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jeudi 12 mai 2022

Aphorismes du flux

L'être humain est fondamentalement musical: nous sommes la répétition de figures dans le flux indifférencié des choses.

L'identité est une opération éminement musicale: elle est reconnaissance d'un fragment passé dans la nouveauté du présent qui la ronge.

lundi 5 février 2018

Sur le dos des torrents

Après avoir dévalé le lit du temps sur la surface des torrents ivres, grisé par la vitesse et l'absence de mémoire qui conjugue chaque sens au présent simple et absolu, me revoilà à quai, accroché à l'ancre des mots qui tiennent en leurs liens les moments consumés.

Dans toute expression artistique gît le terrible désir de retenir dans la forme des signes un peu de ce qui s'écoule hors de nous, un peu de notre essence siphonnée par le temps. Le présent est sans savoir, tout y est vérité, par conséquent la vérité n'est plus. Le vrai présent ne trace pas de cartes savantes de la psyché, ne rédige aucun curriculum vitae. Mais ce présent sans musique est interdit aux hommes, pour qui chaque seconde est synergie des précédentes, qui fait de l'existence une musique imposée dont seules quelques toxines peuvent nous prémunir. Qu'à cela ne tienne, s'il faut tricher nous tricherons, pour voguer un peu plus sur le présent muet, sans étendue et sans durée.

Plus tard, quand le corps épuisé se reposera dans quelque crique, au détour de la vie qui s'écoule toujours, permanente dans l'impermanence de son flux, il sera toujours tant de ramasser quelques branchages et de bâtir un abri pour la nuit à venir. Quelques signes pour prétendre qu'y gisent encore les gestes effectués, les sentiments ressentis, les images que notre palimpseste de conscience ne saurait conserver.

Moi, lorsque cela m'arrive, je me réfugie dans la banque des mots, j'y épargne mes battements de coeurs, j'y place des souvenirs qui n'ont pas d'existence autonome sans leur support sacré. Et je spécule tant sur l'avenir... J'invente des scénari, j'anticipe, je calcule de science exacte ce que sera ma position, ma direction et ma vitesse pour les jours prochains. La vie d'un homme sans désir est un fondement éprouvé pour une science exacte des présages, des rêveries prémonitoires qui ne prédisent rien, rien d'autre que le roulement monotone d'un corps soumis à l'inertie...

Heureusement que nous avons les signes qui redoublent la mémoire, tantôt la lubrifient, tantôt lui tendent mille pièges et sous couvert de parler du passé, placent sous les yeux, la surface réfléchissante de leur vacuité, où se saisit de son reflet l'homme apeuré qui s'observe et voit vieillir ce corps - tandis que le troisième oeil, lui, semble avoir toujours été là, égale, de toute éternité. Cela peut-il cesser alors? Il ne restera que des signes abscons et vides, autant de miroirs où se rencontreront brièvement d'autres âmes solitaires, qui croiront voir l'autre dans leur propre image et s'imagineront alors, un bref instant, que tous les hommes sont semblables, qu'ils portent tous en eux comme une punition divine - ou comme un don du ciel - cet oeil infatigable, éternelle vigie qui surveille et juge jusqu'à nos moindres souffles.

Construire un abri pour la nuit, demain il faudra repartir. Peut-être que d'autres échoués là par la suite, retaperont la cabane, resserreront les liens qui nous unissent au passé pourtant si différent de nous déjà... Peut-être que tout ça servira à d'autres.

Bientôt il faudra de nouveau descendre le torrent.

vendredi 13 février 2015

La structure d'existence du nomade

Souvent je me suis confronté à la peur et à l'incompréhension de l'autre. À chaque fois que j'ai vécu une situation de dialogue où l'autre s'est senti en danger, cela était du à un manque d'empathie de sa part, à son incapacité (non intrinsèque, je le crois) à se mettre à ma place, à être quelqu'un d'autre. L'homme est bien souvent un sédentaire attaché à une terre, avec ses paysages mais aussi ses coutumes, ses traditions, ses rituels et ses croyances. En cela l'homme est une sorte d'arbre, capable de plonger dans le sol des racines épaisses et si profondes qu'il deviendra difficile, parfois trop, de le transplanter ailleurs, au sein d'autres sources nutritives.

Certes, l'homme semble avoir besoin d'une certaine stabilité dans la structure de sa quotidienneté, celle-ci étant chargée de générer des schèmes récurrents et des formes redondantes par lesquels peut se développer la familiarité. Cette dernière est essentielle à la survie de l'homme, elle lui permet de s'arracher à la torpeur que peut provoquer la confrontation à la nouveauté perpétuelle, à la singularité inclassable qui détient véritablement un pouvoir hypnotique que l'on retrouve dans la fascination interrogative du philosophe. S'habituer c'est ne plus faire attention, tout comme le cerveau peut volontairement effacer de la perception consciente certaines parties d'une image qu'il a identifiées comme appartenant à une structure fixe et non vectrice d'informations pertinentes, afin de se concentrer sur la nouveauté, afin de percevoir au mieux tout changement. Voilà ce qu'est la quotidienneté, un processus de structuration de l'expérience par des schèmes fixes et redondants qui une fois identifiés comme tels pourront libérer l'attention vers d'autres sensations, l'esprit vers d'autres activités.

