Il reste en mon jardin quelque fleur azurée qu'aucun coeur n'a ravi.
Il faut vite vivre, alors viens respirer
Le parfum d'impossible que j'y fais pousser
La nuit est toute proche, avant après, partout, autour Il faut bien vivre ma jolie, vient abreuver ton jour Et mange un crépuscule.
J'avance en l'océan sur un sillon mortel Une lame de fond la forme du destin Sur mon cœur l'eau ruisselle Et scelle mon armure d'airain.
Tends la main et ressens Comme une vie est éphémère Il faut cueillir bien mûrs Les fruits qui vite sont amers Ce visage serein s'encadre de cheveux Qui bientôt seront gris Imprègne t'en les yeux Prends-le dans tes artères.
Tout le monde peut être preux En son coeur jeune d'amoureux Après, l'ardeur est moins candide Son cœur moins chatoyant Et les humains qui brillent Ne sont pas plus vaillants...
Ta bonté aux chevilles Tu répands dans les cendres Ta chaude humanité Par un monde endeuillé
Ton style est celui des poupées Que garde dans sa chambre La femme autrefois jeune fille
Sa teinte giroflée Suffit à faire plier L'adulte trop docile.
Ce que tu donnes Je ne pourrai le rendre Je me demande encore Pourquoi ton bel espoir Souffle sur ma blessure.
Ce que tu donnes de toi Sans aucune rature C'est ce que, je le sais, Du fond de mon abîme J'admire incessamment
Et je suis bien indigne Moi dont l'âme-tourment Ne tient que dans les yeux Et fane dès qu'on la prend.
On l'a enterré avec un attrape-rêve et trois soldats, des figurines.
Le vieux monsieur est mort.
Celui sur les fenêtres duquel nous lancions des œufs.
Celui contre lequel nous jetions des cailloux, parfois, de loin, pour derechef s'enfuir dans un bruissement de rires.
Le vieux monsieur: celui qui nourrissait les pigeons sur le même banc publique du même parc de la même petite ville.
Celui qui portait deux costumes, un pour les jours de pluies, un pour les rares soleils.
Le vieux monsieur est mort .
Celui qui donnait à tout le monde, dès qu'on lui demandait.
Celui qu'on a volé parfois, parce qu'on était trop jeunes, et qu'on ne savait vouloir que ce qu'on nous disait de vouloir.
Le vieux monsieur est mort dans un cercueil bon marché en bois aggloméré, avec pour seule famille quelques badauds tombés là par hasard et des pelletés de terre en pagaille comme compagnons d'éternité.
Le vieux monsieur...
Le vieux monsieur est mort.
Celui qu'on a cloué un jour sur la porte d'Ishtar.
Le vieux monsieur est mort, avec son sang multicolore, dans son immuable sourire sur fond duquel ressort l'ample tristesse du monde.
Toutes les cloches sonnaient le glas, le jour de son trépas. La ville-église était parcourue de tous bruits: le rire des gens sans peine, les pleurs des oubliés, le klaxon des voitures, le fracas des outils, les grondements de lourds moteurs, le rythme des musiques, et tout cela projeté pêle-mêle dans l'immense atmosphère, accompagnait la mort comme un cirque éphémère.
Le vieux monsieur est mort mais le cadavre est encore chaud. D'aucuns l'ont déterré, découpent dans sa peau se cousent des manteaux; on prélève les organes, organise un festin, on boit son sang indispensable on puise dans ses yeux le savoir ancestral.
De pensées tiennes j'ai tressé des colliers Tel un "je t'aime" sur cahier d'écolier Rien de nouveau depuis dans l'avenir Le futur n'est qu'un flux de souvenirs
Je vis dans cette pièce aux murs imprégnés Des boucles de ta chevelure aux lignes ondulées J'y dors de profonde insomnie Dans cette cage de ma conscience honnie
Dans le silence ourlé de soupirs tiens En cette mansarde épuisée tu viens Cueillir les fleurs de mon présent
Je suis partout mais bien nulle part Et le fond lourd de la nuit noire A les profondeurs de ton âme
Un journal, depuis tant d'années. Et pourquoi? Un journal adressé à douce entropie. Un journal où chaque écrit anticipe déjà son funeste destin sur des pages jaunies par le temps, et aux bords racornis...
Un journal...
Le témoignage silencieux d'un destin anonyme. D'une psyché singulière au fond des multitudes. Une voix, un récit de qui n'ose pas se raconter et patiente tapi dans les replis de l'âme qu'autrui vienne étaler les lignes mélodiques, enfermées dans une mansarde oubliée d'un esprit effrayé.
J'écris depuis toujours, depuis les balbutiements de la langue dans mon cerveau. J'écris une vie parallèle qui s'étend indéfiniment dans un espace jumeau. Il n' y pas de lien causal entre cette histoire inventée et le phénomène mondain d'un corps qui continue sa route. Et lorsque je ferme les yeux, et me concentre alors, pour tenter de penser sans mots l'identité écrite, il n'y a rien que perceptions présentes, sensations qui se fondent dans la permanence d'une continuité autre. Je vois comme tout le monde, la cuisine allumée, le ciel illuminé, j'entends les sons de tous les jours, ressens les mêmes angoisses, les joies, et tous ces wagons de vécus qui se tiennent la main pour chanter l'entropie. Mais il n'y a rien de ces concepts, de ces images que seuls les mots peuvent invoquer, de ces divisions analytiques, ces distinctions conceptuelles, rien de ces métaphysiques diaprées que, pendant longtemps, j'ai cru mon milieu naturel.
Je vis dans le déséquilibre de ces mondes dispersés.
Quel rapport entre les doigts qui tapent les touches d'un clavier et la signification qu'elles sont sensées produire? Quel rapport entre les doigts grattant les cordes, entre les vibrations sonores et ces images que la musique invoque, ces sentiments qui en résultent...?
Un journal.
Comme une partition pour un seul interprète; qui rêve d'être jouée par d'autres.
Je suis aujourd'hui mort
Et je mourrai demain encore
Peut-être d'un regard
D'un geste
Ou bien de vos paroles...
Il n'y a nulle drame
Les vivants me rejettent
Sur les berges d'un monde
Où je trouve un berceau
Ma vraie famille en bloc
Tout au fond des tombeaux
Dont les regards en mots
Font se mouvoir mon âme
Spectre musical
Dans un espace en flamme
Je suis aujourd'hui mort
Demain peut-être en vie
Le temps d'un lourd contrat
Qui m'impose son masque
Et rend l'individu
Un servile automate
Mes semblables voyez-vous aiment des qualités
Et font des congénères de simples unités
Une somme de fonction qu'on agence en programme
Pour réaliser sa réforme, son petit idéal
Il faut amender la nature
Qu'on ne saurait plus voir
Briser ce vieux miroir
Qui ment sur nos profils
Notre langue est le vrai
La science seule réalité!
