vendredi 4 juillet 2014

Champ égotique

Par quel étrange processus me retrouvé-je dans l'inactivité la plus totale? Quel sorte d'être suis-je, habitus minéral emmuré dans la contemplation? Si je fais quelque chose, il me semble que cela n'est pas moi, même au creux de ma conscience, chaque effort est un positionnement sur un sillon déjà existant. Je suis le joueur de flûte qui s'aiguille sur des mélodies qui l'excèdent, je trouve, j'arpente, les voies universelles. Je suis entièrement façonné par des forces cosmiques qui délimitent mon présent, orchestrent ma métamorphose. Et l'on voudrait que je sois, comme le dit le mensonge le plus couramment admis, un "actif"? Mais de quelle sorte d'activités mes semblables se targuent-ils, quel sorte de fondement d'eux-mêmes croient-ils être?

Je suis irrémédiablement passif, je n'ai nulle autonomie, moi petite dépendance galactique, sous-routine d'un système solaire. À dire vrai, je ne me reconnais que dans la contemplation abstraite, que dans la réception et le traitement d'informations venus de ce réel inconnu que je traite comme un combustible. Une machine à produire du sens, voilà ce que je suis. Mais je ne suis pas mon propre créateur, je ne suis que la condensation de flux d'informations qui se concentrent dans le dédale de ma supposée identité. Suis-je plus qu'un morceau de matière filant dans le vide stellaire d'une vitesse inertielle? Je n'ai nul droit de le penser. Et si tout en moi était inertiel, jusqu'aux processus même de ma réflexion? L'information entre (ou plutôt devrais-je dire quelque chose) dans mon labyrinthe, puis elle se diffracte en mille éléments et mille recoins, s'intégrant dans un vaste réseau que je ne puis pas même ramasser en une image. Pensez à cela: nous ne pouvons même pas nous former une image de nous-même. Processus dans un processus, je crois que je ne suis rien, rien que l'exécution de lois que j'ignore.

Il me suffit de me taire, de me laisser vivre et voici que le troisième oeil s'ouvre et me fait être sa vision, vision de mes propres méandres, spectacle de toutes ces actions qui s'accomplissent à travers ce que je nomme "moi". Dans chacune de mes actions demeure une inaction fondamentale, la même qui me fait écrire ces phrases tout en étant premier lecteur, spectateur des phrases s'enchaînant, voyageur sémantique qui s'observe observer, comprend sans comprendre ce qui est compris, se laisse emmener tout en demeurant à distance. Voilà ce qu'est le vrai moi, je veux dire celui avec lequel je correspond le mieux pour ainsi dire, sans l'intermédiaire des couches identitaires et de toutes ces croyances trop lourdes à porter. Voilà qui je suis, subtil flux noétique, propriété émergente de bouquets de sensations, personnel impersonnel. Mon identité n'existe que parce que je lui fais sans cesse défaut, Je existe parce que je suis simultanément cet autre et toute la distance qui me sépare de lui. Je suis un champ, une probabilité d'être cela ou ceci, à tel ou tel moment, de telle ou telle manière. Mon existence est ce potentiel qui couvre une distance inconnue de moi, s'étire de manière ek-statique de mes infinis passés pour se projeter au conditionnel vers quantité de futurs.

Comprenez-vous? Je ne suis pas une chose mais un noeud qui se forme sur le champ du possible, interférence énergétique qui vient former la maille d'une réalité que l'on perçoit déterminée. Je suis un coin de l'univers, un morceau de réalité que ni philosophes ni scientifiques ne peuvent expliquer et connaître. Le moi est pareil à ces théories physiques qui ne tiennent au milieu de leurs concurrentes que parce que nous n'avons pas les moyens de les contredire, je suis un modèle en cours d'invalidation, je suis l'essence même de tout questionnement.

jeudi 3 juillet 2014

L'humain numérique

Je crois que j'ai élu domicile en quelques mémoires numériques, ballotté par de vertigineuses impulsions électriques, fragmenté en grappes de valeurs binaires se donnant rendez-vous par-delà les continents pour reconstituer une à une les lettres qui me font exister de cette vie virtuelle.

Je crois qu'une part de ma réalité aujourd'hui est aussi virtuelle, codée dans l'infinitésimal de la matière; car je dois avouer, que je me sens un peu chez moi ici, sur cet îlot numérique où viennent échouer mes pensées.

Être de mon temps que je suis, reconstitué non par les courants de quelque mer, mais par le flux éthéré de l'information; être miniature qui court dans des veines minérales; dans quelques fils gainés qui creusent leur lit sous les océans immenses.

