dimanche 22 février 2015

Donnez-moi un destin

Donnez-moi un destin, un fragment sinueux avec des courbes que d'aucuns pourraient trouver charmantes. Donnez-moi une présence ici qui puisse témoigner un tant soit peu de toute la beauté endormie de l'existence et de l'advenance d'un monde.

J'aimerais parfois que l'on reconnaisse dans mes gestes un peu de beauté, une certaine douceur qui serait le reflet de mon coeur pulsatile plutôt que rien. J'aimerais pouvoir m'observer sur cette route tracée et me trouver beau moi aussi, et puis m'aimer parce que je ne serais rien d'autre que ce destin et cette suite de pas qui sont le cheminement de mon temps propre parmi les autres temps. J'aimerais moi aussi que l'autre me voit parfois comme je le vois, étincelant d'une lueur interne dense, avec ce sentiment d'amour indéterminé qui s'attendrit du miracle de toute chose. J'aimerais acheminer sur le bord de ses yeux, quelques gouttes de ce nectar que je déverse tant pour les autres, parce que leur présence ne cesse de m'émerveiller, parce que partout je vois des motifs harmonieux, et des gens dans l'absolue nécessité parfaite de leur condition arbitraire.

Mais moi, qui me regarde avec ces yeux là, avec des larmes d'émotion, englouti dans cet océan primordial, ce sentiment de l'être que la conscience secrète en délicats raz de marée?

Donnez-moi un destin, par pitié, que ma route ressemble à quelque chose au milieu de toutes les autres...

Les coeurs banals

Il y a tant d'âmes emplies de pureté et d'amour, emplies de cette forme d'innocence de tout ce qui émerge à la vie et que le temps n'aura pas su éroder convenablement. Je vois tant de regards sincères et qui ne veulent rien, surtout pas briller plus que les autres, ou bien seulement pour leur apporter une lumière désintéressée et protectrice, alme comme un sein maternel. J'aimerais m'effacer dans le sillon des autres, face aux destins qui m'éclaboussent de cette extase mystique d'exister. Tout est possible, me dis-je quand je les vois, et j'aimerais leur prêter mes battements de coeur, mon souffle puis me laisser porter par leur essence en simple spectateur -- j'aurais en quelque sorte payé ma place...

Il y a tant de gens, tant de splendeur qui se meut loin des projecteurs, dans les coeurs banals qui n'ont de banal que le regard qui les qualifie comme tel. Continuez de vivre et de croiser ma route, vous, possibles qui adviennent, vous créateurs de mondes fantastiques aux couleurs chaudes de votre présence.

J'aimerais que vous passiez sur mon chemin rocailleux, et qu'à la fin de tout cela il ne reste que vous et mes quelques modestes mots sans valeur faisant signe vers vos univers apaisés.

À l'abri des étoiles

J'ai rencontré des femmes aux cheveux de bronze
Qui coulaient sur mes yeux des rêves silencieux
J'ai touché des formes évasées
J'ai failli perdre pied dans tous les creux inempruntés
J'ai traîné ma dégaine dans des tripots maudits
Avec une jeunesse hagarde affamée d'interdits
J'ai bu des sourires
Caressé des épaules
J'ai plongé mon esprit
Dans les yeux d'autres nuits

Il y a en ces gens là tant de lueur enfouie
J'ai marché dans les ruines
De ces destins détruits
J'y respirais l'air le plus pur
Je m'en souviens encore
Et chaque fois souris

J'ai goûté dans ces eaux troubles
Plus de lumière qu'en toutes les aurores enfuies
Il y a dans toute eau en furie
Une forme de paix qu'aucun lac ne redouble

Ah je les aime
Mes jeunes adultes en peine
Perdus dans un songe éphémère
En pleine quête d'éternité
J'aime leur détresse au matin
Et le goût de cendre amère
Des vives joies éteintes
J'aime leur façon de s'en remettre au hasard
De jeter à la face d'un destin roublard
Leur vie et tant de liberté
Dans de brèves étreintes

J'ai marché moi aussi sur les trottoirs illunés
Sortant d'un bouge surchargé pour d'autres mastroquets
J'ai échangé du temps, jeté à la face de la mort
Pour ces moments de paix furieuse
Où l'homme s'est voilé de lumière
Échappant pour un temps au milles regards de la nuit
Au charme traître d'étoiles menteuses

J'ai aimé les compagnons d'un soir
Comme ceux de toujours
J'ai abandonné une partie de moi
À tous ces jeux d'amour

Je me souviens de peaux si douces qu'elles étaient de soie
D'encres incrustées dans de fins épidermes
Enluminures de livres à la chair capiteuse
Chacune à leur manière un peu trop capricieuse
Même les souvenirs je les bois
En prenant garde toutefois
De m'arrêter toujours avant la fin

Mais qu'on me dise d'où viennent tous ces codes
Et la règle inventée
Qu'on me dise depuis quand l'homme s'est épris des filles de la vérité:
Celle surtout que je n'ose nommer
Qui a cousu son nom en filigranes
Dans les coeurs abîmés
Voyez son signe imprimé
Avec ses hautes murailles
Ces traits qui viennent barrer les T
Ce son claquant comme un fouet:

AUTORITE

Toujours je prend le contre-sens
Qu'on m'ordonne le silence
Et je prendrai la danse
La transe même s'il le faut
Parce que tout est possible
Et qu'un possible ne saurait être faux

J'ai mangé des lèvres plus juteuses que tous les fruits d'été
Mmmm je me souviens du goûts d'élixirs exquis
Pour qui j'aurais renié tous les plaisirs acquis

Des amis? J'en ai autant que le monde compte d'âmes
Et je vais chaque jour chez eux
Dans notre demeure commune qui s'appelle la rue
Et quand je sors, je rentre chez nous
Je suis où je dois être, ici et maintenant
À percer je ne sais quelle route
Pour ouvrir une autre dimension
Grâce à laquelle je peux bâtir ce curriculum vitae absurde
Qui n'intéressera tout au plus que la bonne Atropos

Toutes ces secondes écoulées
Mes plaisirs en sont d'interminables forêts
Chacune goutte de rosée qui brille sur la feuille
Et les arbres si verts que la lumière cueille
Répercutent en cascade l'onde lumineuse
J'ai appris comme d'autres que l'on pouvait aimer
Le long sillon démesuré de ces nomades pressés

Je me réveille bien après l'aurore qu'un zénith a chassé
Je mange le soleil par tous les pores de la peau
Je me gave, je me souviens de tout
J'ai retenu en moi tous les moments déchus
Je suis heureux, je pense à la brûlure
De ces instants précieux
Images animées de corps au mouvement sublime
Et cette beauté que je n'aurais jamais su définir
Parce que tout comme moi, elle n'existe pas
Comme ces mots:
Des bruits que l'on a entendu
Mais qu'étaient-ils au fait
Sinon la vibration singulière
D'un principe agnostique
L'étrange tonalité de l'indéterminé?

vendredi 13 février 2015

La grande matrice

Je suis sans cesse fasciné par toutes les métamorphoses que le temps génère en moi; la capacité qu'il a à me faire passer d'un opposé à l'autre est absolument étonnante et m'apprend énormément sur moi-même, c'est à dire que je désapprend tout ce que j'avais cru fixé et que je fais l'expérience du vide comme d'un trait intime et positif.

J'étais auparavant allergique à la ville et à son grouillement, il m'est arrivé d'écrire des textes sur celle que je nomme "la grande mangeuse d'hommes", elle qui m'a longtemps broyé et digéré dans le chaos de son estomac. L'anonymat que peut générer la promiscuité d'un grand nombre de personnes m'était insupportable, j'ai fui vers la campagne et recherché la solitude, ou plutôt la compagnie des champs, des arbres et du silence.

Mais certains évènements ont détruit une certaine force, ou plutôt une propriété temporaire (est-ce là un pléonasme?) de ma personne que je croyais être une force, à savoir cette indépendance, ce besoin de rester seul avec le monde pour plonger au plus profond de moi, à l'abri du trouble que peuvent provoquer les autres sur la surface de l'esprit et du corps.

Aujourd'hui j'aime la ville comme on aimerait une forme de la nature. J'apprécie la possibilité permanente de se plonger dans le bain des autres et de leur présence, de côtoyer des coeurs brisés et des âmes boiteuses pour qui l'on se tiendra mutuellement lieu de béquilles. Marcher dans la ville, visage inconnu parmi les étrangers, c'est comme se tenir au centre d'une rencontre indéterminée: c'est à dire au plus près de la condition de possibilité de toutes les rencontres. Et véritablement tout est possible. Quelques regards qui se capturent suffisent à faire savoir que l'on n'est plus seul, deux abîmes s'observent brièvement et peuvent faire remonter à la conscience que les humains sont semblables sur bien des points et que nous partageons tellement de gestes en commun, de tournures d'esprit et de façons d'être.

La ville est la juxtaposition diaprée d'une somme immense de destins et de trajectoires diverses. Pour un solipsiste qui peut parfois étouffer en lui-même, la possibilité de sentir le coeur battant des autres tout autour de soi, celle d'imaginer les mille pensées qui préludent à mille regards, la sensation de tous ces corps avec leur chaleur et leur odeur propre est un véritable ravissement. Ici, en ville, je respire les autres comme ailleurs je respirais le parfum des fleurs et buvait leurs teintes.

