dimanche 28 avril 2019

La maladie



Il y avait le malheur. Relatif certes, mais le malheur quand même et fût-il éphémère. On brûle en un éclair les instants engloutis, on souffre pour longtemps du rythme déconstruit.

Il y avait le malheur et puis la chair meurtrie. Il y avait ta guitare et ta voix engourdie. Il y avait enfin ces notes comme les pétales d'un chant de roses. Le malheur, pour un temps, perdait la comparaison, palissait comme un corps desséché.

Tu te souviens le malheur allongé devant ta porte, en sac d'habits mouillés et débris de fierté?
Tu étais le charmeur qui ramassait les fragments et faisait se lever le pantin de douleur.

Il y avait le sol, jamais assez bas, toujours trop haut, trop en vue. Il y avait la lumière  pour chasser les abîmes et faire se sentir seul celui à l'intérieur.

Il y avait la honte mêlée à la détresse, comme une mauvaise marée que ton calme et ta paix doucement épongeaient.

La honte s'écoulait de moi, et tous les sentiments que tu prenais sans le vouloir, sans effort et sans geste.

Il y avait donc le malheur et ce moment du temps et puis ce lieu du monde à tes côtés. Le malheur était à la porte, à la lisière du coeur pour une durée indéterminée malgré tout définie.

La porte s'est rouverte, je suis sorti dehors où il m'a retrouvé.

Le malheur c'était moi, j'aurais voulu ne plus tant exister; ou suffisamment pas assez pour ressentir ma terrible nature, cette horrible rature.

J'aurais aimé laisser la place à tous les gens comme toi, quitter le corps du monde comme une maladie par la beauté chassée.

mercredi 24 avril 2019

[ Terres brûlées ] Érèbe



Il est un lieu en soi-même
Aux murs faits de ténèbres

Un dieu dort c'est Érèbe
Dans l'écrin des dilemmes

De cette chambre à laquelle je n'accède
Grondent des sons qui désormais m'obsèdent

Derrière la porte close
Les pétales sans couleur
De mes fleurs non écloses

Un Dieu dort c'est Érèbe
Qui fait fondre nos masques en un fleuve de plèbe

Personne... Tant que rien ne remonte
Qu'en l'abîme s'étouffe une mer que démonte

L'énergie sans limite une source empêchée
La tant avide vie que l'on veut entraver

Il est un lieu en soi-même
Où gît la vérité

Celle de tout un chacun
Le patron de notre âme
La clôture du chantier

À rebours du chagrin
Qui nous fait étouffer

Tandis que la pièce résonne
Me perce de ces traits enflammés
De ces charmes harponne
Un désir entamé

Quelque chose s'écoule
Un sang noir qui déroule
Le collier d'une vie
À son être ravi

Un dieu dort c'est Érèbe
Aux tréfonds de mon âme dans le lit de ma sève

Il est des dimensions qu'on peut seulement sentir
À un cheveu de soi, malgré tout si lointaines
Comme ce souffle de lyre
Jouant son théorème

Là-bas, où je ne peux aller
J'aimerais revenir
Galaxie spiralée
Où je veux tout cueillir

Car un Dieu y dort
Y rêve ma vie
Celle que j'ai sentie
En de précieux accords

Je souhaiterais revenir
Où le Dieu d'or et d'ombre
Rêve mon avenir
Sous le vieux masque sombre

Je ramènerai courageux
Du chaos imprenable
L'algorithme d'un jeu
Qu'on dit indéchiffrable

Je ferai se toucher chacun des deux pôles
Trouverai le chemin qui mène aux alizés

Je tracerai la route vers l'autre dimension
À travers les ténèbres je bâtirai les ponts

Je réveillerai le Dieu qui me ressemble tant
Ouvrirai grand les yeux où s'écoulent le temps

J'aurai peur, je le sais
Néanmoins je vivrai

Mon Dieu si vous saviez comme j'aspire tant
À ce que la vie ne soit plus un long rêve

samedi 6 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 11: Enfants de la patrie

L'homme fluet au chapeau singulier se décida à sortir vers midi. Il faisait beau, Damnit avait l'impression de mariner dans le jus qu'un soleil brutal s'acharnait à faire sourdre de lui. Damnit Crocket! Ça cogne ici! Mais Crocket ne pouvait rien y faire, on ne retire pas son chapeau quand il est une part de sa propre tête... Il plissa les lèvres et tourna les paumes vers le ciel pour signifier son impuissance. Le soleil était fort mais il était lustral aussi, il fallait l'endurer parce qu'il lavait de ses rayons l'impureté de cette vie inepte et surnuméraire. Il faut souffrir pour expier, toute une religion s'est édifié sur ce concept. Le grand maigre avançait dans les rues parmi les gens heureux qui comblaient l'escale du weekend de menus plaisirs. Ils semblaient tous embarqués dans un grand voyage qu'il semblait quant à lui manquer à chaque fois, coincé sur le quai, à tourner en rond, attendant vainement d'obtenir un ticket. Mais vers où partaient-ils? Vers ailleurs qu'ici et maintenant, et cela suffisait. Cela suffirait d'échapper au studio, aux journées qui se ressemblent, de pouvoir construire de son énergie et de son temps quelque chose qui tienne et résiste à l'érosion des jours. Des derniers mois de sa vie il n'y avait rien à retenir, mais il fallait continuer, quel autre choix y avait-il.

Crocket connaissait bien la proposition de Damnit, mais tant qu'il y avait un espoir il fallait continuer. Il commença à remarquer à plusieurs angles de rue des policiers en faction, parfois bardés d'une véritable armure: casques et plastron, matraques, pistolets trapus au canon plutôt large. Parfois c'étaient des factions entières de CRS qui attendaient dans des cars blindés, juchés sur les sièges comme les poules sur leur perchoir. L'homme au chapeau continuait sa route, sous le regard de cette armée silencieuse qui macérait dans l'impatience, prête à commettre un  mauvais coup. Il y en avait de plus en plus et Damnit Crocket en comprit la raison lorsqu'il déboucha sur une grande place où s'entassaient des milliers de citoyens revêtus de gilets jaunes. Le fameux mouvement dont il avait eu des échos en dérivant sur internet. Peut-être était-ce un signe... Tous ces gens qui luttaient pour que des vies comme la sienne ne soient plus acceptables, et surtout acceptées. Damnit boy! Il est peut-être là notre ticket, fit Damnit qui sortait de sa torpeur. Tous ces gens semblaient animés d'un même élan, scandaient des slogans, faisaient entendre leur voix, se montraient. Ils luttaient contre le pouvoir qui les maintenait dans ces caricatures de vie, où l'on compte chaque sou, où les loisirs ne sont qu'un prétexte à lâcher la pression d'un quotidien harassant et ingrat. Mais qui était responsable de tout cela se demanda-t-il, y a-t-il quelqu'un qui organise véritablement une telle honte, quelqu'un pour entendre leur cri?

Le cortège se mit en mouvement, encadré par les silhouettes robotiques des forces de l'ordre. Pourtant, tout était déjà en ordre, les gilets jaunes soudés et compacts, avançant en file, tenant des banderoles, ou se tenant les mains, jeunes, vieux, pauvres et moins pauvres. Hypnotisé, Damnit Crocket leur emboîta le pas, se fondit dans la masse, son regard balayait le spectacle autour de lui, marée humaine qui l'intégrait sans sourciller. Une voisine lui prit la main, cela ne dura que quelques secondes mais son coeur accéléra, un frisson le parcourut et s'éternisa dans sa poitrine qui semblait pétiller. Il existait, tous ces gens qui n'étaient rien étaient pourtant bien là, un quelque chose qui n'était pas rien, qui ne le pourrait plus jamais l'être. Après une heure et demie de marche, les tensions entre les manifestants et la police semblaient grimper peu à peu. La menace perpétuelle, les armes braquées, tous ces outils de violence qu'on manipulait à proximité de ces gens qui n'avaient qu'un gilet jaune sur le dos, contribuaient à créer un climat de tension, rapprochaient dangereusement la marmite de son point d'ébullition. Contrôlés dans leur quotidien, contrôlés dans leurs loisirs et contrôlés dans leur révolte. Crocket pouvait sentir en lui la violence de Damnit qui ne disait rien mais serrait les dents et abreuvait d'un regard haineux les cuirasses entourant le cortège. Le soleil mettait tout à nu, les coeurs et les sentiments qui n'avaient plus d'ombre où se cacher.

Il faisait chaud lorsque les premiers tirs de gaz lacrymogènes fusèrent sur les manifestants. Les voisins de Damnit Crocket haletaient d'une voix animée, s'expliquaient entre eux que les tirs avaient pour but d'empêcher le défilé de se poursuivre sur une certaine rue. On entendait des cris: d'horreur et de révolte. L'étincelle avait mis le feu aux poudres, la foule auparavant bien ordonnée donnait le spectacle d'un chaos naissant, les forces de l'ordre faisaient leur travail, synonyme en l'occurrence de chaos et de violence. Les fumées, poussées par le vent, se propageaient dans la foule, Damnit Crocket en ressentait les effets pour la première fois. Il se mit à tousser, sentant une vive brûlure se répandre dans ses poumons. Ses yeux semblaient asséchés par les gaz toxiques, il luttait contre une irrepressible envie de les frotter sans arrêt. Le couvre-chef entra dans une rage folle: putain mais faut les tuer ces bâtards, regarde-les ces enfoirés! Ils empêchent les gens d'échapper aux fumigènes! Effectivement, ceux qui tentaient de fuir la zone se retrouvaient plaqués au sol, parfois matraqués, tout le secteur était nassé. Damnit Crocket n'était plus maître de ses mouvements, il était porté par les courants contradictoires de la foule en panique. Certains bruits nouveaux firent leur apparition, des hurlements de plus en plus inquiétants se firent alors entendre. Des explosions, à droite à gauche, des gens qui gisaient, en sang, par terre. "Il a plus de main!! Il a plus de main!" hurlaient des voix anonymes dans la cohue. Damnit écumait de haine et Crocket ne savaient plus où diriger ses pas dans ce monde hostile, étranger jusqu'au bout. C'était un spectacle de guerre opposant des hommes en arme contre des civils sans défense.

Puis, soudain plus rien. Un grand bruit mat lui vrilla les tympans et il se réveilla au sol, enveloppé de silence, hormis une sorte de sifflement strident qui allait décroissant. Il avait la sensation qu'un de ces yeux était un cratère insensible, il ne le sentait plus et tout autour, irradiait une vive brûlure, des millions de piqûres se plantaient dans la peau du visage, sur le nez, le front, la joue. Parmi les vapeurs toxiques, il ne respirait plus, ses nerfs charriaient le flux paroxystique des messages de la douleur. La bouche, les poumons, un oeil, faisaient pulser en lui une lave en fusion qui se répandait dans son corps. Des gens s'étaient attroupés autour, le sifflement s'atténuait et les sons semblaient revenir crescendo: il n'y avait que cris et explosions. Des visages inquiets se tournaient vers lui et des paroles transperçaient la fumée toxique qui avait envahi les lieux en imposant son ordre délétère.
"Il faut le sortir de là, il faut l'amener aux urgences! Passez-moi la compresse, vite!"
Crocket commençait à paniquer lui aussi, qu'était-il arrivé, est-ce que Damnit allait bien? Il semblait qu'il avait été touché.
"C'est encore leur putain de LBD à ces enculés! Je crois que l'oeil a explosé"
L'oeil a explosé? Crocket leva une main pour toucher le raton-laveur posé sur sa tête.
-"Damnit! Damnit ça va?" s'enquit Crocket, haletant.
-"Il délire les gars, mettez-le sur le brancard, on file!"

Aucune réponse du couvre-chef, Crocket pouvait le sentir sous sa main, mais il y avait du sang partout et les médics l'empêchaient de toucher son acolyte. C'est pas possible, il ne pouvaient pas avoir tué Damnit, qu'est-ce qu'il allait faire sans lui? Qu'est-ce qu'il était seul? Le bruit autour l'étourdissait, la douleur devenait insupportable, le sang chaud coulait sur ses lèvres, dans son cou, comme les fois où Damnit pleurait en silence les nuits d'insomnie.