Pourtant pas une figure géométrique
Et les visages humains sont tous asymétriques...
Mentir, partout, toujours
Peindre des trompe-l’œil
Sur la vérité nue
Et ne pas voir la nuit surtout...
Qu'on badigeonne à grands coups de croyances
Pour qu'un ciel azur dégoulinant
Soit toujours sous nos yeux
Et bouche l'horizon
Je suis aujourd'hui mort
Et je mourrai encore
De respirer parmi vous
Les miasmes de lâcheté
De détacher ma peau
Pour ressembler à tous
À rien
Au code qui meut chaque machine
Je suis aujourd'hui mort
Et je mourrai encore
D'accepter l'exception
L'erreur
L'irrégularité
L'imprévisible
Mais ce qui est rayé de votre monde
N'est qu'un nom sur la liste
L'identité factice
La vacuité d'un nombre
Le rien d'une unité
À chaque instant je nais
Formule du chaos
Dans votre ordre inventé
Et je naîtrai demain
Pour le restant des jours
Je suis cette nature
Que vous ne voyez plus
La racine bien nue
Qu'il vous faut épurer
Mais...
Dans le processus
Des lambeaux de nous tous
La chair de l'âme rousse
Le clair de larmes douces
S'écoulent par la bonde
En un siphon d'alarmes
Il faut refaire le monde
Et combler cet abîme
Entre mots et puis choses
Décoder l'alphabet
Maîtriser le langage
Que Tout soit loi
Sans exception
Sans surprise
Un tout bien ordonné
Sans mystère
Que la nature de chaque homme enfin
S'étale sur CV
Totale et accomplie Entière nue Parfaitement dévoilée
Notre idéal est pur
La volonté si sûre
Notre main ferme et dure
Car l'idéal est pur!
Oh oui... Notre idéal est pur...
Source musicale: La marche militaire du monde mort-derne
Une langue logique
Universelle
Des yeux lucides
Clairs
C'est à dire en mouvement
Sur un chemin d'amendement
Celui de vérité
Des jugements prudents
Et non de ces lances guerrières
Dont on se perfore mutuellement
Sans cesse
Aimer
La chose singulière
Non pour ce qu'on en peut dire
Et qui n'est que l'universel
Le commun
Mais pour l'indicible unicité
Le point de fuite
Où le langage échoue
Étaient-ils heureux, les sages de toutes cultures, recherchant le dépouillement toujours plus accompli, la dissolution de l'égo, des désirs et de toute volonté? Étaient-ils dépouillés de tout? Comme moi, ou bien leur restait-il la quête d'un but hégémonique et absolu: la réalisation du néant dans la conscience pure...?
Peut-être est-ce là la clef de leur entreprise: ils s'étaient dédiés corps et âme à un seul et unique but: l'anéantissement du désir. Et il faut pour cela un grand désir transmué en une volonté constante pour effeuiller ainsi la nature même du vivant.
Tandis que moi, que me reste-il... Abandonné à l'absolue instantanéité de mes désirs, rassis dans cette marmite frémissante où chaque promesse éclate aussitôt préformée et tombe derechef dans le ragoût primordial informe. Moi je n'ai rien: ballotté par le constant brassage des désirs cycliques, je ne tends vers rien.
Qui pourrait bien suivre la forme de mon destin, le contours de ces heures creuses que je me plais à vider de toute substance...?
Si seulement ma vie était un néant, elle aurait au moins pour elle la valeur de laisser place à tous les possibles. Mais elle est ce quelque chose persistant, suffisamment quelque chose pour n'être qu'un quasi-néant infect et disgracieux, la forme floue de trajectoires spectrales parce qu'à peine esquissées.
Ma pensée va trop loin pour moi, j'ai simulé tant de vies, et si rapidement, qu'il n'y a plus un chemin pour m'étonner encore et me donner envie...
Ma vie n'est que cette ombre des pensées fougueuses: un petit tas de ténèbres projetées qui singe unidimensionnellement la forme des vivants...
Un oiseau est mort ce matin, je l'ai trouvé au pied d'un arbre, le cou brisé dans un angle improbable.
Il a rampé vers moi comme si j'avais détenu le pouvoir en mes mains de réparer le cours du destin.
La mort est passée dans ses plumes, dans un souffle, comme un vent hâtif et sans égards. Même ainsi, on aurait dit qu'il allait se réveiller, s'envoler à tout instant.
Il a suffi que je tourne la tête un instant, et la vie l'avait quitté, imperceptiblement, sans que le monde change pour autant, sans qu'autre chose que ma douleur fasse signe vers l'évènement.
C'est ainsi que l'on part, subrepticement, à moins que quelque cœur fraternel sente son lien mutilé et enclose la mémoire de votre être dans la forteresse du passé.
Je pourrais partir ainsi, couché sur l'herbe agonisant, sans que rien en ce monde ne change pour autant.
Sans témoin, le passé n'a pas l'once d'une existence...
J'y vois trouble putain! Et pourtant plus clair qu'en plein jour d'été. La pluie tombe à seaux, mais tout mon cœur est chaud. Ça brûle en mes entrailles, dans mon entrejambe qui s'enflamme, quelque chose s'éveille et veut s'élever. Y a-t-il dans quelque endroit du ciel des cimes qui m'aiguillent? Où sont-ce les piqûres de tes fruits mûrs qui bandent mes muscles, insufflent la puissance en mes sillons de veine...?
J'ai un petit soleil privé qui brûle à l'intérieur du ventre, qui chante dans la caisse de ma cage thoracique. Ça me fait des musiques syncopées qui accélèrent et refluent, comme une marée devenue folle et qui changerait cent fois par jour...
Ce n'est pas ça l'amour. Est-ce même quelque chose que ce concept malléable...
Mais j'y vois trouble putain, et si puissamment clair pourtant...
Quelque chose en mes cellules perce le gris sombre des cieux, transperce l'âme de rayons de rosée en nuancier crépusculaires. Et tes bras sont des ailes accrochées à mon cou, et qui me clouent au lit tandis que mon esprit traverse les univers... En infusant ta peau, en creusant tes cellules...
