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lundi 11 mars 2024

Bon-heur

De tous les receleurs d'étoiles que contient l'univers, je n'ai trouvé d'autre que toi pour éteindre l'enfer qui pulse au-dedans de moi-même et presse sur mon cœur l'épine si cruelle de l'éternelle lucidité. Sourdent alors de ténèbres reniés en des plis de mémoire universelle -- où je me branche en de si brèves dissolutions -- , des gouttes si obscures que le mélange de toutes nuits possibles: odes désabusées où s'enferme l'acmé de mes abîmes. Deux faces pour le néant qui sait me faire chuter... Écartelé dans les octaves d'une musique à déchirer le temps, je vois mon être se disjoindre en deux horizons opposés du vaste espace infini; confins de l'être inhospitaliers qui nous rappelle comme une origine.

Déchire-moi sombre orbe de rien, dans l'expression de mondes spiralés qui dansent sur des pistes universelles, selon des temps que je ne peux sentir, et que je veux faire miens pourtant -- que je voudrais me faire grandir aussi loin que les bords de perceptions futures. J'absorbe frénétiquement tant de fragments de toi que je ne sais recoudre sur ma peau diaphane un manteau de ton souffle où me protèger de leur Être. Car l'ordre du Réel a croqué mes organes, enfoncé de longs crocs jusqu'au noyau de l'âme, je n'en puis me dépêtre, je suis pris au-dedans d'une pelotte d'incroyance. Et c'est encore vivre que de se défaire, on demeure si loin de la mort à exister malgré soi parmi les images de ce conte que se jouent les enfants. En regardant la nuit j'ai brûlé mes prunelles et ne voit plus partout qu'un champ d'inactuel, où tout se brouille, absence de contours où se défont les formes, où je m'indétermine et rebrousse chemin. Ressac ontologique, inception par laquelle reflue le monde dont je ne sais que faire...

Si je me place à tel endroit précis de Rien en regardant vers cette direction du grand Indéfini, alors je sens jaillir un monde ourdi de cellules encastrées parmi lesquelles, certaines déversent, sur ce qu'elles croient être substance, des valeurs d'alphabet -- vaine broderie de fictions pour que cohèrent ensemble les éléments d'un système qu'elles nomment injustement Réel.

Quelque chose que je crois Moi oscille d'un picomètre et toute la féérie soliptique de ce percept disparaît en même temps que ce qui la rendait possible. Voilà ce qu'il faudrait nommer bon-heur.

jeudi 2 juin 2022

Le tour de soi

Que faire, de ce corps latent... Que faire d'un soi qui coule au temps, sans le rythme des voix qui scandent à rebours des étoiles, un cœur d'humain paumé, d'humeur perdue dans la laiteuse nuit...

Accompagne -- Ô si tu veux! -- indispensable pluie de lettres, une déroute à travers champs, loin des enseignes lumineuses; éventaires indécents du paradis fichu...

Seul, c'est impossible... Pagode inerte au courant de l'éther, où chercher un repère? Il n'y a pas jusqu'au vide qui s'avère trompeur... Plein de tout l'Illimité -- quelle blague! J'apprends, pour moi et d'autres proies, des mots du dictionnaire... définitions ineptes, privées de référent. Calligraphie atone d'un destin... Solitude éclatante...

Ma présence érode élément après élément. La présence désirée d'un fondement me refuse sa main malgré le pont des mots. Eux aussi forment un cercle imperfectiblement clos... qui regarde l'abîme.

Même la limite du monde est un centre infini...

Réel indispensable, opaque indifférent; ô jamais ne t'avise d'envoyer un reflet. Il faut une limite à tout, même à soi-même... Surtout, à soi-même.

samedi 28 mai 2022

Prise de terre

 Je traverse le monde à travers un voile ivre

Et mes vains vers -- bouteilles

Choient dans la mer -- Veille,

 

Indécence de toujours regarder

Leur abîme en les choses...

Souffle prose! Et coule sur les mots

Ta glaise imperméable

Habille le Réel et souffle un monde

Au cœur du vieux Néant.

 

Mon âme impie dément

Sa propre peau

Cousue de style que des Moires

Inlassables mémoirent.

 

Et il fait froid quand cesse cette brise

Et que la vil(l)e humaine

M'enceint et m'électrise.

mercredi 12 janvier 2022

Parallèle


 

 

 Oh poison débilitant qui souffle sur les cris le baume émollient d'entropie. Disjoins les cellules, les neurones, les souvenirs. Qu'ils restent enclavés, comme un train désossé dont chaque wagon gît dans un pays différent; dont chaque rouage esseulé tourne dans la mécanique inepte d'un vide incandescent.

Partage mon âme en deux, en parties qui s'ignorent. Sape cette structure, fais de chaque élément le signe abscons d'un langage aboli. Que rien ne tienne ensemble dans le nouveau chaos, et que jusqu'aux échos de l'ancien système se perdent au bout des choses.

Qu'il est doux ce moment, où même un objet familier, n'est plus à rien relié: contempler le réseau de toile déchirée. Je me retrouve au bout de ton impasse, avec pour seul souvenir, l'idée trop persistante qu'un autre monde est là, de l'autre côté de ces murs, que tu dresses -- parois de mon tombeau faits pour me protéger. Je suis reconnaissant...

Peu à peu tu défais jusqu'à l'intelligence, jusqu'à ces facultés qui tissent un monde sans avoir la décence de demander si cela est séant. Car cela n'est pas séant n'est-ce pas? Ce n'est pas ce que nous voulons: exister?.. C'est bien là qu'est tapie la souffrance infinie, celle qui dans l'instant racole, les autres à venir. Pourquoi te faire si belle, te vouloir immortelle, tu passeras aussi, comme tous les naufrages, laissant derrière toi le tapis fleuri de mille vies nouvelles, qui sauront faire peau neuve de ton cadavre exquis.

Coule interminable conscience! Coule en vaine permanence! Tu sais si bien tenir en ton cadre indécis ce qui se résigne à passer, le présent qui se couche pour dresser l'avenir.

À présent je me couche, pour mieux te voir partir. C'est dans mes yeux ouverts qu'impudique tu touches le monde pur et forain, l'altérité des choses qu'inexplicablement tu veux rallier, souiller de ta vaine constance.