Plus je rencontre de gens et plus j'ai d'amour pour mes semblables. Mon coeur se porte vers eux tous, vers nous tous qui livrons cette dure bataille que peut parfois être la vie. Je me souviens alors les paroles de Spinoza, disant qu'il n'y a rien de plus utile à l'homme qu'un autre homme, et je mesure toute la vérité (pardonnez-moi le terme) de cette affirmation.

J'ai été un homme tellement brisé que je n'aurais jamais pu survivre sans les autres. Combien de fois m'ont-ils ramassé, exténué et las, à un cheveux d'abandonner la course... Ce sont les autres, toujours, qui m'ont fait vivre jusqu'alors, je leur dois tout. J'inspire à chaque pas dans les rues où je croise un regard amical et souriant, ou lorsque je capture en mon filet le désir gracieux et appétissant d'une femme à l'allure féline. Il me suffit de pousser la porte d'un lieu convivial et de parler à l'inconnu pour traverser agréablement quelques heures supplémentaires de la vie. Alors je m'assois avec mes semblables et je lève mon verre à notre absurde et sublime fraternité face au destin.

Je suis avec les autres et j'aime avec la force du désespoir l'exception touchante de notre sort. Curieuse humanité qui dérive comme un bateau ivre sur un océan d'incertitude, curieux compagnons dont l'absence me serait bien plus atroce que toutes les morts possibles.

Juste une dernière reconnaissance

Je peux dire que j'ai, par moments, cherché une certaine reconnaissance dans ma vie, tout en étant, à chaque fois, conscient de l'absurdité de cet élan. Combien d'entreprises humaines démarrent, poussées par la seule motivation d'une reconnaissance future? Je pense que l'homme raisonnable et qui cherche l'apaisement ne devrait pas rechercher la reconnaissance qui est encore une manifestation, certes plus raffinée que la simple violence physique, de domination d'autrui.

Qu'arrive-t-il à quelqu'un lorsqu'il reçoit la reconnaissance tant attendue? Si celle-ci provient de personnes qu'il ne connaît pas alors s'ensuit immédiatement un vide comparable à la petite mort survenant après la jouissance sexuelle, et que les hommes connaissent bien. La reconnaissance est une forme d'éjaculation maladive puisqu'elle tend à être compulsive et répétée, elle tend aussi à s'obtenir de plus en plus rapidement et possède en cela tous les traits caractéristiques de l'addiction onaniste. La reconnaissance est une drogue dont on recherche les effets le plus rapidement et fréquemment possible. Mais la descente est douloureuse, car elle efface d'un coup toute l'épaisseur concrète du paysage qui l'a vue naître, une fois acquise, l'homme reste alors seul sur la scène qu'il a construite, face à son décor de carton-pâte, à ces paysages en trompe-l'oeil, à tous ces accessoires bancals qu'il a minutieusement placés sur la scène de son succès. Et les autres, ces inconnus qui ont brièvement, dans un tonnerre d'applaudissement, fait naître l'illusion de l'intimité et de l'amour, se révèlent être ce qu'ils sont: des silhouettes sombres et neutres qui ne tendront pas les bras, qui ne détiennent de nous que l'image imprimée en eux par notre rôle et notre performance fabriquée.

Lorsque la reconnaissance provient de gens aimés, la situation est quelque peu différente car après le sentiment de vacuité qui peut nous étreindre, il est possible de basculer directement dans un autre paradigme. Après le blitz de la jouissance demeure la présence de l'amour et de l'intimité qui unit les êtres entre eux. Peut-être même qu'après la disparition de cette violente illusion qu'est la reconnaissance, retentit d'autant mieux la présence durable (car elle n'est pas le fruit d'une poiesis) des autres que l'on aime. Ils sont là, et la descente est gérable puisqu'elle est remplacée par la mélodie douce et égale de cet amour profond qui résiste au temps. Certes l'ivresse est passée, certes ces gens et l'ambiance dans laquelle ils nous bercent ne possèdent pas l'intensité de surface et le grisement de la reconnaissance, mais font signe vers le plaisir profond et calme du repos confiant, au sein duquel il est possible de voyager bien loin et dans maints paysages. On se dit alors qu'on s'est peut-être trompé, que la reconnaissance n'est rien et que le vrai plaisir consiste à faire en sorte que tous ces gens soient paisibles et joyeux. Pour la première fois peut-être attache-t-on plus d'importance à faire en sorte que le système que l'on forme avec eux soit en bonne santé et vibre d'une tonalité lénifiante propice au désaisissement; ce qu'on recherche c'est que chacun puisse être infiniment libre dans sa singularité et que touts se sentent l'expression d'une beauté qui leur est propre.

La structure d'existence du nomade

Souvent je me suis confronté à la peur et à l'incompréhension de l'autre. À chaque fois que j'ai vécu une situation de dialogue où l'autre s'est senti en danger, cela était du à un manque d'empathie de sa part, à son incapacité (non intrinsèque, je le crois) à se mettre à ma place, à être quelqu'un d'autre. L'homme est bien souvent un sédentaire attaché à une terre, avec ses paysages mais aussi ses coutumes, ses traditions, ses rituels et ses croyances. En cela l'homme est une sorte d'arbre, capable de plonger dans le sol des racines épaisses et si profondes qu'il deviendra difficile, parfois trop, de le transplanter ailleurs, au sein d'autres sources nutritives.

Certes, l'homme semble avoir besoin d'une certaine stabilité dans la structure de sa quotidienneté, celle-ci étant chargée de générer des schèmes récurrents et des formes redondantes par lesquels peut se développer la familiarité. Cette dernière est essentielle à la survie de l'homme, elle lui permet de s'arracher à la torpeur que peut provoquer la confrontation à la nouveauté perpétuelle, à la singularité inclassable qui détient véritablement un pouvoir hypnotique que l'on retrouve dans la fascination interrogative du philosophe. S'habituer c'est ne plus faire attention, tout comme le cerveau peut volontairement effacer de la perception consciente certaines parties d'une image qu'il a identifiées comme appartenant à une structure fixe et non vectrice d'informations pertinentes, afin de se concentrer sur la nouveauté, afin de percevoir au mieux tout changement. Voilà ce qu'est la quotidienneté, un processus de structuration de l'expérience par des schèmes fixes et redondants qui une fois identifiés comme tels pourront libérer l'attention vers d'autres sensations, l'esprit vers d'autres activités.

Cependant, lorsqu'on parle d'acosmisme et d'empêchement du processus de quotidiennisation dans le mouvement et le changement perpétuel, critiquant au passage notre société moderne du flux et son caractère éphémère, tendant à produire du périssable afin que jaillisse sans cesse la nouveauté, je ne peux que m'interroger sur la pertinence d'un tel jugement. Peut-on réellement penser que nulle quotidienneté ne peut émerger dans le mouvement lui-même, dans un nomadisme existentiel qui empêche précisément l'homme de s'attacher à une terre, à des us et coutumes locales, à des croyances et des sensations déterminées? Et s'il existait précisément une structure de la quotidienneté du nomade qui retrouve des formes et des schèmes fixes dans le changement, au sein même de la rupture et de la nouveauté?

Ce qui est fascinant avec les contraires, c'est qu'ils sont toujours des entités langagières et n'ont donc absolument aucune occurrence dans l'expérience concrète. Si je parle de chaud et de froid comme étant des opposés, je n'ai absolument aucune expérience réelle du chaud et du froid: où se situe la frontière entre les deux? Je pourrais reprendre l'argument sorite en demandant: où se situe la limite entre des unités et un tas, à quel moment le nombre de grains devient un tas? Dans la vie, je n'expérimente que des nuances de chaleur, mais jamais de limite ou de concepts censés déterminer les bornes contraires d'une propriété sensible, comme le chaud et le froid par exemple. Les bornes, je pense, n'existent pas, seule demeure la relativité et la nuance d'une qualité sensible telle que la chaleur ressentie par un référent déterminé.

Ainsi, il devient plus compliqué d'opposer quotidienneté et a-quotidienneté, car le nomade lui aussi se meut dans une forme déterminée et récurrente qui caractérise précisément la propriété fluente de sa vie et le changement auquel il est soumis quotidiennement. C'est qu'il existe précisément une forme de l'informe, car la conscience unifie sans cesse, elle est d'ailleurs pure unification, capable d'embrasser sous un seul sentiment le multiple. On peut tous penser par exemple au multiple avec un état d'esprit parfaitement unique, certainement que le mot nous y aide, et probablement d'ailleurs en est-il seul responsable. Notre conscience parvient parfaitement à arraisonner et à unifier le changement producteur de nouveauté sous un seul concept, à subsumer le divers lui-même sous une catégorie définie. C'est que dans la théorie des ensembles du langage, il n'existe pas de dehors, d'extérieur au langage car même ce qui est réellement hors du langage trouve sa forme sous une pièce du puzzle langagier.

Par conséquent, l'homme qui vit selon une déconstruction perpétuelle de sa quotidienneté, au moins en apparence, est à même de la créer selon d'autres plans et d'autres schèmes que ceux auxquels est habitué le sédentaire. Et là où ce dernier voit la nomadisation des esprits, des valeurs, des croyances et coutumes, comme un processus négatif de déterritorialisation, de déshumanisation, je ne vois personnellement que l'avènement d'une autre forme de quotidienneté, différente, singulière, et incommensurable. Je comprends la peur, mais n'excuse pas les mouvements d'autorité qu'elle peut générer, les gestes d'abolition et d'empêchement. Et si l'homme doit en passer par une transformation radicale de tout ce qui, soit disant, constitue son essence, alors soit, je ne vois là rien de négatif, je n'y vois que la continuation de ce que l'évolution humaine est. Tout en nous est le produit d'une évolution, tout porte la marque des transformations produites par la technique: notre estomac, notre station debout, notre dentition, notre cerveau, nos mains, nos pieds, notre peau, notre odorat, etc.

