Je livre ici le prologue d'un projet de roman entamé en 2018 (et que je retrouve en mes archives). J'aimerais, si vivement, parvenir à achever cette œuvre suspendue un jour... Je la conçois comme un conte pour adultes. Dès que la motivation reviendra, je retravaillerai la suite qui ne me convient plus aujourd'hui. J'ai bien quelques idées mais qui se téléscopent encore trop et dont la liaison ne forme aucune évidence en mon esprit. Cette partie limiaire que je dépose ici me semble suffisamment achevée toutefois pour ne pas faire l'objet d'un remaniement ultérieur (conséquent du moins). Une fois n'est pas coutume, je suis satisfait de ce premier chapitre. Il reste désormais à accorder les autres et former l'euphonie d'une œuvre.
"Le bonheur c'est pas grand chose, c'est juste du chagrin qui se repose" Léo Ferré
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vendredi 8 juillet 2022
Les belles-de-jour de nuit sont belles [ Chapitre 1 ]
Qui était donc Noor? Peut-être n'existe-t-il nulle réponse exacte à
cette question, mais cette histoire, de la même manière qu'un miroir ne
donne pas l'objet qu'il reflète, offre bien des reflets cependant de
l'être éponyme. Elle était donc, entre autres choses, une petite fille
de huit ans et demi, presque neuf. Elle avait des cheveux bruns très
longs aux interminables boucles hélicoïdales qui fouettaient l'air au
gré de ses mouvements. Sa peau chocolat la séparait des peaux très
blanches et la distinguait tout autant des épidermes noirs. Elle apprît
très tôt que l'on se détermine bien souvent par ce qui nous différencie
des autres, tout comme le chaud n'existe que par contraste avec le
froid. Elle pensait à cela en observant le ciel nocturne, d'un bleu
sidéral. La grande aile de la nuit qui s'était abattue discrètement sur
le crépuscule mordoré était criblée de minuscules billes luisantes,
pareilles à d'innombrables pépites d'or ou bien d'argent. D'autres
arboraient des rayons qui rappelaient la douceur des tons rouges que
prenait le soleil lorsqu'il s'enfonçait dans les dessous de la Terre.
Toutefois, Noor, ce soir, cherchait une étoile parmi les autres, une
étoile aux rayons familiers, chaleureux comme le sourire de grand-mère.
Papa avait dit: "Mamie est une étoile maintenant, elle pourra toujours
te voir de là-haut et t'apporter sa lumière quand il fera sombre dans ta
vie". Mamie était morte il y avait deux semaines officiellement.
Pourtant cela faisait bien plus de temps qu'elle était partie... La
dernière année de sa vie, Noor ne reconnaissait plus la grand-mère
aimante et sereine qui l'emmenait au cirque en lui parlant de sa
jeunesse, de ses anciens amoureux, de ses rêves. Sa grand-mère avait
disparu dans les gémissements d'une maison de retraite, ses souvenirs
s'étaient fait la malle aussi loin qu'ils pouvaient. Parfois l'un d'eux
revenait à la hâte, parce qu'il avait oublié de prendre un de ses amis
certainement, et celui-ci le suivait alors docilement vers le grand
Ailleurs et son silence... L'aïeule ainsi démontée comme un meuble sans
notice ne savait plus quel destin avait bien pu la mener là: elle était
un enfant apeuré et perdu dans un monde inconnu au sein duquel personne
n'était en mesure de trouver son chemin.