Je dois fermer les yeux, si ce ne sont les deux, au moins celui qui parle; et celui qui vomis en couleurs constellées l'invraisemblable féerie des ces cieux lointains, ceux-là même qui toisent, de leur nécessaire extranéité, la terre où crient des âmes ivres de leurs semblables, et qui s'entre-dévorent.

Pardonne-nous réel, nous sommes bien petits: de ta puissance illimitée, nous ne savons tirer que cette vile comédie, d'autant plus pathétique qu'elle est pour nous le parangon des tragédies.

Et je ne sais fermer les yeux. Seule une toxine émergée de ton art parvient à pétrifier en nos gorges acides ce souffle que nous insufflons jusque dans nos machines. Issue d'une vapeur létale, nous sommes les grouillantes vies, des formes rudérales sur les trottoirs souillés d'une intangible galaxie -- dimension parallèle.

Paradis parallèle, il faut sauter dans le vertige pour enfin te rejoindre, il faut franchir le Rubicon, boire l'eau noire du Styx, et faire de nos artères un fleuve du Néant.

Et, peut-être qu'alors, enfin, disparaîtra le symptôme infâme et dénué de rythme, qui glisse atone et seul dans l'Être tolérant: ô toi  féroce lucidité.

samedi 25 décembre 2021

L'universel dans l'art

Je comprends ceux qui pensent que l'art doit dire l'universel, mais il me semble y avoir là une erreur, ou du moins une imprécision dommageable.

Si l'art devait donner l'universel, le général, alors il n'y aurait nul besoin d'agencer par une forme singulière, un style, tout un bouquet de sèmes: la simple cohérence linguistique suffirait à produire des énoncés dignes de sens. Les propositions scientifiques nous émouvraient au tréfonds des entrailles et seraient la véritable poésie. Poésie hégélienne s'il en est.

En fait, je pense qu'au contraire c'est dans la singularité que gît l'essence du langage artistique. C'est bien dans la capacité à faire signe vers un indicible singulier que réside l'art poétique. Bien entendu, toute la difficulté réside dans les propriétés de la langue: commune, apte à ne fournir des choses que ce qui est partageable, saisissable par tout un chacun. Le langage ne permet jamais d'exprimer que "le génie de l'espèce" et c'est pour cela que nous pouvons -- ou croyons -- nous comprendre lorsque nous mettons en mot l'expérience absolument singulière d'un vécu situé.

Si le poète disait l'universel et le général, alors il y aurait une vérité de l'art, une beauté démontrable et analysable pour être reproductible. Or il me semble qu'il n'en est rien, et que le goût n'est pas une simple affaire de connaissances mais la rencontre entre deux singularités qui se font signe à travers la banalité de mots communs et exsangues. Par l'agencement des mots, le poète procure à ces mots -- qui ne sont que des variables vides -- une saveur particulière et dans la manière qu'il a de découper le temps, il donne ainsi une idée de son idiosyncrasie.

Pour cela il est assez frappant de voir les résonances qui peuvent se faire entendre à la lecture de certains poètes avec lesquels nous vibrons d'une complicité inexplicable, si ce n'est qu'elle semble naître de la croyance que nous avons d'avoir trouvé là une âme sœur, ou du moins presque -- et surtout suffisamment -- sœur. C'est précisément ce que nul ne peut jamais dire que nous retrouvons chez l'artiste qui nous bouleverse et nous transforme. Il semble avoir dérobé une part de nous qui demeure à jamais en deçà des mots, et qui fait signe vers la source informe d'où jaillissent, avec une certaine démarche et un style singulier, toutes les formes d'expression qui sont habituellement les nôtres -- ou que nous aimerions croire nôtres...

Et cette rencontre est une illusion bien sûr... Bientôt, certains signes nous montrent les différences minimes mais notables. Nous nous apercevons que le reflet que nous avons cru percevoir de cette identité profonde et insaisissable n'est qu'une anamorphose. La ressemblance n'est pas l'identité mais un accord est là, qui dit l'harmonie musicale de deux mélodies singulières.

Ce que nous trouvons dans l'art, c'est précisément l'indicible singulier là où il devient si absolu qu'il confine à l'universalité. C'est le langage qui nous fait croire à l'universalité de ce qui est exprimé, mais c'est précisément ce que dément l'artiste à travers son œuvre: il ne cesse d'affirmer à travers son style, la singularité qui est sienne, et qui ne saurait se donner comme chose définie et informée. Sa nature inchoative même ne saurait être traduite en une fonction, une méthode, capable de produire des mondes à la manière de... Cette fonction elle-même est dynamique et se métamorphose en permanence.

C'est donc la croyance que deux singularités absolues peuvent se toucher, s'aboucher, et démentir la nature insulaire de nos consciences, qui nous fait croire à l'universalité de ce qui est exprimé: car après tout, si nous nous retrouvons dans le poème, dans l'œuvre, c'est bien que d'autres le peuvent aussi, n'est-ce pas? Oui mais nous ne nous retrouvons jamais dans l'œuvre ou le poème. Nous ne faisons que le croire, un bref instant, et c'est dans le vertige de cette brève illusion que nous pouvons imaginer ce que signifie être humain.

Le singulier fait nécessairement signe, au bout de lui-même, vers l'universel: il ne peut exister que par lui. Et parce que le singulier est entretissé d'universel, nous voulons croire, plus que tout, que le langage qui en est le fil est une réalité intrinsèque, et qu'il figure un monde qui persiste en-dehors de nos prises de parole.

La conscience, pourtant, est irrémédiablement enfermée, et son unique universel est cette solitude soliptique qui, tel un trou noir, avale jusqu'à la lumière sans masse... Seule la solitude ineffable du vécu subjectif est universelle. Elle l'est d'abord par la croyance que nous avons qu'un réel extrinsèque existe, et qu'il est parsemé de singularités conscientes que nous appelons: les autres. Puis enfin par le fait qu'enfermés dans notre propre conscience, l'univers en fin de compte ne se réduit qu'à sa seule existence hégémonique, totalitaire et misérablement close.

jeudi 16 décembre 2021

Endurer

 J'ai atteint, à un lieu de ma vie, le point d'entropie maximale. Je suis allé toucher la mort, à la lisière de l'existence; tutoyer le Néant au bout de la liberté vaine.

Et je suis revenu. Avec la même tristesse au fond de mes entrailles. Vivant, mais calciné de l'intérieur, comme une lune poussiéreuse et grise. Et j'éclaire d'ombres tout ce que je manifeste: Géhenne soliptique qui me tient lieu de monde. Ô combien il me faut -- sais-tu? -- retenir là mes feux pour ne point te brûler...

