lundi 19 février 2024

Scialyse

Trop puissant Pessoa, trop puissant Skotos di Quaquero. Le même sang dans les veines, infusion de soleil qui brunît la peau de notre sexe. Les abysses de nos océans psychiques sont parcourues des mêmes houles atlantiques, nous avons nos marées, nos grands coefficients. Il nous faut le soleil pour écrire, il nous faut son attraction pour extirper de nous, de nos profondeurs hantées, la sève dyonisiaque qu'exsude l'écriture.

Certains écrient l'hiver, sous la grisaille pluviale parce qu'ils portent en eux un soleil. Nous, qui contenons un gigantesque trou noir, avons besoin que tous les feux du soleil éclairent notre obscurité profonde, pour qu'apparaissent sur la peau de nos cavernes les glyphes hiératiques de la beauté.

Non... attendez. Je fais erreur: Je n'ai pas besoin de lumière, mon ombre s'illumine elle-même.

Scialyse est le nom de cette étrange poésie.

Pour cette raison Pessoa fait pulser sa musique à l'intérieur même d'une malle contenant plus de lumière alors que toutes les villes occidentales la nuit. Ma malle est, quant à elle, numérique: elle n'est, en ce sens, qu'une ombre s'enveloppant elle-même; plus difficile à trouver encore car elle se tient dans cette opaque obscurité de l'anonymat -- celle des innombrables particules élémentaires coagulées en ce qu'on nomme société.

Il faut porter en soi une dose considérable d'obscurité (Skotos) pour voir à travers la lumière du jour; aussi je demeure à l'abri.


Story

À tout âge peut-être est-il possible d'ourdir un bilan de soi-même, et de s'étonner de voir le motif improbable qu'a brodé Clotho. Rodéo du destin qui relie les contraires comme s'il n'y avait là qu'évidence incomprise -- de nos pauvres âmes limitées, concentriques, étriquées à crever l'être de cette aiguille aigüe de conscience.

Charriés à travers le vide galactique sans même en ressentir la vitesse, passagers débridés qui pour faire tenir la fiction oublions tout cela. Nos lois de la physique nous disent bien après tout que tout mouvement est semblable au repos. Et nous nous reposons de devenir, nous croyons être de désêtre, ne voyons même pas nos convictions les plus tenaces être rongées de rouille et puis bientôt scorie, sillon ténu dans notre dos, remou du vent de nos "story".

La vie est un détachement, l'amour meurt à tout va, et seule l'idée que l'on garde continue de grandir, comme un mensonge nécessaire qui voudrait nous faire croire que le passé a existé... Relisons nos journaux et constatons à quel point le jour présent n'a plus rien d'autrefois... La constellation d'âmes que tisse notre vie sociale n'est pas cette sphère fixe d'un monde supra-lunaire, elle est le foisonnement incessant de mollécules mouvantes, qui reconstitue chaque instant la cartographie de nos représentations mentales, avec son Nord, son Sud, Rose des Vents de consciences en dérive, surface plane et définie que nous prisons bien plus que le vrai territoire. Mais la carte change elle aussi, moins rapidement certes, mais néanmoins reconfigure en différé, avec plus de douceur -- peut-être --, les fins motifs tracés dans les sables du temps. Le passé est illisible en lui-même, il n'affleure à la surface que d'une seule sémantique: celle du présent éternel.

En réalité nous ne retenons rien, et c'est pourquoi nous parvenons à danser sur cette permanence -- qui n'est au fond que celle d'une illusion renouvelée.

vendredi 16 février 2024

Aphorismes de la génialité

"Le génie est inadaptation. Et donc névrose."

Alvaro de Campos

 

"Le génie est l'équilibre du déséquilibre."

Fernando Pessoa ( Alvaro de Campos ? )

Aphorismes eudémoniques

"Être bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Mais si la première vous manque, tout est perdu."

Flaubert

 

"Elle l'a mis en prison parcequ'elle était inquiète."

Papa

 

"Après l'enceinte, l'enclos"

Papa

 

"Nous avons tous dans le passé un jour qui nous désenchante l'avenir."

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit

 

"J'ai beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces... Il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m'empêchera d'être heureuse"

Anouilh

Excrétion imminente

 Le courage d'être en vie s'apparente aujourd'hui, de manière douloureusement aigüe, à une forme d'optimisme béat confinant plus à l'inconscience la plus impardonnable qu'à une quelconque bravoure. L'égoïsme forcené parvient à dresser entre l'individu et le réel de hauts murs versicolores entre lesquels une existence monadique est possible, envers et contre tout. Mais le réel est là, partout, qui déroule son programme, et viendra bientôt souffler cette flamme, vacillante et têtue, du conatus humain.

