais sans trop y être non plus, voilà ce que chacun de ces boulots a voulu. J'ai tenté d'acquiescer, d'être docile mais bon, je n'ai pas pu. Je rêvais d'autre chose, et puis chaque fois que je touchais du doigt un rêve, j'en changeais aussitôt. Je n'étais pas facile à suivre, d'ailleurs personne ne m'a suivi, j'ai même fini par me perdre moi-même. Alors maintenant je ne descends plus de mon canapé, happé par les vidéos sur internet, c'est pire que la télé, il y a toujours quelque chose d'à peu près intéressant à regarder. Ce sont les gens inspirants qui réalisent maints projets, des oeuvres en pagaille, ce sont ceux là qu'on voit sur internet. Et moi je bois leurs gestes, je m'inspire de leurs succès, mon coeur s'affole, regonflé, j'exulte un peu sur mon tout petit canapé d'occasion, puis tout cela expire, s'enfuit dans quelques cris, une vaine agitation de mes membres qui pourraient, peut-être, mais... Tant pis.

La vie des autres qui passe devant mes yeux me ravie, et je me demande si l'on peut parvenir à crever tous ses rêves avec l'aiguille de la peur. Parce que si je suis chômeur, à la fois dans ma vie publique et dans la vie privée, c'est que j'ai peur voyez-vous. J'ai peur d'échouer, de louper tous mes rendez-vous, alors je n'en prends plus. Tout de même j'échoue là, devant l'écran et la vie des autres qui vaut d'être vécue, quand ma volonté se fait plus rare encore que mes écus.

Quand même, j'avais des capacités, je savais faire des choses, trop de choses même. Mais il ne semble pas y avoir de place pour ceux qui touchent à tout, pour les versatiles les volages. Aujourd'hui tu bosses à temps plein, tout est structuré, avec des créneaux en série, chaque vie est démoulée d'un grand bras articulé qui chie les destins à la chaîne. Et tout le monde accepte ça, s'engouffre derrière le voisin, attends docile dans les embouteillages le matin, et rentre le soir toujours dans les embouteillages. Je me demande si ce n'est pas nous qui sommes embouteillés... C'est quasiment les mêmes bouteilles avec une étiquette différente à chaque fois. Et qu'attend-on d'une boisson quelconque lorsqu'on en vend des milliers? Qu'elle ne varie pas, pas d'un iota, sinon c'est fichu pour l'industrie, impropre à la vente. Alors les gens qui n'ont pas le bon goût de toujours conserver le même goût, ceux qui voudraient changer de couleur, parfois de densité, ceux qui voudraient bien voir ce que ça fait d'avoir des formes différentes, originales, et bien ceux là on les met en bouteille quand même, avec l'étiquette "impropre à la consommation", en attente d'être recyclé.

Peut-être qu'ils ont raison, peut-être que la meilleure chose que l'univers ait à faire de nous autre, c'est de nous recycler, refondre dans une autre forme, au sein d'un moule plus solide, pour qu'on devienne enfin des choses, des objets utiles et familiers, sans surprise, mais qui offrent une prise. Le problème c'est qu'à force de casser toutes les anses qu'on a voulu coller sur moi, j'ai fini par ne plus savoir me porter, ni même me comporter en société. Au bout d'un moment c'était tout le temps le cas, je n'avais plus de poignée, aujourd'hui je ne sais plus par où me prendre, me reprendre, m'élever un peu au-dessus du niveau zéro de cette mer étale, voir létale, où le courant du temps me fait lentement dériver vers la sortie, la date de péremption. J'en viens à penser que ce sera pour le mieux, qu'il recommence le cosmos, qu'il reprenne les mêmes briques usées et qu'il montre aux autres ses talents d'architecte. Les gens se sont trompés sur Dieu, si c'est vraiment un gus du genre surhumain qui manigance tout ça, ce qui est sûr c'est qu'il n'a pas créé de paradis visité par l'humain. Le monde n'est ni bon ni mauvais, il est ce qu'il est. Quant aux paradis ils sont véritablement artificiels, au sens propre du terme. Une parcelle par ci dans les rêves, une parcelle par là dans l'amour. Un peu trop de paradis et voilà qu'il devient l'enfer. Dieu n'a pas créé ce dernier non plus, non ça c'est au crédit des hommes aussi. Les hommes qui se prennent à vouloir créer un monde à leur tour, une culture comme ils disent, où on cultive les bipèdes sans plumes avec des engrais, en les taillant, en sélectionnant les variétés qu'on veut voir se reproduire, puis en arrachant le reste pour le mettre au compost. Ce sont les hommes qui créent l'enfer monsieur, je n'ai jamais vu d'enfer ailleurs que dans les coeurs.