Je porte en moi le tourment des lucides, la conscience acérée de ce lien rompu, délaissement d'un quelque chose qui installe à jamais "le silence déraisonnable du monde".

Et peut-être qu'en chaque relation, que j'entretiens avec une portion de l'Être, s'interpose un silence suffisamment profond pour entailler la foi.

Il n'y a pas de foi, je ne sais croire en rien... Il n'y a pas de valeur qui ne soit ramenée à mon inconsistance, pas une transcendance qui ne puisse passer avec succès l'examen du doute.

Défendre des valeurs? Pour quoi faire...? Se rassurer? Justifier le peu de plaisir qu'un accord tacite avec le Réel sait parfois procurer? Et pourquoi ce lien serait-t-il bon pour autrui?

Laisser le monde vous écraser, les autres décorer l'indétermination aux couleurs de leurs peurs... S'ils en ont tant besoin c'est probablement qu'ils ont plus peur encore que nous. Nous qui savons aimer la souffrance dans cette étreinte enflammée qui consume en douceur la substance de nos cœurs.

Nous pouvons supporter le doute pour les autres; et endurer leurs certitudes -- exclusives.

Nous savons faire tout ça: suffoquer lentement, pour que d'autres que nous respirent à plein-poumons.

dimanche 31 octobre 2021

Les vrais cercles

Existe-t-il des instants irrécusables, où Le destin dont on rêve (parce qu'on n'en connaît que le fantasme) , nous a vraiment filé entre les doigts?

Et pourquoi tout accomplissement, toute réussite possède invariablement ce goût de cendre insupportable que laisse tout instant sur son sillage effréné?

Je hais les compliments, je hais l'achèvement pour ce qu'il est la fin d'un rêve qui vaut mieux que toutes les vies réelles.

Je préfère vivre dans la réalité de mes idées, abstraites, imparfaites, tronquées, schématiques et pour cela aussi précises et parfaites que les figures géométriques -- celles-là même qui sont absentes du monde...

Voilà ce que j'ai appris de ma torture: nous n'aimons pas le réel, nous haïssons son imperfection et son incomplétude, sa profonde indétermination et son indéfinité intrinsèque. Nous aspirons à être les fils de nos pensées, de pures créations de nous-mêmes, plus causes de soi que tous les Dieux transcendants...

Il n'y a que dans l'image et le concept qu'existent les vrais cercles.

mardi 5 octobre 2021

Placebo

Que fais-tu donc humain?

J'imprime la fausse monnaie d'un royaume autistique.

Entre ces murs factices, je marche halluciné contemplant des trompe-l'œil peint sur la surface même de yeux creux. Roi solitaire à la recherche d'autres: autochtones, allogènes, transpécifiques, ontico-indéterminés capables de trôner à sa place sur le siège fantôme de cette vacuité.

Autiste forcené, j'imprime mon symbole, unique et dérisoire, usant de l'espace-temps pour me torcher l'esprit -- c'est tout l'agencement atomique ingénieux du corps qui forme un émonctoire au vide. La chair est un trou noir d'où jaillissent des mondes et chaque langue un code génétique, même lorsqu'elle est prononcée à l'intérieur, dans sa citadelle dévastée, entourée de douves d'absolu. Pas une pensée qui ne soit effective, produise en quelque lieu sa froide réalité.

Réalité? Le réel est un placebo qu'on s'échange en soirée par frottement des langues: ça passe mieux avec un bon spiritueux; ça prémunit d'être spirituel. Tout ce qui sort du fond ténébreux de soi-même paraît si étranger, si autonome et si réel... À tel point qu'immédiatement nous nous mettons en charge d'intégrer l'altérité qu'on croit saisir, nous ravalons notre vomi et nous appelons ça: Réel. Je souris... À cette idée... L'idée qui sort de ma cervelle -- qui n'est que le concept que je crée -- et immédiatement se charge d'exister dans cette chaîne indéfinie de la causalité.

Un dialogue à soi-même, si vous voulez savoir. Tous les objets sont des crachats qu'on s'empresse d'avaler.

Si le réel est vraiment placebo, qu'arrivera-t-il à ceux qui n'y croient plus?

lundi 4 octobre 2021

Remède contre soi

Et quelque poudre astrale sur les yeux, en pluie fine sur la cornée, quelques images qui éclosent, comme les fleurs du présent -- et puis ne plus voir que cela.

Encore un jour qui entaille, un réveil grinçant sous la nuit sans repos.

Et quelque essence de fond diffus, un glouglou tiède dans la gorge, avale tous tes songes et vomis sur ton âme un réel inventé.

Encore!... Encore un drame sourd, atone aux infinies couleurs -- vois comme il est joli! Il a les nuances du réel, inépuisables et folles, et plus fantaisiste qu'un rêve.

C'est, à tout bien peser, la même nuit, qui n'a jamais cessée... Je les entends qui raclent à mon plafond -- le mobilier. J'entends déjà le sommeil qui me nargue, et tralalalalère, le vieux marchand de sable est des gens du voyage, on ne l'attrape pas, il part nos songes plein les poches, il est plein de panache, tandis qu'à force l'épuisement te ronge, t'arrache des lambeaux de peau, de joie, d'éternité flamboyante, de courage et d'estime -- des membres de vitalité autour d'un vain cœur souffreteux.

Et quelque poudre astrale, sur la cornée, dans les naseaux, épices sur la peau, fixer des yeux hagards sur le voile de Maya: je cherche mes pinceaux, j'éclaire un tissu noir.

C'est le soir? N'est-ce pas déjà l'ourlet liminaire d'une aurore? Qui ne veut pas finir, en recommencement, des vagues sur la grève, baïne qui m'emporte, au large sous les flots: à bout de souffle, à court de souffle, faisant face aux poissons à qui je vole un peu d'air pur... Je vois un horizon, est-ce le ciel ou le sol? Abysse ou firmament? Et si je nage par là-bas, monter c'est redescendre et s'en aller n'est plus partir... Je demeure, je reste, substance, sous-jacent à mon être, qui se dilate, avec le reste de cet univers effervescent: aspirine d'un dieu éthylique.