Voir sa grand-mère ainsi avait été une torture pour Noor, il lui fallait
s'inventer des envies d'aller au toilettes afin de s'isoler un peu et
pleurer tout son soûl. Le plus dur était lorsque mamie Pierrette
s'agaçait et se mettait à hurler contre eux, comme s'ils étaient des
inconnus venus lui faire une blague, la perdre un peu plus dans une vie
factice et la pousser doucement vers la folie. Comment lui en vouloir:
imaginez vous réveiller à dix ans dans une maison de retraite, avec deux
sexagénaires prétendant être vos enfants et une petite de huit ans soi
disant votre petite-fille... Mamie ne se réveillait pas toujours à dix
ans, tout dépendait si des souvenirs moins anciens attendaient encore le
train qui les conduirait au-dehors. Noor savait, en voyant son regard
qu'elle était terrifiée, même lorsqu'il plongeait dans ses petits yeux
bleus à elle. Il est si difficile à huit ans d'être celle qui protège
ceux qui vous ont élevé... Est-ce que cela devient plus simple lorsqu'on
grandit? Papa et maman tentaient de faire bonne figure devant elle,
mais elle avait appris depuis longtemps à lire leurs sentiments, à les
vivre comme siens. Devinant les larmes de sa mère, Noor s'approchait
doucement et posait en silence sa tête lourde d'amertume sur le sein de
celle-ci, tout en passant un bras fin et délicat autour de ses hanches.
Malgré la légèreté dont elle souhaitait doter ces gestes, afin qu'ils ne
soient pas un poids de plus, sa mère finissait invariablement par
pleurer et sortir de la pièce tandis que papa regardait le sol, comme
s'il n'était pas là et que nous étions tous suspendus dans l'attente
d'une chute vertigineuse, au-dessus de l'abîme. Elle apprenait peu à peu
à laisser sa mère affronter ces instants seule, courageusement, comme
l'avait fait sa propre mère tout au long de sa vie. Dans la famille de
Noor, les femmes étaient fortes, terriblement plus que les hommes qui ne
connaissaient rien de la vraie souffrance, des véritables combats, de
l'insondable énergie qu'il fallait pour porter une famille, travailler,
se sacrifier en silence au quotidien pour d'autres qu'il faut pourtant
rassurer et soulager de leurs craintes.
Longtemps Noor avait cru que Mamie était la contraction de "mon amie",
ça semblait si logique: mamie était sa meilleure amie, celle à qui elle
pouvait tout raconter, la seule adulte qui la traitait comme une des
leurs et se montrait à elle telle qu'elle était au naturel, en-deçà des
costumes et des masques que la vie sociale nous fait arborer. Mamie
Pierrette avait toujours été sincère, et c'était grâce à elle que Noor
savait aujourd'hui ô combien les adultes aimaient mentir aux enfants.
-"Il faut leur pardonner ma chérie, c'est pour se protéger eux-mêmes
qu'ils font ça, les adultes sont pleins de peurs, la vérité les
terrorise, lui avoua-t-elle un jour.
-Et toi, mamie, tu n'es pas terrorisée? Sa grand mère avait souri en lançant un regard qui traversait l'espace et le temps.
-Il y a bien longtemps que la liste de mes peurs s'est réduite à presque
rien, ma petite.... La fillette pouvait alors sentir une force inouïe
émaner de son ancêtre. Cette force, elle la faisait peu à peu sienne,
c'était la peau des féroces amazones de la famille Contrevent.
-De quoi as-tu encore peur alors?
-De voir les gens que j'aime envahis par la peur, justement. Ne laisse
jamais la peur avoir la dernier mot d'accord? Apprend à la connaître, à
vivre avec, à l'utiliser, à ne pas la fuir. Ainsi la vérité ne
t'effraiera pas comme tous les autres.
-Tu m'apprendras? Je veux devenir aussi forte que toi mamie!
-Je t'apprendrai tout ce que je sais, tout ce que tu demanderas... et le reste aussi..."
La petite avait souri, la main scellé dans celle de cette femme en qui
elle avait une confiance absolue, cette femme au courage contagieux.