Lorsqu'il se réveilla, le blessé était étendu sur un lit d'hôpital, on avait branché un tube à l'aide d'une aiguille plantée dans son bras. Son oeil droit lui faisait atrocement mal. Il hésitait entre l'impression de ne pouvoir le fermer et celle de ne pouvoir l'ouvrir. Damnit! Comment allait Damnit?! Il ne ressentait plus les impressions, les émotions et ce flux de lucidité dégrisée qui l'inondait d'habitude, cathéter de la mélancolie. Une glace, qu'on lui apporte une glace qu'il puisse enfin voir dans quel état se trouvait sa moitié, son guide... Son coeur s'accéléra, et quelque part près de lui, une machine se mit à biper, urgemment, d'un son qui empêchait tout repos, d'un son qu'on ne pouvait ignorer. Une infirmière entra dans la chambre, tunique et pantalon blanc, chaussures birkenstock aux pieds, en plastique bleu, comme celle que les enfants portent pour aller à la rivière. D'où pouvait bien lui provenir ce souvenir... La femme consulta la machine zélée, puis se pencha vers l'homme alité:
-"Tout va bien monsieur Crocket?"
-"Comment va Damnit, je veux le voir, c'est urgent!" s'écria l'intéressé.
-"Damnit?" s'étonna la jeune femme.
-"Damnit! Le raton-laveur sur ma tête! La tête des mauvais jours, souvent en colère!"
L'infirmière entendant cela, tordit la bouche en cul de poule en ouvrant de gros yeux puis elle se ressaisit.
-"Il n'y avait pas de raton-laveur lorsqu'on vous a amené monsieur Crocket... Est-ce votre animal de compagnie?"
Crocket s'emballait, ne comprenait pas ce que disait la femme, était-ce une plaisanterie?
-"Un animal de compagnie? N... Non, enfin c'est mon chapeau... C'est... Une partie de moi, il a toujours été là..." Son coeur battait la chamade et la petite machine faisait pulser obstinément son bip oppressant.
-"Il faut vous détendre monsieur Crocket, je vais me renseigner et voir si l'on sait quelque chose de ce raton-laveur."
Crocket ne pouvait plus parler, il répondit en silence, pour lui-même: mais on ne peut pas être séparé, on ne peut pas l'enlever de ma tête, nous sommes soudés l'un à l'autre... Une grande lassitude l'assaillait, une grande faiblesse, comme si tout cet acharnement à avancer, coûte que coûte, malgré les ordalies et les pièges du destin, réclamait à l'instant son dû.

Quelque part, dans une salle non loin de là, l'infirmière racontait l'épisode au médecin en charge du dossier.
-"Un raton-laveur..." fit-il l'air pensif. "Vu le nombre de gammas GT, le patient est clairement alcoolique, ça ne m'étonnerait pas qu'il soit en phase de delirium tremens. Ça va être plus compliqué que prévu..."
-"Qu'est-ce que je lui dis quant à l'animal?"
-"S'il n'en reparle pas: rien. Sinon, vous temporisez en disant qu'on se renseigne. Je vais passer le voir pour lui montrer son visage dans la glace. Il vaut mieux que je sois là pour gérer sa réaction."

Crocket, étendu dans le lit, restait figé dans une immobilité quasiment minérale, exsangue comme s'il ne devait plus jamais pouvoir fournir le moindre effort. Le médecin entra dans la chambre lumineuse, Crocket ne réagit même pas, il fixait le mur lui faisant face sans cligner des yeux.
-"Monsieur Crocket, comment vous sentez-vous?"
-"..."
Aucune réponse.
-"Est-ce que votre oeil vous fait souffrir?"
À l'évocation de l'oeil, le souvenir du choc le traversa de part en part, et par là meme celui de Damnit qui avait reçu le coup de plein fouet.
-"Damnit! Qu'est-il arrivé à Damnit?"
-"Vous parlez de votre raton-laveur, c'est ça?" fit le docteur hésitant.
-"Oui! Oui! C'est ça!! Le raton-laveur, vous le voyez?! Il est toujours sur ma tête?! Comment se porte-t-il?!"

Crocket était surexcité et lança en une preste rafale toutes ses interrogations.
-"Monsieur Crocket, il n'y a pas de raton-laveur sur votre tête. Peut-être avez-vous un raton-laveur chez vous, à votre domicile, quoiqu'il s'agisse là d'un animal de compagnie peu commun. Peut-être avez-vous un ami ou un membre de votre famille qui pourrait aller s'en occuper pour vous le temps que vous vous rétablissiez?"
L'excitation de Crocket redescendit d'un coup. Qu'est-ce qu'on lui racontait là... Damnit un animal de compagnie... À son domicile... Mais de quoi parlaient ces gens!
-"Je n'ai pas d'animal de compagnie. Regardez sur ma tête, voulez-vous bien?" et Crocket leva sa main sur la tête enrubannée, fit de sa main le geste de caresser délicatement le corps joliment rayé du raton-laveur alcoolique qui avait été le co-locataire d'un même curriculum vitae. Le docteur observa la scène avec compassion, perplexe. Il hésita une seconde puis partit chercher un petit miroir portatif qu'il tendit alors face au visage du patient.
-"Il n'y a rien sur votre tête monsieur Crocket..." affirma-t-il avec beaucoup de douceur.

Crocket plongea son regard avide sur la surface réfléchissante. Il y vit son visage maigre, les boucles de ses cheveux blonds dépassant d'un bandage qui couvrait son oeil droit et une partie de son crâne. Sur la bandage le corps de Damnit reposait, affalé. Le raton-laveur avait les yeux fermés et les membres qui pendaient. Crocket leva une main délicate sur la nuque de l'animal. Il saisit doucement le menton qu'il tenta de relever lentement. Le couvre-chef n'avait aucune réaction.
-"Damnit..." chuchota-t-il, "Damnit..."
Une pression énorme opprimait sa poitrine. Impossible d'y faire entrer le moindre souffle d'air. Sa cage thoracique semblait prête à exploser. Crocket commença à suffoquer, son visage prenait une carnation écarlate. Voyant cela, le médecin ôta la glace qu'il reposa sur une table proche.
-"Monsieur Crocket, vous avez reçu un sacré choc, ne vous inquiétez pas. Vous êtes hors de danger, il faut vous reposer un peu, il est possible que vous ayez les idées embrouillées pendant quelques jours. Nous allons vous garder ici le temps de la convalescence. Nous enverrons quelqu'un à votre domicile pour s'occuper de votre animal. Je suis certain qu'il se porte très bien"

Mais Crocket n'écoutait pas, n'écouterait plus. Des larmes silencieuses débordaient de ses yeux figés. Ce monde avait tout pris. Il pouvait bien tout prendre d'ailleurs, ses emplois infects, ses lettres de motivation, ses promesses de survie, ses destins de série. Tout! Il pouvait bien tout prendre, il n'en avait cure. Mais Damnit! Prendre Damnit?! Sans lui il n'y a plus rien. Plus de couleurs aux paysages. Plus de sentiments à ressentir. Plus d'horreur et plus de poésie. Il n'y avait plus d'idées qui vous portent et d'autres à combattre. Il n'y avait plus de sens, plus rien à porter au-devant de soi...

Il regarda par la fenêtre mais la vue ne donnait que sur une sorte de cour ceinte de murs au ciment gris et sale, crevés de petites fenêtres qui devaient donner sur des chambres similaires à la sienne. Ça lui rappelait chez lui, son galetas minable qui donnait sur les façades criblées de fenêtres derrière lesquels d'autres destins semblables se débattaient dans leur fatigue après la journée de travail. À quoi bon travailler. À quoi bon se révolter aussi si c'était pour finir comme ça. Vaincu avant même d'avoir commencé la partie. Une décision se cristallisa en Crocket, une résolution inébranlable répandait son ordre dans chacune de ses cellules. Il n'y aurait plus de lutte, plus d'efforts désormais. Damnit, encore une fois, avait montré la voie. Le contrat était terminé, la période d'essai prenait fin et Damnit Crocket ne souhait pas être reconduit. Peut-on s'éteindre de sa propre volonté? Crocket savait que Damnit aurait répondu par l'affirmative. Il faut s'éteindre de son propre chef aurait-il ajouté. Le chef, à dire vrai c'était lui, et il s'était éteint. À quoi bon continuer de courir comme une poule décapitée, poursuivre des gesticulations sans but...

Il leva une main sur le dessus de son crâne, la posa sur le dos du raton-laveur en geste d'amour pur, de cet amour qui déplace des montagnes. Mais le petit-être endormi sur son crâne ne donnait plus de signe de vie, ne bougea pas d'un cheveux. Le capitaine avait coulé, et le navire tanguait au hasard, abandonné de tout. La boucle était enfin bouclée, Crocket avait les yeux ouverts mais il demeurait fermé à ce monde extérieur, lumineusement terne. La vie n'avait été qu'une éternelle convalescence. Tout ira mieux désormais, il faut couler Crocket, il faut couler, se récitait-il intérieurement, qu'il ne reste rien pour leurs usines. Et dans le silence des eaux, l'embarcation humaine doucement sombrait, engloutie par l'oubli abyssal où un raton-laveur épuisé avait noyé sa souffrance.

[ Damnit Crocket ] 10: Les fous et les dieux

Ça y est! Enfin! le bout du tunnel était atteint et il débouchait sur un monde encore plus sombre. Malgré les aides de la CAF, le dernier de cordée n'était plus en mesure de payer son loyer. L'aide au logement n'avait servi qu'à pouvoir se nourrir décemment et acheter quelques loisirs comme des quantités modestes de drogue - de manière bien trop exceptionnelle - et un peu d'alcool bon marché. Les sommes qu'il percevait lui permettaient tout juste de survivre, mais c'est l'âme qui ne s'en sortait pas, c'est elle qui dépérit peu à peu et entraîne le corps à sa suite, inexorablement. La survie physique ne pouvait constituer un destin, seulement un prérequis, l'esprit lui a besoin d'autre chose. Cette vie à flux tendu ne permettait pas, en sus, de faire face aux aléas de l'existence civilisée, comme cette taxe d'habitation qu'il venait de recevoir et qui s'élevait à quelques trois cent euros qu'il était incapable de payer. Nous y étions donc: le point de non retour, celui où il faut empaqueter ses affaires dans un petit balluchon de vagabond et partir courir les rues... Le monde occidental est si merveilleusement pensé qu'on n'est nulle part chez soi, on vit à crédit dès la naissance, sauf pour les mieux lotis. C'est assez extraordinaire quand on y pense, être redevable d'une dette immense dès la naissance, c'est à dire contracter un emprunt avant même d'exister...

Damnit Crocket avait des petits yeux, l'angoisse l'avait empêchée de dormir et le voisin s'était déchaîné la nuit dernière. Les cris de sa compagne, purs, tellement spontanés et libres, avaient réveillé en lui un désir puissant. Il n'avait jamais connu de femme qui ait crié comme cela dans ses oreilles. Rien à part la parodie abjecte des filles de joie s'efforçant de jouer médiocrement le rôle de ce qu'on ne peut reproduire artificiellement. Dire qu'il n'était séparé de cette femme que par un mince mur, quelques dizaines de centimètres tout au plus. La nuit avait passé à la fois lentement et étrangement vite. Damnit Crocket avait vu les lumières sur la façade d'en face s'éteindre peu à peu, certaines restant allumées très tard. Il s'était demandé quels genres de vie pouvaient bien mener ces voisins inconnus. Quelqu'un se rendra-t-il compte demain qu'il aura disparu, ou bien n'était-il pour eux qu'une lueur s'échappant d'une fenêtre anonyme? Quelqu'un s'en souciera-t-il? Y aura-t-il une pensée fugace dans l'esprit d'un de ces voisins, pour ce maigre homme toujours affublé de son chapeau rayé et qui passait des minutes entières le front contre la fenêtre à contempler le vide? Ou bien le chômage vous fait-il totalement et absolument disparaître aux yeux des autres, comme un caillou sans utilité sur le bord d'une route et qu'on ne distingue pas du reste...?

