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vendredi 2 septembre 2022

Le concept d'intuition chez Bergson

 L'intuition chez Bergson est un concept original qui consiste à penser la connaissance hors du cadre de l'arraisonnement intellectuel qui tend à s'inscrire dans une démarche spatialisante. Ainsi l'intelligence décompose en éléments qu'elle recompose à l'aide de lois, de principes. Pour ce faire elle doit construire ses objets en les découpant sur le flux mouvant de l'expérience et en les figeant dans des catégories, constituées de propriétés générales. Cette opération produit des hypostases de réalités fluentes et fige en des schèmes, des figures, ce qui ne cesse de se métamorphoser, de devenir (c'est la condition du savoir selon Platon). Une telle connaissance repose nécessairement sur la scission entre le sujet et l'objet et donc la nécessaire inadéquation des deux.

Ce que Bergson propose avec l'intuition c'est de sortir de ce paradigme pour faire coïncider sujet et objet, le premier devenant le second, et expérimentant ainsi sa nature de l'intérieur, de manière dynamique (c'est à dire par le flux du vécu, par la durée). Il ne s'agit plus alors de connaître mais d'être, de sentir l'objet par une fusion qui nous mène à devenir son intériorité même. Si une telle chose est séduisante de prime abord, elle n'est pas sans poser de nombreux problèmes dont je vais m'efforcer d'exposer les plus évidents à mes yeux.

D'abord on peut objetcter que devenir autre que soi-même implique nécessairement qu'il devient impossible de rapporter à soi l'expérience vécu: puisqu'on était autre, comment se souvenir et intégrer à soi une expérience radicalement différente? Ainsi il ne peut rester aucune trace, aucun souvenir de l'expérience extatique que représente une telle fusion: tout ce qui se passe hors de soi demeure hors de soi, pourrait-on dire. Pour le dire autrement: si l'on considère que toute conscience est singulière, alors il est impossible à deux singularités de fusionner sans se détruire mutuellement en la création nouvelle d'une tierce singularité.

Mais on pourrait aisément rétorquer à cela que chez Bergson tout est durée et qu'alors la différence entre sujet et objet ne constitue pas une différence de nature mais de degré; ce qui fait qu'il devient possible d'envisager l'exprience extatique comme une expérience conforme à notre intériorité vécue, mais sous d'autres modalités.

Cet argument pose problème en cela que même si l'objet vécu n'est pas de nature radicalement différente, il n'en demeure pas moins que l'identité d'une personne est son histoire: elle est la tonalité de la durée présente dans laquelle résonne tout son passé. Ainsi devenir une autre identité présuppose d'annihiler tout ce que l'on est, tout son passé, pour devenir pleinement l'autre: de son origine à son présent; c'est la condition sine qua non pour être authentiquement l'autre. Or une telle chose implique bien la destruction de soi, du moins sa négation totale et radicale. Si l'on voulait faire de l'objet vécu une expérience contenue en notre identité personnelle, alors notre passé, et, dirons-nous, notre mélodie, viendrait se mếler à celle de la durée de l'objet et en susciterait une interprétation toute différente: un tel processus produirait simplement une tierce réalité: ni celle de l'objet, ni celle du sujet (quoiqu'au final il s'agirait toujours de la durée du sujet, de son histoire, de sa mélodie ontique, enrichie d'une expérience nouvelle mais toujours vécue depuis son intériorité). On voit bien qu'il est impossible de résoudre le paradoxe.

On peut toujours rétorquer à cela qu'une telle représentation est précisément l'œuvre d'une intelligence qui cherche à spatialiser une opération pleinement temporelle (inscrite dans la durée). Mais comme l'espace est une production de la durée, et qu'aucune durée absolue ne saurait exister mais seulement des degrés de tension de celle-ci, tout ce qui est durée est susceptible d'être représentée spatialement, même avec imperfection.

Acceptons tout de même l'objection en s'appuyant sur le paradoxe de Zénon d'Élée qui illustre comment l'intelligence peine à représenter l'opération dynamique du mouvement qui s'inscrit dans la durée d'un vécu (et que l'acte de Diogène de Sinope résout précisément sur ce plan là).

Reprenons alors la métaphore musicale, hautement fidèle au paradigme de la durée bergsonienne. Nous retombons tout de même dans la première objection: il est impossible qu'une mélodie (dont la note présente est déterminée dans sa valeur d'écoute par les notes qui la précèdent) puisse devenir une autre sans produire alors une nouvelle mélodie. Pour bien comprendre ce point, imaginez que l'on insère un passage de tango dans une chanson des Beatles, le résultat ne sera alors ni la chanson originale des Beatles ni le morceau original du tango: le vécu sera différent. Il est impossible pour la chanson des Beatles de se transformer en notre tango, ce sont deux réalités étrangères bien qu'unies par leur nature temporelle.

Il ne peut y avoir d'intuition telle que l'envisage Bergson puisque la conscience, le vécu, est pure intériorité, c'est à dire qu'il est la synthèse présente de vécus passés qui forment une totalité singulière. La conscience étant indivisible ne peut alors intégrer en elle un vécu forain: si elle le fait, c'est en expérimentant des données censées traduire le vécu de l'objet, mais alors il s'agit bien d'une traduction: les vécus forains sont interprétés par le sujet, il n'y a pas à proprement parler d'ex-stase. Si, au contraire, une telle expérience extatique se produit, elle ne peut se faire que de manière purement inconsciente et donc inaccessible au sujet. Il ne pourra jamais savoir ce qu'il a vécu puisque ce vécu ne peut être traduit dans sa propre intériorité sans en fournir une interprétation captieuse.

Nous sommes véritablement enfermé dans notre conscience, ou du moins dans la relation que celle-ci constitue à l'objet, à l'altérité. Mais le système constitué par cette relation forme bel et bien un tout indivisible, indécomposable, absolu et donc sans route vers un ailleurs...

