mercredi 26 novembre 2014

Un asile pour les regrets

Je ne vois que des gens durs autour de moi, de véritables pièces de métal incassables, avançant face au rafales de la vie sans jamais plier, sans regard en arrière. Je crois qu'ils acceptent leur sort et la nécessité qui l'accompagne, ils cessent de lutter face à ce qui s'impose à eux de tout le poids du réel, d'ailleurs il me semble évident que cette attitude est un comportement instinctif de survie.

Je ne sais où est passé le mien, je ne cesse de tomber et de regarder en tous sens, cherchant dans le regard d'autrui la moindre trace de compassion et de révolte face au destin: "on ne peut pas accepter cela n'est-ce pas? La volonté est plus forte que tout non?", et je veux de tout mon coeur ce qui n'est pas. Mais le plus dur reste vraiment cette capacité qu'ont les autres à absorber la contrainte du réel, son indifférence et sa manière de broyer tous les espoirs par la seule action implacable du temps. Je ne peux tolérer cela, tel un enfant qui refuse de grandir, je place ma volonté comme la force ultime qui gouverne l'univers, mon univers. C'est pour cela que je reste toujours en arrière, dernier de la Grande Course, traînant le pas les larmes aux yeux: j'essaye de ralentir la course du monde en tirant vers l'arrière, j'essaie d'instiller en autrui la croyance en une forme d'éternité permise par notre volonté versatile.

Et je crois que dans cette entreprise désespérée, je retiens quelque chose de ce sur quoi vous passez avec force et courage, je retiens une image vivante et inchoative de vous même, de ce que vous étiez, de ce que nous étions. Je donne ma vie aux souvenirs, je donne ma vie aux humains et à cette foi inébranlable que j'ai envers la volonté: celle d'être en paix, celle de s'aimer et celle de ne laisser personne sur le carreau.

Une image me vient à l'esprit: celle d'une mémoire organique soumise aux vicissitudes du temps mais qui, par un effort démesuré de volonté et d'espoir (ou devrais-je dire d'obstination), parvient à faire vivre dans l'éternité d'un présent inaltérable tous les élans de son coeur, chaque monade rencontrée.

Jamais je ne ferme quoi que ce soit, je suis un asile pour tous les regrets, je resterai je l'espère une terre d'accueil pour tous ceux qui m'ont connu et qui voudraient redonner une chance à quelque chose, à ceux qui comme moi pensent que seule la volonté est source de réalisation. Je demeure pour tous, les bras ouverts et tendus vers vous, toutes les erreurs, toutes les fautes, tous les coups seront de toute manière pardonnés. Vos rêves en moi seront toujours possibles parce que je ne renie nul passé ni nul avenir, et ce que j'ai une fois aimé reste à jamais un cierge allumé dans mon temple.

Une donnée commune

Je pourrais faire comme ces vieux qui ayant perdu leur conjoint continuent de lui parler comme s'il était là. J'aurais voulu parler à ma grand-mère et lui dire ma tristesse pour qu'elle me réconforte à sa manière silencieuse. Ma grand-mère n'est plus là bien que le souvenir de sa présence soit incrusté en moi. Je sais qu'elle aurait eu des mots qui m'auraient arraché à ma solitude, les mots de ceux qui reconnaissent la souffrance comme une donnée commune.

Je donnerais bien des moments de ma vie pour rester encore assis avec toi, à te parler de ma conscience et à écouter la tienne. Je m’assoirais dans cette chambre de maison de retraite à côté de toi et nous laisserions le temps passer, ensemble; éternellement ensemble dans nos solitudes.

Une donnée éternelle

Chacun de mes mots est un battement de coeur supplémentaire. Le vrai, lui, a cessé de fonctionner depuis longtemps déjà, récitant le rythme d'un amour aboli. J'ai échoué à vivre ma vie, j'ai renoncé à vivre, même le soleil s'est détourné de moi, je n'en garde que des souvenirs tandis qu'il passe sur la vie des gens et les éclaire de ses rayons ardents.

J'écris: c'est ma malédiction, les mots sont la pierre que je roule en haut de la colline, les mots sont ma chair qui est morte et que l'aurore a emporté, les mots sont mon souffle, celui-là même que j'ai perdu dans mes journées grises et sans lueur, dans ce désert glacé où je suis pétrifié.

Je ne suis pas irremplaçable, le train de la vie ramasse d'autres passagers, ils s'assoient sur mon siège et soufflent leur haleine sur la vitre à travers laquelle j'ai contemplé tant de paysages. Ma conscience de l'impermanence est une donnée éternelle, c'est pour cela que je renferme en moi cet amour qui ne s'émousse pas avec les jours. Je garde en moi, présent, le souvenir de tous les voyages, la chaleur de ton regard et la lumière de tes sourires.

Je n'ai jamais été un soleil, c'était bien moi la lune, et mes plus beaux moments furent ceux où tu m'illuminais de tous tes feux. Aujourd'hui satellite fantôme tournant dans le vide sidéral, j'offre la face consternante de mes nombreux cratères, puits de ténèbres dans un désert rocailleux. La vie, un jour a trouvé son chemin en moi, j'en suis le fossile épuisé que personne ne ramassera jamais.

mardi 18 novembre 2014

La connaissance ultime

Je vous dois peut-être quelques mots sur La vérité ultime, celle-là même que j'ai percé il y a quelques jours, quelques semaines, quelques mois. Vous aimeriez peut-être savoir quelle est-elle, en quoi consiste son contenu, vous aimeriez probablement connaître la connaissance des connaissances, le secret même des choses? Sans doute cela rendrait-il votre vie bien meilleure, du moins plus facile, vous avanceriez vers la mort sans plus de crainte aucune, la certitude au coeur, comme un paladin aguerri voyant dans chaque goutte de sang versé la gloire d'un Dieu certain.

Au bout de la connaissance, pourtant, il n'y a plus rien. Là-bas, dans ce pays lointain dont je suis revenu, n'existe que le Réel inconnu et inconnaissable; la connaissance repose sur l'inconnaissance. Au bout de cette médiation sans fin n'est rien d'autre que l'arbitraire de toutes les croyances, ce même arbitraire qui fait que vous tenez debout dans un monde familier alors même que vous ne pouvez savoir s'il est un monde ou non. Il n'y a pas de fin à la connaissance, comme il n'y a pas de fin à vos croyances, tout ici est acte de la volonté, celle de croire ou de ne pas croire, celle de persister ou de ne pas persister.