Le soleil s'était levé, nous étions un Samedi, il devrait quitter l'appartement Lundi. Rien n'était prêt, le grand homme au chapeau n'avait jamais déménagé, il n'avait aucune idée de l'endroit où trouver des cartons, et puis, que pourrait-il bien faire de toutes ces affaires? Il allait devoir tout jeter et ne garder que ce qui pouvait tenir sur son dos... Qu'avait-il à conserver au final? Quelques vêtements, une brosse à dent et du dentifrice feront l'affaire. Il se prépara un café, humant l'odeur enivrante, puissante et mat qui embaumait le petit studio. C'était une odeur réconfortante sans qu'il ne sache s'expliquer pourquoi. Damnit était étrangement muet ces derniers jours, il était en manque de tout, emmuré dans l'enfer d'un éternel dégrisement. Avait-il seulement envie d'en sortir d'ailleurs? Pour aller où? Échouer dans l'indifférence glacée des nécessités modernes? Même la gueule de bois lui semblait préférable.

L'agitation urbaine parvenait aux oreilles de Crocket, filtrait à travers la fine glace des fenêtres. Les gens sortaient, prévoyaient des activités pour la journée, peut-être un restaurant entre amis ou en famille, ils iraient visiter un musée, partiraient à la plage ou à la montagne. Crocket se demanda ce qu'il allait faire de cette journée. Que pouvait-on faire en ville sans argent, à part marcher, déambuler dans les rues tel un Socrate muet, sans idée ni sagesse... Regarder les gens à la terrasse des cafés, les femmes superbes, moulées dans leurs robes élégantes, désirables et interdites. Aller dans la rue pour quoi faire?! Il allait bientôt y passer ses journées, ses nuits... Il se balançait d'avant en arrière au bord du clic-clac déplié, voyait le reflet fantomatique que lui renvoyait la vitre de la fenêtre. Damnit, étrangement, n'apparaissait nulle part... D'habitude ce n'étaient que les ombres qui s'acharnaient à ignorer le petit raton-laveur... Crocket porta une main au chapeau et senti sous ses doigts la douceur du duvet rayé qui aussitôt lui lança une décharge de malveillance. Il était bien là oui, ils n'étaient pas seuls, pas totalement seuls. Quelque part prêt de l'évier, un grand couteau de cuisine à la lame effilée était rangé, hors de vue.

[ Damnit Crocket ] 9: La poursuite du bonheur

La vie est une chose formidable. Alors que la flèche du temps ne semble suivre qu'une et une seule direction, irrémédiablement, la vie d'un homme peut quant à elle s'écouler en totale violation avec cette loi pourtant fondamentale de l'univers. Damnit Crocket se retrouvait dans le petit appartement, recroquevillé sur l'ordinateur bon marché qui ne cessait de s'éteindre tout seul à cause de la chaleur qui provoquait des court-circuits, et réintégrait la sempiternelle rédaction des lettres de motivations pour toutes sortes d'emplois pour lesquels nul humain sur terre ne pouvait avoir un quelconque appétit. Peu d'entre nous ont connu des camarades de jeunesse qui rêvaient dans la cour de récréation de devenir technicien de surface ou bien encore manutentionnaire de nuit pour la grande distribution. C'était pour ce dernier poste que l'individu esseulé tapait frénétiquement sur les touches du clavier d'ordinateur. C'était un emploi sans horaires fixes, pour lequel vous étiez amenés à être appelé la veille pour le lendemain, en fonction des besoins, pour un travail nocturne harassant. Crocket pianotait sur le clavier et, pendant de longs moments, observait le monde par la fenêtre, à travers les rideaux gris et blancs qui ne parvenaient pas à filtrer toutes les couleurs invraisemblables d'une nature en fleur. Entre les immeubles, quelques taches chromatiques parsemaient le paysage d'un rappel aux humains oublieux. Il restait des minutes entières le regard fixé sur l'espace vacant au dehors, à se laisser bercer par le frémissement des feuilles et le sifflement du vent qui trouvaient leur voie dans la jungle de béton. Puis les frappes reprenaient, nerveuses sur le clavier du pc. Damnit semblait enfoncé dans un sommeil profond proche du coma, son visage était figé dans une moue où se mêlaient à la fois le désespoir et le dégoût.

Il restait au duo à peine quatre mois de chômage environ, avant que la misère ne vienne frapper de nouveau à la porte pour le prendre par la main, l'invitant à baguenauder dans les rues et dormir à la belle étoile. Une fois la énième lettre achevée, Damnit Crocket se leva du clic-clac et tourna en rond dans le petit studio, de petits ronds d'un mètre cinquante de diamètre environ. Il s'approchait ensuite de la fenêtre, écartait un pan du rideau et plaquait son front sur le verre, le regard vide et exsangue. À ce moment là, Damnit aurait voulu murmurer à sa moitié: à quoi bon, à quoi bon continuer à vivre comme cela, mais il gardait le silence, par respect pour la somme d'efforts que le grand homme avait fournis jusqu'à présent pour les maintenir à flot dans la grande compétition à l'emploi qu'était le monde moderne. Les deux entités restaient face au présent englués dans le même sentiment d'amertume, comme si ça n'avait pas toujours été ainsi, qu'une autre vie était possible et qu'une vague mémoire persistait en eux de ces instants, rémanente et douloureuse. Lorsque Crocket se retourna, son regard se posa sur le couteau de cuisine, mais pourquoi se trouvait-il toujours dans son champ de vision! En une seconde il vécut mille fois la scène qui le voyait saisir le couteau, calmement et décidé, puis tirer la langue qu'il s'attelait à trancher doucement, d'un lent mouvement de va et vient maîtrisé, sans un cri. Il n'y avait pas de douleur mais seulement la sensation de la lame qui glisse et fend la chair, comme s'il demeurait étranger à cet organe, et peut-être à son propre corps.

Pour la première fois depuis des mois, Crocket sembla se se plier sous un poids trop lourd, il peinait à se tenir droit et colla ses avant-bras à la fenêtre en reposant sa tête entre ses mains. Pas de réveil demain, pas d'obligations, rien d'autre que le temps qui s'écoulerait, le bruit des autos au-dehors, plus présent aux heures de pointes, lorsque les gens vont au travail ou en reviennent. Il n'y aurait rien que le lent passage du soleil qui faisait bouger les ombres imperceptiblement. Pourtant Damnit Crocket percevait chaque variation de la luminosité, il sentait par tous les pores chaque seconde écoulée, comme une offense faite à sa nature intime. Damnit n'avait pas besoin de prendre la parole, tout son spleen dégoulinait sur ce moment atone, et formait une avalanche qui menaçait de les enfouir pour de bon. L'entité double se mordit les lèvres, prit sa carte de crédit et sortit dehors, résolue, en direction du supermarché. Il fallait acheter beaucoup d'alcool, beaucoup beaucoup d'alcool, que cette soirée ait une raison d'être vécue. Damnit affichait la mine des mauvais jours, même cette perspective ne suffisait pas à attiser en lui la zone du bonheur. Tout juste parvenait-elle à atténuer la souffrance d'un destin qui se résumait à des lignes blanches entre les paragraphes d'un curriculum vitae, des lignes blanches qu'on inspirait par la narine, comme un grand souffle de liberté.

vendredi 5 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 8: Le puits

Depuis plusieurs semaines maintenant, le contrat à durée déterminé s'était achevé. L'ex croque-mort était semble-t-il parvenu à surmonter l'épreuve administrative lui ouvrant droit à un petit chômage et il végétait de nouveau dans le minuscule studio encombré. Il connaissait dans la chair ce que signifiait faire partie des "gens qui ne sont rien". L'expression avait été utilisée lors d'un discours du président de la république dont il avait vu un extrait sur internet. Le chapeau avait eu un sourire moqueur aux lèvres mais c'était au fond de son âme une lueur de meurtre qui pulsait. Crocket, quant à lui, ne pensait pas grand chose de tout cela. N'était-il pas véritablement rien? Enfermé entre ces murs, en seule compagnie des cafards, sans autre horizon que les petits boulots mal payés et sans véritable destin à désirer? Il détourna la tête de la fenêtre et aperçut un éclair sombre sur le mur. Il se figea, la poitrine prête à exploser. Doucement il posa un regard inquiet sur la tache noire qu'il distinguait sur le crépit blanc, tendu et quasiment immobile, tel un chasseur ou plutôt une proie. Il s'approcha lentement et vit alors qu'il ne s'agissait que d'un moustique écrasé. Il poussa un long soupir, puis haleta quelques secondes avant de reprendre une respiration normale, apaisée mais toujours sous le joug d'une inquiétude permanente. Il ne s'agissait pas d'un cafard. Il les voyait partout, sur la moindre tache sur les murs, le moindre mouvement de particule. Plongé dans l'hébétude, allongé sur le clic-clac, Damnit Crocket rêvait éveillé.

Il se voyait plongé dans une pièce circulaire (un puits?) où figuraient sur les murs les lettres qui forment la phrase: tourner en rond. On pouvait commencer à lire la phrase dès son début et ce peu importe la direction de notre regard. Les lettres semblaient superposées les unes aux autres de sorte qu'on pouvait commencer de lire la première lettre de la phrase où que se pose le regard. Avions-nous déjà tournés en rond durant des heures qu'on en était toujours au même endroit, on regardait le mur et la même injonction s'affichait alors: tourner en rond. Était-ce une énigme, ou une simple définition de la vie? Mais tourne-t-on jamais en rond? Le philosophe Héraclite affirmait que "tout s'écoule", de sorte qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve... Le jugement que l'on porte sur son expérience peut être récurrent, à la limite, remarqua Damnit. Un jugement est un état, il est défini, et l'on peut y retourner pour s'extraire de l'impermanence parce qu'il n'appartient pas au monde. Cela dit, si l'on suit soi-même un chemin linéaire et irréversible, alors à chaque fois que l'on se lie à un jugement, on n'est plus vraiment le même. Le sentiment vécu ne peut donc pas être à chaque fois identique car un des termes de la relation a évolué. Même dans l'ennui profond que provoque la sensation de tourner en rond indéfiniment, quelque chose poursuit son cours et, peut-être, nous achemine, sans que nous en ayons conscience, vers une résolution possible.

Pourtant, Damnit ne voyait aucune lueur au bout du tunnel, il ne s'agissait que de tourner en rond, encore et encore, à attendre d'une attente sans objet. Était-ce le réel, ce puits absurde aux murs gris qui enclot l'individu? Habitait-il désormais dans un puits? Le studio semblait s'être métamorphosé en une enceinte circulaire et cloîtrée. Malgré tout, cela restait toujours les mêmes murs, la même pièce, qu'elle soit rectangulaire ou circulaire; les mêmes routines à l'intérieur, les mêmes gestes. La respiration fonctionne sur le même principe mais elle a au moins la décence de se faire oublier, de sorte qu'on n'ait pas à y participer consciemment. Le quotidien, lui, est une obligation douloureusement consciente, une injonction de tourner en rond dans la valse d'une non-vie.

C'est cela être libre? Tourner en rond dans le puits d'une catégorie socio-professionnelle? Sentir la même chose jusqu'à la fin de ses jours et n'en point ressentir de frustration, jusqu'à finir par embrasser le mensonge de croyances stables, accepter de vivre dans un monde qui n'est que le produit de notre consentement... Jusqu'à présent, il n'a s'agi que de tourner en rond: au boulot, au chômage, tourner, tourner dans sa cage. Une poupée gigogne que l'existence, il faut toujours une cage pour en contenir une autre. D'ailleurs à bien y réfléchir, même en examinant sa propre volonté on s'aperçoit là aussi que dans chaque désir s'en trouve un autre, et que ces derniers sont contenus dans un autre encore différent, à tel point qu'à la fin on ne sait même plus ce qu'on désire vraiment. On ne peut vivre heureux lucidement, pensait Damnit, il faut fermer les yeux, se conter une histoire.

Qu'est-ce que c'était que la drogue au final dans tout ça? Peut-être la vive brûlure d'un présent scintillant et radieux, le moyen de voir les choses telles qu'elles devraient être...  J'ai dû choisir, à quelque aiguillage mal foutu, la mauvaise pilule. Celle qui m'a montré que sous la peinture de ce monde en trompe l'oeil s'en trouvait un autre, fut-il lui-même un trompe l'oeil... Une fois qu'on s'aperçoit de cela on n'a qu'une chose en tête: gratter, gratter comme un enfant pour chercher le secret enfoui sous les choses. L'humain ne fait que chercher hors de lui, dans le monde qu'il croit étranger, ce qu'il ne peut trouver qu'en lui. Mais que pourrait-on trouver en soi qui tarisse le puits sans fond d'où jaillit la souffrance? L'amour de soi, l'acceptation? Et après? Il ne reste plus qu'à crever, plein d'auto-satisfaction, sans désir, sans élan; porté par la vie et son reflux comme un bois mort flottant... A-t-on le droit d'attendre quelque chose d'autre, de chercher d'autres mondes et d'autres vérités à entendre?