La seule issue hors du paradoxe est la suivante: il faut postuler une conscience universelle et considérer qu'aucune conscience n'est singulière. Mais cela revient à détruire la philosophie bergsonienne en la faisant retomber dans le transcendantalisme kantien car cela revient à dire que toute conscience est transcendantalement identique aux autres, dans sa fome, et que seul le contenu matériel change. Il devient alors possible, comme le propose Kant dans la CRP, qu'on fasse intégrer à une conscience des vécus étrangers qui seront immédiatement assimilés et intégrés à l'histoire personnelle du moi. Mais là encore une erreur se cache: pour Kant, la conscience n'est pas à confondre avec les structures transcendantales du sujet, elle est cette conscience psychologique qui synthétise le passé dans un moi unique et singulier. Or synthétiser en soi l'ensemble du vécu d'une autre entité ne peut que produire, là encore, une évolution du même moi à qui l'on a injecté, pour ainsi dire, l'expérience d'un autre sujet. Mais nous n'irons pas plus loin dans cette direction tant elle est opposée à la pensée bersonienne.

vendredi 21 mai 2021

La synthèse des faux souvenirs

Une boule élastique qui en heurte une autre en droite ligne communique à celle-ci tout son mouvement, par conséquent tout son état (si on ne regarde que les positions occupées dans l’espace). Or, posons, par analogie de tels corps, des substances dont l’une inspirerait à l’autre des représentations, en même temps que leur conscience: ainsi se pourrait penser toute une série de substances dont la première communiquerait son état, avec la conscience qu’elle en possède, à la seconde, celle-ci son état propre, avec celui de la précédente substance, à la troisième, et celle-ci, de la même manière, les états de toutes les précédentes,avec son propre état et la conscience qu’elle en a. La dernière substance aurait ainsi conscience de tous les états des substances qui auraient changé avant elle comme constituant ses propres états, puisque ceux-ci auraient été transférés en elle en même temps que leur conscience; et néanmoins elle n’aurait pourtant pas été la même personne dans tous ses états.

Kant, CRP, p. 294

J'ai été extrêmement intéressé par cette note de la critique de la raison pure à l'époque où je l'ai découverte. J'en ai inféré que la conscience est une sorte de poupée russe, une subsomption de consciences (d'états de conscience) qui s'accommode de chaque état qu'on lui propose en le faisant sien. Par quel procédé cela se passe-t-il? Ceci constitue une autre question (passionnante)... Ce qu'il est intéressant de retenir ici c'est que: une personne (une conscience) qui recevrait les souvenirs (aperceptions empiriques) d'autres personnes, aurait conscience alors de ces états comme étant les siens propres... Par conséquent, il serait possible d'instiller en autrui de faux souvenirs et faire en sorte qu'il les entre-tisse à son récit intime et les fonde ainsi dans la continuité de son aperception originaire (de sa conscience de soi). Étant donné que ces souvenirs seraient de véritables souvenirs produits par une conscience transcendantale (c'est à dire pure fonction logique, à ce titre universelle et propre à tout humain), ils ne pourraient être distingués des autres et se voir étiquettés comme "étrangers". La conscience serait instinctivement portée à les intégrer au récit de soi.

Je peux témoigner de la vérité (du moins en terme de possibilité empirique) d'une telle affirmation de Kant. Il m'a été donné de faire, il y a de cela quelques années, un rêve particulièrement réaliste et immersif, dans lequel je parcourais une région des Landes, près de laquelle j'habitais alors, pour y chercher un spot de surf dont on m'avait parlé et décrit l'existence. Je finissais par trouver, dans mon rêve, ce lieu, je me souviens parfaitement des incongruités de cet endroit puisqu'il me fallait traverser une portion de forêt dont la végétation ne ressemblait en rien à celle des Landes, mais tout était si bien agencé, les routes que j'ai du parcourir, les panneaux, les voitures croisées ou garées sur le lieu, etc., que je ne pouvais rationnellement pas exclure la possibilité que ce lieu fut réel. Je traversais donc cette forêt: j'ai encore, présents en moi, l'excitation qui m'habitait à ce moment, les sons des animaux, la luminosité oblique de ces sous-bois, et l'émerveillement de parvenir enfin à une plage de sable blanc qui bordait... Une rivière... Rivière sur les berges de laquelle déferlaient des vagues sublimes. Nous devions être en tout et pour tout deux ou trois surfers. Les sensations de la session, le chemin de retour à la nuit tombée dans cette forêt sombre, le chauffage dans la voiture pour me réchauffer, tout était si incroyablement semblable à ce que l'on pourrait attendre d'une expérience réelle, que j'ai immédiatement attribué cette qualité à ce souvenir dès mon réveil.

Il m'arrivait alors dans les jours qui suivirent, régulièrement, de tenter de me rappeler par quelle route j'étais passé pour atteindre ce lieu. Certains jours de houle, je me souviens d'avoir creusé ma mémoire, re-parcouru les panneaux routiers, les sensations, les images, afin de retrouver l'endroit désiré. Je me heurtais alors à quelques menues incongruités, à quelques incohérences, certes mineures mais qui barraient inexorablement le passage à mon esprit, faisant de cette expérience onirique un étrange îlot dans ma mémoire, étrangement éclatant de présence vécue, et néanmoins impossible à rattacher totalement à ma vie réelle.

Aujourd'hui encore, après quelques années, il m'arrive alors de replonger dans ce souvenir (réel en tant que souvenir vécu) et de ne plus savoir s'il s'agit bien d'un rêve ou d'une expérience mondaine dont les liens se seraient, avec le temps, distendus, si bien que je n'en trouve plus la place exacte, dans l'ordre de mes expériences mondaines et objectives. Ce souvenir semble alors flotter là, rattaché tout de même à ma vie objective par des données cohérentes, mais dont certaines obscurités tranchent les liens qui pourraient me permettre de le relier enfin à la réalité objective. Il reste en ma mémoire, comme une image péninsulaire dont la partie terrestre est désormais engloutie par les eaux, de telle manière que je ne peux m'y rendre pas à pas.