Et si chaque paire de bras était une impasse vers le grand vague Illimité...
De petits insectes rampants sont venus loger dans le cadre du velux. J'en ai trouvé un, il y a peu, dans mon lit. Je lui ai réglé son compte. Quel droit avais-je d'abréger ainsi sa vie? Cette vie si fugace, aussi brève et insignifiante que toutes les autres au regard de l'Éternel...
Tout va cesser.
Il faut plonger dans cette idée quotidiennement, à chaque instant se répéter:
"Tout va cesser! Tout va cesser."
Et ceux qui par la raison parviennent à se construire le dérisoire radeau d'une explication, d'une pitoyable raison d'exister malgré tout, ne valent pas mieux que tous les fanatiques du monde. La nécessité de vivre dans l'absurde fait de tout homme un croyant.
Les rationalistes ont juste l'outrecuidante ignorance crasse de croire leur conclusion nécessaire. Mais tout ce que leurs mots ont fait est de broder une énième illusion.
Un voile est toujours nécessaire pour endurer la vérité du néant. Sans lui: pas de vie, pas d'images, pas de motifs, pas de monde.
Tout va cesser! Tout va cesser...
Et vivre alors n'est plus qu'une absence de choix.
Nous vivons parce que, a priori, la vie nous a été donnée.
Il y a des colliers qu'on ne peut détacher. Ils brillent dans la nuit d'un halo familier et peignent sur l'espace tant de figures que l'habitude nous apprît à aimer comme nous-même.
J'en porte de la sorte un panel bariolé, tous différent mais qu'une chose lie néanmoins: le fermoir est cassé.
Mes bijoux fantômes sont plus que des parures, c'est eux qui me font exister. Ils m'habillent lorsque je suis à nu, jettent le bouquet de lueur qui pour les yeux d'autrui sont comme signature. Et pourquoi les trahirais-je..? Eux qui font qui je suis hors des murs de ma tombe.
Jamais personne ne m'en a offert un seul. Même lorsque les mains tendues tenaient en leur anfractuosité un de ces curieux colifichets, c'était toujours moi qui m'en saisissais pour le passer autour du cou. Je suis le seul responsable. Je ne crois d'ailleurs qu'aux cadeaux qu'on se fait à soi-même. Les autres ne sont jamais que devantures, plus ou moins bien achalandées.
Oui j'ai des perles tintant à mon cou, versicolores en nuancier de noir. Leur éclat est mat pour qui sait voir au cœur des choses. Ils sont des galaxies possibles qui se sont pétrifiées pour moi dans une forme aléatoire -- pour qui croit au hasard -- et sur un ton de mon histoire. On peut lire là comme un roman de vie, dans le chapelet de souvenirs ambrés qui dansent sur mes pectoraux, comme une file d'enfants mort-nés aux cris figés de nuit.
Je porte cette nuit et tous ces crépuscules tout contre ma peau claire. Elle me permet d'y lire les constellations du destin qui forment les barreaux stellaires du présent incertain. Je ferme les paupières et contemple la cartographie déterminée de l'horizon bouché. Je clos sur moi le firmament sur ma bouche entrouverte en des chansons muettes qui toutes chantent le lent cours des choses. Les morts de mon passé y vibrent en recouvrant la vie, et tous ceux à venir y lisent le caveau qui les enfermera un jour -- Avec moi.
Car c'est toujours le monde en sa totalité, qui est enterré dans ma peau.
Une sombre chaleur s'élève depuis la mousse. À travers cette brousse étoilée de ciel Vont mes pensées douces au vent du soir Quelque chose, quelque part, Toujours fait son chemin. Une note danse et se poursuit Dans quelque anse de mon cœur.
Le ciel gris d'été Coupe le lien vers l'autre Illimité Lourd, et dense, comme un champ de destins coupés Dont les fantômes cherchent à grimper; Encore, Malgré tout, Malgré le Réel en couleurs.
Es-tu en colère? Après moi? Après les hommes? Après quelque chose de tangible? Ou ne fais-je que parler de ce que même un silence Est incapable de décrire? Zébré de frousse dans mon linceul de peau Tournant en rond dans une cage inventée Qui s'appelle mon âme... Je ne sais ce que je cherche... Ce que je veux... Ce qui peut être de moi désiré...
Mais je sens cette colère rousse Qui monte d'un effluve évanescent vers la tour de contrôle Qui ne contrôle rien. Dans le trafic aérien de mes idées Où tout se carambole Résonne un désaccord Que mes paupières closes me peignent en violet.
De l'herbe verte monte une langueur humide Et chaque brin me parle d'âge mûr De possibles récoltes Mais moi, sais-tu? Je ne fauche jamais que du vide, Toujours à côté, ce qui n'a pas même existé Et qui dans un atome contient tous les champs à venir. Et c'est cela que je coupe Ce rien en devenir
Tu entends?
J'entends... La solitude qui crépite au creux de la pelouse J'entends L'avenir qui se meurt de ne jamais me voir venir J'entends Partout le passé qui revient par le train de minuit, Par ce présent qui immanquablement trahit, Par ma propre existence, Qui s'acharne à me nuire...
J'ai tout désiré. Et pour ça je n'ai rien eu.
Tu entends? J'entends.
J'entends l'herbe parler Dans un langage froissé
J'entends le ciel muet Un mur de plus, gris et
J'entends chaque occasion Par mon refus s'évanouir.
Le silence des machines Un souffle monotone Une constante respiration
Tu entends toujours? J'entends oui. J'entends cela Même la nuit...
Mon corps est la seule chose que je peux tenir devant moi pour me représenter. Je l'aime et en prend soin tout en le punissant de tous les maux. J'instille en mes cellules le poison pour qu'il devienne intime, et pour qu'enfin cette image que je tiens face à moi, ce toucher sous mes doigts, soit véritablement le reflet de mon âme. Un effondrement total de tout, une abrasion accélérée, la combustion qui troue l'espace-temps pour former les trous noirs.
Mon corps... Pardonne-moi un jour.
Mon amour est ainsi. Vicié. Contradictoire. Il est une dialectique sceptique qui se plaît à s'annuler. De la même manière que toutes les croyances disparaissent en ma conscience, mon corps je te fais prendre des chemins où plus aucun plaisir n'est possible. J'ai piraté mes cellules, disrupté mes circuits nerveux, je t'ai privé de toute récompense possible en te donnant le fantôme de mon âme en feu... Je sens la vie en toi que toute cette énergie sombre tend à saper... Je veux piloter le destin, je veux t'empoisonner jusqu'à ce que la brûlure atroce rejoigne enfin le froid glacé, dans l'unité égale et indifférenciée des morts minérales.