Face à cela, on pourrait choisir de suspendre toute action, de rester assis, tel un sage mythique, à contempler l'illusion commune comme une mer étale... Mais chaque grain de temps qui s'écoule est un deuil que l'on ressent trop fort. Chaque unité de temps se divise en d'autres unités plus petites afin que chaque instant semble une éternité où se mourir d'ennui et d'incompréhension. Il faut faire, quelque chose, tout, n'importe quoi, enchaîner les gestes qui ne mènent à rien. Il n'y a pas de projet à la vie d'un homme, il n'y a que l'action de faire, sans but extrinsèque, sans horizon. Une plante ou même un caillou semble réaliser quelque fonction essentielle plus noble, tandis que nous, que sommes-nous de particulier? Damnit souhaitait s'engloutir dans la surcharge hormonale provoquée par les drogues, et même la façon bornée qu'avait Crocket d'avancer sur la surface inepte des choses provoquait en lui un dégoût. Il était dans une de ces phases où rien ne pouvait rassurer et adoucir le goût saumâtre de l'existence.

Crocket savait qu'il devait agir, le point de la bile noire se faisait trop lourd pour ses maigres épaules. Il choisit alors l'option la plus simple: foncer tout droit à la supérette la plus proche pour acheter une quantité suffisante d'alcool bon marché. Il savait qu'il se réveillerait le lendemain les draps plein de pisse, avec un grand trou noir dans la mémoire mais tant pis. Il arriva au supermarché et se dirigea vers le rayon alcool. Une bouteille de rhum bon marché avec du jus d'ananas ferait l'affaire. Il fallait que l'impact soit rapide et brutal. Il se décida pour deux bouteilles, juste au cas où... Lorsqu'il arriva à la caisse, deux personnes avec une poignée d'articles étaient en train de passer avant lui: une petite vieille qui prenait un temps interminable à compter ses pièces de monnaie et un jeune homme enflé par le culturisme. Lorsque vint son tour, le caissier lui annonça le tarif et Crocket sortit sa carte de crédit comme s'il consentait à offrir son propre cul. Il entra son code sur l'appareil, peut-être s'agissait-il de la seule liberté réelle dont il jouissait, puis il repartit ensuite avec ses marchandises vers le petit studio. Il avait le pas pressé, le regard fuyant qui restait accroché au visage insignifiant du sol. Une fois arrivé il sortit un verre et l'emplit à moitié de rhum, à moitié de jus d'ananas, puis le but cul-sec. Il en faudrait à peu près quatre comme ça pour bien démarrer, pour que l'ivresse se fasse sentir avec sa chaleur caractéristique qui partirait du ventre pour lui monter aux joues, ramenant la vie dans ce lieu famélique et mourant. Dans l'esprit de Crocket, une larme coulait silencieusement, il abdiquait devant la familière faiblesse qui, une fois encore, s'imposait victorieuse face à tout espoir. Avec la tristesse venait la joie, avec l'abandon de toute lutte le soulagement salvateur, et tout pouvait enfin reposer à sa place, le monde pouvait être ce qu'il était, sans que Damnit Crocket n'ait à y redire quoi que ce soit, sans que le vide avale et égalise par le néant chaque sensation et sentiment. Un bien-être diffus s'installait au creux de ses cellules, une complexe chimie prenait les rênes de son esprit et se mettait immédiatement à contrôler la volonté et chaque décision, dans le seul but de s'augmenter et perdurer au maximum, jusqu'à l'acmé qui lui ferait fermer les yeux, et engloutirait dans la dissolution toute expérience vécue.

[ Damnit Crocket ] 7: Nous sommes légion

C'était un vendredi soir et Damnit Crocket achevait sa première semaine de chômage depuis les six derniers mois qui s'étaient écoulés dans le rôle de porteur funéraire. Le voisin d'en face écoutait de la musique techno à plein volume, les basses faisant trembler les murs du minuscule studio à tel point que Damnit Crocket se demandait si la pièce n'était pas une partie du dispositif sonore. D'ici environ une heure ou deux celui de l'appartement adjacent besognera sa petite amie sur le même sempiternel rythme effréné, une autre manière de reproduire les battements survoltés de la techno... L'homme au raton-laveur ne cessait de se lever pour se planter devant la fenêtre, faire les deux ou trois pas que la superficie disponible lui permettait avant de se rasseoir, indécis, au bord du clic-clac. Il venait tout juste de ranger le couteau de cuisine qu'il avait contemplé de manière inquiétante durant les dix dernières minutes, avec toujours la même pulsion: l'attraper pour trancher lentement sa langue. Comment diable occuper son temps lorsqu'on est dépourvu de passion, que l'on ne possède ni talent ni ami, ni travail, ni famille... Il était de nouveau une donnée négligeable, tout juste une statistique honteuse dans le curriculum du pays. Il ne servait à rien, son existence ne semblait servir aucun projet, elle était là, maintenant, objet spatio-temporel inerte à la dérive dont le reste de l'humanité ne sait quoi faire. La légère gueule de bois habituelle restait supportable, heureusement que tout n'était pas noir, mais le raton-laveur serrait tout de même les mâchoires à chaque percussion provenant de l'appartement du voisin d'en face. Il valait mieux que Damnit n'ait ni bras ni jambes à lui... Damnit! Crocket! Allons crever cette enflure! Mais Crocket ne bougeait pas, plongé dans la torpeur comme un animal pris dans les phares du voiture.

En ouvrant le frigidaire et en constatant l'urgence de la situation, l'homme au raton-laveur conclut qu'il allait devoir se remettre à la piquette vendue dans les bouteilles en plastique. Il se mit devant l'ordinateur et entreprit de remplir son dossier pour le chômage. Il avait eu le malheur de déclarer lors de sa précédente mission qu'il n'était plus à la recherche d'un emploi, ce qui paraissait logique puisqu'il en avait alors un... Toutefois la conseillère qu'il avait eu au téléphone lui avait expliqué qu'il pouvait occuper un poste et être demandeur d'emploi, et qu'il avait d'ailleurs intérêt à le faire s'il ne voulait pas se réinscrire à chaque fois. C'était à n'y rien comprendre. Il avait donc essayé de se réinscrire en ligne, mais il fallait imprimer des documents et envoyer des pages de justificatifs par la poste. Tout était tellement compliqué, chaque nécessité administrative était un marécage où s'embourber jusqu'au cou, la survie d'un occidentale moderne suivait des lois qui n'avaient plus rien de naturelles et dont la complexité semblait contre-intuitive.




En faisant ses recherches sur internet pour comprendre le sens de tout ce jargon administratif, certains titres de l'actualité le marquèrent par leur redondance. Partout l'on semblait parler d'un mouvement nommé "gilets jaunes". Par curiosité et ennui, il cliqua sur un article qui expliquait les tenants et les aboutissants du mouvement social. Apparemment les derniers de cordée étaient pléthore en France, et commençaient à se révolter contre la politique népotique du gouvernement qui laissait de plus en plus de citoyens dans une situation où la conservation de la dignité et le droit à une vie décente étaient en danger d'extinction. Damnit se prit le menton dans la main et regarda par la fenêtre la façade en vis-à-vis, au milieu des basses du voisin et du brouhaha urbain qui s'engouffrait par la fenêtre ouverte. Crocket avait ouvert les yeux et semblait plus animé qu'à l'accoutumée, quelque chose se passait dans le pays, quelque chose qui prêtait à des gens comme lui une existence réelle, une consistance et peut-être même de la valeur. Tous les samedis étaient organisés des défilés dans la rue, au cours desquels les forces de l'ordre semblaient avoir carte blanche pour blesser, mutiler et malmener des citoyens exprimant leur colère et leur désarroi à l'aide d'un gilet jaune sur le dos et de pancartes arborant quelques vérités que les élites tournaient en dérision à la moindre occasion, à l'aide de sophismes affûtés. La méthode avait beau être éculée, elle n'en perdait mystérieusement pas pour autant sa redoutable efficacité. Malgré tout le mouvement perdurait, certains journalistes le qualifiait de jacquerie et malgré la condescendance du terme, nous n'étions pas si loin de la vérité. Pour la première fois depuis longtemps, Damnit Crocket cessait de se balancer sur lui-même et aucun tic nerveux ne venait entraver sa concentration. Il regardait les vidéos des manifestations ponctuées de violences policières, lisait des articles avec une attention inhabituelle. Même les quelques cafards qui fendaient fugacement son champ de vision périphérique ne parvenaient à le divertir de ce qu'il découvrait. Il va être temps pour nous d'exister. Ce furent les mots de Damnit, prononcés sans trembler, avec l'assurance de ceux qui énoncent un fait évident, une vérité apodictique. La découverte de ce mouvement semblait avoir éveillé en lui quelque volonté amorphe, prisonnière autrement de la neurasthénie ambiante. C'était la rage froide et déterminée de ceux qui n'ont plus rien à perdre, et ils étaient légion.

jeudi 4 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 6: Dyonisos

Avec les deux cent euros de la CAF, Damnit Crocket entamait une nouvelle vie. Il ne remercierait jamais assez ses collègues qui lui avaient fait part des droits auxquels il pouvait prétendre dans sa situation. La première chose qu'il fit fût d'acheter un peu de cocaïne, beaucoup d'alcool ainsi que les services d'une escort girl qu'il fit venir à son studio. Le raton libidineux était aux anges, enfin il exultait. L'étrange couple tournait en rond dans la petit galetas, mais pour la première fois c'était dû à une véritable excitation, un engouement électrique. Lorsque la demoiselle de joie arriva chez lui, le couvre-chef était déjà passablement éméché, parcouru d'une nervosité induite par la blanche consommée. Les présentations furent rapides, Damnit n'avait pas eu de relation sexuelle depuis un sérieux moment et sa libido hurlait famine. Il commença par réaliser un de ses petits fantasmes personnels en alignant un rail de coke sur les fesses galbes de la prostituée rompue à toutes les excentricités. Il posa ses deux mains sur la fesse qu'il pressa pour bien faire ressortir la trace poudreuse sur la chair tendre puis inspira le tout goulûment par une narine. Après cela, il ouvrit une bouteille de vin blanc en faisant sauter le bouchon aussi fort que possible: le son produit lui réjouissait véritablement l'âme. Il entreprit alors de faire couler le vin entre les cuisses de la pulpeuse partenaire, le but et le lécha frénétiquement, dans une jubilation qui confinait à la folie. Il était sur tous les front, voulait dévorer chaque substance, se fondre dans la peau de cette femme superbe et offerte, se dissoudre dans l'ivresse dyonisiaque des sens. Les cent euros qu'il pouvait payer ne lui donnaient droit qu'à une durée limitée de plaisir charnelle: trente minutes en tout et pour cette raison il se gavait dans une gloutonnerie presque morbide, la drogue décuplant son énergie. Il se retirait de la femme épuisée toutes les minutes pour aller se regarder dans la glace, admirer l'érection tenace qui lui donnait l'impression d'être un dieu grec tenant entre ses jambes le bâton du pouvoir absolu. Il transpirait et luisait sous l'éclairage de la lampe. Tiens si ce connard de voisin pouvait voir comment on baise, là il pourrait prendre une leçon. La séance dût paraître interminable à la jeune femme qui subissait les assauts incessants d'un démon en rut, mais ce dernier dût abdiquer devant son incapacité à jouir. Depuis des heures qu'il martelait le sexe de sa pauvre partenaire, narcissique, il était incapable de se laisser aller à l'apothéose jaculatoire et salvatrice, il demeurait prisonnier d'un désir insatiable et que finalement seule la lassitude finit par apaiser. Au fond peut-être n'était-il qu'un esclave qui en achetait un autre...