S'il n'y avait pas ces quelques détails incohérents et problématiques qui me font dire aujourd'hui que tout ceci n'était qu'un rêve, je suis absolument certain que cette expérience aurait naturellement trouvée sa place en moi sous la qualité d'expérience objective et non plus simplement onirique. Elle serait devenue ma réalité, elle aurait formé une partie du monde objectif pour moi et serait, en cela, devenue physiquement effective. D'ailleurs, même sans cela n'est-elle pas physiquement effective aujourd'hui, elle qui me fait relater ici ce singulier épisode...?

lundi 3 mai 2021

Digression méditative ou l'idée de temps cuite au soleil

 La philosophie n'est pas une activité intellectuelle qui met en branle des concepts irréductibles à des sensations. Bien au contraire, je trouve qu'elle n'est qu'intuitions (non pas au sens d'inspiration divine qui viendrait injecter en l'homme une vérité quelconque par l'effet d'une révélation, je parle plutôt d'affection sensible) et images. D'ailleurs il n'y a pas de pensée qui ne soit une sensation, même le langage est entendu par images acoustiques auxquelles sont liées des images d'autres types encore. Cela dit on ne sent pas par son corps, mais bien par sa conscience (preuve en est le sommeil). Chaque sensation est une image ou la synthèse en une durée, qu'on appelle un état, d'une succession d'affections. En fait c'est toute la dualité entre le corps et l'esprit qui doit être ici annulée sous peine de ne plus rien comprendre à tout cela. Le corps ne peut être qu'une idée de l'esprit, une vue de l'esprit, de la même manière que l'esprit ne peut être qu'un produit du corps. Nous n'avons pas d'idées de choses insensibles.


On pourrait m'objecter que l'idée même de l'infini vient contredire cette thèse (mais ce n'est pas une thèse, je n'affirme rien, je ne fais que parler, je ne prétends pas à la vérité, j'en alimente un courant voilà tout) mais je ne serais pas d'accord. La raison en est que l'infini est la sensation de la conscience qui se vit sur le mode de la permanence. Même lorsqu'elle cesse, elle cesse pour autrui ou par rapport à un référentiel externe, étranger, qui agit alors comme trace et témoin de cette cessation temporaire qui inclut conscience et inconscience dans une synthèse plus vaste qu'on pourrait nommer existence. Néanmoins du point de vue de la conscience, la seule chose qui est expérimentée c'est la conscience... La mort n'y pourra rien y faire puisque la conscience n'aura jamais connaissance de sa fin, elle n'en aura nulle expérience. Elle se vit donc, pratiquement, sous le rapport de l'éternité, et l'idée d'infini n'a rien d'une chimère spéculative.

Il en va de même pour l'idée du fini, c'est par l'expérience d'états de consciences temporaires et fluents que la finitude est perçue et ressentie, mais elle ne peut l'être que sur un fond d'infinité, de permanence éternelle.

vendredi 5 février 2021

Aphorismes de l'en-soi

 Dieu est la chose en soi.


La chose en soi n'est pour personne. Elle ne peut faire l'objet ni d'une connaissance, ni, plus généralement, d'une expérience (qui toutes deux impliquent la relation). Elle ne peut être objet.

jeudi 11 juin 2020

La partition musicale de l'existence

Lorsque Rilke affirme que "les vers ne sont pas des sentiments mais des expériences", je ne peux m'empêcher d'y voir une confusion que j'observe souvent en mes semblables pour qui l'esprit est un vêtement encombrant, un voile qui ternit de doutes et d'interminables méandres la linéarité parfaite des choses vécues. Je ne prétends pas ici pouvoir reconstituer la richesse du bouquet psychique du poète, mais je me permets, humblement, d'utiliser l'assertion susmentionnée comme point de départ d'une réflexion personnelle, qui vise à dissoudre une dualité qui me semble artificielle, comme le sont les paradoxes où aboutissent les questions mal posées.

Si les sentiments n'étaient pas des expériences, comment seraient-ils seulement quelque chose, comment pourrions-nous en parler et en faire des objets de pensée? Le sentiment est nécessairement expérience vécue et le vers lui-même n'échappe pas à la dualité apparente de tout vécu extériorisé en objet. Certes le vers peut être, lorsqu'il est pure lecture ressentie, ou pur écrit ce faisant, seulement et totalement expérience. Mais dès lors qu'il existe en tant que vers, c'est à dire en tant qu'objet qui prend forme et existe précisément par ce processus même de formation, il est sentiment et même objet théorique.

Les choses de l'esprit, les idées, ne sauraient être hors de l'expérience, sans quoi nous ne pourrions rien en faire, ni les discuter, ni les critiquer ou bien les encenser. Un concept, même purement mathématique, est toujours une expérience vécue, il provoque quelque chose, il est traité par la conscience -- qui est aussi corporelle qu'immatérielle -- et devient par ce processus une totalité ontique, un moment de vécu par l'écoulement du présent.

La pensée, le sentiment, l'émotion, l'aperception ou la méditation sont tous des modalités d'existence, c'est à dire de l'expérience. Pour cela, les idées ne sont pas moins effectives que les actes et peut-être le sont-elles plus dès lors qu'elle prennent forme dans un objet défini qu'un support quelconque vient arracher au flux entropique du temps. Le vers est une telle chose: une pierre servant à l'édification de ces cathédrales de l'esprit et du mouvement physique que sont les poèmes en tant que partition musicale de l'existence.

vendredi 1 mai 2020

Esquisse: Billet de retard

Des petits bouts dans ma tête, rien que des petits bouts. D'innombrables beautés en cages, de fragments chromatiques - débris de l'existence que nul n'a ramassé.

Ah les petits bouts de vécu, comme incrustés dans l'absolu dont la lumière nous parvient mais ne fait jamais que reculer, au loin parce que l'objet s'en est allé et qu'il s'éteint trop vite pour que l'on puisse le capturer.

Des morceaux de cailloux sur le chemin de rien, avec des poches trouées pour ramasser tout ça.

Un nom qui semble fait de cellules, un nom qui semble corps et esprit tant il ressort sur chaque page où il s'inscrit... Une photo, son reflet qui jaillit, m'éclabousse, puis enfin m'éblouit du teint bleui de la distance. J'ai encore mal quelque part, une ancienne souffrance qui me vient par mes yeux d'humain vieilli.

Des tonnes de wagons à la traîne d'une loco-mémoire, queue de comète, brutale trajectoire dans la nuit du néant.

Et néanmoins toujours ce rythme... Battements d'existences, mesures musicales inharmoniques. Un solfège inconnu? Oublié? Sur les papiers glacés qui se froissent au fond de mes tiroirs, tous ces clichés d'instant qui un jour ont tintés.

Encore un verre... Le cent millionième peut-être... Un bref avis nécrologique viendra dessiner entre eux le lien qui les unit dans le mouvant des choses éparpillées.