Alors je laisse s'accrocher à leur rêve ceux qui voudraient prétendre détenir l'essence de l'homme, je les laisse s'épuiser en maintes violences, en maints cris, en multiples gesticulations, car je suis confiant dans le fait que le temps balaye petit à petit chaque grain de sable amassé. Je m'amuse lorsque j'entends certains parler d'acosmisme et d'impossibilité de vivre dans le flux et le mouvement perpétuel puisque ma simple existence est un démenti de leur propos; puisqu'en outre nous parlons précisément de changement perpétuel, asseyant par là l'existence d'une forme fixe et unificatrice, celle de ce concept, posant la première brique d'une quotidienneté autre: la structure d'existence du nomade.

L'homme du futur est un artiste

Lorsque j'entends des scientifiques reconnus et de haut niveau comparer leur pratique à celle des aèdes de l'antiquité, lorsque j'entends ces personnes comparer leur science à la poésie ou à la philosophie et réunir tous ces discours en une seule activité consistant à créer des mondes, alors un dangereux vent d'espoir souffle en mon coeur. Lorsque le scientifique aura effectivement reconnu que tous les discours sur le réel sont des lentilles braquées sur lui et qu'ils n'ont pas plus vocation qu'un poème ou qu'un mythe à en dévoiler la phantasmatique essence, alors le logos aura fait un pas en avant vers la libération de l'humain.

Toute l'histoire de la science est une suite de découvertes dirimantes, un chapelet d'erreurs que l'on amende petit à petit, créant toujours et encore d'autres modèles qui seront amenés à disparaître eux aussi. La science est une histoire, une aventure indéfinie le long du fleuve de la temporalité où chaque paysage traversé, chaque rivage, amène une information supplémentaire sur le monde traversé. Seulement le radeau de l'humanité est occupé par des hommes, toujours prisonniers de leur sensibilité, toujours rivés à un point de vue et toujours déjà pris dans le monde.

Je pense que le dernier homme de logos à convaincre, et celui qui sera le plus récalcitrant à admettre l'élasticité des chemins de la raison et la relativité de tout discours, sera le philosophe. Le philosophe est l'espèce la plus dogmatique qui soit, intolérante à toute remise en question, s'enfermant dans de soi-disant imprenables châteaux coupés du monde, empires dans l'empire, et faisant la guerre à tout ce qui voudrait briser la séparation ainsi effectuée, à tout ce qui voudrait reconnecter la certitude aveugle et close à l'Autre, à l'Altérité génératrice d'interrogation.

Toutefois, lorsque le philosophe aura admis le caractère performatif de son discours, lorsqu'il comprendra qu'il ne découvre rien mais invente et crée, dans ses fictions philosophiques, des cartes cohérentes d'un territoire inaccessible en son essence (peut-être précisément parce que d'essence il n'en existe), alors l'homme sera libéré de l'autorité et de la loi des paladins du logos. Enfin, toutes les formes de discours cesseront d'entrer en compétition les unes avec les autres pour renouer avec leur singularité propre et l'homme pourra devenir créateur.

Car que reste-t-il aux hommes une fois la quête d'une chimérique Vérité (en tant que discours apte à coïncider avec l'essence et la nature des choses) abolie? D'aucuns pourraient se trouver mal et errer dans le vide psalmodiant une incompréhensible litanie comme pour raviver le souvenir des royaumes guerriers, comme pour invoquer de nouveau ce sentiment de protection qui peut nous étreindre dans la servitude et dans l'adoration de la force. Mais je crois qu'au bout de cette errance se trouve enfin la constatation du caractère créatif de l'homme, la découverte de son pouvoir démiurgique et du fait que le réel est pour lui une pâte indéterminée qu'il lui est loisible de modeler à sa guise, matériau pure de ses rêves et de ses hautes aspirations.

Lorsque viendra ce moment où la science et la philosophie auront brûlé leurs ailes sur le soleil ardent de la réalité, lorsqu'elles retomberont en bas, avec les méprisés, les réprouvés à qui l'on jetait des miettes de savoir avec condescendance, alors l'homme du futur pourra enfin advenir. Chaque discours sera alors une source claire jaillissant du coeur même de la singularité de chaque être, et parlera d'universel parce qu'au fond de chaque subjectivité se tapie le fondement indéterminé de toutes choses, la condition de possibilité de tout étant. L'homme du futur est un artiste.

Je suis tellement las de lire des discours qui tous veulent capturer dans le filet des mots un réel objectif, qui tous veulent représenter quelque chose d'un en-soi, en étant si possible les premiers à le faire, afin d'avoir un nom que l'Histoire gardera... Je ne lis des philosophes que les états d'âme, que les détails de leur vie subjective, les lettres qui parlent plus du contexte de leur vie et de leur pensée, que du contenu même de leurs discours et échafaudages. C'est dans ce discours personnel et en apparence sans intérêt que je trouve la plus grande source d'information sur le réel, et plus je plonge au coeur de chaque homme, plus je plonge au coeur des hommes en leur ensemble, et plus je m'enfonce dans les profondeurs de la psyché, plus c'est le monde lui-même et le réel que je côtoie dans ces diverses manifestations.

Quant à la source, jamais je ne la contemplerai, mais j'assiste émerveillé à sa course mélodieuse qui traverse nos âmes, et je ne me lasse jamais du spectacle d'un geste ou de tout autre chose qui se fraye un chemin sur le devant des phénomènes, et qui me parle d'un ailleurs où tout est rien afin que chaque chose puisse devenir un jour.

jeudi 12 février 2015

La loi du ciel

Il me faut absolument un travail; précaire de préférence, afin d'être contraint de changer régulièrement. Le travail rémunéré et obligatoire me semble constituer la dernière ancre qui m'arrimerait encore ici, dans l'effroyable valse sociale.

Je m'allonge dans un bois les yeux vers le ciel et mon esprit entreprend l'interminable voyage des abstractions: du ciel bleu je m'élève jusqu'à la mésosphère, puis, sortant enfin de l'ionosphère j'observe la frontière entre l'azur, qui semble pour les terriens un horizon infini, et la nuit diaprée des espaces intersidéraux. Je m'élève encore et je vois la rotation des planètes de ce système arbitrairement clos que l'on nomme "solaire". Je m'élève encore et embrasse maintenant d'un regard une myriade de systèmes planétaires, tous en adoration orbitale envers l'étoile centrale. Continuant mon mouvement, je note des amas d'étoiles si denses qu'ils forment des sortes de plages coruscantes dans l'océan nocturne, sables stellaires aux grains immenses. Enfin, j'aperçois le disque tournoyant et finement grainé de la voie lactée, en adoration orbitale autour d'un trou béant, voleur et probablement receleur de mondes. Et puis, plus loin, toujours d'autres disques, partout, à des distances inconcevables, qui tournent sur le gramophone gravitationnel de l'espace-temps. Au-delà, le voyage est plus fastidieux pour mon petit esprit, et les galaxies ont désormais la même taille qu'avaient auparavant les planètes, formant des amas séparés par le vide. Puis mon imagination se trouble, elle n'ose pas créer la suite, et mettre des images sur le vide. Comme si notre rencontre avec le réel n'était pas médiatisée par des images toutes aussi arbitraires et humainement façonnées que celles dont je pourrais accoucher. Il doit me rester encore un peu de ce conformisme qui fait que je peux vivre parmi vous, et dérouler quotidiennement toute une série de gestes qui sont autant de commandes incompréhensibles que j'honore pour je ne sais quelle raison.

Allongé sur un tronc d'arbre coupé, dans un bois public, je dérive toujours plus loin de la société et de sa sémantique absconse, de ses forces arbitraires qui nous lient en communautés. Je crois que jamais je ne reviendrai... On me parle de devoir et de responsabilités, on me parle de la vie en usant de définitions si précises que je m'interroge: peut-êtres que les atomes ont parlé? Peut-être nous enjoignent-ils d'avoir une économie compétitive, certains supportant la France (spin demi) et d'autres les Etats-Unis (spin un)? On me dit que la vie est un labeur et qu'elle ne peut être une fête, on le dit avec une telle assurance, la même que celle à laquelle je suis confronté dans chaque interaction qui s'avère finalement une bataille pour l'autre, on le dit tellement que je finis par douter... Moi qui chaque jour m'étonne du déséquilibre thermique que nous sommes, et qui s'oppose miraculeusement à la ferme emprise de l'entropie, peut-être que j'ai tout faux et que les autres savent eux... Le monde est un langage qu'ils comprennent parfaitement...

Allongé dans un bois, je me fous de tout et surtout du temps qui passe, du commencement de tout ça comme de la fin programmée. Et je plains ceux qui se sont assignés comme mission de me convaincre, supplice de Danaïdes... Je suis tellement loin maintenant, tous ces impératifs et ces règles que je ne vois nulle autre part que sur les torche-culs de l'humanité, ou bien que j'imagine bien planqué dans de trop nombreuses caboches... J'ai d'autres règles que je peux inventer moi aussi alors pourquoi m'en priverais-je?

Soudain, des gens passent à proximité. Je prends la peine d'arranger une mèche récalcitrante afin de mieux ressembler à l'idée que je me fais d'une certaine beauté concernant ma personne. Peut-être ai-je trouvé là mon ancrage ici-bas, dans ce narcissisme qui ne pourrait plus jurer avec mon détachement stellaire...