La fille refusa de se doucher dans le minable taudis et disparut rapidement pour essuyer les souillures de cet instant bestial et dépourvu de sentiment. Empestant l'alcool, Damnit Crocket s'assit au bord du lit et tira une dernière ligne de dépit. Il regardait la fenêtre au-dehors, la façade constellée des lumières des appartements d'en face. Il se leva pour aller s'observer dans la glace, l'érection à moitié retombée mais le sexe toujours vibrant d'une soif inextinguible. Il tourna en rond plusieurs minutes durant, jusqu'à en avoir des vertiges. Une bouteille de vodka entamée traînait sur la table, emplie du liquide transparent et pure comme de l'eau. Il s'en saisit et but par grandes rasades une quantité comme la moitié du breuvage, puis, la bouteille encore à la main, retomba sur le clic-clac, exsangue, entouré d'un halo d'effluves de sexes, de transpiration et de vapeurs éthyliques.

Lorsqu'il se réveilla, la bouteille était vide elle aussi, le sol collant et les draps du clic-clac trempés. Il se demanda s'il avait transpiré ou s'il s'agissait des restes des ébats de la veille. Mais une odeur étrange lui rappela étrangement quelque chose, il approcha son nez en plissant les narines et reconnut tout de suite l'odeur de l'urine. Le jour s'était levé depuis longtemps déjà, il regarda la fenêtre, lançant un regard douloureux à travers le voile de la migraine. La nausée l'empêchait de se mouvoir, elle le clouait dans la même position d'inconfort moindre, repoussant le moment où il lui faudrait vomir. Damnit Crocket! Il ne restait presque plus rien de la veille, à part les scories brûlantes des excès, les flashs d'une démesure inapte à éteindre le grand incendie qui consumait Damnit de l'intérieur. Comment avait-il pu se pisser dessus... Il aurait dû s'en cantonner à la cocaïne, l'alcool était un fléau. L'appartement était dévasté, il avait renversé la table basse, tous les objets étaient par terre, l'ordinateur, le cendrier, les bouteilles d'alcool dont le reste du contenu avait séché sur le lino qui collait désagréablement.

C'est pour ça qu'on travaille, pour oublier deux jours sur sept. Finalement il n'avait rien fait d'extraordinaire, c'était un weekend comme un autre, comme bon nombre de ses semblables  en passaient; une manière de vivre en concentré, dans la durée restreinte de ces deux jours de liberté q'on ne sait plus remplir autrement. En laissant traîner son regard sur le désastre, il tomba sur le couteau de cuisine parfaitement aiguisé, lisse et chromé. Impossible de détacher son regard de l'objet qu'il fixait comme s'il racontait une histoire effrayante mais dont on veut savoir la suite. Ses muscles figés, Damnit Crocket se figurait en lui une scène où il empoignait le couteau et se tranchait la langue, comme s'il s'agissait d'un quelconque morceau de viande à découper. Il pouvait ressentir le glissement aisé de la lame sur le moelleux de sa langue. Horrifié et fasciné par cette idée, il ne pouvait s'empêchait de la contempler encore et encore, comme si une vérité inexplicable, capable d'emporter la raison, y était contenue. La douleur qui lui vrillait le crâne l'aiguilla vers d'autres pensées, plus pressantes, il l'enserra de ses deux mains, allongé dans sa pisse, trop épuisé pour retirer les draps ou même se lever. Tandis qu'il roulait sur le côté, un haut le coeur le força à se lever précipitamment du matelas pour se ruer dans les toilettes. Le jour du seigneur avait toujours eu des relents d'outre-tombe.

[ Damnit Crocket ] 5: Croque-mort

Trois semaines passèrent et voilà l'étrange duo pleinement intégré dans le business de la mort, vêtu d'un costume bon marché, d'une fausse cravate qu'on attache au col, la panoplie du parfait porteur. Le costume étant porté au pressing par la direction à une fréquence douteuse, il arborait en permanence des tâches de crasse et de transpiration, laquelle enveloppait l'individu qui le portait d'une odeur bien vivante. On lui avait appris comment porter le cercueil, à partir de différentes méthodes, mais chaque boîte avait sa préférence en la matière. L'équipe avec laquelle il bossait était dans sa grande majorité composée d'individus colorés et sympathiques. L'ambiance était décontractée, à vrai dire jamais il n'avait connu de contexte professionnel aussi propice à la galéjade. À mesure qu'il s'intégrait au business de la mort, il lui semblait qu'il apprenait à vivre. L'équipe des porteurs, tous ces "gens qui ne sont rien", lui faisaient part des aides dont il pouvait bénéficier: aide au logement, ticket restaurant etc. Tout un monde se dévoilait à Damnit Crocket. En outre, le boulot n'était pas compliqué, on pouvait finir sa journée aux alentours de seize heures en se débrouillant bien, ce qui n'était pas négligeable en été, avec ces journées qui n'en finissaient pas. Comment un tel contexte de travail était-il possible au vingt et unième siècle, à l'ère de la productivité paroxystique? Probablement parce qu'il s'agissait d'une de ces petites boîtes familiales, pas encore rachetée par les grands groupes qui forment les oligopoles. D'ailleurs apparemment, d'après ce qu'on lui avait dit, c'était bien le sort qui attendait la petite entreprise: Pascal Leclerc était sur le coup. Ça a quand même moins de gueule que Pierre t'emballe! Damnit! Tempêtait l'être éponyme. Les types pourraient faire un effort, qui a envie d'un enterrement par Leclerc, on se croirait dans l'hypermarché des obsèques... D'ailleurs c'était peut-être le cas, il faudrait se renseigner, mais bien qu'il ne s'agisse que d'une homonymie, on était bel et bien dans l'univers de la grande distribution. Peut-être un jour faudra-t-il à tout un chacun aller chez Leclerc pour choisir un cercueil, après être passé à la caisse avec son pack de bières. En tous les cas, Damnit Crocket aimait bien faire le ménage au crématorium, il était seul et le boulot simple. On dictait soi-même son propre rythme. La première fois qu'il s'était trouvé devant les frigos (neuf au total), il était chargé de vérifier que les personnes dont l'étiquette figurait sur la façade se trouvaient bien sagement à l'intérieur. La pièce était une sorte de garage de pavillon de banlieue aménagé. Il y avait des brancards, un évier, une bonde au milieu de la pièce au carrelage incliné. Tout était peint d'un blanc sali par les ans et par des choses qu'on ne voulait pas trop imaginer. Sur tout un pan de mur étaient encastrés des portes gris métallisé avec une grosse poignée de chambre froide: la maison des morts. C'est un peu impressionnant de se trouver devant tant de cadavres réunis au même endroit, on a l'impression d'être le gardien d'objets sculptés par un artiste déjanté, mais passé cet effroi on s'y fait. C'est apaisant les macchabées, ça ne dit rien, on peut les faire parler soi-même, certains ont simplement l'air endormi et sont comme prêts à se réveiller, tandis que d'autres ont cet air factice des poupées de cire, comme si la vie n'était jamais passée par là, ou bien était partie depuis longtemps déjà. Damnit aimait parler à ses petits vieux endormis dans leurs chambres funéraires lorsqu'il y passait le balai. Ils reposaient calmement dans le cercueil ouvert, une petite veilleuse à leur chevet dispensait ses lueurs feutrées. Il se sentait plein de bienveillance pour ces défunts, c'était en quelque sorte lui qui veillait sur leur dépouille tandis que leur esprit traversait le Styx.

Une fois le crématorium nettoyé, il fallait ramener la voiture de fonction à la boutique et puis on était libre de rentrer chez soi. Personne ne venait vous dire qu'il était trop tôt, de toute façon la boîte souhaitait à tous prix éviter d'avoir à payer des heures supplémentaires. Trente-cinq heures, pas plus, ça passe assez vite quand on est occupés, surtout quand la journée n'est pas aérée par la pause de midi et qu'il faut travailler en sus le samedi. Ça laisse des petits îlots de repos à placer dans la semaine, des demi-journée chômées. Mais comme il ne faut jamais trop en demander lorsqu'on est un dernier de cordée, on n'a pas le luxe de prévoir quoi faire de ces repos puisque l'on est prévenu la veille pour le lendemain de ces privilèges impromptus. Idem pour le travail saturnien, toujours la veille pour le lendemain. Pour ceux qui n'ont pas de famille et qui sont seuls comme la mort - et Damnit Crocket -, c'était acceptable.

Est-ce que le premier contact avec la Faucheuse, la vraie, fut difficile? Oui, mais pas longtemps. Ils étaient partis chercher un corps dans la morgue d'une clinique de la ville. La directrice d’amphithéâtre leur avait donné accès à la salle éponyme qui n'est autre qu'un ensemble de boîtes réfrigérés où sont conservés les corps en attente d'être traités par les services appropriés. Toute une organisation les obsèques, il faut l'affairement de bien des personnes pour que le problème soit réglé, enfoui sous le poids du présent, sous quelques pelletées de terre ou bien disséminé dans les airs. La directrice d'amphithéâtre était une jeune demoiselle un peu barrée que les autres porteurs connaissaient bien. Il se souvient qu'ils avaient parlé de cul ensemble, à vrai dire c'était un sujet de discussion assez surreprésenté chez eux. La mort appelle la vie ou c'est l'inverse peu importe. Il s'agissait d'aller mettre en bière un quadragénaire mort de cancer. La nouvelle recrue avait été priée de le prendre par les jambes pour le sortir du frigo et le placer dans le cercueil. L'homme portait un jean glacé et humide et lorsqu'il attrapa ses jambes il ne put sentir qu'un squelette frais presque anguleux: le tibia est un os pas si épais, on pourrait facilement s'en faire un gourdin... À ce moment l'apprenti faucheur se demanda tout de même ce qu'il faisait là et s'il pourrait bien assurer son service jusqu'au bout, mais ce vacillement de sa volonté s'estompa dès le deuxième cadavre. On s'y fait. Si on tente d'embrasser le tout alors on est un peu submergé, mais dès lors qu'on divise le problème en tâches simples qui s'enchaînent presque sans lien organique, alors tout devient évident et machinal. Les nazis l'avaient bien compris, Taylor aussi et toute l'organisation économique du monde capitaliste. Et puis la mort ce n'est rien, c'est un problème de vivant voilà tout, c'est nous qui plaquons tous nos fantasmes sur ces signifiants. Il suffit de s'arranger avec le sens que l'on donne à tout ça et tout va pour le mieux...

Il y avait des personnages croustillants dans le milieu. Damnit Crocket avait été profondément marqué par un des prêtres qui officiait dans un crématorium de leur secteur. Avant les cérémonies ils discutaient souvent avec lui. L'homme qui devait avoir la soixantaine était toujours souriant et d'une sérénité qui semblait à toute épreuve. Le soleil d'été tapait derrière les grandes baie vitrée de la salle de cérémonie, les familles n'étaient pas encore invitées à entrer, et le prêtre plaisantait sur la chaleur estivale. Il se pencha alors vers Damnit Crocket pour lui faire une confidence:
-"Vous savez, je le surveille de prêt..."
-"Qui ça" questionna l'apprenti faucheur.
-"Le soleil pardi. De jour en jour il se rapproche de nous, mais je le tiens à l'oeil..." lui dit-il dans un sourire malicieux. Un sourire qui lui avait fait l'impression d'être une fleur de plus, parmi celles qui jonchaient les bords du tapis roulant chargé d'acheminer la dépouille dans une fournaise rédemptrice. Depuis cet épisode, Damnit se souvint du prêtre comme étant le gardien du soleil. Il l'aimait à vrai dire, ce vieillard bienveillant que même la mort par embrasement ne semblait pas départir de sa bonne humeur, et qui affichait cette inébranlable confiance que seuls les fanatiques semblent posséder et qu'on nomme la foi.

Tandis qu'une partie de l'être bicéphale s'épanouissait, du moins selon les critères que la bourgeoisie avait érigé pour le petit peuple, l'autre cependant dépérissait peu à peu. Chaque prêche était l'occasion pour le raton-laveur de se trouver placé face à ce qui semblait tant lui manquer: une croyance. Car pour lui, il n'y avait pas de croyance qui tienne la route plus de quelques secondes face à l'examen attentif de la lucidité. Un monde où il n'y a pas de croyance, c'est une monde sans absolu, c'est un monde mouvant donc, où les valeurs d'hier peuvent être à l'opposé de celles d'aujourd'hui. Autrement dit être sans croyance - du moins durable -, c'est être en prise avec sa liberté, se retrouver seul, noyé en son immensité sans structure, sans guide. Être un nomade de la pensée dans un monde de sédentaire est une véritable gageure, d'ailleurs Aristote disait bien que seuls les fous ou les dieux pouvaient vivre hors de la cité. Damnit, dont le prénom était un cri, tenait peut-être des deux, mi-dieu, mi-dément, qui dérivait sur le flux du présent aux berges floues, sans attache et sans toit sur la tête. La seule chose, peut-être, qui liait Damnit à ce qui s'approcherait d'un monde un tant soit peu durable, c'était Crocket; lui qui traçait sa déroute dans l'inextricable chaos du monde où les questions ne s'expliquaient que par d'autres questions, où répondre n'était rien d'autre que dénouer le noeud de l'interrogation. Le grand homme avançait, portant sur lui le poids incommensurable d'une étoile qui s'effondre sur elle-même pour devenir trou noir. "Damnit, Crocket! Damnit!" gémissait le chapeau rayé, comme un mantra pour exorciser la douleur de son crâne. Et ce dernier avançait à travers la brume des jours qui ne laissaient filtrer aucun avenir, rien d'autre que le présent du labeur se perpétuant indéfiniment.