Toute explication, toute théorie, tout modèle censé représenter la réalité est absolument valide-invalide. La raison, cette façon de faire avancer l'esprit, est une monture docile qui vous mènera partout: il existe un chemin pour parvenir à toutes les erreurs.

Voilà ce que m'a appris la connaissance, elle m'a appris à rendre les armes et à ne plus lutter. Je suis aujourd'hui le maître de la raison, comme le possesseur d'une méthode éprouvée. Je pose des axiomes, exécute des syllogismes, crée des concepts qui sont autant d'ensembles au sein desquels je comptabilise d'autres ensembles. Donnez-moi une proposition et je la rendrai vraie, ou fausse, c'est selon votre bon vouloir. Les faits ne sont que de peu d'importance, toujours limités à l'appréhension que nous en avons et donc toujours aptes à être inclus dans une théorie qui embrasserait les faits comme les non-faits.

Voilà, vous êtes libres désormais, peut-être trouverez-vous la vie plus simple. Moi je n'ai pas encore su quoi faire de cette liberté, puissiez-vous en faire meilleur usage. Croyez ce que vous voulez, bâtissez les mondes propres à soutenir l'édifice de vos rêves, et surtout, "soyez aimables car ceux que vous rencontrez...".

L'essence de tes mains

Les mots des autres et leur chaleur, aussi réconfortants soient-ils, n'auront jamais la douceur de tes mains qui parcouraient mon torse et apaisaient les brûlures du destin. Les mots des autres sont un outil bien commode grâce auquel je me penche sur leur âme et capture quelques mouvements d'un intérieur indicible qui consent à se perdre. Jamais cependant je n'ai pu aller dans cet endroit lointain où tous mes rêves se sont perdus: l'intérieur de ta tête. Je n'ai jamais pu écouter ton âme qu'à travers le style de tes mouvements externes, tes gestes et leur tonalité gracieuse, ton corps était ma seule clé pour parvenir à toi. Tu parlais si bien d'un langage que je comprenais si peu mais qui me fascinait pour tous les grands espaces vierges qu'il évoquait à mon ignorance. Des yeux constellations pareils à deux univers jumeaux que je ne pouvais visiter que de l'extérieur, que par le feu qui voulait bien filtrer vers ma réalité.

J'ai tellement vidé les mots que c'est probablement mieux ainsi, qu'aurais-tu donc eu à m'apprendre: je connais leurs détours, chaque impasse et chaque boucle. Un geste de toi est ce mot étranger, habitant d'un pays qui ne figure sur aucune carte, héritier d'une tradition foraine et ancestrale qui transcende tous les discours sages, signe d'une temporalité excédant tout logos. Ton âme était ton corps que j'apprenais à lire; non; pas à lire: à écouter.

Tous les livres sublimes ne m'apprennent rien, ils ne font que dire ce que je sais déjà, tout au plus ont-ils parfois un peu d'avance sur mes propres mots. Invariablement ils me renvoient à moi-même, à cette musique triste qui dénoue les mots et ne conserve que le ruban sonore d'une vibration fondamentale présente jusque dans la vacuité même. Dans tes sourires à toi, dans la forme de tes bras fins qui emplissaient le vide, dormait un je ne sais quoi indicible qui m'invitait à partir vers le plein, vers l'être qui aurait résolu toutes les dualités. Avec toi il n'y avait rien à comprendre, juste à vivre. Il n'y a réellement rien à comprendre: il m'aura fallu du temps pour contempler cela, moi l'être gourd avançant difficilement avec les roues carrées du langage. Tu me présentais cette évidence dans une immédiateté qui m'était interdite, moi le médiateur invétéré, toujours du mouvement cherchant la trajectoire à retenir, celle que l'on peut inscrire sur une carte; comme si nous arpentions tous le même monde...

Je lis les mots des autres semblables, en un sens, à ce que je deviens, et je comprends ce qu'ils disent, je comprends par la lecture, en synthétisant, laborieusement. Au lieu de comprendre, peut-être sentirais-je un peu plus si j'étais en leur présence et observais leurs façon d'exister. Je t'ai senti exister devant moi, contre moi, avec moi, je n'avais pas de mots et je cherchais partout à dire la conscience de ces sensations atemporelles. Toujours ce décalage qui me porte à faire signe vers mon vécu silencieux, toujours cette déportation qui m'emmenait loin de toi, comme un ressac après chaque moment vécu qui me voyait rechuter dans cette attente insatiable qu'est la conscience (volonté d'occupation hégémonique de l'esprit). Je ressens maintenant avec douleur tous ces murs que je dressais, refus de vivre, d'être ce qu'on est, soif de cette conscience qui donne l'illusion d'être ce qu'on est tout en sachant qu'on n'est pas seulement ça. Le champ de la conscience sera peut-être un jour expliqué par la physique et sa théorie éponyme: l'attention consciente apparaîtra peut-être un jour comme une vibration sur une sorte de champ, potentiel énergétique remplissant de manière probabiliste un vaste espace. Ce caractère spectrale de la conscience serait alors expliqué par sa nature étendue et indéterminée. Peu importe tout cela.

Il y a des mots qui font du bien et des mains qui ne sont plus là. Ceux-ci décalent encore et toujours la vie hors d'elle même, quand celles-là en étaient l'élan même, celui que j'ai perdu, l'essence de tes mains, le souffle de ta joie dans mes voiles détendues.

lundi 17 novembre 2014

Les bonnes et les mauvaises pièces

Les relations humaines ne sont pas un jeu de puzzle où chaque personne serait une pièce qui s'emboîterait parfaitement dans l'espace vacant, ses bords adjacents à ceux d'autres pièces, chaque courbe en épousant une autre. Il n'y a pas de bonne et de mauvaise association entre les humains. On peut aimer plus que tout une pièce aux arêtes coupantes et dont la délinéation contrarie la nôtre, dont la proximité crée du jeu et de multiples frottements nécessitant d'infinis réajustements. Ce jeu même est l'amour.