Je suis le barbare à demi, emportant avec lui, hors de la Cité, quelques conventions ineptes qui lui collent à la peau tel un mauvais parfum. Moitié dieu et moitié fou. Je ne vois pas ce que la société peut faire d'un type comme moi, qui peut passer des heures dans une voiture en plein été sans même penser à ouvrir les fenêtres, et encore moins à allumer la climatisation. Vingt secondes dans ma tête, voila le temps qu'il me faut pour oublier tous les brillants progrès de notre civilisation... Ramenez-moi au temps des chasseurs cueilleurs, sans machines à laver, sans lave-linge, sans téléphone et sans voiture, je vous paierais même pour cela. Je préfère une vie plus courte à ce long mensonge que je n'ai jamais pu avaler. Je suis foutu, déjà tellement loin, au coeur de l'océan, où les directions s'annulent et où la liberté s'ébroue de plaisir face à tous les possibles.

Allongé dans un bois, j'attends bienheureux, consumant le temps par un plaisir dépouillé, la fin du voyage. Je crois, tout de même, que j'aurais bien vécu...

mercredi 11 février 2015

Enième boucle

Je me demande parfois si tous ces paysages et ces personnes, si toutes ces discussions que j'entretiens sont fictives ou réelles... Après tout le seul accès que j'ai à lui est constitué par mes sensations bien subjectives, absolu des absolus que j'aimerais pouvoir reconnecter autrement que par des figurines ineptes et des palliatifs misérables. Je ne saurais jamais s'il m'est vraiment arrivé de visiter ces planètes lointaines, s'il m'est arrivé de tanguer au bord de ces trous noirs supermassifs, de voir la lumière engloutie dans un puits d'exception, avec le temps et tout le reste qui sombre dans le néant d'un même Tout, de manière asymptotique.

L'autre aussi ne sait rien de tout cela. Pour lui je suis un faisceau de sensations qu'une mémoire conserve par couches de sédimentation. Je le vois se débattre avec ces impressions qui le troublent sur sa surface, et il parle de moi avec ses mots et ses définitions, avec ses couleurs et ses rythmes, c'est à dire que jamais il ne parle de moi. Et nous ne nous comprenons jamais. Je suis à perpétuité un signe, je me signale maladroitement, gesticule un peu, résiste puis finis par abandonner la partie.

J'ai visité des recoins de l'univers que vous aimeriez sûrement connaître. Ah connaître, pourquoi encore ce mot, laissons là cette coquille... Je connais des lieux lointains que vous aimeriez sentir. Il est des respirations qui ouvrent vers d'infinis trous qui tous, sont un chemin vers d'autres mondes. Des inspirations qui gonflent des bulles, systèmes cohérents soutenus par leur propre loi, déséquilibre thermique à la durée éphémère, mais qui dans leur durée limitée font advenir univers et éternités sans origine ni âge. Il est des expirations dans lesquelles tout cela explose, créant mille autres micro-bulles qui sont autant de micro-univers infiniment grands de l'intérieur, perforés eux aussi d'infiniment petits en quantité à ce point infinie qu'ils n'ont même plus la place d'exister dans la bulle; et pourtant, ils existent...

Il y a dans des regards tellement de paradoxes et de contraires qui se regardent et s'attirent, qui se maintiennent à l'existence on ne sait comment. Je me maintiens bien en vie moi, petit système hypersensible, alors les grandes synergies peuvent bien valser, elles savent comment faire taire nos raisonnements, elles savent outrepasser nos limites, et faire que les hommes inventent alors des dieux.

Mais je prends des pensées qui sont aussi réelles que le réel lui-même qui les a produit. Ah, tiens! Je connais ce visage rencontré en ce lieu que l'on nomme les rêves, ce visage qui est la synthèse non-existante ici mais existante là-bas, en d'autres dimensions, de ces autres visages. Et je m'en vais ramener dans ce monde les conversations de là-bas, et je sourirai lorsque je les reconnaîtrai ici, car je verrai en cela la possibilité que tout ceci soit une immense farce et que mon programme ait parfois quelques sauts de ce genre.

Ils portent des gants de chirurgiens maintenant, comme pour manipuler nos frêles pantins sans les bénir, je les laisse faire et observe, espérant en secret qu'une de ces immenses mains viendra un jour m'emporter. Qu'on m'emmène donc faire un tour, je sais que vous nous regardez, je connais les pluriels qui parlent de vous, je sais quelques mensonges parce que je suis méfiant.

Avant-hier, hier, aujourd'hui, demain: flux itératif de l'exécution de ce jeu, anneaux attachés à d'autres anneaux et tenus par quel tyran au juste, qui va fouettant le néant de son être? Quel savant assemblage... Je suis admiratif. Cette liberté, point nodal de chaînes causales infinies, en nombres comme en longueur, entrecroisement absurde par lequel naît l'illusion la plus dure, celle du libre-arbitre. Fantôme de la conscience qui vient redoubler la vie comme un écho rectificateur, incarnant à l'heure actuelle l'outil évolutif le plus abouti que l'on connaisse. Mais nous ne savons rien...

Quelque chose s'est passé, un vase rempli depuis combien de temps au juste, qui se met à l'instant à déborder en moi, provoquant la chute de ces mots dans la terre sale des phénomènes. Mes mots sont des pensées déchues, des pensées indéterminées et pures violées par la matière et sa lourdeur. Mais de toute façon je n'en ai cure, ces mots, ce n'est pas moi qui les écrit, c'est le ciel voilà tout, ce sont les algorithmes de l'être qui chaque instant calculent un monde.

J'espère que tous ces moments de vie ne seront pas perdus et qu'un jour nous sauront lire les étoiles et chaque grain de poussière. Il faudra bien que l'homme apprenne à accéder à la mémoire infinie de la poussière... Ne serait-ce que pour visionner chaque instant de vie de chaque être vivant. Et l'on pourra me voir pathétique corps courbé sur un ordinateur, avec mon intérieur minable et les moyens d'accélérer mon temps propre, posés autour de moi. On pourra voir comment tous on couru jusque là-bas.

Là-bas c'est un endroit que je connais déjà, c'est l'attente qui n'en est pas une car elle n'a pas conscience et donc n'existe pas. Là-bas, c'est la puissance endormie dans le creux de ses propres bras encore impliqués et donc non-existant. Je me moque d'aller là-bas, comme je me moque de ceux qui rient ou ceux qui pleurent. Que chacun fasse ce qu'il veut je ne connais nul bien ni nul mal, mes sensations sont capables de confondre les deux sans aucun cas de conscience (même pas celle que je leur prête comme une traînée retardatrice et maladroite). J'aime tout le monde que voulez-vous, gens comme choses, celles qui vont dans le sens de mes jugements ridicules comme les autres. J'aime qu'on me rebrousse le poil, cela me rappelle que je ne suis qu'un locataire, cela me ramène à la subjectivité de mes sensations et à leur merveille sans autorité. Fragile et puissante existence, tu respires, comme toujours, d'un contraire à l'autre, créant par là un monde et un espace habitable.

Je parle pour ne rien dire pendant que d'autres pagaient pour moi... Pendant que je vis ma vie insouciante et clandestine, peut-être que d'immenses systèmes éloignés de moi par mille abstractions, surveillent de près le parcours déviant de mon curriculum vitae. Peut-être qu'on me tapera sur les doigts après tout, à la fin de tout ça. Je n'ai jamais vraiment déçu dans la vie à part récemment. Et comme je ne fais pas les choses à moitié, je décevrai les systèmes supérieurs, j'échouerai la vie et le devoir. De toute façon, si une telle chose abjecte existe vraiment, alors je dois échouer, ce sont les étoiles qui le disent, elles qui m'ont fait naître à une date et un lieu précis d'une galaxie tournoyante, pour que chavirent en moi toutes les valeurs et toutes les demeures, pour que je traverse le Styx comme un mauvais raz de marée.

Une fois arrivé au bout, j'agiterais encore un peu, pathétiquement, ma hargne et ma révolte, attendant qu'un dieu dédaigneux et fatigué de moi vienne marcher de ses soulier sur les quelques gouttes que je serai alors. Tout cela séchera dans un immense cycle, et tout sera bien ainsi...

Tout cela cessera et tout sera bien ainsi...

vendredi 6 février 2015

Force brute

Je me souviens de planètes que je n'ai jamais visitées. Celle avec un ciel noir aussi épais que l'encre, un ciel si lourd que l'on pouvait sentir son poids au-dessus de nos têtes. J'ai marché sur la surface uniforme de cet astre, et je me souviendrai toujours du magnétisme qui régnait partout. Les arbres là-bas sont les objets parmi les plus fascinants qu'il m'a été donné d'observer et de sentir. Ce sont des arbres assez courts d'environ trois mètres de haut, avec un tronc régulier et de diamètre moyen surmonté par une intrication de branches formant vaguement une demi sphère. Des arbres de dessin d'enfants en somme. Mais ce qui est fascinant chez eux c'est leur matière: pure énergie, sorte d'électricité à la lueur mate, parfois d'un sombre luminescent. Ce sont des éclairs jaillis de l'écorce du sol et que le temps aurait pétrifié sur place. À leur proximité se fait entendre le vague bourdonnement d'un néon mal réglé, les poils se dressent sur votre peau, les cheveux s'élancent vers le ciel et l'on se sent pareil à ces supersaïens se surmontant eux-mêmes.