Parfois, ce grand corps qui paraissait si fragile, plié sur le siège passager du corbillard, acceptait le joint que lui tendait un collègue et tirait avec frénésie de longues bouffées interminables pour que s'évapore un peu de la souffrance existentielle de son colocataire d'âme. Damnit ne disait jamais rien alors, rien d'autre qu'un soupir de soulagement incarné par ces deux mots: "Damnit boy!"; il savourait le semblant de répit, le ressac qui emportait l'aiguillon du tourment, celui que le corps étique de Crocket portait sur son dos tel un infatigable Atlas. Et peut-être après tout que ce n'était que ça le monde: un tas de souffrance où vivre n'est rien d'autre qu'avancer au devant de sa fin, sans carte ni boussole et sans autre constellation dans son coeur que les quelques humains aimants que semblaient séparer des distances infrangibles. Voilà les pensées qui traversaient Damnit Crocket dans ces moments suspendus dans la camionnette, la fenêtre ouverte sur le monde illuminé.

Ce boulot au final n'ôtait rien à la vacuité quotidienne, il ne faisait que la souligner dans une routine qui peu à peu lissait les différences, égalisait acmés et déchéances de la vie pour ne laisser qu'un long ruban plat et indifférencié, celui des automatismes de la survie en milieu capitaliste. Après suffisamment de temps à ce régime, aller au travail devenait aussi inconscient que respirer, il n'y avait même plus à choisir, les choses se faisaient, s'imprimaient dans la chair du corps, la plasticité neuronale s'étiolait au profit d'une cristallisation des connexions, la vie devenait destin, avant même la mort biologique. Les humains souhaitaient se faire croire que la nature est bien faite, que l'univers est quelque chose de positif, qu'il est une construction. Il suffisait d'observer un ciel étoilé - si l'on avait encore ce luxe - pour voir dans la myriade d'astres luisants le symbole d'une beauté signifiante. Il suffisait aussi d'observer d'un peu plus près, de changer d'échelle pour comprendre la destruction létale que présentait ces fournaises infernales aux confins de l'éther, qui tels des essaims de phoenix ne cessaient de s'auto-détruire pour se maintenir à l'existence. Mais même les étoiles s'éteignent... C'est peut-être là le seul réconfort à puiser de tout cela... En attendant, Damnit souhaitait faire de la vie une véritable combustion stellaire, que chaque instant soit une fête, une explosion virulente et incontrôlée de tous les éléments constitutifs de l'être. Quitte à se détruire, autant être un spectacle grandiose et inspirant pour autrui, autant être le mensonge de la beauté dans l'agonie tragique. "Damnit Boy!" soufflait-t-il dans un nuage de fumée épaisse; les yeux mi-clos, le visage détendu, le crâne calé sur l'appui-tête. Dehors le soleil brillait, le temps continuait sa marche et la journée du serf était terminée.

mercredi 3 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 4: Entretien d'embauche

Une femme était au bout du fil. Combien de fois était-ce déjà arrivé, qu'un être vivant appelle Damnit Crocket sur son téléphone et qui plus est une femme? À vrai dire jamais, c'est donc dans une situation tout à fait inédite que le duo se trouvait catapulté.
-"Monsieur Crocket?"
-"Oui, bonjour." répondit ce dernier d'une voix légèrement haletante après s'être précipité sur le combiné vibrant.
-"Vous avez laissé une candidature pour un poste de porteur funéraire chez nous, vous êtes passé à la boutique il y a quelques jours, n'est-ce pas?" interrogea la femme. Le coeur de Crocket se mit à battre, serait-ce possible que ses efforts soient récompensés? Tu parles d'une récompense, passer son temps à enterrer des morts... Pas sûr qu'il s'agisse là du saint Graal de la destinée humaine... Ronchonnait Damnit.
-"Tout à fait, mais j'ai déposé mon CV dans nombre d'enseignes, pouvez-vous me rappeler pour laquelle vous appelez?"
-"Nous sommes Pierre t'emballe, rue des pissenlits."
-"Ah oui bien sûr, je me souviens."
-"Bien, je me permets de vous rappeler parce que votre candidature nous intéresse, nous avons un remplacement à pourvoir. Est-ce que vous seriez intéressé?"
-"Oui, je suis très intéressé." Damnit, pendant ce temps participait à sa manière au dialogue: bien sûr que je suis intéressé connasse, à ton avis pourquoi je me suis fait chier à venir dans ton magasin ridicule où l'on tente de déguiser la mort sous les atours les plus criards de la vie! Heureusement Crocket pouvait filtrer ces pensées bien qu'elles soient aussi les siennes...
-"Bien, êtes-vous disponible Mercredi pour un entretien, disons à 14h30?"
Crocket pensa à ce moment à toutes les vies que la mort faucherait à cette heure précise. Premiers de cordée comme derniers, puissants comme faible. Pourquoi de telles ruminations à ce moment? Nul n'aurait pu le dire. Damnit fit alors surgir dans leur esprit quelques vers du poète Omar Khayyam, probablement en réponse à l'expression "premiers de cordée":

Ces dupes de l'intellect et de la logique meurent
En disputant de l'être et du non-être;
Va, ignare, choisis bien ton cru
Car de leur poussière ne poussent que des raisins verts.

-"Mercredi, 14h30, parfait j'y serai."

Comme s'écoule l'eau du fleuve et souffle le vent du désert,
À vive allure, nos jours s'enfuient.
Mais il est deux moments qui ne méritent pas mon attention:
Celui qui est passé hier et celui qui viendra demain.

-"Très bien, à Mercredi monsieur Crocket."

Le pressenti croque-mort s'assit sur son clic-clac et contempla le mur, le téléphone toujours suspendu contre son oreille, comme si une voix divine allait maintenant lui révéler le sens de sa vie. Si l'on prenait la peine d'y réfléchir ce qui venait de se passer était assez extraordinaire. Après tant d'échecs, tant d'efforts vains pour trouver un emploi, voilà que son audace était en train d'être récompensée... Enfin rien n'était encore assuré, Damnit le lui fit bien comprendre. Sa mollesse et son manque de vitalité pourraient bien faire pencher l'entretien en sa défaveur. Il faudra que Damnit se mette un peu au premier plan, il avait un rôle déterminant à jouer. Il s'agira donc d'exécuter un duo délicat, une danse subtile entre l'ombre irascible et ténébreuse et l'humilité naïve et lumineuse du fragile humain. Les jours qui suivirent furent silencieux, rien ne se passait dans le studio sinistre, tel un lac étal sous un paysage désolé de pleine lune. Ouvrir les yeux, se lever du lit, avaler un café, siroter un pinard infect - les jours où il y en avait -, prendre une douche et puis attendre que le temps passe jusqu'à ce qu'il soit l'heure d'ouvrir le frigidaire pour se nourrir - si tant est qu'il y ait quelque chose de comestible à l'intérieur de ce dernier. La vie moderne des petites gens: tout un programme. Néanmoins, Damnit infusait doucement ses conseils et sa stratégie dans leur esprit commun. Lorsqu'on veut suivre la voie du moindre effort il est nécessaire de faire preuve d'efficacité, et celle du raton-laveur était redoutable, un raffinement évolutif étonnant lorsqu'on s'arrêtait à ce tas de rayures informe et bougonnant sur la tête du teint de pêche de Crocket. Damnit savait optimiser toute dépense d'énergie en vue d'obtenir un fragment de plaisir perdu, la drogue était la seule chose qui semblait le maintenir en vie, gonfler encore un peu les voiles d'une volonté en berne, et il n'y a rien de plus pragmatique qu'un camé en manque.

À travers la vacuité, du ventre d'abord, des activités ensuite et du sens enfin, notre curieux personnage parvint jusqu'au jour fatidique, en ne faisant rien d'autre que suivre l'épaule du présent, porté par l'inertie. Derrière: le néant. Devant: le néant. Dans l'immédiat: l'homme et son chapeau se tenant devant l'entrée du magasin au nom surprenant: Pierre t'emballe... Il se décida à franchir la porte et foula alors le marbre poli qui devait être une sorte de marbre perlé aux teintes foncées. Des fleurs multicolores formaient dans la pièce des allées ornées de plaques mortuaires aux messages d'assez mauvais goût, c'est du moins ce que pensait Damnit en lisant: "un sourire ne dure qu'un instant mais ton souvenir est éternel". Mais sérieusement qui a envie de mettre ça sur une tombe, pensait-il. Des aphorismes à deux balles, c'est véritablement souiller la mort... Et si on montait une société de marbrerie nous aussi, ça s'appellerait Pierre t'encule. Au lieu de messages dégoulinant de mièvrerie comme ceux qu'on a sous les yeux on proposerait: "un connard tu était, un connard tu resteras ou encore c'est le destin des ordures de redevenir poussière". On proposerait un service à tous les gens qui souhaitent enterrer une personne qu'ils ne peuvent pas supporter et dont la mort les soulage au plus haut point. La cérémonie leur servirait de sorte d'exutoire à tous les mauvais sentiments qu'ils n'ont peut-être pas pu assez exprimer du vivant du défunt. Crocket compulsait la brillante idée sans dire un mot, continuant d'avancer la tête légèrement baissée. Un homme à l'allure tout à fait normale l'accueillit derrière son comptoir avec un sourire chaleureux. Pourquoi fallait-il être étonné qu'il paraisse si normal? Est-ce que toutes les personnes qui travaillent dans ce secteur devaient avoir l'air maladif?
-"Bonjour, c'est vous qui avez rendez-vous pour l'entretien d'embauche?"
Le grand homme courbé releva la tête et rendit un sourire timide:
-"Bonjour, oui c'est bien ça, à 14h30."
-"Sylvie, la patronne, va vous recevoir, c'est le premier bureau à droite."
-"Merci."