Je ne crois pas aux bonnes ni aux mauvaises pièces. Je crois en autre chose, une sorte de sentiment sublime d'amour qui vous envahit face à la contemplation de l'autre, peu importe si cet autre s'accorde ou non (et demandez aux sites de rencontre selon quel algorithme on calcule cet accord?) avec notre mélodie. Deux instruments qui veulent s'accorder jouent la même note, puis si les musiciens désirent vraiment jouer, ils procèdent à quelques réglages jusqu'à trouver cet accord délicat.

L'amour, comme l'harmonie, est une forme de volonté.

Dernier obstacle

Si j'avais fait d'autres choix, peut-être mon destin aurait-il eu plus de classe. J'aurais pu faire un enfant à la Femme, après ça j'aurais bien pu la laisser partir au gré du vent, se séparer de la malédiction que j'incarne, j'aurais au moins compté pour quelqu'un. Il y aurait une femme qui me garderait dans son coeur et accolerait à mon nom l'image sacrée de "père de mes enfants"; il y aurait cet enfant que je n'aurais jamais connu et qui aurait pour père ce poète maudit traînant sa mort dans les rues du monde entier, empaquetant dans sa tête une poignée de mots chantants. Après cela j'aurais bien pu crever dans un caniveau, une bouteille à la main, que m'importe, j'aurais vécu et compté pour quelqu'un, j'aurais été la source de sentiments intenses, d'un amour qui existerait bien plus que je n'aurais jamais su le faire.

Au lieu de ça je suis aujourd'hui seul, sans Elle, sans personne d'autre que les différentes tonalités insupportables de mon moi multiple. Les seules actions nobles dont je suis l'agent se déroulent dans ma tête, lorsque je revêts par exemple le costume de cet Adrien héroïque qui se dresse devant le mépris des autres et protège ceux qu'il aime. Même chez lui pourtant se cache quelque chose de nocif: l'héroïsme se mue trop souvent dans ma tête en d’insoutenables scènes de violence où s'exprime je ne sais quelle rage qui m'habite: je brise l'autre de tout mon désespoir, j'éradique à grand coup de destruction la peur que je suis. Si je venais à mourir, je ne serais rien de plus pour quelques êtres qu'un agréable souvenir, qu'une "belle histoire", qu'une promesse et que sais-je encore... Je ne suis la cause de rien ici, je n'ai créé qu'un univers intime de mots que je suis probablement le seul à trouver poétiques. Je n'habite que des rêves d'enfants que chacun de mes textes piétine impunément.

Je crois, décidément, que je n'ai rien à faire parmi vous, vous qui vous levez le matin avec un but en tête, vous qui vous levez heureux et énergiques avec l'envie fondamentale d'avoir seulement envie, de s'engager avec vos semblables dans d'innombrables projets. Moi je regarde l'impermanence comme une nécessité qui me plaque au plus près de mon coeur et vous la regardez comme un risque minime tout juste remarquable.

Il y a des gens qui voient la vie comme un présent à l'incommensurable prix, il y en a dont la volonté est si forte qu'elle submerge allègrement la raison et le doute, marquant l'avènement de l'homme sur le Réel inconnu. Je ne suis pas de ceux là. Je me demande trop souvent pourquoi je continue et lorsque je m'interroge sur les plaisirs à amasser en cette vie, je secoue la tête de droite à gauche, conscient que ces choses là ne me sont plus rien aujourd'hui, que chaque désir est un petit mensonge de plus que l'on se fait pour parcourir encore un bout de chemin. Je n'ai plus envie d'être humain, je ne veux plus être cette ignorance crasse qui ne sait pourquoi elle vit et continue malgré tout de gesticuler, de courir, de vouloir, de croire. La vie ne me réserve que des déceptions: celle des désirs assouvis, celle de l'incessante perte que nous fait subir le temps, celle de ma force vacillante, celle de l'éternelle victoire du doute, celle de l'amour qui s'éteint. Je ne vois aucune raison de vivre. Ma volonté est si nulle que je suis incapable de mettre fin à mes jours, préférant attendre que tout cela se termine, d'une manière ou d'une autre. Inévitablement un obstacle viendra un jour barrer la route de la carcasse que je traîne sans conviction: je ne vis plus que pour le trouver.

Je me souviens pourtant toutes ces pensées ruminées dans le feu de ma vie passée (celle-là même que je regrette aujourd'hui) et qui pourtant ne me parlaient jamais que de solitude et de liberté. J'ai compris quelque chose aujourd'hui, peu importe que ce soit quelque chose que le temps annulera demain pour réintroduire le doute à la place: la liberté est impossible à vivre sans cesser de vivre car il n'y a qu'un moyen de vivre et c'est de croire en quelque chose. La liberté est l'expérience du possible or l'expérience du possible est l'expérience du doute, ce même doute qui me ronge à chaque instant et fait bientôt de ma coque pourtant jeune une carcasse rouillée qui souhaite regagner le port. Vivre la liberté c'est précisément ne plus vivre comme un homme, c'est vivre dans l'éternité minérale des dieux, semblable à une pierre, bienheureuse et tranquille dans son repos absolu. Mais nul humain ne vit comme un dieu et s'approcher trop près de cette absolue liberté, c'est accepter de demeurer malgré tout à distance, vivre l'alternance effrénée de la croyance et du doute, scintiller par intermittence comme un pulsar fou qui s’essouffle pour finalement s'épuiser en une sombre et froide étoile.