C'est, à tout bien peser, la même nuit, nulle part je m'en vais... Et sans bouger je pousse à peu la porte, à peu, à peu, je pénètre l'envers... Sans bouger. Toujours là, calé, comme la lune en sa nuit étoilée, bordée de Voie Lactée. Il paraît que c'est le vide omniprésent qui débonde de lui, des paquets de clarté.

C'est bien la même nuit, à tout peser, je m'en vais, nulle part, sans partir. C'est par la tête qu'on pourrit, les yeux d'abord poudroient de rien, le voile est sans pourquoi... Pas de remède efficace contre la conscience, rien de définitif. Il faut attendre un cœur battant de nuit, pour que les yeux s'éteignent -- reflets? De quoi s'il vous plaît, de quoi... Lorsque la nuit est soi.

lundi 23 août 2021

Truisme

 On aimerait bien accéder aux choses. Ne dit-on pas d'ailleurs, en matière de roman, qu'il faut laisser la description objective refléter le sentiment intérieur du personnage? Pourtant, dans chaque ligne, chaque phrase, une comparaison ou une métaphore qui semble donner âme aux pierres, aux végétaux, aux paysages entiers. Comme si tout cela, tout, devait pouvoir susciter l'empathie de l'humain, le ramener à lui et lui fournir enfin la clé de sol de ces étranges notes posées devant lui. Nous habillons le réel, sans cesse, nous dévoyons l'absolue originalité, l'inexpugnable extranéité des choses qui devraient nous laisser là, chancelants, dans l'étrangeté atone de ce qui est. Nous sommes terrifiés par le silence d'un monde qui ne serait pas fait de notre bois. Séparés de tout par un abîme infrangible, nous jetons dans le trou nos vaines pelletées de sable et nous rendons incapable de reconnaître le réel pour ce qu'il est: cette indéterminabilité à la racine de tout jugement.

Notre conscience est totalitaire, elle n'accepte rien en-dehors d'elle-même, c'est elle qui définit le monde. Ainsi deux principales conséquences possibles: soit le monde n'est que le songe exquis d'un furieux solipsisme, soit nous sommes irrémédiablement voués à vivre à côté des choses, dans l'interprétation, dans la médiation des signes qui ne renvoient jamais que vers nous-mêmes...

mardi 17 août 2021

Le rien qu'on dérange

 Je ne sais si l'on on peut peindre des formes vraiment pures, qui ne font le contours de rien, d'aucun contenu,de nulle matière pour les remplir. Je ne sais et j'essaie, pourtant, portant de mes doigts nus les sèmes qu'aussitôt je viendrai délaisser... Quel étrange morse crypte mon tempo? Quel message sous-jacent, fruit d'une intention préalable fonde le jaillissement de ma prose, un peu comme le vomissement des roses qui parlerait de graine enfouie... Je tisse, grammaire des intestins, un interstice entre les choses, une brève de silence entre de vains destins. Et que contiennent mes mélopées? Que valent ces quelques méga-octets d'ordre binaire, serrés et alignés comme des rangs de militaires? Et quelle guerre annonce l'armée de mes mots jetés sur le tapis blanc, comme un drapeau, de mes batailles immatérielles?

Toute cette mathématique ne présage-t-elle, au fond, qu'un chaos de plus inavoué. On ne peut jamais parler des choses. Le monde qu'on bâtit s'érige sur un sable de sons, dressant des murs de lois, et tout notre discours ne noue qu'un lien factice entre deux absolus d'indétermination... Qu'est-ce que peut bien vouloir unir la relativité? Que cherche donc à figer la vaine vérité?

Dans les veines bleues du monde où poudroient les étoiles de la Voie Lactée fusent les particules élémentaires de Tout, ubiques comme toute chose réelle, jamais uniques ni singulières, comme le crut l'humanité trop fière... Pas un atome ne possède identité, à la racine (connue) de toute réalité, ne gît qu'indétermination et brève écume de ces champs que notre vie vient perturber.

Et moi, élément fait d'indocile élémentarité, j'ordonne le possible, articule le vide autour de ma personne inepte; badigeonne de couleurs l'obscure monture du monde, et dans la moindre page blanche et dénuée de signes, fusionnent toutes teintes et des nuances exquises que mon âme étriquée ne sait comment penser.

Tout, je dis bien Tout, était déjà contenu dans le rien qu'on dérange.

C'est tout le nœud des formes qu'il s'agit de défaire, pour que les qualités que l'on croit distinguer, se réimpliquent enfin dans la pelote brouillée de rien, inexorablement fondues dans le néant de l'Unité.

Car sous les formes le Réel infini.

dimanche 8 août 2021

Le réel et l'utopiste

 Il m'arrive trop fréquemment, lors de tentatives de débat politique, d'être confronté à une ou deux croyances adverses qui amènent mon interlocuteur à être persuadé d'être dans le camp de la vérité, face à un curieux contradicteur dont le verbiage philosophique n'a de sens que dans un paradigme idéel totalement coupé de ce qu'il nomme le "Réel". J'ai pourtant entendu pléthore de locuteurs employer ce terme de "Réel" pour s'en réclamer, et tous avaient comme unique point commun de ne fournir de celui-ci que des versions à chaque fois différentes et souvent contradictoires. En tant qu'"utopiste", il me faut donc analyser brièvement cette notion de "réel" dont je serais déconnecté et, par là, privé de légitimité dans un discours qui, précisément, n'aurait plus aucun référent.

Plusieurs arguments intéressants reviennent le plus souvent lorsque je demande à ces personnes quel est le réel dont ils parlent. D'abord on peut parler du préjugé physicaliste qui consiste à dire, par exemple, qu'une sensation (telle que la douleur ressentie après un coup) est réelle. Ensuite, il y a le préjugé factuelle, qui consiste à dire que le réel c'est telle ou telle situation économique, politique, sociale vécue par mon interlocuteur; par exemple travailler tous les jours de la semaine dans l'acception capitaliste du terme, payer des impôts, faire les courses, etc. Ces illustrations du réel sont censées me convaincre, par la certitude immédiate qu'on leur prête, que les critiques que je porte à un état donné de l'organisation des sociétés humaines sont nécessairement utopistes et irréalisables. Pourquoi le seraient-elles? Il semble qu'une réponse à cette question serait le fait que ces critiques cherchent à promouvoir (en lieu et place du système économico-politique actuel) un autre agencement des rapports de forces et un autre paradigme de l'activité humaine qui serait trop éloigné de celui que nous connaissons.