Quelle suite interminable de pas formera le cours de cela... De quoi au juste. Cela... Et de quelle mathématique parle-t-on, quelle théorie des ensembles enferme en ses axiomes les couches de chaque vie? Qu'un prix Nobel inaccompli vienne remettre un peu d'ordre et nous sortir des sables où dorment tant de miettes - d'expérience.

Expérience: du grec peiraô, essayer, péricliter, vivre en somme.

Avec un nombre suffisant de brouillons, on peut créer un livre. Le livre de pages non écrites mais dont un buvard assoiffé a bu toute la sève.

Et allez donc interpréter tout ça! Tous ces non signes qui abreuveront la quête inextinguible de sens: exégètes terrifiés, apportez-nous le sens!

Qu'on nous montre la forme des errances pour tout ce qu'elle n'est pas. Un long sillon de larmes où sont celés les rires. Un souffle mélodique entre chaque silence.

Quant à moi, concept abscons d'abstrait, j'arrache cette page souillée de l'encre vespérale. Je chiffonne un moment de mon curriculum vitae et laisse derrière moi ce détritus dérisoire. On ne distingue jamais vraiment bien que ce qui n'est pas en place.

Un contre-temps, voilà tout. Un contre-temps de plus. Au crépuscule je me rendrai au grand bureau des vies solaires. Je demanderai un mot d'excuse, et signerai mon billet de retard.

Je signerai de sang, d'empreinte sidérale. Je toquerai à la porte, entrerai dans la classe et m’assiérai dans cette salle où chacun a sa place. Personne ne lèvera le doigt pour prendre la parole, ici personne n'a besoin de parler.

Je serai sans question: la cloche aura déjà sonnée.

dimanche 18 février 2018

Qu'est-ce que la connaissance?

Ce texte est la première partie d'un article sur l'épistémologie. Les irrégularités de mise en page sont le fait du serveur Blogger qui semble perdu dès lors qu'on utilise des titres...

J'apprécie tout retour sur le texte, notamment concernant sa clarté. Mon but est d'être compris, pas d'être obscur et pédant. L'épistémologie demande cependant un certain effort de concentration tant les concepts mis en branle sont parfois abstraits et fondamentaux..

Une suite est prévue, mais je ne sais quand la motivation me prendra pour en entamer la rédaction. Elle portera notamment sur l'utilité épistémologique du scepticisme et tentera de déterminer le champ d'application légitime de la connaissance (de ses objets). En outre, elle essaiera de substituer aux catégories de fausseté et de vérité, celles de richesse et de pauvreté qui ont pour mérité d'être parfaitement relatives et indéfinissables prises en elle-même.

Introduction
I/ Natures de la connaissance
  1/ Métaphysicisme
  2/ Positivisme
  3/ La vérité: définitions
     3.1/ Vérité cohérence
     3.2/ Vérité correspondance

II/ Les limites: la vérité et ses apories
   1/ Apories de la cohérence
      1.1/ La régression à l'infini
      1.2/ Le cas des axiomes
    2/ Apories de la correspondance
       2.1/ Relativisme quantitatif
       2.2/ Relativisme qualitatif ou transcendantal
       2.3/ De la logique à l'ontologie (sur quoi portent les énoncés?)
            A/ L'analyse: le synchronique contre le dynamique
            B/ La distinction faits-propositions
       2.4/ Que connaît la science?

Introduction


Pour entamer au mieux cette réflexion, il me semble justifié de partager une anecdote scolaire qui, si elle peut paraître banale au demeurant, n'en est pas moins, d'une part paradigmatique quant aux problèmes qui se posent à tout épistémologue et d'autre part un évènement charnière dans mon rapport au savoir. Je suivais à l'époque un cours de physique au collège, portant sur les circuits électriques. J'étais complètement largué, comme à mon habitude en toutes matières scientifiques. Je me souviens que l'enseignante ne cessait d'employer les expressions de charge positive et négative. Etant plutôt lent par nature et désireux de ne fonder aucun savoir qui ne reposerait par sur des fondements clairs, je trouvais étrange de manipuler ces notions sans comprendre précisément sur quoi elles portaient. Je demandais donc à l'enseignante, dans une soif d'effectuer l'archéologie de ces notions, que pouvait bien être ce à quoi on accolait les qualificatifs de négatif et de positif exactement. On me répondit qu'il s'agissait de la charge électrique, or je voulus aussitôt savoir ce qu'était la charge puis l’électricité, quelle en était la nature? Ce à quoi la professeure me répondit qu'il s'agissait d'une forme d'énergie. Toujours mu par la même logique, je demandais alors ce qu'était l'énergie. Là, l'enseignante excédée me répondit sans ménagement que ce n'était pas la question, et que je n'avais qu'à suivre le cours. Je dois avouer avoir pris à cet instant une décision radicale: de ce genre de cours, je ne suivrai plus rien, rien du tout!

Suivre le cours de sa pensée... Sa pensée qui n'épousait pas la forme de la mienne, sa pensée qui ne s'était peut-être jamais demandé ce qu'était l'énergie, tout en manipulant le concept avec aisance, répétant tel un dictaphone les opinions déversées par autrui dans son cerveau. Mais je préjuge, et je ne peux rien déduire de la pensée de cette dame à partir de cet incident, je ne peux que constater que mon opiniâtreté, ce désir qui m'animait d'aller "au fond des choses", n'était récompensé que par de l'agacement: l'école me voulait soumis et non curieux, ou du moins soumettre ma curiosité à sa forme. Je n'aimais déjà pas l'école, mais j'ai décidé à partir de cet instant que je n'avais rien à y apprendre, que tout cela constituait bavardages futiles à partir de notions incomprises, voire ininterrogées. J'ai passé le reste de mes études à apprendre par coeur ce qu'il fallait apprendre, à le régurgiter docilement et avec brio, puis à l'oublier aussitôt - autrement dit à imiter les enseignants. L'école n'a laissé que peu de traces en moi depuis ce jour.