Pardonne-moi. Je suis un instrument cassé, une intelligence artificielle mal programmée, embringuée dans une boucle infinie sur laquelle il me faut danser, tel un fuselage en flamme. Une aile détachée... Un réacteur en panne...
Attention everyone: we're currently flying through some heavy turbulences. Please stay calm.
Reste calme. Tout ira bien. Tout s'achemine à rien. Mais tu ne sais pas n'est-ce pas? Tu ne comprends pas mon langage? Ma maladie de surconscience qui t'impose sa folie... Comme un fidèle compagnon animal, tu me suis jusqu'au tombeau, tu écoutes mes appels, réponds à mes prières, et les sorts que je te jette, tu les avales avec confiance...
Pardonne-moi.
Peut-être fera-t-on de belles choses avec tes pièces détachées? Lorsque l'enfer sera passé sur toi, qu'il restera pour tes poussières le paradis atone du monde... Que les autres fassent avec toi ce que tu méritais depuis toujours et que je n'ai su faire...
Je suis un maître indigne. Traître de la vie. Un glas retentissant dès la première aurore...
Je suis déjà bien par-delà ma vie.
Pas une leçon, pas un plaisir qui ne soit encore à venir.
Je n'ai rien à apprendre désormais...
Peut-être est-ce là l'accomplissement? Peut-être est-ce là la vraie vertu? J'ai parachevé mon propre néant, lui ai donné la forme définie d'un destin nauséeux. Un long chapelet de gestes insensés, de contradictions, l'histoire de désirs antagoniques.
Mon âme tourbillonnaire se souvient, ressasse encore et toujours les mêmes mélodies. C'est que le bougre est obsessionnel, jusqu'à ce point de non retour où l'âme se creuse un peu trop loin, déchire l'étoffe de sa peau, crève la profondeur jusqu'à la singularité maladive. J'ai plongé dans l'abîme et reste coincé dans l'envers des choses. Pas un plaisir qui ne soit spéculaire, infrangible et indéfiniment lointain, sous le blindage translucide de cette différence idiote.
Le pauvre ringard qui garde son amour inepte en soi, pétrifié dans un rêve qui ne peut procéder que parce que tout le reste est en sommeil... Risible.
Les souvenirs se figent dans l'ambre de l'espoir, et font de beaux bijoux à arborer sur soi. L'honneur délabré qui refuse de mourir. Risible.
Minable dormeur par lâcheté, à quel référent peuvent renvoyer tes signes? Les cheveux sont coupés, chaque liane est détachée, il n'y a plus un chemin pour remonter le temps. Mais tu conserves encore, en quelque endroit immense de ta mémoire, la possibilité de cette île engloutie... Risible.
Peut-être est-ce cela la vraie puissance? Se refuser soi-même au monde, et ne pas croire en lui. Risible.
C'est fini? Oui mais... Peut-être... Néanmoins... Quel que soit... Risible.
Je suis bien au-delà de moi. N'aurais-je été qu'une seule seconde?
Peut-on mourir encore et encore et encore? Comme je le fais avec toi... Comme si l'on pouvait convoler de deuil en deuil, chuter un à un d'étages qu'on ne soupçonnaient pas. Risible.
Les belles paroles, les beaux discours, de renoncement, de désespoir surmonté, de détachement suprême, et pour quoi? Finir toujours dans la roue, courant comme un hamster écervelé, amnésie renouvelée de négation couvée. J'enfante des futurs morts-nés. Risible.
Suis-je au-delà de moi-même, suis-je au-delà de l'amas cellulaire incurable? Y a-t-il une seule chose de louable qui soit un jour sortie de moi? Risible.
Les textes apposés sur les plaies, le bruit sur le silence trop vrai, le mensonge sur la solitude. Risible.
Combien de choses désobligeantes et vraies doit révéler cette attitude. Infantile comme face aux premières frustrations, terreur du rejet pourtant si naturel des autres. Risible.
Je suis par-delà le risible. Je me suis pris les pieds dans la vérité nue et sans atours. Dans la boucle renouvelée de mes phantasmes, dans l'infinie fragilité de cette aspiration à la puissance. Nul. Zéro. Négatif jusque dans la définition que je donne du monde. Terrorisé par cet amour abjecte de la liberté. Risible.
Comme un qui croit encore à l'absolu. Comme un qui se croit digne d'exception. Comme un qui veut être encore plus que l'être. Risible.
Comme une métaphysique bien ficelée refermée sur elle-même et pour cela défunte. Comme une ontologie qui use et trop abuse d'universalité puérile et se rassure ainsi d'un Réel apprivoisé. Risible.
Pour toujours risible.
J'avance le cœur léger, je n'ai rien à défendre qu'une poignée de vents futiles dans mes murailles acérées. Aurais-je déjà accompli mon œuvre ici? Celle d'un destin surnuméraire, inadapté, à jamais d'ailleurs et qui déteint à l'eau du temps pour demeurer exsangue et sans saveur.
Le destin des poètes maudits. Risible.
Un chemin de raté trop têtu... Mais peut-être avancé-je au-dessus du vide, sans m'en apercevoir encore vraiment, comme les personnages de dessins animés qui bientôt sentiront la chute. J'ai fait ce que j'avais à faire. C'est à dire j'ai bien tout défait, les draps de ma naissance qui feront bien office de sale linceul. Les liens que la vie s'acharnait à tresser entre moi et le monde. Entre moi et l'amour.
Je n'ai pas d'amour pour moi. Je n'en mérite aucun.
Le tribut dérisoire en quoi consistent ces poèmes ne constitueront rien dans mon parcours. Ils seront effacés comme de vilains brouillons qu'ils sont. Et toute mon existence servira de contre-exemple à des vies à venir. Voyez la belle ornière dans laquelle il ne faut pas tomber! Risible.
Mais, même cela je risque de l'avoir raté. Car qui relatera la pauvre existence anonyme d'un pur produit du vingt et unième siècle qui frénétiquement écrivait des poèmes pour se soigner de vivre... Risible.
Mérite-t-elle encore le nom de vie, cette route consistant à ne plus rien choisir, cette route à rebours d'elle-même et qui voulait trouver repos dans l'origine... Risible.