La malédiction de l'homme c'est qu'il ne peut être autre chose que lui-même tout en étant pourtant intrinsèquement attiré par tout ce qu'il n'est pas. L'homme-interface ne se connaît d'ailleurs que sous la forme d'une ouverture à l'Autre. On peut vouloir être libre autant que l'on veut, on reste irrémédiablement soi, ni libre ni esclave, ni beau ni laid, ni bon ni mauvais; tous ces concepts dans lesquels on aimerait se perdre sont des états-limite, des horizons que l'on n'atteint jamais. Il existe malgré tout des hommes qui aiment la liberté plus qu'eux-mêmes et choisissent de donner leur être pour alimenter le sien; mais je n'ai pas ce privilège moi qui suis tous les hommes et moi qui ne suis rien.

dimanche 16 novembre 2014

Le clochard philosophe

Par terre, un vieil homme à la barbe immense, se balançait assis en tailleurs en psalmodiant quelques propos qu'on ne distinguait pas vraiment. Assis sur la bouche d’égout, une vapeur dense et brumeuse l'enveloppait en remontant vers le ciel. On pouvait voir partout autour de lui, sur les pavés gris du trottoir, d'étranges arabesques dessinées à la craie. La pluie qui commençait à tomber effaçait peu à peu les inscriptions qui incrustaient d'esthétiques circonvolutions sur le sol. Chaque goutte faisait l'effet d'une bombe qui s'abattait sur la craie friable et légère qui s'envolait alors en tous sens. L'eau qui ruisselait dans les innombrables craquelures du béton finissait de brouiller l'étrange texte que ce curieux individu avait inscrit sur le dos de la rue. À côté de lui des piles de papiers formaient de petits tas qu'il continuait d'alimenter d'une écriture automatique, vomissant des mots à l'aide d'un stylo bic sur tout support apte à les recevoir. Des lignes et des lignes semblaient dormir à l'intérieur de tous ces mille-feuilles qui jonchaient le sol. Soudain une rafale de vent souffla plus fort qu'habituellement, et les piles de papiers s'éparpillèrent au vent, voletant en tout sens, se collant brièvement sur certains passants qui les froissaient en boule avec agacement ou bien y jetaient un oeil curieux avant de lancer un regard étonné vers le vieil homme. D'ailleurs un examen plus approfondi corrigeait tout de suite cette première fausse impression: le visage n'était pas celui d'un vieillard. L'immense barbe qui cachait la majeure partie de son visage accentuait la dureté de ses traits, elle avait beau être grise, son porteur ne devait pas avoir plus de quarante années. Ses yeux n'étaient pas particulièrement expressifs, on les aurait même cru vides tant ils semblaient contempler une réalité absente et lointaine. Ce regard effacé ne quittait pas la feuille sur laquelle se fixaient les mots avec régularité, l'homme se balançant toujours d'avant en arrière, oscillant lentement sur un rythme lénifiant. Il ne semblait pas préoccupé par la dispersion soudaine de ses feuillets, il continuait son action, inébranlable et absorbé.

Tandis que des feuilles chutaient en flottant tout autour, l'homme évoquait la placidité d'un arbre automnale faisant face aux rafales du vent, imperturbable, ne concédant à sa fureur qu'une poignée de feuilles nervurées qui étaient la rançon de la vie. D'autres rafales continuaient d'arracher les feuilles à la solide présence de leur auteur, la pluie les plaquaient avec détermination sur toute surface possible. Une des feuilles vint se coller contre un mur, passant juste devant le visage d'un homme visiblement préoccupé qui jeta tout de même un oeil sur le curieux objet qui venait de filer à travers son champ de vision. Il s'arrêta et semblait lire avec attention les lignes serrées, figurant une écriture penchée et élégante. Après un temps suffisant pour déchiffrer les phrases malgré l'encre qui commençait à suinter sous l'effet de la pluie, il se retourna brusquement et scruta en se mordillant la lèvre inférieure le scribe barbu qui se dodelinait dans ses vêtements sales. Son regard captura cette étrange photographie qui l'accompagnerait dès lors: le ciel gris de la ville faisant chuter sa pluie sale sur les gens pressés et cet homme assis calmement en tailleur sur une bouche d'égout, concentré sur sa tâche, recouvrant d'une écriture dense et précise des piles de feuilles vierges. Autour, chaotiquement suspendues dans l'air, des dizaines de feuilles manuscrites pareilles à de multiples ramifications que le vent faisaient danser. Adolphe sortit alors de sa torpeur et se dirigea vers le clochard enveloppé de vapeur et de sa muraille de mots dansants.

Hallali

Vient ce moment si certain où les trompettes se taisent
Et les cuivres mats et profonds très lentement s'apaisent
Dans quelque livre, quelque héros décline et prend fin
Une musique grave sonne la victoire du destin

Le jacassement de ceux qui savent résonne
Agaçant jusqu'au silence à la patience d'or
Ils écriront l'histoire, eux que rien ne raisonne
Tandis que je remonte seul à ma naissance et dors

Cela n'est pas grave chante la forêt matinale
Et la rosée qui scintille de répondre en lumière
Que nulle faucille ni aucun point final
N'ont jamais été plus qu'un amas de poussière

Je laisse le vieux monde à ses aurores gaies
Abaissant sûrement mes voiles fatiguées
Sous la nuit étoilée aux songes infinis
Je m'enlace au vieux port pour ne jamais tanguer

jeudi 13 novembre 2014

Le cimetière ambulant

Il y a des soirs où dormir est impossible. On pense à tout ce dont la vie nous dépossède peu à peu, à tel point qu'il ne semble rester que des pertes et des deuils.

La conscience est alors un visage penché sur la vitre du compartiment d'un train fendant la campagne des souvenirs à toute allure. On aperçoit à peine le visage d'êtres aimés, juste assez pour les reconnaître et voir la nuit les engloutir avec voracité, laissant dans leur passage une rémanence lumineuse, queue de comète des destins. Partout autour les gens des étoiles filantes qui vont mourir là d'où l'on vient, avec le reste des choses que l'on quitte.

Vient un moment où tous ces visages, tous ces lieux, tous ces moments se projettent sur le ciel nocturne pour former d'indéterminées constellations. Nous sommes sortis du train, sortis de la Terre et flottons là, sous le ciel de nos deuils. Chaque étoile se met à danser dans le vide intersidéral et l'on se fait le spectateur impuissant de sa rêverie somnambule, comme on est celui de sa propre vie.

Ces images ne sont pas le fruit de la volonté, elles surgissent, suscitées par on ne sait quelle rancoeur face au destin, et nous rappellent alors que l'abîme de la folie n'est qu'à un pas de côté. Il est alors si étonnant que la normalité soit un état commun.