Mais que voulais-je savoir au juste en posant cette ultime question à l'enseignante? Elle aurait pu me répondre que l'énergie se divisait en plusieurs manifestations: cinétique, électrique, thermique, etc. Mais cela ne m'aurait pas satisfait pour autant, ce que je voulais savoir, moi, c'était la nature de l'énergie, le quid. Pour répondre à cette question, il aurait été nécessaire de pouvoir, notamment, déterminer la ou les causes de l'énergie et d'en énumérer les éléments fondamentaux. Mais on voit bien alors comment la question peut mener à une régression à l'infini, que connaissent bien les enfants qui interrogent les parents qui finissent bien souvent par réagir comme l'enseignante de ma petite histoire - bien qu'un aveu d'ignorance aurait été plus séant et certainement moins délétère. C'est là une des réaction typiques face à la méthode sceptique (qu'utilisent sans le savoir les enfants), en l'occurrence la mise en lumière d'une régression à l'infini quant au fondement des savoirs. Qu'attendais-je donc au juste comme type de réponse, y en avait-il seulement une qui ne finissait pas dans cette vertigineuse régression ou bien dans l'autoritarisme axiomatique?

L'école faillit quotidiennement à sa tâche face aux savoirs qu'elle prodigue, puisqu'elle semble ne presque jamais poser un regard critique et lucide sur ces derniers et s'est carrément substituée à la religion dans la doxa collective. Beaucoup croient encore que la science produit des vérités, que certaines théories sont absolues et nous disent le fin mot du réel. Ceci est notamment dû au fait que l'école ne leur enseigne pas assez comment se fonde la science et quelle est son mode de fonctionnement et de production des savoirs. Beaucoup d'enseignants manquent aussi de recul sur leur discipline et colportent une vision dogmatique du savoir qui occulte le statut si particulier des propositions scientifiques. Peut-être alors que l'enseignement de la philosophie (du moins de son histoire) en terminale sauve les meubles mais il est fort à parier que ce ne soit que rarement le cas au vu de la terreur presque unanimement partagé des "philosophes" envers le relativisme et le scepticisme. Il semble alors aujourd'hui crucial de rétablir un point de gravité du concept de vérité qui ne se confonde pas avec celui du seul discours scientifique. Il est ainsi important de comprendre comment le concept de vérité innerve celui de connaissance et de l'analyser autant que possible afin de pouvoir mieux identifier ce qui distingue in fine les propositions scientifiques des propositions dogmatiques en tous genres (religion, métaphysique, etc.).

Cette étude s'occupera ici de la connaissance théorique, autrement dit de toute connaissance qui se base sur un langage. Ce dernier semble nécessaire pour constituer un savoir puisque c'est à partir de lui que vont pouvoir se définir les critères de vérité permettant de délimiter son périmètre. Le savoir-faire ou encore instinctif, ou tout autre savoir qui ne passerait pas par des propositions ne peut être considéré comme relevant du champ de la connaissance. Pouvons-nous dire que parce que vous utilisez toujours la même technique pour fabriquer une flèche (couper une branche fine et suffisamment droite, la tailler en pointe, etc.) par exemple, vous avez bien là une connaissance? Et si l'environnement changeait et que le bois disponible était différent, suffisamment pour que vous ne puissiez pas le couper de la même manière et encore moins y tailler des pointes sans qu'elles se brisent. Et si vos outils devenaient plus efficaces et que la force nécessaire à la tâche s'en trouvait moindre? Il semble bien que nous ayons là affaire à un savoir-faire (mais ici le terme savoir est peut-être un faux-ami), c'est à dire à ce qui semble être un tâtonnement produisant des habitudes. Mais le savoir-faire contrairement à la connaissance n'est pas exact, il ne comprend pas non plus les fondements qui le constituent et lui donnent sa validité, pour cela il ne peut anticiper sur les variations que doit subir la pratique en des contextes différents. On parlera rarement de vérité en matière de savoir-faire, mais plutôt de technique, de style, etc.

Nous nous intéresserons donc uniquement au type de connaissance qui se réclame d'une vérité. Pour cela, il est nécessaire de posséder un système propositionnel régi par des règles syntaxiques et sémantiques, au sein duquel des objets peuvent être modélisés intégralement à partir de concepts ou propriétés de base. Pour cette raison il ne semble pas pouvoir y avoir de science transcendante, c'est à dire portant sur autre chose que les objets qu'elle constitue elle-même, mais seulement immanente au formalisme qu'elle est (nous interrogerons ce point dans la suite de l'exposé).

Répondre à la question de ce qu'est la connaissance lorsqu'elle nous amène à interroger la nature du réel à travers les représentations que nous nous en faisons (par exemple à travers le concept d'électricité), revient à identifier à quelles questions elle répond et quel est son procédé. Historiquement on peut identifier immédiatement trois questions centrales qui ont innervées la connaissance, voire en constituent l'ossature: quoi, comment, pourquoi. Toutefois on doit s'interroger sur leur légitimité en analysant pleinement le type de réponses qu'on est en droit d'attendre de ces questions. C'est ensuite l'étude des modes opératoires de la connaissance qui permettra d'approfondir le sujet ainsi que de dégager les objets sur lesquels peut légitimement porter la science.


I/ Natures de la connaissance scientifique

  1/ Métaphysique


Dès les débuts attestés de la philosophie occidentale, on a souvent vue la connaissance définie par des principes régissant et ordonnant le chaos en un cosmos. Dans cette acception de la connaissance, savoir revient ultimement à pouvoir décomposer et expliquer les phénomènes par une analyse génétique les réduisant finalement à un ou des principes premiers. Cette connaissance s’attelle à exhumer du multiple l’un, du mouvant l’immuable et a empreint en profondeur la vaste majorité des écoles antiques. Dans ce cadre épistémologique, la connaissance doit s’élaborer sous la forme d’un système cohérent et complet, et qui, partant des principes premiers, se développe en diverses branches (comme l’éthique ou la physique) à l’aide d’une logique censée fournir les règles du raisonnement en explicitant ainsi les règles de vérité.

Ce qui distingue la science d'alors, produite par cette acception du concept de connaissance, de la religion semble être l’ordre d’élaboration de la vérité. Dans la métaphysique il s’agit de partir d’énoncés spécifiques qui, reliés ensemble par les règles de la logique permettront déduction et induction des causes premières. Il est ensuite loisible de reconstituer une science systématique à partir des principes ainsi exhumés d’où tous les énoncés vrais dériveront nécessairement. Cependant, au vu du nombre de systèmes divergents qu'a pu produire cette méthode, on est en droit, tant qu'on ne conteste pas la rigueur des raisonnements qui l'illustrent, de s'interroger sur sa légitimité à déduire de manière apodictique des principes que l'on peut dire "premiers". En effet, le foisonnement des systèmes métaphysiques semble indiquer que ces principes sont souvent posés à priori, si ce n'est de manière explicite, au moins implicitement comme postulat dans l'esprit du penseur. On peut voir à l'oeuvre cette tendance dans la diairesis platonicienne qui est fortement orientée dès le départ dans sa manière de diviser et analyser les concepts.