Si un dieu paternel, réalisant la honte que je constitue dans son œuvre, me prêtait une gomme capable d'effacer le train cosmique des causes de mon existence, ainsi que ses effets absurdes, je jetterais un œil dégoûté sur tout ça et n'hésiterais pas une seconde à frotter énergiquement l'écheveau contrefait de tout cet étalage de chair et de souffrance à vif, incapable de suffisamment de honte pour se draper de peau jusqu'au cou, et pour que rien de tout ceci n'affleure à la surface des choses.
Que tout reste celé dans le grand labyrinthe. Ma maison était hantée depuis le jour de ma naissance, il n'y avait pas de place ici pour la sublime vie.
Faut-il user des règles de la poésie classique pour écrire ses poèmes?
La question s'est posée en lisant le poème d'un ami dont la structure rythmique, à l'écrit, ne respectait pas forcément les codes classiques, me laissant ainsi seul face à la responsabilité de faire swinger le texte. Tout l'enjeu était bien là: je devais m'en remettre à mes compétences d'interprète pour trouver la clé de sol de son texte et parvenir à le faire chanter sans indications habituelles.
Et peut-être que c'est là que gît la réponse à la question de départ. Les règles canoniques de la poésie classique, voire de la poésie tout court, sont là pour servir de guide implicite à la lecture de la partition que forme un poème. Ainsi, tout un chacun au fait de ces quelques règles, est capable d'aborder un texte avec le bon prisme d'interprétation musicale.
Néanmoins, cela fonctionne parce que l'ensemble de la communauté littéraire (lecteurs, écrivains ou les deux) partage ces codes implicites. En dehors de ces règles intériorisées par chacun souvent depuis le plus jeune âge, nous serions bien incapable de faire sonner la plupart des textes, ignorant par exemple les règles de diérèses, de 'e' muets ou non etc.
Il me semble intéressant de composer ses poèmes hors du cadre traditionnel afin de placer le lecteur face à sa véritable responsabilité: c'est lui-même qui est le texte lu. Il s'agit bien toujours du lecteur qui parle, c'est sa voix, ou celle qu'il désire emprunter en son for intérieur, qui résonne. C'est bien lui qui interprète, met l'emphase sur certains mots, accélère ou ralentit, choisit la durée des silences, pleure ou rit... Même lorsqu'il écoute le texte lu par un autre, celui-ci n'est compréhensible que parce qu'il se le relit lui-même intérieurement (au moment même où il l'entend), il est fort à parier qu'autrement il ne retiendrait rien de ce qui lui est lu. Prenez l'exemple d'un film que vous appréciez particulièrement et qui vous absorbe, il vous arrive parfois, sans même que cela soit conscient, de répéter les dialogues entendus, en un écho presque instantané des propos des acteurs. Les enfants aiment à imiter jusqu'aux bruitages.
Il en va donc de la responsabilité du lecteur de trouver la structure harmonique d'un texte qu'il lit. Il en est l'interprète, c'est lui qui soufflera dans l'instrument et qui devra trouver, dans l'enchevêtrement de signes auxquels il fait face, la tonalité juste et plaisante à ses oreilles.
Mais que se passe-t-il, le monde est en déclin. Les nuits tombent au sol comme pétales de rien. Je me souviens du futur et partout voit destins...
Il faut chanter, faire du temps la musique du voyage éphémère.
Tout me semble impossible et pourtant tout est là. Dans le moment vécu qui s'ouvre d'un regard. Dans les chaleurs d'été qui font languir les soirs. Tout n'aura-t-il été que déception? Ou tout le sera-t-il dès lors?
Chaque battement de cœur me semble un carrefour existentiel. Il faut choisir sans cesse entre vie ou bien mort. Entre cadre ou tangente. Entre une route incertaine et l'autre. Les chemins s'éparpillent, je vois les vies amies, je lis dans le flux du néant...
Cela a toujours été ainsi. Il n'y a que le regard qui change.
Qu'est-ce donc que je perçois dans le vague de ma vue, entre le sujet que je suis et l'objet qui surgit. C'est dans le vide de ce qui n'est pas visé que gît la plénitude. Et c'est alors, comme si rien de ce que j'observais n'était vraiment visé. Comme si le monde était prétexte à ces récits celés de subrepticité.
Je m'étonne, encore... Cela est bien. La vie ne cesse de m'étonner. Je suis la différence que je dois reconnaître. Je suis le devenir dans sa négation même.
Il faut chanter, que ne tombent du ciel ô jamais que des notes? Une scansion de l'aube, une harmonie de fluides. Ouvrir la fenêtre... Et peut-être entendre la voix dans l'air. Celle qui fera lever mes rêves de poussière... Celle qui fera avancer la carlingue usagée...
Fais-moi danser promesse des ombres fraîches. Fais-moi prendre instrument. Fais-moi jouer le monde. Et que maints univers jaillissent, symétries oniriques.
Ta voix se marie bien aux cordes que je pince. Et si le manteau étoilé du ciel se repliait enfin sur une robe enténébrée. Et qu'il marchait vers moi pour me prendre la main. Ou simplement pour observer dans le fond de mes yeux, la procession de l'âme.
Reprend ta robe univers, et montre ta démarche, je te reconnaîtrai. Je t'ai vu tant de fois, dans tant de soupirs expirés, dans tant de cibles j'ai visé, ta forme et ce visage imprécis pourtant si familier. Je ferme les yeux et ta robe existe. Valse son extrémité, tes jambes de fumée ne sont qu'un vent félin que je ne peux saisir. Je ne vois que ta robe d'étoiles, ta silhouette d'ambre, ta démarche de louve.
Que tes pieds foulent mon jardin. Les fruits sont mûrs, les herbes hautes. J'ai patiemment ourdi des fleurs imprononçables, inventé des couleurs pour œil de non humains... Ne vois-tu pas ce printemps reverdi qui seul en moi attend d'être à jamais ravi?
La porte est ouverte. La récolte est prête...
J'attends visage de la nuit. Que tu fondes sur moi et ramasse ma vie.
Lorsque Rilke affirme que "les vers ne sont pas des sentiments mais des expériences", je ne peux m'empêcher d'y voir une confusion que j'observe souvent en mes semblables pour qui l'esprit est un vêtement encombrant, un voile qui ternit de doutes et d'interminables méandres la linéarité parfaite des choses vécues. Je ne prétends pas ici pouvoir reconstituer la richesse du bouquet psychique du poète, mais je me permets, humblement, d'utiliser l'assertion susmentionnée comme point de départ d'une réflexion personnelle, qui vise à dissoudre une dualité qui me semble artificielle, comme le sont les paradoxes où aboutissent les questions mal posées.