Attardons-nous un instant sur ce point. Si, par exemple, une redistribution moins inégalitaire des richesses créées par l'activité économique était quelque chose d'utopique, il faudrait expliquer d'une part comment cette utopie a déjà pu se produire à certains moments de l'histoire humaine, a cours encore dans certaines sociétés (qu'on appelle ironiquement "primitives"), se produit même au sein des systèmes capitalistes (dans certains contextes tels que la sécurité sociale par exemple). Il semblerait que l'utopie d'un tel projet résiderait exclusivement dans le fait qu'il prône un état de l'organisation économique différent de celui qui est en place. Mais lorsque l'on écoute parler les personnes qui jugent ces idées utopistes, ils prônent eux aussi une réforme du système économique, simplement leurs réformes sont moins radicales et consistent en des ajustements leur permettant de mieux tirer leur épingle du jeu. Mais qu'est-ce qui permet justement de dire que certains changements sont radicaux et impossibles et d'autres réalistes et pragmatiques? Il semble que la réponse à cette question réside dans le fait que les changements radicaux s'attaquent à la structure d'une organisation politique et économique, tandis que les propositions des "réalistes" s'appuient sur cette même structure et la légitiment en la naturalisant, souhaitant simplement qu'elle subisse quelques adaptations et ajustements qui permettraient au rapport de force d'être plus en leur faveur. Un rapport de force qui serait en faveur de tous et qui nierait la possibilité, pour certains, d'amasser des richesses en quantité incommensurable serait alors utopique parce qu'il nécessiterait des transformations structurelles qui sont, en droit, irréalistes.

D'une part, qualifier ces transformations structurelles d'irréalistes demeure problématique puisque, souvent, le seul argument en la faveur de cette qualité irréaliste réside dans l'induction historique. À partir de tentatives passées, qu'on juge correspondre à cette velléité de transformation structurelle, qui se sont soldées par des échecs, on en infère que cette dernière est irréalisable. Il y a là, d'abord, une erreur logique qui consiste à induire à partir de faits particuliers et contingents une vérité générale, universelle et nécessaire. La logique ne le permet pas. Lorsque la sécurité sociale fut mise en place par Ambroise Croizat, il y a fort à parier qu'elle aurait été jugée utopiste plusieurs décennies en arrière. Pourtant, une telle chose existe encore aujourd'hui, à l'encontre, il faut le reconnaître, de tout le mouvement néo-libéraliste dominant.

En réalité, cette accusation d'utopie n'est pas recevable pour plusieurs raisons. Considérer qu'un but quelconque que l'on se fixe, est tellement éloigné d'un état donné qu'il devient en droit irréaliste, est une contradiction logique. Il n'y a aucune loi qui permette d'affirmer qu'une organisation politique et économique humaine quelconque constitue un état d'équilibre naturel, une forme homéostatique (telle qu'un organisme quelconque) déterminée par des lois naturelles qui en préviendraient tout éloignement. Encore une fois l'histoire infirme, par des occurrences particulières, une telle généralité de la loi. D'autant plus que le capitalisme demeure relativement jeune au regard de l'histoire des sociétés humaines. Ensuite, il est évident que fixer des objectifs éloignés ne constitue pas en soi une impossibilité telle que le jugement définitif d'utopie puisse leur être attribués légitimement. L'homme parvient aujourd'hui à voler alors même que cela aurait pu paraître totalement surréaliste à un mésopotamien de la cité D'Ur (fut-il besoin de remonter aussi loin...). En fait, ce qui ressort de cette accusation d'utopisme est clair: un certain état des choses, fruit de conventions humaines, a été naturalisé par tout un ensemble de personnes qui voient dans ces conventions et leur produit, le fruit d'une nécessité presque naturelle, c'est à dire d'une nécessité qu'il n'est pas possible, en droit, de remettre en question. Il devient aussi incongru à leurs yeux de remettre en question le système capitaliste que de remettre en question la mortalité des organismes humains (encore que le capitalisme parvienne à montrer, à travers le transhumanisme notamment, qu'un tel projet est légitime...).

Ce qui nous amène au préjugé physicaliste. Lorsqu'une personne considère que les sensations constituent le "Réel", il effectue par ce jugement une négation du projet scientifique. En effet, ce qui distingue le projet scientifique est précisément sa velléité à abstraire des contingences de l'expérience subjective la réalité sous-jacente, indépendamment des formes (phénoménales) par lesquelles elle se manifeste dans sa relation à un sujet. Un tel projet se construit en opposition totale à l'expérience subjective, ce qui permet à la physique de décrire un métal comme l'or en faisant abstraction de toute expérience possible par laquelle un individu pourrait le connaître sans intermédiaire, par son corps, et notamment ses sensations. Ainsi, les personnes qui affirment que le réel est constitué de leurs sensations se placent, de fait, en opposition à la science. Ce qui est problématique parce que ces personnes ne s'en rendent pas forcément compte, et si tel était le cas, il est assez certain qu'elles désavoueraient totalement une telle opposition.

Une sensation, bien qu'elle constitue pour un sujet donné, l'ultime et absolu fondement de toute expérience, ne saurait constituer le réel en tant que chose en soi, en tant que ce qui subsiste sous les déterminations subjectives à travers lesquelles il s'offre, parfois de manière contradictoire (en fonction des attributs du sujet qui l'appréhende). Lorsque ces personnes se considèrent "dans le réel" en parlant de leurs sensations, elles s'imaginent être en prise immédiate avec la chose en soi, lors même que leur expérience n'est que la médiation qui s'effectue lors de la relation d'un sujet et d'une chose à travers la constitution d'un objet d'expérience. Nul n'est en prise immédiate avec le réel (si une telle chose existe). Et il y a une grande violence à affirmer le contraire puisque cela revient à se faire soi-même la mesure de toute chose, à faire de son expérience subjective le critère de toute réalité et par conséquent de toute vérité. Pourtant, si nous croyons effectivement que l'expérience du rouge, par exemple, est universellement partagée, de fait nous n'en savons absolument rien.