La religion, lorsque elle se pare des atours de la rationalité, semble inverser l’ordre de raisonnement puisque elle part d’un dévoilement initial qui instaure les principes premiers de manière autoritaire pour expliquer (essentiellement par finalisme), justifier et légitimer tout énoncé jugé comme vrai. Le critère de vérité n’est pas déduit ou induit mais il est donné d’emblée par la parole révélée. Toutefois, la science agit aussi de la sorte, particulièrement dans les sciences dites exactes où une axiomatique (comparables à des principes premiers) doit être posée et admise hors de toute démonstration.

  2/ Positivisme


En réaction à l'approche métaphysique est apparu le positivisme. Se voulant moins dogmatique, il consiste à considérer que la connaissance ne réside que dans le comment et le quoi en faisant fi du pourquoi. Ainsi, connaître une chose c'est en saisir les diverses manifestations et être capable de les insérer dans des chaînes causales nécessaires et suffisantes à former un système complet. Par exemple comprendre pourquoi la pluie tombe ne nécessite pas de remonter jusqu'aux origines de la Terre, il suffit d'isoler les données pertinentes suffisant à décrire et expliquer le processus dans sa causalité efficiente.

Cette acception de la connaissance, aujourd'hui largement admise en science, change radicalement la nature de cette dernière puisqu'elle a tendance à faire émerger certains problèmes soulevés par le scepticisme tandis que la méthode métaphysique semblait introduire, par un acte d'autorité arbitraire, un fondement solide à la vérité puisque cette dernière était en réalité posée, a priori ou a posteriori, par les principes premiers.

   3/ Définitions de la vérité


On ne peut s'interroger sur la légitimité, l'étendue et la nature de la connaissance scientifique sans en passer par son critère essentiel: la vérité. Ce qui fonde une connaissance scientifique est précisément sa subsomption dans la catégorie de vérité, et il ne semble pas pouvoir y avoir d'étude sur la connaissance sans intégrer le problème de la vérité. Entre deux propositions divergentes à propos du même objet, c'est la conformité avec le ou les critères de vérité qui va permettre à l'une d'être intégrée dans l'épistémè ou bien jugée comme fausse et donc demeurer, temporairement au moins, hors de ce dernier. Est-ce à dire qu'il existerait des connaissances fausses? Pour éviter ce genre de confusion, il faut refuser aux propositions scientifiques le statut de connaissance dès lors qu'elles ne peuvent encore être qualifiées de vraies. Il devient donc urgent de définir ce concept indispensable de vérité puisqu'il est le socle sur lequel est bâtie la science.

Cette dernière semble avoir retenue deux définitions du concept de vérité dont la distinction semble se justifier plus clairement à l'aide de quelques exemples. Nous prendrons les deux propositions  paradigmatiques suivantes: aucun nombre impair n'est divisible par 2 et le chat est sur le tapis. Dans le premier cas, vérifier la vérité de la proposition demandera d'en passer par un critère totalement différent que pour le second cas.

      3.1/ Vérité cohérence

En ce qui concerne les propositions générales de l'arithmétique (comme la première proposition susmentionnée), s'assurer de la vérité ne peut se faire par la méthode empirique de l'intuition, fut-elle pure. En effet, l'intuition nous permet d'induire à partir de cas particuliers, or cette méthode ne peut être suffisante à démontrer la nécessité et l'universalité requises pour former une vérité apodictique (sauf dans le cas bien particulier de la géométrie, nous renvoyons à Kant sur le sujet). Tout au plus permet-elle de dégager des probabilités. Néanmoins le critère de vérité ne peut être empirique a posteriori comme dans le cas d'une intuition extérieure à travers l'expérience mondaine. Là encore, l'expérience nous permettrait tout au plus de dégager des probabilités quant à la véracité de la proposition, à l'aide de la méthode inductive. Nous ne sommes pas alors en mesure de fonder la vérité de manière apodictique et nécessaire par ce procédé.

Il faut donc que cette proposition tire sa vérité d'une autre source. Elle ne peut naître d'une correspondance avec un état de choses (subjectif ou objectif) sans devenir a posteriori, comme dans la théorie de la vérité correspondance, elle doit donc non pas se fonder sur une relation de transcendance, mais bien sur une relation d'immanence. On parle alors de théorie de la vérité cohérence: c'est dans la cohérence syntaxique et sémantique de la proposition que gît le critère de vérité. En l'occurrence, pour la proposition arithmétique donnée en exemple, il s'agit de s'assurer qu'elle respecte les axiomes de l'arithmétique et ne produise pas de propositions contradictoires. On peut donc dégager de cela deux types de cohérences: la cohérence interne qui s'assure de la justesse de la proposition dans sa structure interne (articulation des objets en accord avec l'axiomatique de l'arithmétique et les règles de la logique) et la cohérence externe qui s'assure que la proposition s'intègre bien à l'épistémè de l'arithmétique (c'est à dire aux théories et propositions considérées jusqu'à aujourd'hui comme vraies) sans produire là aussi de contradictions. On pourrait prendre une comparaison plus littéraire pour rendre cette distinction plus parlante aux non scientifiques: la cohérence interne d'une phrase est assurée par la bonne application des règles de la grammaire, tandis que la cohérence externe s'assure que la phrase en question ne brise pas la continuité et ne contredise pas l'ensemble de l'énoncé dans lequel elle s'insère.

Nous avons affaire ici à une définition de la vérité qui en fait une propriété purement immanente aux propositions. Affirmer que le chat est sur le tapis alors que nous observons par exemple que ce n'est pas le cas n'enlève rien à la vérité de l'énoncé. Cette théorie est particulièrement adaptée aux propositions des mathématiques qui n'ont pas forcément de correspondance intuitive avec laquelle une comparaison serait loisible et permettrait alors d'éliminer parmi des propositions cohérentes celles qui ne sont toutefois pas représentative du monde. Pour autant, on ne peut départir de leur vérité toutes propositions qui entreraient dans ce cas sous peine de démanteler la majeure partie des mathématiques qui produit des propositions excédant largement les capacités intuitives de l'humain. Ainsi, dire qu'une proposition cohérente ne correspond à rien d'objectif, voire contredit l'observation, ne peut lui ôter son caractère de vérité mais peut toutefois en nier l'application actuelle. Il s'agira dès lors d'une proposition déréférencée. Il n'y a que dans certains contextes bien spécifiques qu'une proposition déréférencée peut, en sus, être qualifiée de fausse malgré sa cohérence (nous allons voir dans quels cas au paragraphe suivant).