Si les sentiments n'étaient pas des expériences, comment seraient-ils seulement quelque chose, comment pourrions-nous en parler et en faire des objets de pensée? Le sentiment est nécessairement expérience vécue et le vers lui-même n'échappe pas à la dualité apparente de tout vécu extériorisé en objet. Certes le vers peut être, lorsqu'il est pure lecture ressentie, ou pur écrit ce faisant, seulement et totalement expérience. Mais dès lors qu'il existe en tant que vers, c'est à dire en tant qu'objet qui prend forme et existe précisément par ce processus même de formation, il est sentiment et même objet théorique.
Les choses de l'esprit, les idées, ne sauraient être hors de l'expérience, sans quoi nous ne pourrions rien en faire, ni les discuter, ni les critiquer ou bien les encenser. Un concept, même purement mathématique, est toujours une expérience vécue, il provoque quelque chose, il est traité par la conscience -- qui est aussi corporelle qu'immatérielle -- et devient par ce processus une totalité ontique, un moment de vécu par l'écoulement du présent.
La pensée, le sentiment, l'émotion, l'aperception ou la méditation sont tous des modalités d'existence, c'est à dire de l'expérience. Pour cela, les idées ne sont pas moins effectives que les actes et peut-être le sont-elles plus dès lors qu'elle prennent forme dans un objet défini qu'un support quelconque vient arracher au flux entropique du temps. Le vers est une telle chose: une pierre servant à l'édification de ces cathédrales de l'esprit et du mouvement physique que sont les poèmes en tant que partition musicale de l'existence.
Il y a chez Valéry et la plupart des surréalistes un véritable refus du récit que j'ignorais il y a peu. Pourtant, j'en trouve chez moi les traces les plus flagrantes. Étant l'efflorescence d'un siècle où la littérature est dominée par le roman, j'ai ressenti par conséquence une sorte de déterritarialisation, d'acosmisme littéraire et existentiel dû à mon incapacité de me reconnaître une partie d'un tout exclusif. Le récit, s'il m'est agréable en tant que spectateur me semble être un exercice interdit en tant qu'auteur. Je peux en trouver certaines raisons dans la redondance, notamment, de l'acte d'écrire de ce qui est déjà celé en soi, signifié par un écheveau de sentiments et d'images qui forment la condition de possibilité même d'indéfinis récits. Écrire une actualisation définie de ce qui est impliqué dans le regard poétique qui l'excède me semble précisément n'être qu'un exercice, et un exercice qui ne me concerne pas en tant qu'auteur de poésie. Au contraire, il m'apparaît essentiel de conserver au lecteur un espace de mise en scène où il pourra se faire lui-même auteur de maints récits, à travers le prisme d'un regard, d'une tonalité et d'un style.
Chez Valéry, l'inachèvement est bien ce qui rend possible l'indéfinité des achèvements, des constructions. D'une part, il me semble important de répéter ce que j'ai déjà exprimé souvent dans mes textes: l'inachèvement n'est jamais qu'un point de vue, celui, comme dit Bergson, d'une attente déçue d'autre chose. Mais, dès lors que la lecture d'un état des choses change, il est possible de voir en celui-ci quelque chose de parfaitement achevé, et ainsi de ne jamais ressentir cette déception. D'autre part le poème -- dans l'acception toute personnelle que je m'efforce de décrire ici -- offre donc un élan, une dynamique, un rythme apte à proposer dans l'imaginaire récepteur la construction d'autant de mondes que sa volonté ou n'importe quelle détermination particulière lui permettra d'abord, et lui enjoindra ensuite, de produire.
Dans ce sens l'écriture n'est plus une parole aboutie mais une condition de possibilité du dire. Elle est une inchoation.
Le récit, quant à lui, est figé, il lui manque un peu de cette béance permise par la concision, l'ellipse, le fragmentaire. Il est à ce titre révélateur d'observer comment le récit romanesque use du non dit et de la suggestivité pour redonner malgré sa forme contraignante un espace de liberté au lecteur. On s'efforce donc de montrer les personnages, d'en décrire les gestes au lieu d'exprimer trop directement ce qu'ils ont en tête. Le récit offre au lecteur la possibilité de peindre un monde, mais plutôt comme un coloriage puisque la structure pleine agit comme un cadre non malléable.
La poésie, par son économie descriptive, par sa tentative de produire les formes subtiles et floues de la source même du devenir, de l'Être, invite le lecteur à construire lui-même les structures des mondes correspondants.
L'oeuvre poétique, par essence plus fragmentaire que linéaire, offre les pièces d'un puzzle que le lecteur est libre de reconstituer de la manière qu'il souhaite. En ce sens elle n'est pas un récit mais bien plutôt un langage. Et ce langage n'est jamais achevé, comme tout processus historique il devient, jusqu'à ce qu'il disparaisse ou cesse d'être en usage. Ce langage est néanmoins pleinement fonctionnel et constitue une grille axiologique et formelle complète d'agencements d'univers. Il est générateur de mondes, une fonction de pluricosmicité.
Être poète est une bien étrange affaire. Lorsqu'il me faudrait prendre en main les enjeux de ma vie sociale, je me vois dans l'incapacité d'y répondre précisément parce que l'injonction poétique est plus forte que tout, elle prend le dessus sur le reste.
Au lieu de chercher un domicile, qui me fait défaut depuis plus d'un an, je reste attentif, vigie à l'écoute de cette sphère musicale où je pêche un entrelacement d'écailles diaprées qu'ici j'expose enfin.
Il m'est absolument impossible de faire autrement. Je ne saurais dire pourquoi. C'est au-dessus de mes forces de ne pas entendre cet appel, comme s'il n'y avait finalement rien, absolument rien, de plus important à faire que cela.
Je crois rester raisonnable en émettant l'hypothèse suivante: il en va certainement en partie de l'imprévisibilité de ces états d'inspiration où les cieux s'entrouvrent vers l'ailleurs poétique dans lequel il faut plonger. Ça ne se commande pas bien que l'on puisse reproduire par quelques rituels un ou des contextes que l'on a pu identifier comme propitiatoires à cette union sublime.
Il faut donner sa vie à ses moments d'inspiration. Rien d'autre ne compte vraiment. Être là, quand cela vient.
On pourrait, à observer mon inactivité apparente, se dire qu'il n'y pas là de quoi faire vocation, qu'en somme il s'agirait plus d'un passe-temps aléatoire que d'un véritable sacerdoce et pourtant... Il s'agit en fait d'un destin à plein-temps.