Pour toutes ces raisons, je me méfie grandement des personnes qui affirment haut et fort être dans le "réel" tandis que d'autres ne seraient que dans les idées. Le réel n'est-il pas précisément une idée? Comment affirmer d'ailleurs qu'une telle chose existe? Lorsque nous appréhendons le réel à travers l'expérience phénoménale, ne le faisons-nous pas à travers note conscience subjective, c'est à dire précisément à travers nos idées? Toute sensation est polysémique: une douleur peut devenir plaisir dans certains contextes, elle peut aussi être le produit d'un crime et détruire celui qu'elle affecte ou encore être le résultat de la bravoure et ainsi galvaniser en fonction des contextes. On voit bien que toute sensation est intriquée dans un ensemble de jugements à travers lesquels s'entretisse sa valeur. La douleur n'est pas une sensation, elle est un jugement qui émerge d'un fond représentatif. Le réel que nous constituons est une représentation. Quelqu'un qui vous accuse de verbiage philosophique tandis qu'il prétend dire le "réel" est simplement quelqu'un qui ne sait pas voir les lunettes qu'il porte sur les yeux, qui ne parvient pas à percevoir et identifier les représentations qui lui servent de préjugés et colorent son expérience de la teinte d'un jugement qu'il confond alors avec une donation immédiate et brute du réelle. Cette personne, au lieu d'être dans le réel, est dans les croyances, comme nous le sommes tous, mais l'ignore ou ne veut pas le voir. Le réel n'appartient à personne.

Je n'ai jamais pu avoir de réponses précises aux problèmes que je soulève ici, probablement car il m'a toujours été impossible de parvenir au bout de mon argumentation dans une discussion de vive voix sans que celle-ci dégénère rapidement. J'ai toujours fait face à un aveuglement borné de la part de mes interlocuteurs qui semblent refuser systématiquement de répondre à mes arguments par d'autres arguments logiquement valides. Pour ça, je demeure inexorablement étranger à toute une large majorité de mes concitoyens qui ne souhaitent pas écouter ce qu'ils jugent être des élucubrations philosophiques. Je demeure, pour eux, dans l'erreur, le flou, l'utopie et nous ne pouvons communiquer sur des bases saines parce que j'ai tort a priori. Il y a là une violence difficilement concevable qui me fait considérer à chaque tentative de débat, la possibilité de me retirer du monde et de la société de ces "réalistes", car la douleur est profonde et vive de vivre dans un monde fracturé où l'on se tient du mauvais côté de la barrière. Je n'ai aucun espoir. Je constate des mécanismes de défense dont la solidité repose sur la nécessité vitale et la conservation de soi que je ne saurais vaincre. Je n'ai que la raison, la logique impuissante, et plus j'écoute les gens parler, plus je constate que ce qu'ils nomment "réel" consiste en la concrétion dense et acérée d'émotions qui semblent vaccinées contre le péril rationnel. Je n'ai nulle place en ce monde, nul ami, nul avenir car il n'y aura pas de reconnaissance, il n'y aura, semble-t-il, que cette éternelle lutte perdue d'avance, d'une poignée d'idéalistes face à ceux qui habitent le réel et par conséquent peuvent seuls exprimer la vérité.

Je suis si fatigué de tout cela, et meurtri. Appartenons-nous vraiment encore à la même espèce?

lundi 19 avril 2021

Sur le trône immobile

 Parfois, il ne suffit pas de quelques sentiments pour faire un beau poème. Des joies rugissantes qui frayent un lit pour le passé; mais ce n'est là qu'ombre de la vérité, à vrai dire l'ombre d'une ombre.

Il ne suffit pas de quelques sentiments, surtout pas de celui, trompeur, de plénitude suprême, celui qui nous persuade que pareils à la corne d'abondance s'écoulent de notre outre d'indéfinis poèmes et des beautés en source. Le sentiment du sublime n'a rien à voir avec la chose. Il est le vide qui se comble de rien.

À un pas de la vie, et de ce monde si stable de perceptions ordonnées, gît un long précipice. Personne ne s'y rencontre. D'aucuns y  trônent fixes, tous immobiles dans l'unie chute libre.

Si toute la beauté n'était qu'un pieux mensonge? S'il n'y avait rien en ces velléités? Rien d'autre qu'une volonté sans bride et qui s'éclate en infinis reflets -- le mobilier d'un monde posé sur le vide... Un monde qui se fait croire qu'il est quelque chose non parce qu'il s'élèverait d'une idée bien réelle, mais car il se déploie depuis le simple sentiment d'une telle idée.

Un point qui se regarde de près oh si près qu'il remplit toute la surface: qu'il est la seule substance qui soit, depuis le centre aux horizons distants, du cœur de la folie à la folie du cœur.

lundi 22 mars 2021

Métaphysique pessoenne: la sensation et les choses

"être une chose c'est ne rien signifier du tout.

Être chose c'est ne pas être susceptible d'interprétation."


"Je regarde, et les choses existent.

Je pense et j'existe moi seul."

Ces quatre vers extraits des poèmes non assemblés d'Alberto Caeiro sont encore à eux seuls un petit traité de métaphysique. Le poète sensationniste discrédite d'emblée la signification pour la bouter hors du domaine des choses. Signifier c'est interpréter or une chose n'est pas "susceptible d'interprétation".

Les choses dont parle l'auteur ce sont les sensations. Ces sensations sont absolues bien que subjectives. Elles font exister ou plutôt sont la preuve immédiate et intuitive que le monde senti existe comme chose extérieure réelle. Regarder une chose, la sentir de n'importe quelle manière c'est témoigner de son existence. Non pas celle de l'objet, qui est une reconstitution perceptive et suppose l'action des facultés cognitives, mais celle de la chose sentie. S'il s'agit d'une fleur, on ne dira pas que la fleur existe mais pour être plus précis que cette chose que je vois sous la forme d'une ligne verticale de couleur verte (la tige) surmontée d'une couronne colorée (l'ensemble des pétales)  est réelle. Si je sens cette fleur, je dirai alors que le parfum singulier qui semble émaner de cet endroit de l'espace est réel. Fleur, tige, couleur, toutes les étiquettes de la langue correspondent à des conventions factices qui font signe vers des concepts problématiques qui synthétisent un ensemble de sensations disparates, senties à différents moments et indépendantes, dans l'unité artificielle d'un objet. Ce n'est jamais l'objet qui existe mais les sensations pures sont elles absolument vraies, ce sont elles le réel extérieur. "Tout comme les paroles échouent quand elles veulent exprimer la moindre pensée, ainsi les pensées échouent quand elles veulent exprimer la moindre réalité."