Je deviens fou et étrangement conscient du fait que je ne peux aucunement influer sur ce processus. Ma folie est le produit d'une sur-rationalité, peut-être d'une méta-rationalité, d'une raison qui aurait trouvé son origine et la sortie d'un processus sans fin dans son fondement contraire.

Dans le cinéma de ma tête je tiens des conversations avec une multitude de gens, je vis des pelletées de possibles à la seconde, j'enterre des futurs par vécu d'anticipation: fosse commune de mon théâtre intime. À chaque instant je ferme des portes que j'avais entrouvertes sans même avoir levé le petit doigt. Et j'accomplis ce rituel de mon inexistence avec le souvenir omniprésent des morts et de tous les amours perdus. Chaque instant et chaque chose est hantée par un passé ensablé que ma naïveté s'acharne à exhumer, ivre de donner vie à tout ce qu'elle a un jour contemplée, luttant contre l'oubli.

Pourtant je suis moi-même, par mon incurable suspension existentielle, un véritable tueur en série. En ne choisissant pas j'élimine quantité de chaînes causales qui gisent dans ma citadelle intérieure, j'étouffe des embryons de vie qui deviennent alors l'aliment de la mienne. Je suis un cimetière ambulant, redoublement du temps, assistant faucheur.

Peut-être ne suis-je pas humain? Je n'ai nulle volonté aujourd'hui. Peut-être ne suis-je qu'une loi de l'univers s'exécutant selon une nécessité implacable, sous-routine du temps qui fait passer toute chose? Peut-être ma conscience n'est-elle qu'un effet de la récursivité de mon algorithme, le contrôleur et le témoin du bon déroulement d'une fonction létale.

Je suis aussi creux que le coquillage que l'on place contre l'oreille et qui rend le son de la mer, je rends le son de la vie mais celui-ci n'est qu'un écho de tout ce que je ne suis pas.

mercredi 12 novembre 2014

Savoir vivre

J'ai été rien du tout. Tout juste ai-je été quelque chose dès ma naissance: être brut et sans lacune, plein et présent. Ma conscience n'a été qu'un lent et incessant effort de déréalisation pour me ramener au possible des sens encore impliqués dans le signe indéfini. Je n'aurai pas su vivre... Dès lors à quoi bon attendre des autres qu'ils se défassent avec moi dans l'inexistence?

Je comprends tous ceux qui se sont détachés de moi. Je ne me comprends pas moi-même. Je suis une somme d'échecs d'autant plus tristes que toutes les conditions étaient réunies pour qu'ils n'adviennent jamais.

Je n'ai pas su vivre voilà tout.

Dorénavant j'avance avec mon amour solitaire au ventre et un regret dans la tête. Je serai peut-être prof si l'inertie de ma force me porte jusque là. On m’appellera probablement Cripure, les élèves se moqueront de moi et des ténèbres que je porterai dans la classe. N'ayant plus d'ego ni plus aucune fierté, quelque être dans le besoin trouvera le moyen de profiter du peu de choses que j'aurai à offrir. Je m'éteindrai tout seul entouré de mes souvenirs et, qui sait, peut-être que je serai en paix.

Les pensées n'ont pas d'auteur

J'ai connu toutes les opinions, tous les systèmes de pensées. Je ne comprends pas les philosophes qui s'acharnent à vouloir être originaux alors qu'ils ne sont qu'une énième déclinaison du même théorème bien connu. Ils lisent un auteur et sont fascinés par sa pensée, c'est alors qu'ils décident de jeter au public leur interprétation de cet auteur, avec l'espoir de la reconnaissance du génie de leur point de vue, comme s'ils étaient les véritables auteurs de ces pensées. Pire, la plupart prétendent même avoir fondé un nouveau théorème et parviennent à se convaincre qu'une variation dans la formulation pourra leur apporter l'originalité qu'ils n'ont pas. Ils ne font que mettre leur nom dans l'Histoire. Les pensées n'ont pas d'auteur.

Les philosophes ne m'apprennent rien, j'ai découvert en un ou deux ans toutes leurs ontologies, toutes leurs métaphysiques raffinées. Trois minutes d'émerveillement puis une vie de désillusion et de lassitude. Je suis probablement trop résigné aux leçons de la raison pour croire, comme eux, en la vérité. Ma génialité est d'être parvenu à épuiser le génie pour m'apercevoir que derrière lui demeure une banalité qui s'ignore.

Je suis désespérément plongé dans la banalité de la lutte des hommes face à l'indétermination du réel. Je suis un homme banal dans une situation banale à qui on rajoute chaque jour une somme trop importante de banalité dans les oreilles.

mardi 11 novembre 2014

Second regret

Aujourd'hui quelque chose m'a frappé violemment, et ce de telle sorte que je me retrouve encore plus ignorant qu'auparavant, encore plus douteux et incrédule. J'ai peut-être eu tort, je me suis peut-être aveuglé tout seul. À force de ne rien vouloir ou de vouloir d'une volonté à rebours, qui, au bout d'un moment, ne veut plus que ce qu'elle ne voulait pas auparavant, voilà que je me retrouve dans l'inexistence la plus totale, absent de tous les mondes et de tous les coeurs.

J'étais persuadé de poursuivre l'état qui m'aurait permis de vivre heureux avec la personne aimée, envers et contre cette personne qui n'avait de cesse de vouloir autre chose. Je croyais dur comme fer, une fois n'est pas coutume, détenir un savoir qu'elle ne possédait pas: ce qu'elle désirait menait à notre perte et ce que je poursuivais malgré elle aboutissait à l'équilibre. Cet étrange paradoxe amena l'être aimé à s'enfuir, chercher la paix là où elle pensait la trouver, me laissant alors seul avec mes convictions abjectes et ma certitude d'être abandonné.

Pourtant une chose ironique se passa: aussitôt seul, l'insoutenable de ma trajectoire m'apparut, je le vis de plein fouet et n'eus alors plus la force ni la volonté de continuer sur ma lancée. Paradoxalement, tout ce que l'être enfui avait souhaité, devenait ma volonté présente, et tout ce que je croyais bon m'apparaissait comme une grossière erreur, un curieux mensonge émergé de mon esprit par un processus inconnu de moi, caché et mystérieux, que je devine pourtant essentiel. L'autre est partie tandis que je restais sur mes positions dans un refus obstiné, et si tôt que je fus seul, l'envie de partir devint une évidence.