Je ne sais même plus pourquoi je vous parle de ça. Ah oui, chômeur à toute heure, mon destin, ma condition d'homme moderne. Les seules choses que j'accomplis à peu près correctement c'est faire sourire les gens. Soit par moquerie, soit par véritable humour. Parce qu'il en faut de l'autodérision pour continuer à s'accrocher à son canapé, à faire la planche, sans savoir ce qu'on attend dans l'océan d'ennui, sans véritable autre projet que survivre à la nuit. Là dans l'attente d'être heureux, comme si le bonheur pouvait vous tomber dessus comme une pluie... Même les gagnants du loto doivent se bouger le cul pour acheter leur ticket... Je ne joue jamais au loto. Mais je me déplace tout de même jusqu'au bistrot du coin, l'Embuscade, pas pour lire les journaux, mais pour lire les poivrots. J'ai toujours eu la passion des destins brisés, des vies minuscules, le récit des humiliés m'a toujours ému, leur souffrance est la mienne. J'aime apporter un peu de légèreté cynique, raconter quelques blagues, j'ai quelque répartie, il faut admettre... Mais bon ça ne pourrait pas devenir un travail puisque même ça j'arrive à le saloper. Je finis toujours par boire le verre de trop, oh pas parce que je ne sais pas où se situe la limite - je la connais trop bien -, mais bien parce que c'est précisément lui que je cherche. En toute connaissance de cause, comme lorsque je refuse de mettre mon CV sur le site de pôle emploi. Je vais au-delà des bornes, en hors piste - c'est bien la caractéristique des types comme moi non? - et ça finit toujours mal, on passe des blagues aux bagarres, on grogne sur ses frères à défaut d'avoir d'autres cibles. Le lendemain tout ça est oublié, le patron vous connaît, il ne vous en veut pas, les autres poivrots non plus, chacun s'excuse d'avoir été lui-même, le comptoir est notre tableau blanc, on y jette nos sentiments, on s'y exprime d'un style un peu brouillon, puis la nuit vient tout débrouiller.

Les marrons, je les mettrais bien dans la caboche des grands maîtres, ceux qui nous tiennent en laisse. Mais si vous en voyez souvent, moi pas. Au PMU du coin je n'ai encore jamais trinqué avec un Bolloré ou un Dassaut, sinon croyez-moi bien que j'y serais allé de mon petit fait divers; "la revanche absurde d'un raté" aurait-on lu sur les canards. Et puis ça n'aurait rien changé, ce qui est beau avec les systèmes, les structures, c'est qu'on ne les abat pas en abattant les unités qui les composent puisque celles-ci sont interchangeables. Comme nous, c'est une des choses que nous avons en commun. Tous des rouages dans un engrenage bien huilé. Ce sont les croyances qu'il faut abattre, en l'ordre établi, en l'inéluctabilité, en l'incompétence des masses, au danger de l'échec. Lorsque vous avez appris à marcher à votre gamin, il aurait pu tomber, tous les gamins du monde pourraient tomber, et d'ailleurs ils tombent parfois. Il ne vous est jamais venu à l'idée de dépêcher un représentant, de constituer une petite équipe de super-marmots qui marchent pour les autres, pour tous, qui décident, qui agissent, qui voyagent et vous racontent le monde, qui savent à leur place ce qu'ils ne pourront jamais savoir s'ils demeurent immobiles. Et pourtant, même si on la constituait cette équipe de rêve, cette crème de la crème, elle se casserait la gueule comme le reste des autres gamins, avant de se tenir sur ses jambes. Ayant oublié cela, nous sommes les enfants qui restent assis, qui obéissent et tendent la patte, inoffensifs.

Parfois, quand la mort me chatouille un peu trop, que je la sens dans mes fesses immobiles qui voudraient s'unir au vieux canapé, je me décide à sortir. Pour y arriver, il faut que je cesse de réfléchir, que j'abroge toute délibération séance tenante: la décision a été prise, elle devient une loi physique appliquant sa causalité sur mes atomes qui suivent, comme un effet nécessaire le mouvement impulsé. Je flâne dans les rues en regardant les gens affairés. Je bois une bière en terrasse et je les regarde passer, pressés. J'attends qu'ils sortent par troupeau, puis s'engouffrent dans les métros. L'homme est discipliné, contrairement aux moutons, dont il partage le destin, il n'a pas besoin de bergers en permanence. Le mouton est moins docile, plus indépendant que l'homme, sans berger il explore, va où on ne l'attend pas, un gros troupeau sans chien est ingérable. Alors que l'homme... Il suffit d'un bon dressage pour qu'il devienne son propre berger. Pire il se fait même un chien pour un troupeau dont il fait partie pourtant... Alors sirotant ma bière, j'observe les hominidés aller d'eux-même à leur lieu de travail au trajet balisé, que tous empruntent sans rechigner, blottis dans la masse de leurs congénères. Après cela, quand le calme est quelque peu revenu, je m'égare dans les gares, j'ai toujours aimé les trains, et les rails surtout. Je me place juste en face du terminus et j'observe les rails jusqu'à ce que la perspective les fasse se rejoindre, au loin, et je dérive et déraille.... J'imagine les paysages que je verrais si je les suivais là-bas. Je me demande quelles gares je traverserais, et jusqu'où les rails iraient-ils... La pensée que des amis se tiennent là, quelque part le long de ces lignes, me réconforte un peu je crois. Le train, du temps où je travaillais, c'était un peu ma liberté. Quitter Paris le long du chemin de fer qui n'avait rien de dur au fond puisqu'il m'ôtait enfin d'un enfer. Je me disais, lorsque je travaillais et que je passais près d'un chemin de fer: si je veux je m'en vais, j'achète un billet et hop plus qu'à s'envoler au-dessus des planches et des cailloux. Assis près de la fenêtre, les yeux dans le défilé des choses au dehors, en paix durant quelques heures, sans tâche à effectuer, sans possibilité de choisir ou de douter, acheminé inexorablement vers un futur moins triste.