      3.2/ Vérité correspondance

On le voit dans le cas de la proposition le chat est sur le tapis, la seule règle de cohérence ne peut suffire à fonder une connaissance qui se voudrait celle du réel. Si l'on se contentait de cette théorie de la vérité, il serait loisible de former toutes sortes d'objets qu'aucune expérience ne pourrait jamais corroborer et de créer des théories invérifiables de fait et en droit (lorsque l'on stipule par exemple des objets mathématiques modélisant des espaces à un nombre de dimensions défiant l'imagination). Un modèle de vérité visant à pallier cette limitation requiert une distinction claire entre les faits et les propositions. Si l'on peut dire que le chat est bel et bien sur le tapis, c'est parce qu'on peut faire correspondre la proposition (c'est à dire les objets conceptuels qu'elle lie entre eux) à un état de faits, en l'occurrence l'observation réelle d'un chat sur le tapis. Sans cela, toutes les propositions syntaxiquement et sémantiquement - la sémantique vérifie par exemple qu'on ne puisse employer une expression telle que le rond carré bien qu'elle soit syntaxiquement juste - cohérentes seraient vraies. Or une science comme la physique, dont l'objet est l'étude du réel, a le perpétuel souci de faire correspondre ses propositions à des états du monde empiriquement vérifiables. Si l'on veut décrire le monde, il faut que nos propositions lui soient liées de manière indéfectible.

Par conséquent, la vérité est un concept qui opère un pont entre deux paradigmes ou deux systèmes représentationnels différents et, en ce sens, peut être comparée à la signification. Elle devient une interprétation des objets formels manipulés par un langage particulier, à travers ses propositions, dans un autre système de représentations pourvu de son langage propre. La vérité devient donc une question de parallélisme: existe-t-il un monde constitués de faits qui corresponde véritablement et de manière analogique à ces propositions? De nombreux problèmes émergent d'une telle vision de la vérité, problèmes qui seront traités dans le chapitre suivant.


II/ Limites de la science: la vérité et ses apories


Examinons maintenant, chacune des apories auxquelles aboutissent nos deux définitions de la vérité. Le but n'est pas ici de nier tout fondement à la connaissance, mais bien d'en ébranler les fondations les moins solides afin d'en déterminer lesquelles sont loisibles, et quels genres d'édifices elles peuvent supporter.

     1/ Apories de la cohérence

         1.1/ Régression à l'infini

La première aporie produite par la théorie cohérentiste de la vérité est celle, bien connue, de l'enfant qui interroge de manière ininterrompue les fondements de chaque réponse qu'on lui donne. On peut en trouver un exemple concret dans l'anecdote relatée en introduction. Le problème auquel fait face alors celui qui veut défendre la validité (ou la vérité) de sa connaissance est celui de la régression à l'infini. Reprenons l'exemple de l'électricité: lorsqu'on demande ce qui est positif ou négatif on est renvoyé à la charge. Si l'on interroge ce qu'est la charge, on nous répond une propriété de la matière soumise à un champ électromagnétique. Un champ électromagnétique est la représentation de la force électromagnétique qu'exercent des particules chargées. La force électromagnétique est la force subie par une particule chargée dans un champ électromagnétique. L'électromagnétisme est la branche de la physique qui étudie les interactions entre particules chargées électriquement, [...] et plus généralement les effets de l'électricité. L'électricité est une forme d'énergie. L'énergie est la mesure de la capacité d'un système à modifier un état. Bref on pourrait continuer ce petit jeu à l'infini (la plupart des définitions sont tirées de wikipédia), d'où le nom de régression à l'infini. Ce qu'on observe dans ce processus d'interrogation, c'est que la définition d'un concept n'est jamais qu'une proposition mobilisant d'autres concepts, qui à leur tour s'analysent en concepts, et ainsi de suite, sans jamais s'arrêter. En poussant encore un peu plus loin cette méthode, on parvient souvent à identifier des diallèles: c'est le cas lorsqu'on définit l'énergie comme mesure de la capacité d'un système à modifier un état, en physique un état de la matière, et que la matière est consubstantiellement liée à l'énergie puisque l'équation bien connue d'Einstein établit un lien d'identité entre énergie et matière. Par conséquent faire rentrer la matière dans la définition de l'énergie et cette dernière dans la définition de la matière produit un cercle vicieux.

La théorie de la vérité cohérence nous laisse alors dans un monde constitué uniquement de propositions. Il n'y a rien à substituer à le chat est assis sur le tapis, que d'autres propositions. On ne peut sortir de la boucle, le sens et la validité des propositions sont purement immanents et ne peuvent par conséquent rien dire d'un monde étranger aux propositions. Le domaine des propositions scientifiques est alors clos sur lui-même et ne correspond à rien d'autre que lui-même. La vérité des propositions est par conséquent la subsomption réussie de ces dernières dans un ensemble de méta-propositions en accord avec des règles syntaxiques. La vérité n'est donc qu'un concept purement formel qui ne peut porter que sur les propositions elles-mêmes et non un quelconque signifié (une représentation) sur laquelle elles auraient velléité à s'appliquer.

Cela peut sembler logique et non problématique, mais c'est cependant une question qui a divisé et divise encore les scientifiques en deux camps (vérité cohérence contre vérité correspondance). Si la vérité n'est qu'une propriété de nos propositions sur elles-mêmes, alors de quoi parlons-nous et que prétendons-nous savoir? Serait-ce que tout ce que nous connaissons est précisément la connaissance elle-même?