Je ne sais quelle leçon tirer de cela. J'avais visiblement tort quant à mon analyse. J'ai vécu sous la coupe d'une certaine peur: peur de l'avenir incertain (moi qui n'aime pourtant rien plus que l'indétermination et le doute), peur de faire coïncider mes envies avec celles d'un autre être, peur d'un choix et de ses conséquences. J'ai été moi-même l'artisan d'un mécanisme élaboré d'illusion et d'auto-persuasion dont je suis devenu le prisonnier, pantin inerte exécuté par ses propres lois jusqu'à ce qu'il ne reste rien autour, rien d'autre que le piège qu'il avait construit.

Je veux partir et retrouver l'autre dont les mots prennent aujourd'hui du sens. Moi qui me suis trop souvent cru maître du langage, il me semble m'être perdu dans l'illusion du sens comme en une pièce emplie de miroirs. Aujourd'hui, à tête reposée je peux lire les mots qu'elle me disait autrefois et constater la validité de ses propos, la constatant d'autant plus que je relis les miens qui m'apparaissent comme une vulgaire suite de mots ineptes et sans valeur intrinsèque.

Mes paroles n'ont été que des formes, précisément parce que je pensais ne croire en rien lors même que dans chacune de mes phrases s'exprimait la croyance en la forme, en l'indétermination fondamentale de toute proposition. Les mots m'ont éloigné de l'autre, érigeant leur haute muraille d'ambiguïté, alors que mes sentiments profonds, si je m'étais contenté de les vivre, étaient sans  ambivalence aucune: amour sans équivoque.

La seule conclusion que je suis en  mesure de tirer pour le moment est celle-là: peut-être avons-nous tort lorsque nous sommes face à un choix, de vouloir en calculer chaque chaîne de conséquences, d'utiliser l'outil de la langue pour vivre par procuration ce qui ne saurait être anticipé, ce qui relève de l'imprévisible et de la création. J'aurais dû suivre mon coeur muet et partir puisqu'une partie de moi est fondamentalement ce souhait de tout quitter, j'avais probablement trouvé un des rares êtres qui pouvait supporter et aimer ce destin avec moi.

Je me retrouve aujourd'hui ahuri et seul, entouré par mes fautes et mon incompétence à vivre. Pour la seconde fois de ma vie, je regrette de n'avoir pas su trouver le calme et l'humilité nécessaire pour plonger au-dedans de moi et porter un regard lucide sur ce qui s'y passait. L'esprit, je crois, n'a jamais été un outil de prospection du futur, il ne doit servir qu'à éclairer le présent de tout le passé.

Je ne connais qu'une vérité: celle de l'expérience présente et des sensations. Mon présent est une douloureuse volonté de partir et d'avouer à l'aube qu'elle comprenait peut-être mieux la nuit que celle-ci ne le pensait, et que cette dernière souhaiterait consentir à se pencher, confiante, sur leur union sacrée, car enfin que serait la nuit sans une aurore après?

lundi 10 novembre 2014

La conscience des autres

Je me suis tellement plié aux conventions et aux volontés des autres que je leur prête cette même capacité, probablement à tort. Il ne me viendrait jamais à l'idée de pester contre la pluie ou bien d'éprouver durant de longues minutes de la rancœur contre l'orage qui m'aura contraint de débrancher mon routeur, pourtant je grogne contre le comportement de mes semblables dès lors qu'il ne rentre pas dans certains schèmes attendus. Je ne devrais plus faire ça. Je ne sais pas ce que sont les autres, ni même de quelle intensité vibre leur conscience. Si je suis si conscient c'est parce que je m'imagine sans cesse d'autres points de vue que le mien, j'imagine l'autre, puis les autres alentours et ceux un peu plus loin, j'imagine même le regard des êtres qui vivent au milieu des étoiles, que sais-je encore. C'est la concentration de tous ces référentiels en un même point qui fait l'acuité de ma conscience: je suis autrui, je suis tout le monde, tous ceux que j'imagine et tout ce que j'imagine. La conscience est ce champ, maintenu par une interaction forte et centripète, elle est pareille au coeur de l'atome. Il faut une grande force pour briser cette liaison.

De combien de points de vue la conscience de ceux qui m'entourent se constitue-t-elle?

La non-écriture

Ce livre, le livre de ma vie, est tout ce que j'ai. C'est le non-projet de mon destin, la non-réalisation de ma non-volonté, le non-livre de ma non-écriture. Je dois être une sorte de réincarnation de Pessoa sauf que ma malle est ce minuscule fragment de toile numérique perdu quelque part (j'aime d'ailleurs à penser à la non-localité des données transitant sur internet qui s'apparente à une forme d'ubiquité). L'écriture de cet homme était exquise, je ne sais ce que vaut la mienne. Que sera-t-elle dans dix ans, et sera-t-elle encore? De combien de non-livres serai-je l'auteur? Je me le demande. Il y a déjà, depuis quelques années maintenant, la très retentissante non-sortie de mon ouvrage d'épistémologie où il est question du concept de connaissance. Il y a aussi ce non-recueil de poèmes sublimes que j'affectionne tant.

Quand je dis que ce non-livre est tout ce que j'ai, c'est probablement bien vrai puisque je ne possède rien d'autre. Le reste, je le suis et c'est peut-être bien plus intéressant que la possession d'un non-livre. Vous ne saurai jamais qui je suis, qui j'étais. Quelle genre de persévérance se cache dans mes gestes lorsque je fais du sport, avec quel amour de la souffrance libre j'élance mes membres dans l'effort, atteignant de nouveaux possibles. Vous ne connaîtrez pas ma façon de vibrer lorsque je pince les cordes de ma guitare, ni les tonalités qui m'emportent et sur lesquelles je compose. Vous ignorerez ce que j'éprouve en présence de mes amis et la franchise avec laquelle je leur parle. Tout cela passera avec moi, il n'en demeurera rien à part quelques images dans quelques têtes, et qui finiront pas perdre leur couleur et leur netteté avant de totalement disparaître.