Les femmes sont comme les trains pour moi aujourd'hui: on ne peut les prendre qu'en payant. Je me perds de la même manière devant une silhouette de femme, je m'égare dans son parfum, m'enroule dans ses cheveux, j'ai le vertige des possibles. Pourtant, à un certain stade d'inactivité, il semble que plus rien ne le soit. Il n'y a pas que le pouvoir d'achat qui se perde, il y a aussi le pouvoir d'être fier, le pouvoir d'entreprendre, le pouvoir de s'aimer, et le pouvoir de pouvoir... Alors je visite les femmes en fantôme, comme les destinations qui s'affichent dans le hall des gares. Un aiguillage mal foutu m'a jeté là, dans la toile de l'inertie, où la tisseuse est sans merci. L'autre jour j'ai suivi quelques minutes une jolie brune aux cheveux longs bouclés. Oh je vous vois venir, le pervers, l'ordure, mais c'est du harcèlement!! Pourtant j'y ai rien fait à la flammèche, j'ai touché avec les yeux comme on dit au bled, et même pas d'un regard licencieux. J'étais simplement ébloui comme devant un beau paysage qui vous tient en respect. Cette femme je ne peux même pas m'imaginer une seule seconde avec alors... Tout ce que je peux faire c'est lui inventer une vie à défaut de la connaître. Je songe à la légèreté qu'on doit ressentir lorsqu'on a les membres effilés comme des pinceaux, qu'on a des courbes qui ondulent comme ça, comme les flammes au vent. Elle doit avoir le monde à ses pieds c'est sûr, je me disais, mais au final ça doit être un drôle de calvaire quand tout le monde te veux pour ta beauté; c'est jamais que pour une idée, une idée qui échappe à presque tous; une idée qu'on ne sait plus trouver chez soi alors qu'on chasse chez l'autre. Comme moi qui la suit, esseulé dans un jour de nuit. On aurait dit une bouteille de parfum, un mannequin de plastique qu'on voit dans les boutiques. Puis, dans la vitrine justement je me suis vu, la femme s'est retourné. Je n'ai pas eu besoin d'un mot de sa part, j'ai juste filé dare-dare, décollé de mes songes comme un chewing-gum sans goût aux couleurs de la rue. Je dirais pas que ça fait palpiter mon coeur les femmes, mais ça agite quelque chose, un ultime bastion perdu dans la noirceur ambiante, un soubresaut de je ne sais quoi, peut-être la mémoire d'un membre fantôme. Voyez-vous lorsqu'on vous ampute de tout estime de soi, on vous vaccine aussi contre l'amour. Et croyez-moi les gens sont vaccinés contre vous aussi... Vous salissez tout le monde, même les belles femmes qui sentent votre regard voyageur, et dont la tour de contrôle lance des alertes incessantes au resquilleur, au renifleur, au grand malheur. Je vis dans un musée, interdit de toucher, mais un regard ça colle aux choses surtout quand il émerge de la poisse, alors on en vient à fermer les paupières sur des yeux sans larmes qu'on a asséchés. Même les putes sont déçues quand elle vous voit sortir des ronds de pièces de vos poches, elles vous entendent arriver, tinter comme la sirène des pompiers sur laquelle le monde s'écarte pour laisser passer.

PIN-PON, PIN-PON, fait la vie qui s'écoule au-devant de vous qui remontez à contre-courant. PIN-PON Pin-pon, pin-... Et le son diminue, de moins en moins aiguë, s'écrase dans les graves et puis bientôt n'est plus. Comme les émotions, comme la volition. Tout se tire pour des vacances éternelles. Au chômage la vie, idem pour la mort. Et l'existence oscille alors entre deux pôles, deux absolus qui s'unissent dans le ruban indifférent des jours: chômeur au réveil, chômeur au coucher. Mi-mort, mi-vif. Chômeur à toute heures.

Ni bonheur ni malheur vous entendez? Seulement chômeur, tombé dans l'Embuscade jusqu'au pas de trop.