Et vous appuyez sur un bouton, n'importe où sur la planète, et me voilà me transportant dans les airs ou dans le cuivre chaud, je vous ouvre la porte sur mon désert intime.

Il est donné à l'homme aujourd'hui d'éclater son existence sous bien des formes inattendues, d'intriquer sa conscience dans les moindres granularités de la matière.

Par combien de lieux que je n'ai jamais visité sont passés les multiples paquets que concentre cette page? Si Galilée voyait cela, il dirait que l'homme s'est incrusté dans la matrice même du cosmos, s'inscrivant dans les lois mathématiques qui régissent le vaste damier de notre espace-temps.

Je vous salue amis, frères d'outre-temps et d'outre-espace, que le virtuel humain aura su concentrer dans un instant-lieu solidaire. Voilà que l'humanité se met à avoir une mémoire plus souple encore que la finesse des pages manuscrites le permet. Puissé-je y avoir me petite et modeste place, moi l'enfant de mon époque, nomade terrestre et pourtant sédentaire numérique.

L'humanité et sa culture sont ma seule origine.

Les amis d'outre-temps

À ceux qui, comme moi, trouvent un grand réconfort dans la découverte d'une pensée amie ou familière chez quelqu'un d'autre, et qui se demandent alors quelle fut la vie de celui-ci, quels furent ses choix ainsi que leurs résultats; à eux, les amis d'outre-temps, qui se trouvent embarqués à leur tour sur la carlingue du temps et sur cette route de la vie qui n'est qu'un éternel carrefour; à eux disais-je, je ne puis être d'aucun réconfort. Je suis, moi comme tous les autres (tous ceux du moins qui gardent les yeux ouverts), totalement perdu, plongé que je suis dans les tréfonds de la liberté et de sa contradiction inhérente qu'est le choix.

On se demande, lorsqu'on trouve un écho de soi en autrui: a-t-il vécu seul (pour celui qui souffre de solitude ou celui que le lien social étouffe)? S'est-il inséré dans la société, a-t-il beaucoup travaillé, etc.?

À vrai dire, j'ai fait un peu de tout cela ainsi que leurs contraires respectifs. Aujourd'hui, je n'ai nulle réponse à des questions que je pensais pourtant avoir tranché par le passé. Parmi toutes les questions qui m'agitent et les carrefours qui me font face, je choisis de vous parler de la vie à deux. Autrefois Stoïcien sans attaches, me voilà contraint aujourd'hui d'inventer une éthique et un bonheur que nulle philosophie à ma connaissance ne peut me livrer sur un plateau. Bien sûr je fus heureux tout seul, éminemment heureux et, pourtant, me voilà un beau jour qui cherche compagne, cultivant la contradiction interne d'être sans attaches tout en laissant la liane de l'amour s'enrouler autour de mon tronc noueux, me plaçant sans cesse face à l'effet de mes actes (et non-actes) sur autrui, miroir tendu sous mon nez et auquel je ne peux échapper.

Dire que ce fut une erreur n'est pas en mon pouvoir, ou du moins si je peux le dire, je ne peux le croire vraiment. Car enfin si l'équilibre de ma solitude s'est ouvert à l'autre, cherchant à faire entrer cette nouvelle inconnue dans l'équation de ma paix, c'est qu'il avait connu son heure. Le temps présent appelle toujours une note nouvelle, il faut bien que la mélodie se poursuive. Je crois qu'on ne peut mourir spirituellement (que ce soit volontairement ou parce que les étoiles nous appellent, mais cette distinction a-t-elle un sens?) tant qu'il existe un désir plus fort que les autres, une vacuité à combler. Le désir de partager mon bonheur était ce vide grandissant qui trouva réponse inattendue dans le mouvement de cette femme qui partage aujourd'hui ma vie.

Mais alors que dois-je comprendre de ces dernières années de déchirement, qui ont vu alterner aussi sûrement que les saisons, les souffrances de l'un puis de l'autre? Et quelle importance accorder à ce souvenir d'une solitude qui cogne contre les parois de mon coeur et veut habiter ma conscience, y reconnaissant un habit à sa mesure et si injustement remisé?