Non ce qu'il reste d'un homme c'est tout ce qu'il n'est pas: ses mots qui sont sa manière à lui d'agencer ce qui appartient à tous, en bref tout ce que la réalité voudra bien conserver de ses traces. Probablement que nous autres qui ressentons le besoin d'expression travaillons ces traces avec un peu trop de narcissisme. Même mes traces sentent le doute, elles auront au moins fidèlement conservé une chose de moi, mes traces à demi: non-livres, non-réflexions, non-expressions. Toutes ces choses que j'expulse à demi parce que je ne les aime pas assez pour croire que le monde serait plus beau avec, ou bien parce que je n'assume pas assez mes limites artistiques, ou bien parce que j'ai trop peur d'être encore plus seul une fois la main tendue vers autrui: et si personne ne comprenait ce que je dis, et si personne ne goûtais la musique de ma tête?

Il est plus respectable d'attendre la mort pour s'exposer aux autres et encore plus louable de ne pas s'afficher sur chaque mur et d'attendre sagement, dans le silence de sa petite place, le regard curieux qui s'attardera ou non. Le futur délivrera bien une poignée d'amis qui feront chanter mes mots avec leur propre talent et se retrouveront eux-même à travers ce qu'ils croient percevoir de moi. Je les aime d'avance tout comme ils m'aimeront pour être un indice de leur non-solitude. Puisse le goût que j'ai mis à agencer ces mots leur paraître le plus pur possible.

Thermodynamique

Il m'arrive de penser que le monde n'est rien, et qu'il est en fait ce que ma croyance accepte d'en faire. Je ne crois pas en la liberté. Aucun de mes choix n'a jamais été producteur d'un futur prévisible et déterminé à l'avance. Peut-être suis-je capable de prendre un choix, librement cela je ne le crois pas, mais ce choix devenant lui-même une cause (insérée dans une chaîne dont elle n'est qu'un maillon) produira des effets qui sont le produit synergique d'autres chaînes causales, innombrables. Le futur ne m'appartient pas. Le petit maillon que j'apporte ou croit apporter dans la production de l'avenir n'est qu'un minuscule postillon dans l'océan des causes. L'univers s'exécute sur moi comme sur toutes choses. Cette pensée me procure une paix profonde.

Je peux abandonner ma vie, demeurer spectateur, acteur tronqué qui voit une ombre se déplacer toute seule parmi la scène sociale, réaction à des évènements multiples et imprévisibles pour un homme. J'ai trop longtemps nommé cet état "bonheur", moi qui abhorre le bonheur, cette drogue des dépendants à la certitude. Je dois aujourd'hui lui donner un nom qui convient mieux: paix, apaisement, repos, désaisissement. J'aime le repos que me procure le constat triste et joyeux de ma vie, de cette débâcle sociale qui m'ancre un peu plus à chaque évènement tragique dans l'envers d'une vie dont l'endroit est un enfer épuisant. Je suis en paix quand je regarde ma démotivation totale face à tout effort pour occuper un quelconque statut social, lorsque j'observe les passions qui s'animent puis se taisent et les gens qui courent de l'une à l'autre avec empressement, tout en pouvant croire indéfiniment que chacune d'entre elle est éternelle. Moi, mes passions sont vraiment éternelles puisqu'elles ne sont pas vécues du dedans, mais du dehors, dans mon petit coin d'absolu silence où je regarde les autres et peut les aimer sans que l'amour ne s'érode. Les autres m'oublieront peut-être et finiront par ne plus aimer, mais je ne les oublierai jamais et jamais ne cesserai de les aimer.

Je pourrais même, je crois, ressentir un profond apaisement face à l'expérience d'une mise à mort. Jusqu'au dernier moment j'ouvrirai mes trois yeux bien grand et ferai face à la mort, un sourire sur mes lèvres invisibles, conscient de la comédie humaine et de son ineptie, conscient de l'inutilité de tous les mouvements et gesticulations qu'un jour, deux petits principes de la thermodynamique viendront apaiser définitivement.

Je suis prêt pour l'éternité, comme pour n'importe quel spectacle à venir.

Langages de l'univers

Aucune oeuvre n'est parfaite. Mes plus beaux chefs-d'oeuvre sont tout ce que je n'aurai jamais écrit, comme cette immense somme philosophique qui démontre par une rationalité quasi mathématique l'absurdité du concept de connaissance. La connaissance aura été mon grand problème dans la vie, c'est probablement ce que j'aurai toujours poursuivi, et ce jusqu'à la fin, alors même que je n'y croyais plus. Peut-être un jour écrirai-je ce livre aride pareil à une démonstration mathématique qui déroulera comme un calcul la démonstration de l'impossibilité de la connaissance, en attendant, ce sont les effets de ce savoir que je décline dans mes textes.

Quelle curieuse contradiction: je prétends connaître qu'il n'y a pas de connaissance. Me voilà encore enfant trop gourmand, quêtant par-delà tout bon sens un soi-disant absolu. Qui n'aura pas succombé aux charmes de tous ces mensonges: absolu, vérité, fondement, origine... J'en étais dépendant plus que quiconque et traîne encore, dans ma prétention au sevrage, des relents de cette addiction.

Je ne sais rien voilà tout, pas même s'il est possible de savoir quelque chose, pas même ce que c'est de connaître. Je crois que la connaissance est une image inhérente à l'humanité, conséquence d'une conscience qui objective et sait, ou plutôt ressent, que le sujet et l'objet se tiennent dans un milieu qui les excède; une conscience qui peut prendre ce milieu pour objet tout en sachant que ce nouvel objet lui aussi se tient dans un milieu, etc. La conscience est la cause de l'infini, de l'absolu, de tous ces curieux paradoxes qui font d'une entité coincée dans la causalité, dans l'espace et le temps, une tension vers un ailleurs, un effort vers l'unification (au sein d'une même chose) de tous les multiples, de chaque occurrence singulière.