Jamais on n'en trouve plus de trois ou quatre réunis à quelques mètres les uns des autres, et pourtant, traverser ces ersatz de forêts est une expérience qui vous transforme à jamais. Toute cette puissance qui vous traverse et semble vous élever, vous disperser en tous points de l'espace. La force vous passe à travers et cogne contre les parois de votre être, faisant de votre corps une torche incandescente se consumant lentement, étendant la sensibilité jusqu'à la pointe de flammes invisibles.

Il faut assister au spectacle de cet entremêlement de branches lumineuses comme des éclairs, au scintillement sinistre sur fond noir de ces habitants solitaires. L'air autour est une frondaison énergétique et invisible émanant de l'intense majesté de ces lignes de forces mates, concentrées en elles-mêmes, nouées autour d'un axe catalyseur. Le halo électrique qui les entoure est sans couleur mais il semble brouiller l'air aux proches alentours, comme le sable chaud de nos déserts.

Jamais je n'oublierai l'énergie noire et disciplinée se ramifiant en branches compactes, faisant résonner en un bourdonnement régulier l'annonce d'une puissance enfouie qui sourde de la terre.

Je ne sais dans quelle galaxie ni même dans quel coin du vaste univers se trouve cette planète aux dimensions modestes, qui baignait calmement dans sa furie contenue, lui concédant par endroits ces incroyables percées énergétiques, sombres et brillantes, qui jaillissaient immobiles de la surface du sol.

Je sentis au loin, derrière moi, l'appel d'une autre présence, m'invitant à me retourner pour prendre la route. Nous nous étions ressourcés suffisamment longtemps sur cette force brute, il nous fallait continuer à visiter d'autres astres, il me fallait apprendre ces notes étranges imprimées sur la partition d'un espace inconnu. Autant de points d'appuis pour moi qu'il me fallait connaître afin de prendre position, bientôt, pour bander mon arc et pointer le bout de ma flèche le plus loin possible.

Nous partîmes alors et je compris qu'ils m'appelaient Arcifère. Je me suis retourné vers la présence mais n'ai pas gardé trace de leur apparence.

Je me souviens encore de ces arbres sombres où je me suis ressourcé, et de ce ciel si noir qu'il semblait couler sur nos têtes...

Proésie

Je ne suis jamais parvenu à être beau dans ma vie. Comprenez bien, je trouve parfois mon destin gracieux, dans ses circonvolutions, dans ses méandres et ses boucles, mais tout cela n'est qu'une ombre. N'importe qui peut produire l'illusion de la beauté en projetant avec deux mains boudinées une ombre sur un mur, figurant le vol délicat d'un oiseau. Moi, je n'ai jamais été beau dans ma vie; alors j'écris comme un forcené qui tâcherait de se rattraper dans les mots, en se tissant un filet d'exquise finesse dans le tissu des phrases.

J'écris en prose, car elle est comme moi, banale, vulgaire, grossière et sans finesse apparente. La prose est méprisée et je suis celui qui trouve les plus profonds puits de beauté dans la banalité des choses que l'on ne sait plus observer, je suis l'enfant qui gratte le vernis commun que l'on a plaqué sur des choses à l'absolue singularité. Les vers me vont mal, ils me font mentir, donnent l'impression d'un nain qui se prendrait pour un géant et qui ne saurait se mouvoir dans ce corps trop grand.

Que voulez-vous mon coeur rebelle, encore adolescent, se porte constamment sur ce qui est rejeté et déprécié. Je vais fureter dans les décharges communes des hommes et j'y trouve sans cesse de nouveaux trésors, j'y fais pousser des fleurs et des plantes qui me font un jardin plus alme que ne le sont tous les champs de la Terre. Je porte une affection particulière à tous les objets brisés, destins comme choses, que je ramasse en mon coeur et que je panse avec mes mots.

La prose voyez-vous, c'est la prose que je choisis, parce que je n'ai jamais eu le choix, parce que je suis le commun que l'on n'aperçoit pas, le vieux rideau usé que l'on n'entrouvre pas, et pourtant, peut-être découvrirait-on derrière un univers à la richesse insoupçonnée... Il faut passer par le corridor de la prose pour atteindre le coeur pulsatile de mes pensées, roses noires de jardins dévastés, corolles pourpres de pétales déchirés. Combien de clarté sublime se love dans les fragments qui gisent abandonnés de leur source, dérivant sur le dédain des hommes, porteur d'une lumière qui luit toujours plus profondément vers l'intérieur.

Je n'ai jamais été bien beau dans la vie, alors je prends le style le plus banal pour en faire des poésies. La prose n'est pas mon langage elle est la peau de mon visage, elle est l'allure de mon pas et de ma silhouette morne, elle est le rythme de mes songes et la tonalité de mon âme.

mercredi 4 février 2015

Expression artistique: de l'infini en puissance à l'infini en acte

Texte écrit le 15 Mai 2014, non publié à cause de son style trop académique. C'est le prélude à un travail de recherche sur l'expression, notamment à la question de savoir s'il est possible de conserver dans l'expression l'infinité indéterminée, la puissance de création qui est la source et le moteur de la production artistique, ou comment pallier la finitude de l'oeuvre. Je m'inspire pour cela d'auteurs tels que Montherlant, Valéry et Pessoa qui illustrent chacun à leur manière une réponse possible à cette question de la conservation de la puissance dans l'acte réalisé en oeuvre.

Pourquoi écrire, pourquoi produire une œuvre plutôt que rien ? Autant de questions que l'artiste est amené à se poser, dans une interrogation sur le sens de sa pratique : praxis ou poiésis, dans quel horizon se comprend la genèse d'une œuvre, de quel élan celle-ci surgit, portée par un effort dont il s'agit d'interroger les fondements. Tout acte semble causé par un manque, qu'il soit identifié ou non, conscient ou non, l'homme se meut par le désir, désir indéterminé, désir du désir qui l'amène à poursuivre des buts déterminés qu'il se fixe. Pourtant, à travers la singularité de ces buts, s'esquisse la puissance du simple désir de désirer qui demeure là, en filigrane, dans tous les actes et tous les objectifs qui ne sont que des prétextes à ce conatus. Pour qu'il y ait mouvement, disent les épicuriens atomistes, il faut du vide, or c'est probablement l'épreuve de ce vide qu'il porte en lui qui pousse l'homme à vouloir, à se porter vers l'extérieur et à prendre forme déterminée à travers les objets de son désir, les effets de ses actes ou le sens de ses paroles. L'expression artistique demeure quant à elle une réaction emblématique face l'épreuve de la vacuité intérieure, elle semble correspondre à un manque ontologique qui creuse l'individu de l'intérieur, faisant de son moi intime un empire dans l'empire de la réalité phénoménale, creusant ainsi le décalage entre un monde intérieur en apparence immense et une existence réelle dont la pauvreté dévoilée peut s'avérer douloureuse. Il y a autant d'artistes et de manières d'être artiste que d'individus, mais il existe une modalité de l'artiste qui s'explique notamment par ce manque ontologique, manque à être, impossibilité de se saisir d'une intériorité qui demeure voilée aux yeux du monde, définitivement celée par l'opacité du moi profond. On retrouve cela chez un poète comme Pessoa, dont l'existence et le statut social ne sont que les fines pointes d'un iceberg dont l'immensité demeure immergée sous les flots de l'intimité. Face à cela, le poète portugais s'inventera des hétéronymes, autant de reflets d'un moi dont la richesse infinie ne saurait se décliner sous une forme déterminée et figée, imposée par une existence spatio-temporelle définie et en acte. On peut encore prendre pour exemple Montherlant qui n'eut de cesse de poursuivre des expériences différentes tout au long de sa vie, afin de courir après une complétude que seule une existence imprimée en soi semblait pouvoir réaliser. Mais d'où vient cette distance, ce déchirement qui se fait parfois ressentir, chez certains individus, entre une intériorité semble-t-il infinie, et la finitude d'une manifestation phénoménale déterminée ayant comme perdue l'élasticité dont elle est issue ?

À la base de tout geste créateur est la volonté, volonté totale, indéterminée, terreau fertile de toutes les volontés particulières déterminées en une forme. L'homme, au fond de lui, se sent tout, il fait l'épreuve de sa liberté, s'imagine tantôt sportif, tantôt intellectuel, tantôt hétérosexuel, tantôt homosexuel ou bien les deux, nulle autre limite que celles de l'imagination. La liberté intérieure est la liberté apparente de pouvoir choisir, et avant toute chose de pouvoir se choisir. La plupart d'entre nous devenons tel ou tel statut social, telle ou telle personne par un choix préalable qui nous a vu phantasmer un avenir particulier, peut-être plus fort que les autres, et le réaliser par un long processus de morphogenèse sociale visant à réaliser ce qui n'était alors qu'en puissance. C'est précisément dans ce royaume de l'en-puissance que l'intériorité s'éprouve comme une liberté totale et une capacité à être tout et toutes choses. Le potentiel, l'implexe dira Valéry, qui nous caractérise en notre for intérieur est la simple possibilité d'être ce que nous désirons être, comme si à la base de nous-même, nous sentions pulser cette immensité informe de l'Être comme une condition de possibilité de toute chose et de tout étant. Ainsi, l'Être, Dieu, la Substance sont peut-être autant de noms pour définir l'infini absolu du possible, fondement de tout actuel, et l'informe qui prélude à toutes les formes. Ainsi la volonté humaine, ce désir du désir que nous sentons et qui nous meut est peut-être la première subjectivation de cette source dont nous semblons jaillir. L'homme, dans la force de sa volonté sent cette puissance illimitée de devenir, de faire advenir. C'est probablement la première épreuve de l'omnipotence, celle de la perfection de la volonté dont parle Descartes dans les méditations, volonté quasiment identique à celle de Dieu, probablement car elle en est l'expression la plus brut. On pense ici à un aphorisme de Nietzsche (Gai savoir, §285) où celui-ci compare l'homme à un lac et dit : « peut-être l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s'écoulera plus en un Dieu. » C'est peut-être de cette élévation dont il s'agit dans ce sentiment d'infini qui agite l'artiste, ce même sentiment qui fait préférer à Valéry le moment où la conscience se penche sur une pensée sans s'y perdre et s'y abandonner, demeurant dans cet état informe de lucidité totale qui s'apparente à la possibilité de toutes les pensées.