Je pourrais me dire qu'il faut suivre le bonheur où il est, mais les voix du passé son éteintes et leur chaleur est factice. D'ailleurs le bonheur n'est ni un lieu ni une époque, il est peut-être un choix qu'on se bâtit, une certaine modalité du vouloir. Et si ce bonheur Stoïcien fait de solitude et de calme, informe et sans futur, n'était qu'une victoire trop tôt acquise? J'y pense parfois comme à une solution de facilité que d'éventuels dieux me verraient choisir d'un mauvais oeil. J'ai été mis à l'épreuve et je suis sorti victorieux de cette ordalie, à quoi bon se reposer sur un acquis? Je me dis parfois que j'ai eu la chance de réussir ce que peu ont accompli en une vie: trouver l'équilibre dans la solitude, et je connais chaque oasis dans le désert que je suis, et je n'ai nulle crainte de m'y perdre à nouveau.

Mais peut-être que la vie est ce défi de toujours produire l'équilibre à partir d'un chaos plus complexe et parvenir à comprendre dans sa paix l'altérité d'autrui, voire d'absorber ses éventuelles velléités guerrières. Le couple est probablement cela: un nouveau défi, bien plus difficile que le précédent, une épreuve requérant de nouvelles aptitudes ainsi qu'une expérience de soi accrue. Il faut accepter de quitter la terre ferme, ou même l'inertie du vide stellaire, pour naviguer sur l'océan déchaîné qui relie notre continent à celui de l'autre.

Mais cette vision ludique n'est que le produit de mon imagination (quand bien même elle s'avérerait correspondre à une réalité), et les défis n'existent que si je les conçois moi-même et si je les relève. À quoi bon se confronter à l'autre pour se rendre plus fort? Tous ceux que l'on a qualifié de sages n'étaient-ils pas seuls? J'oscille ainsi entre le devoir que j'ai envers moi de me rendre plus vaste et la lâcheté d'un bonheur assuré (?). Mais cette analyse n'est pas juste car la solitude ne se réduit nullement à l'expérience que j'en eus, il demeure là-bas un univers infini à arpenter, et la solitude d'hier n'est probablement pas celle de demain.

Ah, cher lecteur, cher ami, que j'aimerais que nos rôles soient inversés, moi lisant votre vie, vous traçant le sillon singulier et universel de vos doutes que je suivrais de toute mon attention, bien que cela ne soit au fond d'aucune utilité. Il nous faut cher ami, maintenant que nous avons brûlé ensemble quelques minutes, accueillir la seconde à venir et réintégrer nos solitudes respectives, frêles embarcations s'avançant dans la tempête; retrouver nos solitudes ou nos femmes (ou nos hommes pourquoi pas), notre destin et nos doutes, le carrefour du présent et ses infinies directions.

Et comme disait Philon: "soyez aimables car tous ceux que vous rencontrez livrent une dure bataille".

mardi 1 juillet 2014

L'accident identitaire

Je me demande: est-ce le désir qui m'écarte sans cesse de moi? Par quel coup du sort la conscience se caractérise-t-elle par cette particularité d'être double? Ma conscience: ce système unique formé par deux pôles, synthèse de ces deux illusions qui n'existent que lorsque je me prend pour objet, lorsque j'observe une image pétrifié de moi-même ou plutôt de ce que je crois être. Il n'y a bien que le temps, en tant que processus éternellement en cours de réalisation (et dont l'achèvement est ce processus lui-même), qui me comprenne entièrement.

Je pense mais ne suis pas la pensée, je suis l'être se voyant penser et s'observant voyant penser et cela jusqu'à...? Il m'arrive pourtant d'oublier que je ne suis qu'un processus de synthèse et alors je me prends pour quelqu'un d'autre, je me prend pour une chose et en cela je rejoins la vaste majorité de mes semblables. Demandez à un quidam ce qu'il pense de lui? Il vous répondra qu'il est plutôt comme ceci, et un peu comme cela, qu'à certains moments il peut se montrer tel ou tel mais que sans exception il est toujours ainsi. La petite fiction intérieure prend parfois sur moi, je me fige en quelques accidents insignifiants et fixe ainsi à mes bottes de sept lieues de lourds boulets qu'il me faut traîner partout avec moi dans un impardonnable fracas.

Puis, un beau jour, me heurtant aux autres, las et fatigué de moi-même, quelque chose me remet en tête que je suis celui qui contemple et jamais ne choisit. Je réintègre alors une certaine forme de bonheur, ou plutôt devrais-je utiliser le terme moins surdéterminé de paix, et je continue ma route, concentré dans ce troisième oeil qu'on ne peut voir; cet oeil qui n'est pas même un oeil mais une simple vision, la vision de tout ce que je suis devenant.