Dans un présent bien loin de celui-ci, le coeur de la fillette se serra
d'un coup: et si papa mentait, comme avec la petite souris! Et si mamie
Pierrette n'était pas une étoile? Elle balaya anxieusement les sombres
cieux à la recherche d'une réponse dans le scintillement d'une prunelle
qui percerait l'obscurité. Comment savoir... Papa n'avait pas dit
laquelle c'était... Tant d'étoiles au ciel, et combien dont la lumière
ne lui parvenait pas. La fille courageuse serra les poings et darda son
regard sur le firmament constellé: "si tu es quelque part là-haut, je te
trouverai mamie! Chaque nuit je tournerai mes yeux vers toi, et je te
parlerai comme avant, je ne t'oublierai jamais, j'en fais la promesse!"
Il faisait encore bon dehors, en cette nuit d'été où flottait l'odeur de
l'herbe coupée. Accoudée à la balustrade de la grande terrasse, elle
perdait son regard sur la ligne d'horizon, comme une passagère
mélancolique d'une croisière mystérieuse: celle d'une petite fille de
huit ans et demi sur le pont d'une boule bleue tournoyante qui fonçait
vertigineusement, à trente kilomètres par seconde, dans l'espace
gravitationnel d'une étoile en fusion. Le soleil, boule de magma au
diamètre cent neuf fois plus grand que celui de la Terre, illuminait
l'autre face de la planète, quittait un instant sa superbe domination
parmi les autres étoiles pour laisser la maison de la famille Contrevent
dans l'obscurité estivale où s'allumaient comme d'inaccessibles lampes
de chevet les cœurs ardents de l'univers.
La maison des grand-parents est une petite maison de campagne construite
autour d'une ancienne étable. Tout y est modeste et semble sortir d'un
temps révolu. C'est d'ailleurs le cas: qui utilisera encore ces
casseroles et immenses faitouts en bronze où mamie Pierrette faisait les
confitures que l'abondance de fruits du jardin permettait? Noor
soupesait chacun de ces objets étranges qui semblaient appartenir à la
colonie disparate d'un mobilier fantôme. Dans cet hétéroclisme suranné
figurait un ensemble de poids aux irrégularités charmantes qui servaient
à peser des choses dont elle n'avait pas idée dans la vieille balance
en bronze. Elle avait passé des heures à jouer avec ceux-ci, pesant et
repesant d'imaginaires denrées, s'amusant à créer le plus petit
déséquilibre possible entre les masses inégales. Il y avait encore ce
bouquet sans âge, presque éternel, de monnaie du pape aux couleurs de
nacre. Il avait toujours été là, imperturbable, dans le rempart de sa
sécheresse. Lorsqu'on passait les mains dessus, pour faire frémir un peu
les feuilles - ou bien étaient-ce des fleurs? -, on pouvait entendre un
bruissement aiguë qui rappelait le vent dans les blés et vous emportait
sur son passage comme un sable musical qui parlait d'un autre monde.
Tous ces objets disparaîtraient de la place qu'ils ont occupés pendant
des décennies. La maison sera vendue et de la même manière que la
maladie avait démonté sa grand-mère, sans même respecter un semblant
d'ordre, ces lieux finiront fragmentés dans l'espace, réagencés de telle
sorte qu'il ne raconteront plus jamais la même histoire, sauf à ceux
qui gardent en eux, dans quelque mémoire holographique, la syntaxe
perdue d'un récit d'autres temps.
La fillette avait besoin de sortir, de se nettoyer de la poussière des
jours fanés qui lui obstruait la gorge, emplissait sa poitrine sur
laquelle elle appuyait d'une pression étouffante. Peut-être que les
rayons du soleil sauront balayer la tristesse humide qui perle au coin
des yeux, et qui vous ferait rouler jusqu'au sol dans un éclat brutal si
vous la laissiez faire. Mamie ne pleurait pas, ou presque. Ce n'était
pas des choses que l'on montre: Noor ne lèguera pas, non plus, à
d'éventuels témoins le signe pathétique que son ancêtre réprouvait. En
descendant la petite pente herbacée qui menait à l'arrière de la maison,
sur le vaste terrain où son grand-père avait construit un garage, elle
marche le long du petit muret ceinturant la maison et remarque par
hasard la petite communauté joyeuse des Belles-de-jour: chapeaux de fées
multicolores. "Ce sont des fleurs mélodieuses, leur chant est en
majeur, disait sa grand-mère. Elles jouent de la trompette et forment
des accords chromatiques qui mettent en joie les gens qui les écoutent.