Si cet état intérieur semble d'une richesse insurpassable, à quoi bon s'agiter vainement dans la production d'une œuvre finie, incapable de retranscrire le vaste illimité dont elle est issue, vouée qu'elle est à trahir l'intention initial, l'élan créateur en tant qu'il est élan et possibilité de créer n'importe quoi ? C'est une contradiction que l'on décèle chez bien des artistes, chez un Flaubert par exemple qui se prend à rêver d'une œuvre parfaite qui serait précisément une œuvre indéterminée, une œuvre d'oeuvres pourrait-on dire : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien(...) », « Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » (Lettre à Louise Colet, 12 Août 1846). L'explication est peut-être à rechercher dans la dimension sociale de l'individu : ce dernier n'existe que par les autres et leur regard, c'est d'ailleurs le propre de la vérité d'apparaître dès qu'on est plusieurs, par consensus. On sait que la Cité chez les Anciens, la vie publique était le milieu indispensable à une réelle existence, l'homme n'était que par sa manifestation aux yeux de ses semblables, le collectif est le fondement sur lequel s'élève l'individu. Ainsi porter en soi cet infini virtuel peut être vu à la fois comme une richesse et comme une pauvreté : on parle d'ailleurs de richesse intérieure qui s’accommode bien souvent d'une pauvreté effective. L'artiste est donc tiraillé par cette sensation de puissance qui l'habite mais précisément parce qu'il est le seul à en ressentir la présence ou la latence, il ne peut que demeurer incertain face à ce sentiment et à son bien-fondé. Suffit-il de tout vouloir pour pouvoir tout et a fortiori de pouvoir tout pour être tout ? Plus le sentiment et la conscience de cet infini virtuel se font sentir, plus l'homme est voué à se creuser de l'intérieur, à habiter toujours plus profondément dans un envers de la réalité que lui seul connaît, infiniment éloigné de ses semblables et d'une partie de lui-même. C'est peut-être d'abord à ses yeux que cet infini doit être concrétisé afin que lui-même puisse y croire réellement : combien d'entre nous ont expérimenté un sentiment de compétence, une certaine assurance face à une tâche particulière et se sont pourtant révélés incapable de traduire cette certitude en acte, incapable de faire coller la réalité à l'idée. Voilà peut-être le premier problème de l'artiste : s'assurer que son sentiment corresponde bien à une réelle capacité, celle que la technique fera émerger en permettant par un long travail de dépasser l'inertie qu'impose la matière du monde à la versatilité de notre imagination. S’inscrire dans le réel, rendre le possible actuel est un défi qui permet dans un premier temps de sa rassurer soi-même face à la crainte de la vacuité, cette peur d'être finalement sans contenu réel. Dans un second temps c'est pour sortir de cette solitude existentielle que l'artiste tend à se manifester au monde dans la production d'une œuvre. Par l'oeuvre il se rend ainsi saisissable non seulement pour lui-même, mais aussi pour autrui, ce témoin essentiel dont le regard et le jugement ont le pouvoir de valider et d'incruster l'existence dans l'épaisseur du réel.

En effet, comment savoir si la virtualité a une réelle existence pour nous qui avons placé la vérité dans le phantasme de l'objectivité ? N'ayant point confiance en nous, il nous faut en passer par l'autre et par le consensus afin d'attester des choses et de leur vérité ou authenticité. Il nous semble ainsi douteux que cette existence intérieure ait une quelconque valeur si nul ne peut la voir et s'en saisir. D'ailleurs, le possible, aussi illimité soit-il ne tend-il par vers le néant ? Qu'est-ce à dire qu'une chose est illimitée ou infinie en puissance si ce n'est précisément dire qu'elle n'est pas ? Le seul infini achevé que l'on puisse concevoir est précisément celui du possible en tant qu'il est le fondement de tout actuel. En effet, tout actuel est délimité et déterminé par ce qu'il n'est pas, par la place d'autres actuels contigus permettant d'en tracer les contours, de lui conférer une forme. C'est précisément la forme qui est saisie par le regard 'autrui, c'est elle qui est inscrite dans l'étoffe spatio-temporelle de la réalité que nous connaissons. Si le possible est infini c'est précisément parce qu'il n'est encore rien, un rien qui n'est pas le néant absolu (qui, lui, demeure même impensable sous peine de se dissoudre), mais un fondement ou une condition de possibilité. En tant que condition de possibilité, ce qui est en puissance est précisément une totalité absolue parce qu'il contient en germe, un germe qui n'est rien, c'est à dire qui est dénué de forme, tout ce qui pourra venir à être. Probablement que nous pressentons cette sorte de vérité mathématique qui peut s'illustrer dans la liberté et le choix : nous savons que dans la possibilité du choix réside la liberté, pourtant nous savons aussi que sans la réalisation d'un choix, cette liberté n'est rien ou pas grand chose (on pensera ici à la liberté d'indifférence chez Descartes). En effet, comment savoir que nous sommes libres de choisir dès lors que nous ne choisissons jamais ? La comparaison a toutefois ses limites puisque ne pas choisir peut constituer en soi un choix. Mais on voit, même dans un tel cas, comment la multiplicité initiale des possibles se résorbe dans l'acte de choisir qui pourtant fait « exister » la liberté, en tout cas l'inscrit dans l'ordre des phénomènes. Ainsi pour l'artiste créer s'avère-t-il une nécessité afin que son art existe, rester dans le royaume infini des possibles s'apparente à n'être pas artiste, seule condition à même de réaliser en un état immédiat la totalité des artistes possibles. Il faut donc se soumettre à l'épreuve de l'oeuvre pour s'affranchir de la totalité illusoire du virtuel mais par ce choix, on renonce aussi à l'infinité immédiate qui était vécue auparavant.

Par conséquent sortir du virtuel c'est entrer de plain-pied dans la détermination et la singularité, c'est se soumettre à la loi du nombre et donc renoncer, du moins de prime abord, au phantasme d'une œuvre qui serait expression de la totalité des possibles. L'artiste semble soumis à une dure nécessité spatio-temporelle qui soumet toute chose à la forme et à l'instant, il se voit donc contraint de donner un objet à son élan créateur, de viser un but, un idéal déterminé. En effet, la totalité si elle se vit sous la forme d'une volonté de vouloir, ne peut se représenter artistiquement que sur le support défini du symbole. En témoignent les nombreux (plus de soixante-dix) hétéronymes de Pessoa chargés d'actualiser la totalité d'un être qui ne peut se donner dans la réalité sans la détruire ou la surcharger totalement. En effet, si cette infinité intérieure de l'artiste, infinité de la puissance d'être, pouvait se réaliser, elle deviendrait la totalité du monde physique, prendrait toute la place pour devenir la projection phénoménale d'un solipsisme. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans cette infinité intérieure de l'implexe : nous ne rencontrons en nous que nous-mêmes, que nos propres représentations car nous sommes la condition de possibilité de toutes nos représentations, peu importe que leurs causes soient extérieures (on pense alors aux structures a priori kantiennes et le rapport qu'elles entretiennent avec la chose en soi). L'univers extérieur semble s'ériger comme une barrière à notre solipsisme, barrière qu'il ne peut surmonter totalement, contraint que nous sommes à s'inscrire peu à peu et de manière déterminée et singulière dans un réel à l'altérité rebelle, imposant ses contraignantes lois. La seule manière pour l'artiste d'inscrire sa loi dans le réel est d'en passer par les lois du réel lui-même, en les détournant à son profit. Travail laborieux permis par la technique, processus de transsubstantiation dans lequel l'artiste apprend à habiter le support de la réalité en le surchargeant d'idéalité. Cette discipline s'apparente à un deuil perpétuel, celui de la volonté et de sa toute-puissance phantasmée, exigence d'une infinité achevée et immédiate que seul la potentialité peut réaliser. Créer est donc le lent apprentissage de la finitude, l'épreuve d'une altérité qui nous excède de toutes parts et exerce sans cesse sa pression sur nous. Cette pression est à la fois souffrance mais aussi délivrance puisqu'elle assure assise à l'artiste en lui fournissant le contenu qui lui manquait et surtout la forme seule à même de fournir un lieu (chorà) à cette matière. Cohabiter avec cette altérité c'est de toute évidence ne plus être qu'une partie, c'est accepter de perdre la totalité potentielle qui nous sert pourtant de fondement. L'artiste produit donc une œuvre qui semble cristalliser une image de cette intériorité bouillonnante en la figeant, c'est à dire en l'appauvrissant irrémédiablement de sa dynamique initiale.