La réceptivité poétique doit être de tous les instants, tous les regards, elle transforme à son fondement la manière d'être au monde puisqu'elle est le prisme à travers lequel nous vivons chaque évènement. Dans les moments les plus anodins, nous sommes poétiques, dans l'inactivité, nous sommes poétiques, la psyché creuse, travail en soubassement. A lieu une constante exploration de soi et du monde, une recherche de portails menant vers cette dimension d'harmonie poétique. Ce monde est comme une immense gare où les trains sont des élans musicaux: vous en saisissez un bout et la suite devient évidente, se déroule sous vos yeux sans presque avoir besoin de vous. Nous sommes constamment à la recherche de, ou du moins disponible à, ces instants. Et ce service n'a pas d'horaires fixes, il est un état permanent qui a priorité sur tout le reste.
Lorsque nous sommes à l'écoute, nous travaillons, accumulons en nous la monnaie nécessaire à l'échange qui viendra, nous grappillons de ci de là quelques notes prises sur le vif, ourdissons quelques rimes, quelques idées qui peu à peu s'assemblent, prennent forme jusqu'au moment d'union finale.
Il n'y a aucun repos dans cette vie. Et le fait qu'on ne reconnaisse plus le destin des poètes comme un métier légitime sème beaucoup d'embûches et de difficulté sur cette route étoilée, mais la souffrance est une monnaie que je récolte sans crainte, je sais ce qu'elle permet d'acheter.
Je me suis réveillé ce matin avec, je ne sais pourquoi, l'envie d'expliquer certaines dynamiques à l’œuvre dans mon approche de la poésie. Je sais qu'il ne faut pas vouloir tout expliquer et laisser au lecteur la liberté nécessaire à sa propre signifiance dans l'exégèse des textes, mais, tout de même, j'aimerais parler de quelques points importants et partager ainsi un peu l'étrange état d'être poète aujourd'hui.
Il m'est apparu hier que je fonctionnais beaucoup par homophonie. J'aime à placer des jeux de mots, que ce soit dans mes phrases ou dans mes titres (qui n'en sont bien souvent qu'une citation). Cela arrive de manière intentionnelle et parfois de manière fortuite, ou du moins inconsciente.
Ainsi hier, j'ai réalisé que l'ombre des pensées pouvait aussi être compris comme l'ombre dépensée. C'est une homophonie fortuite mais qui prend tout son sens dans ma démarche. J'ai toujours utilisé la souffrance comme une monnaie, c'est à dire une valeur pour autre chose, un signe. J'utilise cette souffrance pour faire des poèmes. Il y a là un véritable échange commercial entre cette énergie vécue et le produit de sa mise en forme esthétique qui débouche sur la poésie. L'ombre est ainsi véritablement dépensée... Je ne la conserve que très peu en moi-même et pour ainsi dire jamais.
Pourquoi cette monnaie plutôt qu'une autre? La raison en est quelque peu paradoxale puisque c'est celle qui a selon moi le plus de valeur, au regard du siècle où je suis sis, bien qu'elle ne souffre aucune rareté dans ma psyché. La souffrance ou mélancolie (j'utiliserai ici les deux indifféremment bien que les deux concepts méritent distinction) est pour moi un sentiment non spontané mais qui est issu d'un état psychique de lucidité. Être lucide c'est parvenir à voir à travers les concrétions, à travers les croyances qui cherchent à combler le vide originel. Ce processus de clarification, pour être achevé, doit s'opérer à la fois sur la vie mondaine et comme qui dirait extérieure, mais aussi et surtout sur ce royaume intime. C'est donc un regard qui doit en permanence se retourner sur lui-même, il faut rendre sa propre peau translucide, il faut prendre conscience des lunettes à travers lesquelles nous constituons le monde au sein duquel nous nous figurons être.
Cette extrême lucidité qui rend à la porosité ce qui semblait plein, qui défait les jugements, est le point de départ à deux sentiments distincts: celui de béatitude contemplative et déresponsabilisée, et celui de mélancolie. Je parle de béatitude déresponsabilisée car un tel état de l'esprit permet de suivre jusqu'aux racines le processus de fabrication des croyances. Ce faisant, il est évident, et le travail des sceptiques à ce sujet est aujourd'hui irréfutable pour quiconque est prêt à se défaire de ses a priori pour aborder la question, que nos jugements prennent racine dans l'arbitraire du choix. Non un choix non motivé, absolu ou acausal, mais qui s'inscrit au contraire dans le cours naturel des choses. Or il n'est pas permis d'affirmer posséder un libre arbitre (c'est à dire une puissance qui fait qu'il aurait été possible de choisir ceci plutôt que cela) du simple fait que "nous sommes ignorants des causes" qui nous déterminent. Les croyances donc sont la conséquence d'un acte de choix qui voit le sujet projeter au-devant de lui un monde, c'est à dire un objet d'objets. La responsabilité est un sentiment vécu et pour cela certes indéniable, mais il faut se garder d'en rester là et de ne pas interroger le fondement de ce vécu. Dès lors qu'on s'applique à le faire, il est assez évident que nous avons autant de données qui viennent remettre en question sa réelle validité. Pour cette raison la lucidité mène à douter du sentiment, non en tant qu'il est un pur vécu, mais en tant qu'on s'en fait une explication conceptuelle sous la forme d'un jugement théorétique. C'est ce jugement qui devient croyance et non le sentiment en lui-même. Il y a donc déresponsabilisation, et même déréalisation presque totale de tous les concepts, tous les jugements que l'on prédique au sujet. Je parle de béatitude car il y a un profond vertige lié à ce processus de libération, d'indétermination qui rend à l'humain, au sujet transcendantal, son statut de conditions de possibilité de toute les déterminations, son statut d'anté-détermination.