Elle s'ouvrent la journée, pompant les rayons du soleil pour les
conserver au chaud la nuit dans leur giron maternel. C'est à ce moment
là qu'elles opèrent leur magie, préparent leurs arpèges, mélangent la
lumière pour parfaire la couleur et les nuances qu'elles offriront le
jour. Je ne comprends pas pourquoi l'on n'en met pas partout sur les
tombes, pour illuminer de vie les sombres allées des cimetières... Ces
pales chrysanthèmes sont une désolation pour les yeux... Ton grand-père
aussi les aimait ces fleurs là. Il dit qu'elles se referment la nuit
pour devenir des étoiles éclairant quelques planètes lointaines et
inconnues de nous. De la lumière pour d'autres vies qu'il disait
toujours..."
Les paroles lui revenaient avec une précision étonnante. Elle se
souvient du pantalon gris que portait sa mamie, de son pull rouge foncé
aux manches retroussées jusqu'aux coudes pour ne pas se salir tandis
qu'elles plantaient ensemble les fleurs bien nommées.
Tout n'est que passé ici, soupira-elle intérieurement. Ces fleurs, ces
pierres, ce potager désormais en friche, tout ça ne retient rien de ses
grand-parents, tout ça efface les signes que de brefs humains ont peint
sur les choses. Il n'y a bien que sa tête, que son cœur, et tous ses
sens qui trempaient encore leurs racines dans le riche humus de sa
mémoire, qui conservaient fidèlement ce que furent ses ancêtres, ces
gens qui ont bâtis cet espace: démiurges éphémères. Noor ressent en elle
une conviction inébranlable, une énergie farouche qui sourde de sa
poitrine et semble vouloir se répandre sur le monde alentours: elle fera
vivre son papy et sa mamie jusqu'au bout. Elle arrosera chaque jour les
souvenirs offerts par eux de son attention dévouée, de son amour et de
ses larmes silencieuses. Mamie aurait aimé cette idée: que les larmes
soient ravalées à l’intérieur pour irriguer de leur vitalité le verger
déserté des êtres déportés et chers. Oh, si chers...
En continuant de poser ses pas de velours sur le tapis émeraude du
jardin, Noor passait devant les arbres, les plantes, les objets
manufacturés, les détails insignifiants pour d'autres qui pour elle
étaient autant d'histoires qu'elle devra raconter. Débouchant finalement
dans la partie la plus vaste du terrain, elle s'achemina vers le petit
puits où était tombé un jour le chat que papy avait rescapé en plongeant
à l'intérieur lui aussi. Il s'était fait assurer à l'aide d'une corde
par le Cosmonaute. Le Cosmonaute était un voisin vivant dans une grange
en face de leur terrain. On l'appelait ainsi car il avait toujours la
tête dans les étoiles, du moins c'est ce qu'on lui avait dit. Mamie lui
avait avoué pourtant qu'il était alcoolique, et qu'il ne quittait pas
son casque de mobylette, de peur de chuter dans son ivresse et de fendre
son crâne. Papy avait eu bien du courage de s'en remettre à lui... Pas
loin du puits, se dressait le garage qu'il avait construit de ses mains,
tout en bois. Étonnant lorsqu'on le connaissait un peu car si une
personne dans cette famille vivait la tête dans les étoiles, c'était
bien lui. Mais dès lors qu'il se lançait un défi, plus rien ne pouvait