Mais la conscience est-elle réellement une? Ou bien cette unité n'est-elle qu'une condition de chaque pensée, de chaque état de conscience qui pour pouvoir se distinguer lui-même des autres, et pour pouvoir distinguer quoi que ce soit, est contraint d'être une forme de dénombrement artificiel de choses indénombrables puisque de nombre il n'y a point. Les différences négligeables qui font que l'homme juge une expérience parfaitement reproductible sont-elles vraiment négligeables? Qui peut le dire? Mettez ce que vous voulez dans la conscience, elle en fera toujours quelque chose dont elle se distinguera et qu'elle placera en face d'elle, et partout autour, la répétabilité infinie de ce processus d'attention et de pensée se fait latente, faisant de la conscience cette ouverture totale, interface vers l'illimité.

Mais y a-t-il réellement illimité? La croyance en une infinité d'état de conscience et, par conséquent, en un caractère infini de l'espace et du temps (condition de toute expérience et donc de tout état de conscience) n'est-elle pas une simple inférence à partir d'un passé limité et emmagasiné dans un présent lui aussi circonscrit? C'est probablement la faute à ce présent mal définie (qui n'est d'ailleurs pas circonscrit), ce présent extatique et punctiforme qui par essence ne se laisse jamais saisir. Vivant dans ce présent, ou plutôt devrais-je dire étant ce présent, nous ne pouvons envisager le monde sous d'autres caractères que ce que nous sommes, que notre manière d'en faire l'expérience. Alors le monde, pour nous, est naturellement infini, tout comme nous semblons l'être à travers ce présent qui dure éternellement, du moins le temps de la vie. (Mais y a-t-il seulement une chose autre que notre vie qui a réellement existé pour nous?) Voilà comment nous résolvons la contradiction d'être finis tout en nous faisant une idée bien finie de l'infini: nous nous vivons sur le mode de l'infinité: infinité des expériences, infinité des possibles.

Je ne sais même plus comment une discussion sur la connaissance a bien pu glisser sur ce terrain, je n'en suis plus vraiment sûr. La connaissance qui d'ailleurs, paradoxalement, est le fondement de notre compréhension du monde alors même qu'elle suppose une fin et la saisie exhaustive des éléments constituant son objet... Curieux paradoxe là encore: nous admettons que le réel est infini et pensons pourtant pouvoir le connaître à partir d'éléments fondamentaux et originaires...

Je crois qu'il nous faut, pour le moment, mettre fin à cette prétention à la connaissance spéculative et théorique, à toute modélisation de la réalité. La compréhension est un terme qui tient plus du domaine de l'activité, elle se comprend si l'on limite la connaissance qu'elle implique à une technique, à une recette causale afin de produire et reproduire des phénomènes. Quant à savoir ce que sont ces phénomènes ou même pourquoi ils sont tels qu'ils sont et pas autrement, ou encore quelle est leur nature (question si étrange qu'elle n'a aujourd'hui pour moi plus aucun sens), passons ou plutôt demandons-nous si ces questions ont bien un sens et si elles sont légitimes (voire même si elles le seront un jour). Voilà je crois le rôle de la connaissance, rôle pratique aux résultats purement fonctionnels. Nos savoirs sont des savoirs-faire et j'ose même douter du sens et de la possibilité d'une autre modalité du savoir. Dès que la connaissance veut s'élever par-delà les faits et la mécanique causale, elle se heurte à la nécessité du modèle qui n'est qu'une image, or l'image est la façon purement humaine de se représenter une réalité que d'autres espèces se représentent autrement. Les fonctions mathématiques sont la formalisation de processus, elles sont une recette et donc un savoir-faire. On ne peut même pas aujourd'hui produire de modèles cohérents qui s'accordent avec les formules mathématiques de la science: preuve que la réalité semble excéder de toutes parts notre capacité à s'en faire une image.

L'homme est un langage, et comme tout langage, offre des limites qui sont le terrain propice à l'éclosion d'une créativité infinie. Probablement, et je l'espère de tout mon coeur, existe-t-il dans ce monde d'autres langages que l'humain avec leur poésie particulière. Il existe bien les animaux, certes, mais je veux dire encore plus dissemblables, des langages qui sont l'image d'une réalité fantastique et étrange. Peut-être, un jour, les rencontrerons-nous. Saurons-nous seulement les voir? Et s'ils étaient déjà là, partout, sous nos yeux aveugles...?

mardi 4 novembre 2014

Le cycle des nuits

Je suis un meurtrier aux mains entachées de lumières
J'ai tué dans ma vie tant d'aurores et de prières
Que chaque jours de l'humanité
Ne sauraient les compter

Des destins étranglés au petit jour
Et des futurs muets depuis toujours

Regardez les possibles qui se pressent
Dans mon présent qui de gonfler ne cesse

Un merveilleux suicide au bout de tel détours
Une gloire factice au confort de velours
Un mariage peut-être, et pourquoi pas l'amour
La solitude au bout de chaque pas
Le désert comme église à ciel ouvert
Ou bien la ville et son regard pervers

Rien autre que l'indéterminé
Opaque et sans éclat
Car le futur pour moi
N'est qu'un terrain miné

La Femme, sur chaque dos et dans chaque chevelure
Mes désirs piratés par sa crinière et cette folle allure
Elle aussi est un matin qui reste endormi
Coincé dans les draps ourlés par un mauvais génie

Et ce quelque chose de la vie qui ne cesse de marcher
Avec son rythme et son tempo qui veut tout arracher
Force l'instant sur le suivant à se pencher
Et mon coeur indécent à trop vouloir s'épancher

L'aurore, toujours comme une promesse murmurée
L'erreur que mon coeur ne m'aura jamais pardonné
L'aurore, tragique bonheur qui souhaite m'éviter
Et fait de ma nuit l'insoutenable vérité

Tant pis, mon coeur presse en lui
Tous les matins du monde
Mon coeur cette sonde
Qui retient le futur enfoui

Et me fait vivre dans chaque instant
Mille autres vies que la mienne
Prend les pensées d'autres gens
Et les retient dans ma peine

J'aurais connu tous les chemins
Sans même en emprunter un seul
Et reconnait tout lendemain
Comme un morceau de mon linceul

Pourtant, dans cette richesse inouïe
Il m'arrive bien étrangement
De regretter certaines nuits
Où sur la rive tu m'attendais sagement