La sensation n'est pas une interprétation. Caeiro est tout sauf kantien, et a fortiori tout sauf idéaliste. Il n'y a pas des formes transcendantales de la sensibilité qui sont la condition d'apparition du monde extérieur, ce qui ferait alors des sensations des mensonges par rapport à une entité primordiale qui existerait véritablement, indépendamment de nos facultés à la saisir, et donc hors de nos catégories. Le réel est sensible et il coïncide totalement avec la manière dont il est senti. Pour cela il devient problématique d'affirmer l'existence d'un monde objectif, puisque chaque sensation est unique il n'y a pas à s'interroger sur la persistance d'objets sous-jacents aux sensations et qui demeureraient identiques entre deux moments ou entre deux points de vue différents. C'est ce que l'auteur nomme "réel".

Le fait que les choses sont sans interprétation les désigne comme se donnant immédiatement, elles ne requièrent aucun travail actif de l'esprit (concept hautement artificiel pour l'hétéronyme) qui viendrait autrement nécessairement y mettre du sien et dénaturer la chose même.

Dès lors que la pensée intervient, cesse alors d'exister le monde comme vérité extérieure. Les choses ne sont plus. Par la pensée, la seule chose qui se donne à saisir c'est le "moi seul". La pensée n'est pas faite pour ouvrir sur l'extérieur, elle n'est pas un organe de l'intuition extérieure. Elle n'a pour objet qu'elle-même et ne peut qu'invariablement produire un monde soliptique où ne sont saisies que des reflets du moi qui surcharge d'idéalité tout objet, s'affranchit de la matière pour produire elle-même le monde qu'elle croit alors sentir comme une chose extérieure. La pensée est toujours un processus réflexif par lequel les choses perçues ne sont que des prétextes à refléter différents profil du moi (lui-même concept artificiel). Penser, c'est projeter autour de soi le néant de soi-même, interpréter c'est remplacer l'éclat immédiat de l'être senti par le récit médiateur d'objets factices qui constituent médiatement un monde, et parce qu'il est le produit d'une médiation, ne correspond plus qu'à des concrétions cognitives, à des idées qui se mélangent à la matière sentie et brouillent les réalités singulières se donnant de manière absolue dans la sensation. Rien, dans le réel, n'est quantité, rien n'est identité, toute chose sentie n'existe que dans l'instant de la sensation et toute sensation ultérieure sera essentiellement autre: le réel est une singularité absolue qui se donne immédiatement par proximité sensible. Le monde au-delà de nos sensations est une idée, une chimère, il n'est qu'un agrégat imaginaire à nos sensations réelles.

samedi 20 février 2021

Souffrons lucides

J'ai découvert aujourd'hui une forme de poésie sur laquelle je ne suis pas porté mais dont, toutefois, j'admets l'originalité. Comme toujours, je digère. Verra bien ce qui en adviendra dans l'immense chantier.

 

 Le réel

Des mots pour le dire

Oxymores, anaphores

Y a-t-il seulement deux contraires en ce monde?

Deux choses identiques?

Répétition de la répétition

L'idée de notre idée

Tas de lemmes mit bout à bout

Des sèmes ne font pas un caillou

Les mots les choses

L'abîme entre eux -- les deux

L'alcool: un feu

Images phantasmatiques du monde

Du monde qui demeure une image

Jamais donné, toujours absent

Derrière les signes

Et sensations

Seul absolu des sensations

Sol absolu des sens, action

Des nerfs sur le cerveau

Image sur l'écran noir de songes

La toile, un film qui s'écoule

Dégueulé du labo

Crânien jusqu'à l'atome

Et puis voilà, c'est tout

Des cages

Dégage

Toute forme est une mirage

Nos sèmes un mensonge

Et ceux qui s'aiment rongent

Un os inexistant

Trop dur d'être poreux

Idée trop pure pour eux

S'y cassent les dents d'ivoire

Six as pour voir

Au fond du jeu

Au fond tout ça, n'est pas sérieux

La chose en soi rigole

Quand prose dégringole

On ne sort pas de soi

On s'y calfeutre à perpétuité

Feutre ou crayon de bois

On s'y dessine réalité

Souffrons lucides:

Le réel? Une idée!

samedi 9 janvier 2021

Le temps qu'elle dure

 La paix, la paix, la paix. Celée dans les parfums, imprimée dans la bouche au fond des longs soupirs, gravée à l'encre d'âme, noyée dans les idées.

La paix qui perfore les eaux sombres, les tourments d'autrefois; ruisselle sur le présent, craquelle les formes incrustées, et vole au vent du temps, s'ébat dans l'atmosphère, arrose le vide-éther, la paix...

Un vol de papillon, une trille, un éclair...

Je l'ai vue, entendue, je la sens, parcourue; et, pourtant...

Demain t'aurais-je encore? Ou n'y aura-t-il en moi que ton lit asséché, la forme en creux de tes sourires...

Les illusions, le temps qu'elles durent, sont si réelles au fond...

Bientôt les litanies reprendront, peut-être, c'est possible, il faut s'y faire et néanmoins, ne pas se défaire du présent.

Le présent est du monde, un maillon de ces chaînes de la vaste nature. Tout y est temporel, la nature des vivants est d'être des mortels.

Les illusions, le temps qu'elles durent -- peut-être toute une vie --, sont si réelles au fond...

mardi 3 novembre 2020

[ Terres Brûlées ] Un roi

L'impossible réalité des choses
M'éclabousse les yeux
M'étouffe un cri dans l'âme.

Que sont ces choses que mes yeux voient?
Le passé d'astres distants
d'un abîme infrangible.

Impossible...
Je le sais de tout temps
De mon infinie finitude.

La ville, les astres,
Les passagers errants de l'univers
Tout se défait de moi.

L'impossible réalité des choses
S'éloigne et je suis là.
Insulaire, unique, un roi.

dimanche 15 septembre 2019

Aphorisme

Le monde appartient à ceux qui croient en quelque chose. Les autres ont le réel.

jeudi 22 novembre 2018

L'individu de la mansarde

Je n'ose plus écrire.

Cela fait tellement longtemps que j'en caresse l'idée qu'il n'est presque plus nécessaire de le faire; voire qu'il m'apparaît comme une trahison de seulement l'envisager. Comme si l'idée s'était irrémédiablement séparée de l'acte, qu'elle était devenue une chose extérieurement réelle - comme sont les gestes qui composent l'acte d'écrire - et qu'il m'était désormais impensable d'embrasser ces deux réalités contradictoires.