Il existe en effet une opposition entre l'immédiateté de l'oeuvre et la médiation qu'est la vie intérieure de l'artiste, en perpétuelle différenciation. Comment un sujet, une représentation déterminée pourrait-elle traduire cette dynamique temporelle propre à l'humain ? Le temps fait du sujet une forme de formes, c'est à dire qu'il subsiste comme un substrat sous-jacent à tous les états de sa vie, à toutes les déterminations par lesquelles il passera. Or l'oeuvre est un produit fini, plus spatial que temporel en tant qu'il est un état déterminé, coupé de sa source et de sa dynamique évolutive. Comment l'artiste, qui voudrait transmettre par une œuvre inchoative, la source même de sa créativité en tant qu'elle est possibilité de faire advenir, pourrait-il le faire par l'intermédiaire d'une chose aussi inerte qu'une œuvre d'art, bourgeon pétrifié, instantané pris sur le vif d'un mouvement qui continue ?


Il faut donc se détacher de l'objet de la représentation artistique afin de pouvoir opérer la synthèse entre ces deux opposés que sont l'immédiateté de l'oeuvre finie et la médiété de la création. Or quoi d'autre que la forme pour retranscrire au mieux cette temporalité de l'artiste qui doit s'imprimer en autrui comme un germe propre à rendre possible la création, prêtant pour ainsi dire sa voix à celui qui peut désormais chanter par elle. Ainsi l'oeuvre d'art n'est plus dès lors qu'un support convoyant une forme, un style ; c'est par ce style que l'artiste va pouvoir inscrire sa temporalité, c'est à dire sa volonté en tant qu'elle est puissance d'être. La forme de l'oeuvre peut s'apparenter à un souffle (pneuma) chargé d'informer le contenu de l'oeuvre, mais ce souffle n'est pas nécessairement attaché à la singularité de l'oeuvre, la forme en tant que mouvement peut s'ériger en fondement et en condition de possibilité. Par la forme qu'il donne à son œuvre, l'artiste a la possibilité de réintroduire une temporalité à ce qui était alors figé et comme détaché de lui, mort. L'expérience du style chez le récepteur de l'oeuvre va précisément l'informer d'une tonalité particulière, d'une façon de faire et de voir qui peut s'apparenter à la projection dans le récepteur de l'implexe de l'artiste, en passant par le support de l'oeuvre. Cette dernière n'a, pour ainsi dire, que le rôle de messager, convoyant un code que la conscience du récepteur devra interpréter, un diapason qui lui permettra de s'accorder sur une note fondamentale à partir de laquelle les compositions ultérieures vont se construire. L'artiste se réveille en son récepteur, et par son style peut ainsi s'incarner en autrui en lui proposant la forme de sa temporalité intime, le système de son implexe en tant qu'il est un fondement du devenir et non un aboutissement de l'être.

Brisure de symétrie

L'homme est un thésauriseur invétéré, il amasse les jugements comme autant de richesses censées lui apporter un avantage sur les autres, censées lui donner prise sur un réel fondamentalement forain et ananthropique. Combien de fois ai-je assisté au triste spectacle de mes semblables, luttant pour faire rentrer chaque objet dans une case bien déterminée: gens comme choses sont soumis à un arraisonnement incomplet et partiel. J'emploie le terme incomplet car il s'agit là d'une bien curieuse manière de se revendiquer de la raison et d'arborer bien haut son étendard quand on ignore visiblement tout d'elle. Sur la droite aux extrémités inexistantes, on prélève un segment dont les extrémités sont les axiomes. Quant à la légitimité de ces axiomes on gardera sagement le silence, respectant par là le principe wittgensteinien.

Toutes les pensées rationnelles qui ont tentées de dépasser la religion par le mépris en se réclamant de la raison sont d'élaborées auto-hypnoses. Quelle est la différence entre un discours absolutisant qui a prétention à dévoiler la vérité du réel et un discours qui se veut relatif et entrecroisé tout en plaquant d'un bout à l'autre de son existence des jugements absolus? On ne peut utiliser la raison sans lui donner un fondement irrationnel tout comme on ne peut faire produire à une fonction (ou une méthode) de résultat (de dérivation) sans la nourrir par une première valeur. Or qui peut prétendre connaître une seule valeur du réel, qui peut même être assez fou pour prétendre savoir si le réel s'embarrasse même d'une telle chose?

L'évidence est une des plus belles preuves du dogmatisme de ceux qui se revendiquent précisément anti-dogmatiques. La raison est capable d'avaler n'importe quelle évidence pour la brésiller au vent, pour en faire émerger la vacuité et l'arbitraire fondamental. Même les vérités les plus élémentaires sont balayées par la raison. J'en veux pour preuve ce principe de géométrie euclidienne pourtant admis par tous: deux droites parallèles ne se croisent jamais. Or ici aussi l'erreur dogmatique se cache sous les atours de l'évidence, car des géométries non euclidiennes montreront comme il est tout à fait possible de vivre dans un univers où deux droites parallèles se croisent en un (ou plusieurs) point de l'espace. Peut-être vivons-nous d'ailleurs dans un tel modèle.

Tout discours et par conséquent toute vérité proclamée ne prend sa validité que dans un contexte bien défini par des axiomes qui définissent le cadre de jeu. Ce cadre est précisément arbitraire. Qu'il relève de l'évidence logique ou bien de l'évidence sensible, aucune de ces chimères ne résiste au passage de la raison. En cela elle est une méthode semblable au temps: prenant des valeurs sur lesquelles elle s'applique et s'effectue. Impossible de dire si le travail de la raison est une construction ou une déconstruction, si elle unifie ou divise, car ces opérations n'existent qu'au sein d'un jugement circonscrit dans ses bornes contextuelles. Ce que l'un construit peut-être la déconstruction et la ruine d'un autre, et chaque jugement a besoin pour exister d'un terminus a quo purement arbitraire et d'une origine tout autant arbitraire.

En tant que méthode la raison est apte à créer toutes sortes de choses, toutes sortes de jugements et de phantasmes humains. Nous avons tenté d'unifier sans cesse le réel à partir d'un modèle rationnel propre à nous en donner les dynamiques, puis nous voilà maintenant pris des les filets de la division et de l'irréductible multiplicité. La science voyage et oscille entre unification et division, au gré des différentes directions vers lesquelles les hommes portent leur regard. Combien de physiques différentes et apparemment incompatibles seront nécessaire pour décrire la multi-réalité? Jusqu'à ce qu'un changement de regard amène une unité inespérée pour que par la suite, d'autres divisions éclatent, encore et encore.

Nous sommes des créateurs de monde et le malheur de l'homme c'est cette compétition qu'il s'impose avec ses semblables pour devenir voix unique, méthode universelle et absolue, seule source de vérité. Car au final la vérité c'est, me semble-t-il, toutes choses en ce monde, tout ce qui apparaît, est pensé, fabriqué, vu, entendu, etc. Tout ce que la méthode qu'est l'être, et probablement le temps, fait émerger est une vérité, le moindre jugement totalement dérisoire possède un contexte de vérité qui lui est propre. Et nous continuons à lutter pour la suprématie d'un monde: scientifiques, philosophes, religieux, etc., alors même que nous devrions pouvoir trouver l'unité de toutes nos diverses forces dans le fait même d'être des forces créatrices. Nous sommes pareils à des fonctions, des coquillages échoués sur le sable de la vie et qui, lorsqu'on les place contre l'oreille, chantent l'écho d'un réel à la fois distant et omniprésent, chacun selon sa tonalité propre, chacun exprimant à sa manière incomparable une vérité de ce qui est.

Je me gausse lorsque je vois les nouvelles théories scientifiques sur le multivers, envisager que peut-être tout existe, que chaque possible se réalise dans une infinité de dimensions comprenant elles-mêmes une infinité d'autres dimensions. Cela, la raison l'avait pensé bien avant, cela, la méthode prolifique de la raison l'avait élaboré, mis en mots, dans des traités philosophiques, dans des poèmes, dans des discussions qui se sont éteintes à mesure que le son des paroles se fondait dans le passé. Bien sûr que dans le Grand Tout, tout a certainement dû arriver, et arrivera encore et encore au sein d'univers fractals. Lorsque j'écris ces mots, à chaque oscillation atomique se déroule probablement une création d'univers parallèles ou imbriqués déclinant la somme de tous les possibles, et combien de moi existent alors lus ou non lus de combien de vous...

N'oublions pas que s'il existe quelque chose à voir, quelque chose que l'on appelle un monde, c'est à cause de cette brisure de symétrie totalement arbitraire et qui a, à un moment donné, fourni à la fonction de l'être une valeur propre à faire émerger le résultat toujours advenant d'un monde qui apparaît.

À tous ceux qui voient en moi le désespoir philosophique et la mort, je leur répondrai que ce qu'ils nomment mort n'est qu'une couleur de la vie. Je leur répondrai que j'ai déjà emprunté un autre point de vue d'où j'observe la construction de leur jugement, faisant émerger alors un nouveau tableau et un nouveau discours où ces catégories s'annulent, je leur répondrai que ma vie de nomade est certes douloureuse parfois, mais qu'elle me permet de sentir à chaque instant la vive brûlure de la source éternelle, qu'elle fait de moi certes un non-être, mais aussi une multitude d'êtres différents, qu'elle me prive de toute demeure, mais qu'elle fait de chaque instant et de chaque dimension une pièce de ma maison.