Tout juste après être entré dans la boutique, trois bureaux séparés par des cloisons en verre occupaient tout le côté droit de la pièce. On aurait dit de petits aquariums. Damnit Crocket se présenta au premier, dans lequel une dame blonde plutôt quelconque effectuait tous les gestes qu'on attend de quelqu'un travaillant à son bureau. Pour une nana plutôt quelconque, moi je te dis qu'elle pue le cul la gonzesse. Putain ce serait pas mal de se taper la patronne quand même. Regarde moi la petite jupe serrée qu'elle porte. T'arrives tu lui attrape les cheveux tu lui allonge le buste sur son bureau et vlan...
-"Hmm! Bonjour madame, je suis Damnit Crocket, j'avais un rendez-vous à 14h30."
-"Ah oui, entrez, bonjour monsieur Crocket. Asseyez-vous." La femme avait à peine jeté un regard sur lui. Elle parlait sur un ton décontracté, presque informel, il n'y avait aucun lieu de ressentir un quelconque stress, c'était un bon point.
Un bon poing dans sa ch...
"Alors qu'est-ce qui vous amène à chercher du travail chez nous avec un profil pareil?" l'interrogea la quadragénaire en levant à peine les yeux de son fatras de feuilles et documents en tous genres.
La dame tenait dans ses mains le CV du demandeur d'emploi lui faisant face. Damnit avait le désagréable sentiment qu'elle tenait là sa propre fiche produit, le réduisant au rôle de simple ressource dans un univers de marchandises. La réification était tellement aboutie que chacun était jugé à l'aune de sa capacité à remplir une fonction précise, un métier, dont l'exécution remplira alors l'écrasante majorité du temps éveillé. La fiche produit de Damnit Crocket ne donnait pas à rêver, cela dit rien d'incohérent lorsqu'on postule pour un emploi sans qualification régi par un contrat LTE. Elle paraissait néanmoins à Crocket aussi étrangère qu'un fragment de roche martienne.
-"À vrai dire, j'avais envie de diversifier mes activités et surtout de donner un peu plus de sens à mon temps. J'ai besoin, je crois, de me reconnecter à une dimension plus humaine du travail, être utile à mon prochain. Je trouve que vous rendez un service indispensable et précieux à des familles qui traversent un moment difficile et important. Il y a une grande philosophie à côtoyer la mort." Pouah, on en fait peut-être un peu trop là...
-"Eh bien, on peut dire que vous portez un regard noble sur le métier, ce n'est pas le cas de tout le monde. Les autres porteurs avec qui vous allez travailler ne sont pas philosophes eux."
-"Oh vous savez, peu m'importe, je m'entends en général très bien avec tout le monde." rétorqua le demandeur d'emploi, légèrement mal à l'aise d'entendre son éventuelle future patronne parler avec ironie de ses employés.
-"Bien. Nous avons besoin de pourvoir un poste de porteur funéraire en urgence. C'est pour remplacer un des nôtres qui est en arrêt maladie. Il s'est blessé assez gravement durant l'exercice de ses fonctions, comme quoi, on n'est jamais à l'abri de rien." La femme fit une brève pause puis reprit: "Savez-vous en quoi consiste le métier?"
-"Je dois avouer que je ne connais que le strict minimum. Il s'agit de conduire le corbillard et de transporter les cercueils c'est bien ça?"
-"C'est à peu près ça, mais il y a aussi la disposition des fleurs lors des cérémonies, le nettoyage de la boutique et du crématorium, la mise en bière. Il y a un même un peu de bricolage avec l'assemblage des cercueils."
À ce moment, le grand corps remua sur sa chaise, mal à l'aise.
-"Je préfère vous prévenir que je n'ai pas vraiment d'expérience du bricolage..." avoua-t-il, hésitant.
-"Ça reste très basique et vous ne le ferez certainement pas au début, en tout cas pas tout seul."
On dirait que le boulot est déjà dans la poche vu la manière dont elle parle. Si tu dis pas de connerie bonhomme c'est gagné. T'as trouvé là ton nouveau maître. Une maîtresse putain, je me laisserais bien mettre la corde au cou pour une fois.
-"Le remplacement dure combien de temps? Vous savez si une proposition d'embauche est possible à la fin?"
-"On attend encore les certificats médicaux, mais ce serait au moins pour cinq ou six mois. En ce qui concerne une embauche définitive, c'est difficile de s'engager dès maintenant, cela va dépendre de la durée de l'arrêt maladie. Et puis, il y a un changement de propriétaire dans quelques mois, ce genre de décision ne se fera pas avant." La femme enchaîna presque sans pause, sur le même ton:
"Combien mesurez-vous?"
-"Euh... Environ un mètre quatre-vingt cinq." répondit Damnit Crocket, pris de court.
-"Vous connaissez votre taille de pantalon?"
Tu veux pas la taille de ma bite non p...
-"Euh... À vrai dire non... Je ne crois pas pourquoi?"
-"Il va falloir vous acheter un costume et des chaussures. Un des porteurs vous accompagnera à la boutique pour faire les essais."
-"Ça veut dire que vous m'embauchez?" interrogea-t-il en ouvrant de grands yeux pleins d'espoir.
-"Oui, c'est bientôt la canicule, on a de gros besoins et vous me paraissez prêt." fit-elle en l'observant de la tête aux pieds.
-"Super, merci beaucoup."
Merci beaucoup? N'en fais pas trop bonhomme, c'est plutôt à elle de te remercier. À l'époque les propriétaires d'esclave devaient se bouger le cul pour en trouver de nouveaux, toi tu viens comme ça te jeter dans ses filets.
-"Quand est-ce que vous êtes disponible pour commencer?"
-"Dès la semaine prochaine."
-"Il vous faut d'abord un costume. Vous pouvez venir dans deux jours pour qu'on s'occupe de ça? Vous ferez connaissance avec l'équipe par la même occasion."
-"Bien sûr, aucun problème."
-"Bon très, bien, alors dans deux jours à quatorze heures." fit-elle en se levant de sa chaise et en le fixant de son regard azur. "Il nous faudra quelques papiers pour le contrat, Mathieu vous donnera la liste en partant. Au revoir monsieur Crocket et bienvenue chez nous."
-"Au revoir madame, à bientôt."

Le nouvel employé n'en revenait pas, c'est bien la première fois qu'il est aussi simple de trouver un travail songeait-il... Ils devaient vraiment manquer de personnel. Une fois la liste des papiers à fournir récupérée, il sortit sous le soleil de Juin, sans trop savoir si la scène qui venait d'avoir lieu était réelle ou non. Quelle preuve avait-il qu'il allait bien être embauché là-bas? Et s'il ne revenait pas dans deux jours? Ce furent les questions qui l'animaient en rentrant tranquillement vers sa tanière minuscule. Dans notre cercueil oui, un putain de cercueil voilà ce que c'est ce studio de merde! On va foutre en bière des macchabées et pendant ce temps là c'est la société qui creuse notre tombe! Bah, tant qu'on peut s'acheter un peu de came et des vraies bières! Du pinard dans des bouteilles en verre pour une fois... Que tout ça ait un sens nom de Dieu! Crocket quant à lui était fasciné par l'idée de côtoyer la mort, d'en faire son milieu professionnel, lui qui s'acharnait à porter l'attelage brinquebalant de cette existence si pesante.

[ Damnit Crocket ] 3: Traverser la rue

Les nuits avaient passées, dans le bruit du voisin besognant sa bonne femme, celui des vibrations puissantes des basses de l'apprenti DJ d'en face, des talons d'une habitante d'un des appartements voisins, des hurlements des étudiants qui faisaient la fête dans l'immeuble d'à côté. Une nuit, après des semaines d'insomnie et de recherche infructueuse, Damnit avait hurlé à la fenêtre une ou deux fois, pesté contre Crocket pour ne pas avoir la moindre substance pour s'échapper de cet asile, pas même un somnifère, puis, la tête sous l'oreiller, il avait essayé de dissoudre sa nervosité dans un état méditatif de paix et d'acceptation. L'univers ignora le louable effort... Il avait fini par répéter inlassablement "Damnit! Damnit Crocket!" en pressant l'oreiller sur son visage comme pour s'étouffer lui-même.

Malgré tout, au matin, après cinq cafés et un conciliabule avec lui-même, Damnit avait pu développer, de concert avec son véhicule humain, une nouvelle stratégie de recherche d'emploi. Aucun mot ne fut échangé lors de cette conversation. Il semblait qu'en Crocket les pensées de Damnit étaient présentes et inversement, elles se confondaient presque les unes dans les autres. Un jour, Crocket expliqua qu'il voyait surgir les pensées de Damnit, comme si elles étaient les siennes, mais que presque instantanément il pouvait les distinguer, comme si elle possédaient leur propre couleur. C'était assez étrange d'être et ne pas être à la fois quelqu'un d'autre, du moins pour Crocket. Le raton-laveur, lui, aimait à répéter une phrase d'un nommé Rimbaud: je est un autre. Message cryptique s'il en est pour un inculte (par nécessité) dont la seule préoccupation était de trouver un emploi afin de maintenir un état vital stable...

Quoi qu'il en soit, notre chômeur se sentait animé d'un second souffle, prêt à prendre les rênes de sa vie en main, à contribuer à la si belle société dont il était membre, de gré ou de force. Il s'apprêtait avec entrain à faire grimper la croissance, à augmenter les richesses du pays, bien qu'on sache que du point de vue du gouvernement le pays se cantonnait aux fameux premiers de cordée. Décision était prise d'en passer par la candidature spontanée dans le milieu du funéraire. Après tout ça pouvait marcher non? Peut-être un besoin existait-il déjà mais on n'avait pas encore eu le temps de publier une annonce sur les portes du paradis qu'était pôle emploi... Au point où il en était Damnit Crocket ne devait rien négliger, et puis une fascination morbide le poussait inexorablement à côtoyer la mort. En ce qui concernait la lettre de motivation, il avait du s'y reprendre à deux fois, la première version étant un peu trop châtiée pour émaner d'un dernier de cordée comme lui. Damnit était loin d'être un dernier de cordée, malgré ses habitudes peu reluisantes, et à vouloir trop bien faire il outrepassait largement les bornes du rôle qu'il devait jouer. Il fallait paraître alphabétisé, mais point trop, les propriétaires aimaient bien qu'un esclave reste dans sa case, celle où il était né et de laquelle il devra tâcher de ne pas déborder sa vie durant. Dans le monde d'aujourd'hui on n'aime pas affranchir les esclaves, ça ne se fait pas voilà tout. On peut en parler, comme d'un possible enviable, on avait d'ailleurs une expression pour cela: ascenseur social, mais c'était bien mieux si la machine était hors service la plupart du temps... Les ânes avancent mieux avec une carotte en face du museau, mais si on les laisse la dévorer, ils arrêtent alors, indociles, leur marche laborieuse.

Un bon matin, muni d'une petite pochette abritant lesdits documents imprimés, Damnit Crocket s'aventura au-dehors de son studio, dans la petite bourgade où il vivait, et se rendit dans diverses sociétés de pompes funèbres. Les boutiques étaient généralement proprettes, emplies de fleurs multicolores, bien que le chrysanthème soit sur-représenté. On s'y sentait bien, peut-être grâce aux fleurs qui faisaient gicler leur polychromie lumineuse sur fond de marbre propre et luisant. Il était toujours très bien accueilli, il se disait qu'après tout il ne devait pas y avoir beaucoup de candidatures spontanées dans le milieu. Peut-être n'était-ce là qu'un préjugé mais c'était celui de beaucoup de monde. Les gens ont peur de la mort, elle les effraie au plus haut point, et il semble que la vie d'une grande majorité de nos contemporains soit une course effrénée pour la semer. Nous portons tous pourtant une montre au poignet, et qu'est donc chaque saut de la trotteuse si ce n'est le pas de la mort qui s'en vient? Après avoir expédié sa tournée en une journée, il ne lui restait plus qu'à attendre. Attendre comme toujours, à regarder le mur, une mauvaise gueule de bois dans un coin de la tête zébrée. Et le mur lui renvoyait son ombre imprécise. Il était d'ailleurs notable que ladite ombre ne découpait la délinéation que du seul Crocket: point de raton-laveur dans celle-ci. Ce fut pendant longtemps un débat intérieur entre les deux parties, et Damnit à qui l'on demandait son avis avait émis à ce sujet maintes théories qui, bien que différentes, étaient chacune vraisemblables. La plus concise et la plus percutante fut sans aucun doute le jour où il lança: "c'est moi l'ombre!" avant de s'éteindre dans un ronflement irrégulier. Crocket avait tenté laborieusement de comprendre ce qu'il voulait dire par là, énumérant les possibilités, mais il est des questions qui sont appelées à n'avoir aucune réponse, seulement des hypothèses...

Les jours passèrent donc et notre ami ne reçut nulle réponse. Il se disait qu'il serait peut-être séant de quêter un maître dans un autre domaine que celui de la mort. Cela dit la situation était grandement compliquée d'abord à cause du besoin de calme et des accès d'asociabilité dont pouvait faire montre l'ami à la queue rayée, mais aussi parce que la mort avait l'attrait hypnotique des choses qui n'ont pas encore distillé leur enseignement. Et puis on imaginait mal Damnit Crocket travailler dans un McDrive, il y a fort à parier que plusieurs clients seraient repartis avec leur soda sur la tête et que ses collègues l'auraient détesté pour ses remarques cyniques et bien senties.