Je suis peut-être définitivement l'homme du possible. Je n'ai fait que trahir l'action, seconde après seconde, comme j'ai pu étouffer dans l'oeuf chacun de mes élans pour qu'ils ne puissent grandir. Et tous ces destins avortés qui me poignardent depuis l'au-deçà ne sont qu'esquisses d'intentions à peine formulées sur le palimpseste de ma vie. Ma vie qui ne veut plus rien dire.

Je n'ai jamais rien fait d'autre que trahir. Trahir, trahir, trahir, sans égard pour ce qui est et ne peut s'abreuver que des seules pensées. Avoir à être me fatigue d'avance, je suis né fatigué d'être vivant. Et peut-être effrayé aussi... Effrayé par la simple considération de l'incalculable somme de deuils passés et à venir qu'implique la liberté, fut-elle dérisoirement mince - et peut-être apocryphe.

J'étais effaré lorsque tu m'as jeté au visage, après une énième dispute - comme qui n'a plus rien à perdre -, la spontanéité pure et désarmante d'un amour qu'aucun doute ne vient obscurcir, qu'aucune délibération n'entrave, qu'aucun calcul n'ajourne. Je me suis aussitôt réfugié dans mes idées, emmuré dans le monde familier et sans attente de mes ruminations récursives. Je n'ai pas répondu au monde qui attendait pour être, je n'ai pas pris la main aux gestes qu'il aurait fallu réaliser pour qu'il fleurisse enfin, le voeu de notre amour.

À cet instant je me dis qu'aucune montagne n'aurait jamais été gravi si chaque sommet avait été derechef analysé et traduit en une quantité définie d'énergie cinétique à fournir pour y parvenir, si même l'ivresse des sommets avait été anticipée en une longue énumération d'étapes insignifiantes et préparatoires, et qu'enfin, tout bonheur possible était disséqué en ses composants ultimes, fragmenté en sa chaîne causale. Et c'est pourtant cela que je fais avec toute chose... Mais je n'ai gravi nul sommet, moi.

Chez moi l'amour demeure lettre morte. Je n'y condescend pour ainsi dire jamais, j'oppose un refus de principe qui me rendit incapable de plonger dans le monde ineffable de ton amour en acte. Je t'ai trahi, comme toute chose que j'ai aimée, car il semble que ce ne soit jamais les choses que j'aime mais seulement l'idée qu'elles représentent... Pour les gens comme moi, s'il en est, l'amour est un concept, et il n'y a rien que l'existence réelle et en acte puisse lui adjoindre.

Et si j'ai pu te trahir alors il n'est pas étonnant que je trahisse autant l'écriture, en y allant de mes poèmes soliptiques. Mais même poétiser en dedans demande trop d'effort, les phrases sont des embryons inutiles et je retrousse alors la poésie à son noyau: la grammaire de mes sentiments sublimes. Que j'aime à les définir ainsi - sublimes - car alors il me semble être le plus grand poète de tous les temps, et que chacun de mes sentiments est un monde où s'enclore dans l'extase d'un vertige abismal.

Je n'ai jamais autant pensé à écrire qu'en ces jours où je n'écris pas. Je crois que je n'ai jamais été autant écrivain qu'en ces moments, mes romans se condensant dans le vécu passager d'un regard intérieur. Un regard qui sait tout parce qu'il s'en vient de la chaîne autoréférencée du savoir pour ne plus chercher enfin à connaître. Ces regards, ou fenêtres, diantre ces mondes que je vis dans l'ultime savoir sceptique - celui de l'ignorance - sont mes plus belles oeuvres. À chaque crépuscule je dois alors expier le fait qu'elles ne s'expliqueront jamais dans la réalisation d'une suite de gestes mondains, que je me crois, en droit, capable de réaliser, mais que, de fait, je demeure inapte à exécuter. Et j'attendrais néanmoins un geste de votre part?!

Non. Le néant doit être ignoré, car il ne saurait en être autrement. Mais nul ne vit le néant en acte, seulement sa possibilité, ce qui n'est déjà pas rien, puisque c'est presque tout...

Je me rêve donc écrivain, mieux: je m'affirme et m'auto-proclame comme tel au fond de ma mansarde. J'ai moi aussi fini dans une mansarde, et suis peut-être enfin devenu à perpétuité moi aussi l'individu de la mansarde. Ô combien de rêves abritè-je en ma nullité... Je suis l'amas de chair qui se cogne contre le toit incliné de la mansarde, paradoxalement trop petite pour mes gestes insignifiants, et infiniment trop grande pour mon âme minuscule.

Je trahis comme je respire, ai tellement trahi, dans cette juxtaposition d'anéantissements que forme mon destin, que je trahis jusqu'à la trahison même, dans la décision - en est-elle une? - de me lever du lit où je gisais tantôt, pour m'asseoir à la table qui supporte à présent le poids minime de mon bras qui écrit, ainsi que l'impondérable masse des inepties qui se logent dans la non-mansarde d'un esprit sans sommeil.

samedi 30 juin 2018

L'insondable signe

Émeraude.

Le mot est là, mais pas seulement. L'idée est bien là aussi. Diaprée, ondoyante et protéiforme lorsque la conscience veut s'en saisir. On ne se saisit jamais d'une idée. Elle est une différence, un décalage. L'idée est un vide qui recouvre l'indétermination, le temporel, c'est à dire le mouvant et le fluide. L'idée épouse au mieux la vie, contrairement à ce que trop pensent, en ne se rendant pas assez familier de leur relation à l'idée, et à l'idée même qu'ils ont de l'idée.

Émeraude, rubis, me voilà entraîné dans une polychromie qui se veut le reflet de l'intime soi: ultime espace vacant - ou non-espace -, où les choses et leur lieu ont le loisir de jaillir, d'apparaître.

Je me demande parfois, pourquoi les mots sortent de telle manière, à ce moment là, dans ce rythme particulier... Pourquoi, toujours, la conque humaine dispense sa musique autour d'elle, et fait de tout objet, l'instrument de son chant.

Le réel lui-même, serait-il l'Amour perdu, unité poursuivie et inachevable (autrement qu'en décès)? Le monde n'est-il pas la relation temporelle et musicale que nous entretenons avec ce grand Autre: rythme de nos cycles et notes de nos formes...?

L'humain, sur le palimpseste de l'espace-temps, écrit frénétiquement le récit de l'union impossible, et tout devient langage, la forme de toute chose un insondable signe.