La seule chose éternelle et immuable que je peux concevoir, c'est la puissance pure dont nous sommes tous une incarnation. Chaque acte, chaque fait, chaque objet est pris dans le flux d'une histoire qui défait ce qu'elle a fait pour faire à nouveau. L'unification de tous ces divers se trouve précisément dans ce que nous partageons: notre fonction imaginative, notre fonction calculante, notre fonction sensible... L'absolu qui fait naître tout cela n'est quant à lui rien du tout, simple récursivité d'une fonction du chaos par laquelle émerge à chaque spin la nouveauté éclatante d'une brisure de symétrie.

mardi 3 février 2015

Un nouveau-né au royaume d'Hadès

Une apocalypse se prépare, et c'est d'autant plus étrange qu'il me semble être le seul à percevoir cela.Peut-être alors ce sentiment ne serait que le fruit de mes divagations... Je ne sais parfois si ces choses là se trouvent dans l'air ou bien en moi, ou bien encore dans les deux, et pourquoi pas ni dans l'un ni dans l'autre.

J'aime le paysage des ruines car j'y reconnais là la marque certaine de la liberté. Je ressens une profonde sympathie pour les pierres mangées par la mousse et le temps, pour les murs écroulés et la calme brutalité de la nature qui dévore ce qui s'est un jour érigé. Comme un taureau dans l'arène d'une vie cruelle j'attends ma mise à mort, oscillant entre lassitude et rage.

Toute chose peut être paysage et toute chose devient ruine. La santé est un paysage qui de vertes forêts luxuriantes peut devenir plaine désertique et caillouteuse parsemée d'arbres étiques. Une situation peut tomber en ruine, tout état est une transition entre un état illusoire d'achèvement et un autre état tout autant illusoire de ruine.

Ce sont du moins mes illusions que je traverse et hante comme un écho lointain qui ne veut pas s'éteindre absolument. Quelle Terre le soleil éclairera dans des centaines de milliers d'années, quelles ruines se dresseront pitoyablement sur le globe, autrement dit quels royaumes en devenirs se dresseront lentement pour prendre leur tour et pousser leur propre pierre en haut de la colline?

Je vis à l'intérieur d'un moi qui s'effrite et j'ai longtemps cru que c'était la mort qui prendrait la place de cet espace inétendu que je fus. Aujourd'hui je ne sais plus: mort d'un moi et avènement d'un autre, de toute façon je ne me reconnaîtrai jamais dans toutes ces images, aussi vite que je fasse défiler les instantanés de mon existence, nulle animation n'en naîtra, je serai pour toujours l'habitant des interstices, ayant trouvé demeure entre les deux photos, précisément où il n'y a rien parce que ce lieu n'est nulle part.

Je rêve parfois de tomber, lors de mes déambulations, sur un livre qui n'aurait pas de couverture, un livre qui serait précisément mon histoire, écrite par l'éther et les mouvements célestes. Il me serait alors loisible de me cloîtrer dans une chambre, sans plus voir personne, sans plus jamais avoir à apparaître d'aucune manière, et je lirai alors avec curiosité, la fin de mon petit périple. Que j'aimerais ne plus avoir à vivre cette vie, à ne plus avoir à reconstituer une force nouvelle après le blitz de la lassitude. Mais je n'ai trouvé nul livre et je marche sans vraiment le chercher. J'évolue dans ce réel à jamais voilé et que je déchiffre par les signes qui me parviennent, filtrés par mes insignifiantes limites. Finalement, peut-être que je lis déjà ma vie, à chaque regard mélancolique jeté vers le ciel nocturne (comme si finalement, j'observais le bonheur qui fut jadis mien en ces espaces lointains), à chaque nuit d'insomnie qui s'apparente à la fermeture du livre, pour retrouver le réel à travers le sommeil qui ne vient pas. Je lis ma vie lorsque je regarde des yeux brillants et profonds de femme, lorsque je récolte en moi comme en une passoire le désir de l'autre que je ne peux ni ne veux retenir. Je lis peut-être déjà la vie lorsque mille univers me séparent du présent, lorsque chaque chose, jusqu'à la feuille qui chute de l'arbre n'est plus qu'un mot faisant signe vers moi-même et ce monstrueux noeud qui me tord l'existence. Les routes, les jours comme des ponctuations, la beauté des gens comme un conseil que je ne sais plus entendre, l'amour comme un style d'écriture qui me met mal à l'aise, comme une partition écrite selon un solfège oublié et enfui; l'avenir comme l'attente d'une banalité à venir, et l'impatiente attente du point final, celui qui mettrait fin à tous ces énoncés abscons.

Abscons car je lis en aveugle, même le braille du contact me laisse une sensation indéterminée et diffuse, unie comme un long ruban de soie dans lequel je ne découpe aucune forme. Tes cheveux fins et doux deviennent sous mes doigts de mort un souvenir que je ne peux retrouver, tes formes et tes odeurs sont pareils aux phrases d'un auteur érotique sans talent. Tout cela me fait signe mais je ne sais vers quoi, vers des vestiges anciens de ma vitalité qui sombre sous les sables, vers ma résignation et mon abandon qui recouvrent de tout leur poids les splendeurs englouties.

Au fond mon souhait est exaucé, je suis déjà dans mon lit de mort, lisant cette histoire, habitant cet univers de signes qui n'est que vacuité, ressac censé ramener le réel après lui et qui ne ramène rien. Mes meubles sont des bibliothèques et je lis même mes repas puisqu'ils n'ont rien de nourrissants, j'imagine que je mange, j'imagine que je vis. Je poursuis cette lecture avec un fond d'espoir croupi qui s'est logé dans mes tripes comme un parasite récalcitrant qui ne veut plus partir. Mais ce n'est pas l'espoir d'avoir terminé un bon bouquin afin de récolter des leçons pour le réel à venir, ce n'est pas l'espoir d'avoir été transformé afin d'être autre chose, peut-être quelque chose de plus dans le jeu de la vie; ce n'est que l'espoir rance et amer de voir peut-être enfin tout cela prendre sens une fois rangé sur un quelconque rayonnage de l'espace-temps, coincé dans le mille-feuilles d'une quelconque juxtaposition infinie de dimensions indicibles. C'est tout simplement l'espoir d'avoir été au moins une belle histoire pour quelqu'un, dans quelque non lieu, de préférence habitant d'attributs qui ne seraient ni la pensée ni l'étendue, de préférence un être aux formes transcendantales totalement différentes, et qui pourrait comprendre alors qui je suis, et le malaise d'être né dans un monde qui n'est pas d'une étoffe propre à le nourrir, tel un nouveau né au royaume d'Hadès.

dimanche 1 février 2015

Le roi vagabond

Le précis rouage de ma quotidienneté, élaboré et réglé avec minutie depuis des années, construit de mes gestes dans un profond souci d'économie, vient de s'effondrer sous le poids de je ne sais quel deuil qui entache ma pensée. J'ai perdu ma maison et ces fenêtres d'où je pouvais observer tranquille l'interminable ballet des jours, l'alternance du soleil et de la pluie le nez contre la vitre, séparé du monde par le verre aussi infiniment épais que ma conscience.

Qu'ai-je fait de moi-même, féroce mercenaire qui traverse les déserts sous une capuche, le visage absent et le coeur farouche. C'est tout à fait seul que je voyage au milieu de la poussière des jours qui ne disent et ne veulent rien, qui gisent une fois passés dans le grand erg d'une mémoire trop vaste. Le sirocco qui se heurte à ma carcasse souffle bien fort parfois, et je m'éloigne par sa faute d'un palais trop haut et trop parfaitement conçu.

Qu'y a-t-il à voir pourtant plus loin? Il m'arrive de rester sur place couché sur cette immense trône de sable, endormi sur ce royaume symbolique en n'attendant rien d'autre que le passage du temps. Marcheur ou dormeur, mon trajet ne va que d'un absurde à l'autre, d'un arbitraire à un autre. Ayant remonté les sentiers rectilignes et inextricablement entrecroisés de la raison, je me suis porté au bord de ses routes bien tracées pour atteindre les grands espaces fous de l'irrationnel.

Et je vois devant moi l'armée de clones de mes existences: chapelet de vie, de destins brisés et de futurs qui sommeillent dans des souhaits informulés. Je passe à côté de ces moi pétrifiés, dans l'attente d'un choix qui viendrait les éveiller. Je les effleure parfois du bout de mes doigts glacés et ce simple contact les fait se brésiller en une fine poussière qui forme alors d'éphémères volutes de fumée. Je vis et vois partout ce possible qui semble si réel mais jamais ne le peut saisir. C'est pourquoi je dois vous parler, je dois raconter ces routes qui existent simultanément dans la non localité d'une puissance que je ne peux que ressentir.

Longtemps j'ai cru cette puissance mienne et je me suis vu seigneur de ces terres indéterminées, monarque à la main de fer régnant sur ses sujets. Et lorsque j'ai parcouru les territoires de mon royaume je n'ai trouvé que ces pantins endormis faits de poussière. Je me suis couché là, las de n'être pas même seigneur de mon destin, enterrant à jamais mes phantasmes démiurgiques dans le triste sable des jours.

C'est mieux ainsi... Je ne rencontrerai plus personne sur la route. Tout au plus un étrange jardin fait de vers et de pensées, tout au plus heurterais-je un atome en déroute sur une déclinaison nouvelle, tout au plus quelques paysages imaginaires qui ne retiendront pas l'empreinte de mes non-pas. Car je sillonne ailleurs, dans les espaces juxtaposés de tous ces possibles, dans l'éparpillement concentré de la série de tous mes gestes concevables, suivant les méandres de mon incompréhensible tristesse.