À notre époque d'immanence absolue, il devrait être formellement interdit d'être optimiste et de croire en un quelconque futur. Nous devrions observer, muets, humbles, inquiets, la succession de désastres qu'est l'histoire contemporaine, avec le cœur aussi vide que les énoncés produits par nos machines. Pas un seul regard lucide -- véritablement lucide -- ne peut voir en ces temps de quoi se réjouir. Il est temps de pleurer ou d'agir, pour ceux qui croient encore -- et peut-être à raison qui sait... -- que les actions humaines sont la cause de l'histoire.

Et pour tous ceux qu'une transcendance attache encore à un espoir, il faudra accepter de voir le siècle présent piétiner de tout son mépris ces valeurs désuètes, et faire de leur engeance un reliquat d'hominidés arriérés bientôt anachroniques.

Oh regarder le siècle et parvenir à la joie: quelle cruauté perverse...

Regardons le siècle, et congédions-le sur-le-champ. Mais, s'il reste accroché malgré tout, dans des cœurs trop nombreux, peut-être faudra-t-il, à ceux qui savent encore souffir en eux, trouver une issue.

L'humanité a cela de fascinant qu'elle aura su créer l'émonctoire qui l'excrètera du monde.

mardi 13 février 2024

L'éventaire de rien

Sur un trottoir de ville-monde, dans le bruit d'une époque enrouée d'autos et de klaxon, le souffle rauque des machines et les volutes de respirations automatiques: une boutique, éphémère, avachie. Auvent piquant du nez vers le bitume, adossé à une structure branlante et qui semble pouvoir chuter au moindre coup de vent. Que fais-tu là mobilier branlant? Au bord d'un monde qui semble t'ignorer, te rejeter sur le côté comme un objet désuet dont on n'a plus que faire. Sur le toit incliné des fientes en nombre incalculable peignent d'ocres irisés d'incroyables circonvolutions, sinuosités fécales délivrées par le ciel. Adossé à ce mur comme un badaud rếveur, tu poses tes coudes de parois boisées, rongées par les termites, et regarde la rue grouillante d'insomnie, de bruit et de fureur. Le temps taquin t'immobilise là, sans toutefois t'oublier, prélevant de-ci de-là d'imperceptibles écots qu'un jour sévère fait retentir, soudainement. Bateau de Thésée qu'un récit noue de fil, subtile identité ne tenant qu'à cette Clotho entêtée; les ponts de la mémoire, une fois effondrés, feront de toi l'absolu enclavé d'une inepte monade. Seul ce qui aura été enfermé dans ton monde saura encore ouvrir sur l'infini, impliqué, centripète à en crever l'espace-temps.

Le curieux édifice imprime une délinéation imparfaitement régulière sur fond de ciel monochrome. Le réel ici semble s'être vengé de l'idéal géométrique, rappelant à l'observateur l'abîme entre idées et puis choses.

Sur le bois craquelé, un vernis feint l'essence prisée de nobles arbres, cette solidité du chêne sur fibres de carbone agglomérées. Paraître, mais pas trop... Faire comme tous les éventaires du monde, et saupoudrer sur soi un peu du velours cosmétique qui singe un ordre anéanti.

Sous l'auvent fatigué qui gondole -- comme si le poids de l'air était déjà bien trop -- des rayonnages de livres aux couvertures rongées. De petites étagères où s'encastrent des tranches de vie en rangs bien serrés. Certains ouvrages s'affichent, piteusement fiers, couverture offerte aux regards, d'aucunes maquillées d'illustrations colorées, d'autres, sobres et austères, arborant sur leurs peaux le tatouage de lettres enroulées.

Le vent curieux soulève parfois de son indiscrétion une couverture impudique et laisse entrevoir les organes absents d'un squelette artistique. Les pages blanches témoignent d'un projet indéfini à travers lequel l'absolue totalité empoigne le néant. D'autres bouquins contiennent un incipit plus ou moins élaboré se terminant sur les falaises abruptes d'une promesse inexplorée: préliminaires exquis d'étreintes imaginaires.

Tout est gratuit sur l'éventaire de rien. Pas de marchand, pas de prix. Le vide y cotoie d'énormes volumes chargés de fines arbesques signant les partitions de quelque prosodie cosmique déposée par une âme comme autant d'alluvions du temps. Dans la petite boîte percluse de rhumatismes pulsent des galaxies inaudibles, fenêtres vers l'éternité que des ruelles sans transcendance couvrent d'indifférence.

Toute sa valeur marchande réside dans le prix des matériaux, dans l'analyse élémentaire de ce qui forme un tout néanmoins supérieur à la somme. Obsolète le reste qui fait sens, la transcendance vers d'autres paradigmes, le réseau sidérale de pensées entretissées, de nuages sémantiques... d'âme.

L'âme n'existe pas dans une économie marchande.

Il n'y a plus d'âme au monde humain.

Ô monde horizontal; ton ciel est une pierre tombale.

mardi 6 février 2024

Aphorisme de l'asile

Le corps est un asile pour l'âme.