Cependant, lorsqu'on parle d'acosmisme et d'empêchement du processus de quotidiennisation dans le mouvement et le changement perpétuel, critiquant au passage notre société moderne du flux et son caractère éphémère, tendant à produire du périssable afin que jaillisse sans cesse la nouveauté, je ne peux que m'interroger sur la pertinence d'un tel jugement. Peut-on réellement penser que nulle quotidienneté ne peut émerger dans le mouvement lui-même, dans un nomadisme existentiel qui empêche précisément l'homme de s'attacher à une terre, à des us et coutumes locales, à des croyances et des sensations déterminées? Et s'il existait précisément une structure de la quotidienneté du nomade qui retrouve des formes et des schèmes fixes dans le changement, au sein même de la rupture et de la nouveauté?

Ce qui est fascinant avec les contraires, c'est qu'ils sont toujours des entités langagières et n'ont donc absolument aucune occurrence dans l'expérience concrète. Si je parle de chaud et de froid comme étant des opposés, je n'ai absolument aucune expérience réelle du chaud et du froid: où se situe la frontière entre les deux? Je pourrais reprendre l'argument sorite en demandant: où se situe la limite entre des unités et un tas, à quel moment le nombre de grains devient un tas? Dans la vie, je n'expérimente que des nuances de chaleur, mais jamais de limite ou de concepts censés déterminer les bornes contraires d'une propriété sensible, comme le chaud et le froid par exemple. Les bornes, je pense, n'existent pas, seule demeure la relativité et la nuance d'une qualité sensible telle que la chaleur ressentie par un référent déterminé.

Ainsi, il devient plus compliqué d'opposer quotidienneté et a-quotidienneté, car le nomade lui aussi se meut dans une forme déterminée et récurrente qui caractérise précisément la propriété fluente de sa vie et le changement auquel il est soumis quotidiennement. C'est qu'il existe précisément une forme de l'informe, car la conscience unifie sans cesse, elle est d'ailleurs pure unification, capable d'embrasser sous un seul sentiment le multiple. On peut tous penser par exemple au multiple avec un état d'esprit parfaitement unique, certainement que le mot nous y aide, et probablement d'ailleurs en est-il seul responsable. Notre conscience parvient parfaitement à arraisonner et à unifier le changement producteur de nouveauté sous un seul concept, à subsumer le divers lui-même sous une catégorie définie. C'est que dans la théorie des ensembles du langage, il n'existe pas de dehors, d'extérieur au langage car même ce qui est réellement hors du langage trouve sa forme sous une pièce du puzzle langagier.

Par conséquent, l'homme qui vit selon une déconstruction perpétuelle de sa quotidienneté, au moins en apparence, est à même de la créer selon d'autres plans et d'autres schèmes que ceux auxquels est habitué le sédentaire. Et là où ce dernier voit la nomadisation des esprits, des valeurs, des croyances et coutumes, comme un processus négatif de déterritorialisation, de déshumanisation, je ne vois personnellement que l'avènement d'une autre forme de quotidienneté, différente, singulière, et incommensurable. Je comprends la peur, mais n'excuse pas les mouvements d'autorité qu'elle peut générer, les gestes d'abolition et d'empêchement. Et si l'homme doit en passer par une transformation radicale de tout ce qui, soit disant, constitue son essence, alors soit, je ne vois là rien de négatif, je n'y vois que la continuation de ce que l'évolution humaine est. Tout en nous est le produit d'une évolution, tout porte la marque des transformations produites par la technique: notre estomac, notre station debout, notre dentition, notre cerveau, nos mains, nos pieds, notre peau, notre odorat, etc.

Alors je laisse s'accrocher à leur rêve ceux qui voudraient prétendre détenir l'essence de l'homme, je les laisse s'épuiser en maintes violences, en maints cris, en multiples gesticulations, car je suis confiant dans le fait que le temps balaye petit à petit chaque grain de sable amassé. Je m'amuse lorsque j'entends certains parler d'acosmisme et d'impossibilité de vivre dans le flux et le mouvement perpétuel puisque ma simple existence est un démenti de leur propos; puisqu'en outre nous parlons précisément de changement perpétuel, asseyant par là l'existence d'une forme fixe et unificatrice, celle de ce concept, posant la première brique d'une quotidienneté autre: la structure d'existence du nomade.