l'arrêter... Lui n'était pas un Contrevent, c'était un Penseloin, il ne
possédait pas la force des tripes, celle des sentiments, mais bien
plutôt de l'intellect. Il répétait souvent à Noor: "rien de ce qu'un
humain est capable de faire ne t'est impossible. Il n'y a rien que tu ne
puisses comprendre, rien que tu ne puisses réaliser si tu écoutes ton
intelligence. Tout le monde peut tout apprendre!" Lui était plus éthéré
que mamie, comme si une part de lui-même vivait séparé du reste. Il
observait les astres avec son petit télescope, il lui apprenait à
distinguer les planètes des étoiles en lui montrant comment les
premières se déplaçaient dans le ciel nocturne contrairement aux
secondes. L'été, lorsque la brune tombait, ils se postaient dans l'allée
devant la maison, où se dressait le tilleul, et tendaient leurs mains
pour attraper les hannetons qui descendaient du ciel par cohortes
entières. Mamie travaillait, papy lisait, il écrivait, il avait toujours
des théories sur tout, s'intéressait à la science et pouvait vous
rendre une règle et quelques miettes de pain sur une table passionnants,
en vous racontant les principes de l'électromagnétisme. Mamie n'était
pas bête, loin de là, mais elle n'avait pas le temps de s'occuper de
tout ça: elle faisait tourner le petit monde de leur ménage, se
sacrifiait à l'image stéréotypée de la femme de son époque et plaçait
son génie dans les liens affectifs. Mais cela, il fallait bien de la
patience pour en être le témoin, la pudeur étant un caractère familial
partagé par les deux parties... Elle s'est occupé jusqu'au bout de son
mari. Mais lui aussi avait bien du courage. Noor savait qu'elle n'en
avait pris conscience que trop tard, un peu comme la chouette de Minerve
qui ne s'envole qu'au crépuscule. C'était papa qui lui avait fait
comprendre à quel point c'était difficile les dernières années de sa
vie. Papa savait ça: il en avait côtoyé des aphasiques dans sa vie, à
commencer par son propre père... L'aphasie se dit aussi alalie. Un joli
mot pour une bien vilaine pathologie. Alalie est un homophone d'hallalis
aussi, peut-être que malgré la mélodie du mot on devine grâce à
l'homophonie que quelque chose ne va pas, qu'une mise à mort est à
l'œuvre... Papy donc ne parlait plus durant les cinq dernières années de
sa vie. Il essayait bien pourtant, mais il en sortait un galimatias
pathétique qui s'achevait souvent dans les larmes si l'on insistait un
peu trop. Alors tout le monde l'ignorait, chacun vivait les repas comme
s'il n'était pas vraiment là, comme s'il s'agissait d'un bébé qui ne
pouvait pas comprendre. On parlait même de lui comme on le fait avec les
tout jeunes enfants, devant eux, comme si les mots n'entraient jamais
dans leur conscience. Qu'est-ce qui peut bien requérir le plus de
courage? Ne plus pouvoir exprimer son amour et sa détresse, êre là mais
néanmoins absent aux yeux des autres, emmuré dans sa chair? Ou bien ne
cesser d'exprimer la terreur et la confusion d'une mémoire en ruines,
qui vous laissait là, sur le dos de la Terre, sens dessus dessous? Il
aura fallu bien du courage à ses ancêtres songe la jeune Noor rêveuse.