La mélancolie vient quant à elle prendre la place de ce sentiment lorsque n'a pas lieu une déresponsabilisation contemplative mais une dévalorisation. Autrement dit lorsque le sujet transcendantal contemple non pas la manière dont il échappe en vérité aux déterminations définitives et définissantes, mais lorsqu'il contemple le monde constitué se défaire de sa naturalité pour y voir au contraire un équilibre précaire de relativité. S'apercevoir qu'il n'existe pas de critère extérieur et absolu de jugement mais qu'au contraire, tous les objets qui constituent le mobilier du monde sont en fait des états changeants d'une collaboration entre un sujet transcendantal et un réel duquel on ne peut rien dire, non car il serait absolument autre, mais parce qu'il nous excède bien que nous en partagions nécessairement la nature. Il y a donc mélancolie car il y a grande solitude à se savoir l'artisan et le législateur du monde, à ne pas pouvoir se reposer sur la fermeté de croyances et de choses stables et assurées, totalement indépendantes de nous-même. Si nous trouvons repos en une telle croyance, c'est parce que nous y abdiquons précisément la liberté par le choix, l'indétermination par la foi. En somme, croire en une réalité indépendante et conforme à nos croyances, arraisonnable, c'est être en mesure d'obéir. Obéir à des valeurs qui s'imposent à nous et que l'on peut ainsi rendre transcendantes, et qui sont dès lors aptes à nous subsumer. Il y a dans ce processus quelque chose d'infiniment reposant, une sorte d'annihilation de la liberté d'indétermination qui, elle, est très inconfortable, notamment lorsqu'on la vit au sein de sociétés constituées sur le récit opposé: celui d'un monde absolu et non plus relatif.
On pourra objecter qu'entre cette déresponsabilisation liée à l'indétermination et la dévalorisation dont je parle, il n'y a, en fait, aucune différence. C'est probablement vrai... Ce que je décris comme deux processus distincts a de grandes chances d'être en fait un seul et même cheminement, observé cela dit selon deux perspectives distinctes. L'une est celle de la libération, l'autre de la dévalorisation. C'est à dire, l'une où l'on a l'impression de gagner quelque chose dans la perte de déterminations qui nous enfermaient, et l'autre où l'on ressent au contraire la perte d'une assise fondamentale dans ce gain de vacuité.
Mais même encore, cette dichotomie n'est pas satisfaisante et je m'aventure à l'hypothèse suivante: dans l'état de lucidité, se mêlent les deux sentiments (libération déresponsable et mélancolie) comme deux notes dans un accord. Ce sont en fait les deux faces d'une même pièce car il y a bel et bien perte (des déterminations illusoires auquelles on croit soumettre le sujet transcendantal qui en est pourtant l'origine même) et gain (d'une liberté retrouvée, comme possibilité d'être indéfinie). L'un ne peut aller sans l'autre. Il arrive simplement qu'une note se fasse entendre plus que l'autre et devienne ainsi la fondamentale de l'accord. C'est dans ces moments là, lorsque l'âme joue la mélancolie, que je saisis mon stylo et capture en déterminations poétiques l'énergie de résonance de ce sujet transcendantal.
Mélancolie, mélancolie.
Tu tires ta langue ancolie
Bordé de fleurs éteintes aux couleurs surannées
Et dans mon âme souffle un vent marin
D'iode et souvenirs
Portant l'aile animée
D'indéfinis désirs.
Dis, mélancolie,
Tu ne quitteras jamais...?
Le lit de mon destin
Le plan de mes dessins
Aussi froissés soient-ils...?
Mélancolie, mélancolie,
Que ton nom est joli
Que ton vase est subtil
Qui garde le fantôme
Des bouquets ramassés...
Je t'offre ma mélancolie
Humanité de fil
Cousu de linge ensanglanté
Que brode à l'encre pourpre
Mon amour étranger.
Tu es l'ailleurs qui me fait être ici
Tu es l'amour, tu es l'amie
Qui signe en teintes irisées
La promesse de l'oubli.
Mélancolie, mélancolie,
Sont les pavés de la rue que je foule
Étoffe de mes cieux illunés
Qui rend les murs de ma maison
Aussi ténu qu'un voile translucide.
Par toi je vois ma vraie prison
L'âme d'un monde en bulle
Suspendu dans le vide.
Mélancolie, mélancolie,
Pourquoi me fais-tu apatride?
Être à contre-courant de tous, et même de ses propres eaux. Les quelques gens qui lisent ne s'intéressent pas à Poésie.
Lire, d'une autre manière, écrire à la façon des dieux, d'un mouvement d'humeur d'où jaillissent des mondes.
Être seul sur son chemin.
Être synthétique et savoir dire beaucoup en peu de mots.
N'être lu par personne. Détenir un art oublié que presque plus personne ne sait goûter.
Ne pas savoir à quelle maison d'édition envoyer ses poèmes, parce que la poésie n'est plus qu'un cadavre maintenu sur ses jambes par les fils plus solides de la "véritable littérature", celle du siècle, celle qui rapporte, celle du divertissement, celle des durées longues. Les gens ne savent plus se connecter au divin, il faut le leur servir dilué...
Être anachronique et rêver d'époques pas si lointaines où notre fonction servait encore à quelque chose, pour quelques uns.
Se répéter chaque jour que l'on est pas plus futile que les autres, et que l'on a nous aussi un destin...
Être seul sur son chemin.
Être un inconnu, incompréhensible.
Être un marginal sans case bien à lui, perdu dans le fatras de ceux dont on a point l'utilité.
Être toujours à deux doigts de la dissolution: dans les sucs digestifs de Dame Société, et dans l'abîme au fond de soi.
Tendre des voiles fatiguées, percées d'infinis, qui font pâle figure mais néanmoins capable de rallier entre eux les distants univers.
Être seul. Toujours, seul.
Être rien. Le glissement d'une plume dans la mansarde oubliée, le bavassement d'une âme en rimes ressassées.
N'est-ce pas le chemin? Le seul à emprunter pour tous? Celui des âmes anéanties.
Sans repos, au bout de l'allée sombre...
Où chutent les châteaux en ruines, avec tous leurs fantômes.
Tout au bout du cimetière des langues oubliées.
Serai-je un jour? Ou ne serai-je pas.
Seul, au fond de mon allée.
Avec le murmure des choses révolues. Comme un linceul d'ombre pour me cacher du ciel. Des millions d'étoiles, des pelletées entières de gros gravats interstellaires.
Toi et moi, au bout du film en noir et blanc.
Mais tout cela a-t-il jamais existé?
J'aimerais tomber sur toi, au détour d'une rue de cette ville; et que ton corps fasse mentir le passé, qu'il annule l'écho de ce que nous ne sommes plus. Une somme de nuit, un sillon de plus.
Je marche à reculons et la souffrance s'accroît, à mesure que le soulagement. Toujours une chose et son contraire, toujours toi... Et moi... Comme un exquis mensonge qu'on raconte à l'enfant qui ne renonce à rien. Celui que l'on était.
Il n'y a plus que moi, au bout de l'allée sombre...
Tu t'es en allée, pour de bon, avec le monde illuminé, avec les chants d'oiseaux l'été, avec ta vie nue sous la pluie.