De retour dans la forteresse de sa routine, après des heures d'ennui dans le cercueil de sa vie jonché de bouteilles vides de jus de raisin fermenté premier prix, Damnit lança l'idée d'aller voir les prostituées et de prendre de la drogue: "on réfléchit toujours mieux les couilles et le cerveau aérés" disait-il avec une grande délicatesse. Crocket se gratta le menton pour examiner la proposition. Il connaissait très bien la nécessité de céder parfois aux injonctions de son double, mais l'argent était pour le moment un obstacle insurmontable. Depuis quelques jours il n'allait plus aux toilettes à force de manger des pâtes. Sa paupière tremblait toute seule et ses muscles lui semblaient aussi faibles que ceux d'un vieillard. La trotteuse scandait le rythme de la mort, mais qui pouvait dire où cette dernière en était, derrière quelle heure elle se cachait? La grande et frêle silhouette ne semblait même plus ressentir la faim, à vrai dire la simple pensée de manger encore des pâtes ou un taboulé bon marché lui retournait les intestins. Voilà où notre ami en était de ses réflexions lorsque arriva un évènement inhabituel, hautement extraordinaire, et peut-être unique jusqu'ici: le téléphone de Damnit Crocket sonna.

[ Damnit Crocket ] 1: présentation

Voici enfin livrée l'histoire de Damnit Crocket. Il s'agit d'une longue nouvelle ou bien d'un court roman, c'est selon. Comment fut-elle inspirée au narrateur de cette histoire, cela je l'ai décrit dans le texte intitulé sobrement Damnit Crocket. Je publie l'histoire complète dans les traces (à droite du blog) et je publie aussi les chapitres, un à un, dans les publications quotidiennes, deux chapitres par jour probablement. Libre à chacun d'aborder cette histoire comme il l'entend, selon son propre rythme. Je ne sais pas s'il s'agit d'une réussite, mais je pense y avoir exprimé quelque chose de la condition de l'homme moderne, celle dont je m'efforce de m'arracher et celle, surtout, où j'ai vu et vois tant de mes semblables se consumer. J'aimerais que cette histoire soit un témoignage sobre et modeste de ce que l'avidité peut produire de malheur chez les gens qui en sont dépourvus. Je dédie ce texte à l'humanité entière, que j'aime avec passion, dans le déchirement ou la délectation. Je le dédie aussi à mon meilleur ami qui a su voir Damnit Crocket lorsqu'il s'est présenté à nous, comme une vérité qu'il fallait raconter.

Damnit Crocket, en plus d'être une entité constituée d'un humain d'environ un mètre quatre-vingt affublée d'un chapeau en forme de raton-laveur, était aussi un chômeur. C'est facile d'être un chômeur, du moins en apparence, si l'on ne prend pas bien la peine d'analyser le poids métaphysique d'une telle situation. En revanche, partager son cerveau avec un raton-laveur alcoolique et toxicomane  en perpétuelle gueule de bois semble plus problématique au premier abord, et pourtant. En France, être un "fainéant" incapable de traverser la rue pour décrocher un boulot est une chose aisée: il suffit de rester chez soi, de vivre dans la précarité la plus extrême et d'avoir peu de loisirs - ou seulement bons marchés. Pour ceux qui, étant chômeurs, sont dépourvus de logement, un autre combat s'annonce, dont il est fort à parier qu'il ne sortiront pas vainqueurs. Le territoire français (mais cela reste valable pour la presque totalité de la surface du globe) est quadrillé par le droit de propriété, autrement dit, où vos pieds se posent, se trouve la propriété de quelqu'un - ou quelque chose puisque les choses peuvent aussi être propriétaires figurez-vous.

L'entité double constituée de Crocket - l'humain - et Damnit - le raton-laveur -, comme la grande majorité des Terriens, n'était paradoxalement pas propriétaire. Entendons-nous bien, en tant qu'animal terrestre, il était bien né sur la planète Terre et était donc bien un fruit de celle-ci. Pour autant l'étrange construction politique de l'Etat moderne avait la particularité de priver tout nouvel arrivant dans l'existence de son droit d'usage de la terre. Pour marcher, se nourrir et dormir il faut payer, par exemple un loyer. Damnit Crocket l'apprit à ses dépens et il lui fallut bien du temps pour comprendre comment une telle chose avait été rendue possible - mais même encore il s'avouait ne pas vraiment comprendre comment un si faible pourcentage de la population avait pu se rendre propriétaire de tout le reste de ladite population. Si vous y réfléchissez bien, être locataire, c'est ne pas s'appartenir soi-même, c'est être vendu à quelque chose ou quelqu'un. Crocket était donc dans cette situation fâcheuse mais qui ne semblait point révolter ses semblables. Lui-même ne s'en plaignait pas, il n'accusait personne, il encaissait les coups et attendait que le temps passe et nous délivre tous de nos maux éphémères. Il attendait donc dans son petit studio qu'il payait à l'aide d'un revenu de solidarité active, un nom bien complexe pour désigner une somme qu'un organisme étatique verse à tout citoyen sans activité qui respecte certaines conditions requises. On imagine que ce mécanisme d'aide sociale existe pour que les gens évitent de mourir de pauvreté, mais il est parfois préférable de mourir que de continuer à vivre dans un inhumain dénuement. Crocket ne se posait pas, quant à lui, la fameuse question: to be or not to be, il était voilà tout, et cela comportait son lot d'obligations, de gestes à effectuer - plus ou moins consciemment.

S'il en allait ainsi de Crocket, ce n'était pas si évident en ce qui concernait Damnit qui, lui, se plaignait sans cesse et fulminait lorsque les chaînes qui l'attachaient à sa condition d'esclave moderne se faisaient trop sentir. Cela arrivait souvent lorsqu'il n'avait plus les moyens de se payer du bon temps avec quelques prostituées, saupoudré de quelques stupéfiants bien choisis. Pas facile d'être un drogué, qui plus est dépendant à toutes les drogues existantes ou à venir, lorsqu'on n'a pas un sou en poche... Damnit bouillonnait d'une rage éternelle envers l'Etat - c'est à dire le pouvoir qui vous pèse de tout son poids -, ses semblables - bien qu'il désigne par là plutôt l'humanité que l'espèce des raton-laveurs -, ainsi que l'existence elle-même. L'existence est une tragédie répétait-il à qui voulait l'entendre, lorsqu'il avait la force et la volonté de formuler une phrase non désobligeante à l'égard de quelque être - vivant ou pas. Mais Damnit n'avait pas de réelle existence autonome et il devait par conséquent composer avec son autre moitié, moins velléitaire: Crocket. En nourrissait-il pour autant un ressentiment envers cette consubstance humaine? Nous pouvons répondre ici de manière catégorique qu'il n'en était rien.

Cette situation de chômage durait donc depuis quelques mois et l'on pouvait dire que cette période de relative liberté n'avait pas su produire d'oeuvre grandiose ni même permettre le déploiement d'activités notables. L'entité double se laissait traverser par le monde, et regardait le sillage de celui-ci, comme l'aurait fait un passager accoudé au bastingage d'un bateau. S'il fixait la proue de l'embarcation afin de se faire une image de l'horizon poursuivi, rien ne se passait. La mer se confondait au ciel si bien qu'il n'y avait là qu'une étrange fusion des deux, l'abolition de toute différence, de toute forme. L'avenir était indéfini.

Malgré sa misanthropie, Damnit semblait s'enkyster dans une neurasthénie croissante à mesure que sa vie sociale s'appauvrissait, et Crocket avait beau avoir les reins solides, il sentait qu'il lui fallait agir. Lui-même allait finir par se pétrifier sur place, statufié par l'inaction sur sa chaise, à contempler le mur comme s'il se fut agi là d'un spectacle extraordinaire. Et puis à vrai dire se nourrir devenait assez difficile depuis que les supermarchés aspergeaient de javel les poubelles pleine de victuailles comestibles. S'acheter du vin tous les jours était une prérogative non négociable, bien qu'on puisse jouer un peu sur la qualité du breuvage. Aller au restos du coeur ne lui venait pour ainsi dire pas même à l'esprit... Il ne savait tout simplement pas que cela existait. L'hiver s'annonçait rude sans chauffage, malgré la douceur relative due au réchauffement climatique. Crocket pouvait à peine se passer de gants à l'intérieur de sa tanière et il devait sans cesse souffler sur ses mains glacées afin qu'elles demeurent fonctionnelles pour le jour où on leur trouverait une quelconque utilité. Il vivait là comme les renards ou les taupes dans leurs terriers, et en venait presque à regretter qu'une fonction hibernation n'ait pas été programmé par la nature pour les membres de son espèce - si espèce il y a.

Le grand homme maigre, allongé sur un clic-clac bon marché dans un studio minable et sans décorations, se frottait les mains l'une contre l'autre et s'adressa à lui-même:
-"Dis Damnit, dans quel secteur d'activité tu nous verrais toi?
-Mrglrlm, maugréa l'intéressé, laisse-moi réfléchir..." fit une voix sortie du raton-laveur affalé sur sa tête. Crocket ne répondit rien, attendant patiemment l'avis du couvre-chef.
-"On pourrait devenir acteur porno ou pourquoi pas dealer tiens. Au moins, on serait au coeur des choses."
Crocket eut une moue de reproche et, bien que Damnit ne pouvait absolument pas voir son visage, ce dernier l'avait parfaitement perçue.
-"Bah tu m'demandes! Si t'es pas content de la réponse, tu me donnes mon texte la prochaine fois et tu joues au metteur en scène! Je m'en tape du secteur d'activité, on pourrait découper de la bidasse de cheval sur les marchés que ça changerait rien pour moi. Évite peut-être les tâches intellectuelles, ça sous-entendrait qu'il faut que j'me mette au travail et crois-moi ça risque pas d'arriver!" maugréa-t-il en terminant par un rot étouffé. On avait peine à imaginer un raton-laveur débauché vivant sur la tête d'un homme et pourtant... Là, dans l'étoffe grège aux bandes plus foncés, encastré dans un aspect mignon trompeur, une personnalité brisée par les excès bougonnait plus ou moins discrètement.
-"J'avais pensé à quelque chose de calme pour ta gueule de bois. Tu m'as bien dit une fois que tu appréciais l'ambiance des cimetières non? Et puis tu as parlé plusieurs fois d'une série qui s'appelait six feet under, dans le milieu des pompes funèbres..."
-"Ouais ouais je vois où tu veux en venir" interrompit le raton-laveur, "j'avais surtout dit qu'on serait mieux six pieds sous terre que vingt mètres en l'air, coincés dans un cube encastré dans une masse de béton disgracieuse et mal insonorisée... Les pompes funèbres, pourquoi pas... C'est sûr que les morts au moins te cassent pas les badigoinces, c'était aussi là mon propos. Aller voté! Me parle plus de ces conneries d'esclave! J'ai tout un Styx à décuver."

Crocket fixait le mur en caressant l'idée, comme s'il s'agissait d'un chat posé sur ses genoux. Il aimait ce chat, il ne le connaissait pas encore, mais il était quelque peu excité à l'idée de le rencontrer, dans les limites que sa personnalité modérée permettaient. Seulement comment fait-on pour attraper un chat... Si j'obtiens un travail dans les pompes funèbres, nous aurons un chat se dit-il enthousiaste. Il faut simplement que je me renseigne sur les étapes à suivre pour trouver du travail. Peut-être qu'il existe des tutos sur internet...? J'irai demain au cyber-café et je chercherai tout ça. À moins que Damnit sache comment faire... Il sait toujours tout mais ne veut jamais rien expliquer. Je vais attendre demain qu'il se soit un peu reposé, je suis sûr qu'il voudra bien m'aider. Après tout il sait très bien que si l'on décroche un travail, il pourra boire plus souvent, peut-être même acheter parfois quelques grammes de drogue. Voilà les idées qui se bousculaient dans la tête de Crocket, pesamment, pas pressées, et comme projetées dans son esprit par l'écran du mur qu'il contemplait fixement. Le bourdonnement du mini-frigo était la signature du temps qui passait dans ce taudis, sans mesure, égal et indifférent. La chambre-salon-cuisine aux murs blancs était tout ce que la modernité sait produire d'habitat impersonnel. Évier en inox, murs en placoplâtre qui semblait prendre un malin plaisir à laisser filtrer tous les sons du quotidien adjacent, ceux qu'on aimerait pourtant que l'autre garde pour lui. En face du clic-clac une petite table basse branlante qu'il avait trouvée, abandonnée prêt des poubelles au bas de l'immeuble à la façade ternie. L'humidité y avait laissé ses traces sombres et de la mousse se formait par endroits. Malgré cela, le loyer représentait les trois-quarts de la somme qu'il percevait mensuellement. Avoir le droit de rester perché sur son clic-clac à entendre les voisins pisser, ça avait un certain prix dans notre société égalitaire.