Papy, comète lointaine, et mamie, belle-de-jour: deux êtres différents
mais néanmoins unis dans un destin commun. Deux univers que Noor
incarnait aujourd'hui, dans l'héritage qu'elle en portait: certains
goûts, des connaissances et de précieux souvenirs. Soudain, une idée
géniale traversa son esprit comme une évidence: et si les belle-de-jour
étaient véritablement reliées aux étoiles? Qu'elles échangeaient la nuit
leur lueur colorée avec d'inaccessibles astres? Alors peut-être qu'en
se laissant enfermer dans une de ces fleurs, on pouvait atteindre un
monde forain? Il y aurait alors une chance qu'elle puisse retrouver sa
grand-mère, la rejoindre quelques instants, savoir qu'elle était bel et
bien étoile. Mais comment rentrer dans la trompe d'une de ces minuscules
fleurs... Je sais! s'écria-t-elle intérieurement. Il me
suffit d'y placer un objet suffisamment petit et léger pour qu'il puisse
rester là, jusqu'à la fermeture. Il me faut un objet personnel, qui
puisse me lier à la fleur... Voyons voir... Oui! Je vais couper une
petite mèche de cheveux et la placer dans l'une des trompes! La
fillette s'élança immédiatement vers la maison en direction la salle de
bain où elle prit la paire de ciseaux lui permettant de couper une
petite mèche de ses cheveux, imperceptiblement pour ne pas se faire
gronder. Tenant la mèche dans la main, elle tomba sur le reflet que lui
renvoya le miroir, elle souriait béatement, emplie d'espoir. Elle hocha
enfin la tête l'air sérieux envers elle-même en signe de résolution.
Noor sortît bientôt de la maison pour placer délicatement la petite
boule de cheveux bouclés dans la trompe de la plus belle des
belle-de-jour. Elle observa l'écheveau brun foncé dans son écrin de
mauve. Attendre jusqu'à la nuit tombée allait être une torture, le temps
passait bien trop lentement. L'été, la nuit sait se faire désirer,
contraignant la fillette à rester tard dans le jardin, fixant l'étrange
fleur dans l'attente de sa clôture sur cette part d'elle-même qui
l'emmènerait aux étoiles. Mais elle ne pût assister à l'évènement, sa
mère la fit rentrer, il était temps pour elle d'aller au lit, le cœur
battant, remplie d'une excitation qu'elle craignait de ne pas voir
décroître, risquant alors l'odieux contretemps d'une insomnie. Sur son
matelas, paupières closes, elle laissa les images se former dans sa
tête, se métamorphoser de formes en formes dans un kaléidoscope
psychique envoûtant. Le sommeil était là, tout autour des images,
rognant sur leur clarté, figeant tout mouvement dans son étreinte
apaisante. Il s'infusait petit à petit dans les images qu'il rendait
floues, dispersant l'attention qui finissait inexorablement par rendre
les armes.
Après le silence, après l'immobilisme, vint le mouvement. Papy disait
que tout était musique et qu'au commencement était le rythme. Rythme des
particules infimes encore à découvrir, rythme des quarks, rythme des
atomes et puis des pierres, mouvement des gaz qui s'élancent dans
l'espace en circonvolutions achromiques ou bien mordorée. Les premières
molécules naissent et pulse alors la vie. Le rythme est répétition, le
rythme est mémoire car la répétition surgit dans la continuité. Les
corps alors dansent leur destin, et tout prend forme sous la vibration
des cataclysmes premiers. Étoiles qui brûlent, coeurs qui explosent,
silences noirs des abîmes s'accouplant. Tout se joue dans
l'incommensurable partition céleste. L'univers devient, grandit à mesure
que l'onde se propage au sein du silence de rien. Au commencement était
le silence, mais pour qu'il puisse exister, la musique dût le précéder.
Pour que cette dernière existât, le silence dût être son berceau, mais
nul silence sans bruit, ainsi tout devint le berceau de rien et rien
celui de tout... Sons et silences, et de curieux êtres jaillissant de
leur tension intime, comme l'air d'un poumon cosmique. Entre son et
silence, l'humain cherche et danse. Bien malins ceux qui comprirent que
tout l'art de vivre résidait dans l'esthétique des transitions. Il n'y a
pas d'état, ni de formes, seulement des métamorphoses au rythmes qui
varient.
Papy récitait cela le soir, depuis que Noor avait fait sa première
escale en la station de son regard, nue, sans autres bagages que son
unique vibration. Papy s'accordait à elle le soir, pour l'endormir et
psalmodiait ainsi ses cosmogonies musicales: comme si l'univers entier
pouvait être contenu dans une de ses parties. L'âme de papy était une
drôle de chose.
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