         1.2/ Le cas des axiomes

L'autre problème fondamental du paradigme cohérentiste réside en la démonstration. Dire qu'une proposition est cohérente (de manière interne et externe), revient à décréter dogmatiquement qu'elle l'est, or tout l'objet de la science est, en théorie, d'éviter le diktat des dogmes invérifiés pour fonder la vérité sur une assise rationnelle de démontrabilité. Le caractère démocratique de la science veut que la cohérence d'une théorie ou proposition soit vérifiable par tous (sous réserve qu'ils possèdent les éléments de langage de la science en question ainsi que les moyens techniques suffisants), en partant des axiomes de bases (les propositions admises, et qui sont nécessaires et suffisantes à la démonstration de toute proposition) et en les enchaînant par des relations logiques, pas à pas, sans avoir recours à des propositions plus complexes. Ces dernières, une fois élaborées validement par ce procédé pourront être utilisés sans avoir recours à leur démonstration (c'est le cas des théorèmes mathématiques par exemple).

Le problème de la démonstration, c'est qu'elle nécessite un jeu de propositions initiales et a priori qui doivent être admises comme vraies, afin que se constitue la possibilité même de démontrer quoi que ce soit. Imaginez un jeu où, à l'aide de figures de bases, vous deviez constituer des figures plus complexes par assemblage de ces éléments premiers. Proposer une théorie revient à former une nouvelle figure, la démontrer revient à révéler pas à pas l'algorithme de construction de cette figure en utilisant seulement les éléments de base. Si on réfléchit correctement aux implications de la démonstration, l'on se rend bien compte alors que c'est la vérité (le postulat des axiomes) qui fonde la vérité, on se retrouve alors dans la figure du cercle vicieux, celui du diallèle par exemple. La vérité des propositions scientifiques semble naître d'une résolution de celles-ci en propositions fondamentales vraies, et dont la vérité est une propriété a priori et non démontrable. En effet, puisque un axiome a besoin d'être posé et admis afin de pouvoir entreprendre n'importe quelle démonstration, impossible d'en démontrer la vérité sans lui puisque cette dernière découle de son postulat.

La seule manière de démontrer la validité de ces axiomes est de partir d'une axiomatique différente qui permettra alors de démontrer la vérité de ces propositions a priori indémontrables. Mais alors quelques problèmes émergent. D'une part, si l'on considère une science comme étant définie par ses axiomes, alors l'emploi d'une axiomatique étrangère à celle dont on veut démontrer la cohérence formera logiquement une autre science. Nous sommes ici en contradiction totale avec l'acception cohérentiste de la vérité puisqu'il faut alors sortir d'une science donnée pour en fonder la validité... Pire, on retombera dans une régression à l'infini dès lors qu'on se met en tête de démontrer la validité de l'axiomatique nouvellement créée pour démontrer l'ancienne, et ainsi de suite. La cohérence est ainsi brisée. La seule manière de la préserver serait de produire une science des sciences, légitime à les subsumer toutes sous une unique axiomatique, le problème étant alors que cette dernière en requerrait elle aussi une nouvelle pour s'assurer de sa propre validité...

On le voit, la vérité ne peut se soutenir que par elle-même dans un acte performatif qu'effectuent les axiomes en leur statut de vérité indémontrable. Elle ne semble pouvoir exister que par un acte arbitraire (en cela qu'il n'est pas démontrable par cohérence car il peut très bien, néanmoins, trouver des justifications intéressantes) et dogmatique qui porte un coup d'arrêt fatal au concept même de vérité en terme de démontrabilité (qui est historiquement le principal outil utilisé en sciences dures). Ce concept est contradictoire puisqu'il considère qu'un axiome est vrai (donc démontrable) si et seulement s'il n'est pas vrai (puisque indémontrable). Le paradoxe n'est qu'apparent puisqu'on sait qu'aucune propriété axiologique n'est définissable sans son contraire (le bien le mal, le chaud le froid, le grand le petit, etc.) or la vérité est précisément un concept axiologique et donc relatif. La vérité nous apparaît ici comme une valeur, valeur dont le réel ne semble pas s'embarrasser mais qu'il incombe à l'homme de faire correspondre à ce dernier dans ces diverses entreprises d'arraisonner une expérience parfois anxiogène.

La vérité, en tant que valeur (par conséquent au même titre que la justice ou d'autres concepts moraux), ne peut naître que d'une décision humaine et déchoit dès lors de son statut transcendant qui lui permettait jusqu'alors de s'ériger en critère absolu. La vérité semble plus fragile que prévu, plus relative en fait. En conséquence de cela, la recherche d'un fondement absolu et inébranlable trouvera peut-être plus de réussite dans le paradigme correspondantiste?


     2/ Apories de la correspondance


Menés, par la prudence, hors du cohérentisme comme d'un édifice en ruine, nous entrons plein d'espoir dans le royaume du correspondantisme. Mais si c'est, là encore, une assise absolue que nous cherchons, nous risquons bien d'être encore une fois déçus tant les apories se font ici nombreuses.

Pour limiter le pouvoir imaginatif débridé d'une science fondée sur la pure cohérence, nous avons vu qu'il pouvait sembler judicieux d'en passer par un autre filtre à savoir celui de l'expérience. La vérité n'est plus simplement constitué par la cohérence interne et externe des propositions, mais aussi par la correspondance avérée avec un empire des faits qui jouent le rôle de garde-fou. S'il est tout à fait cohérent d'affirmer que le chat est sur le tapis, par exemple, il est délicat d'en déduire que cela suffit à en constituer une preuve de vérité (une démonstration). C'est bel et bien la situation physique qui va permettre de dire si, en effet, le chat est véritablement sur le tapis. On parle bien de correspondance entre des propositions (en l'occurrence de fait mais toute proposition théorique censée porter sur l'expérience empirique du monde doit pouvoir produire des propositions de faits qui rendent la démonstration réalisable ou non) et des faits.

On se rendra rapidement compte de l'imprécision des langues naturelles dès lors qu'il s'agit de produire des énoncés rigoureusement analysables et donc vérifiables dans leurs moindres éléments constitutifs. Pour s'en assurer, reprenons simplement l'exemple précédent: le chat est sur le tapis. S'il nous faut démontrer la vérité (en terme de correspondance) de cette proposition il faudra d'abord répondre à toutes les questions que la phrase laisse en suspens: l'énoncé s'applique-t-il au présent de l'énonciation? Est-ce là une vérité générale? Sur quel contexte s'appliquait la proposition (s'agissait-il d'une expérience subjective, d'une expérience collective et prétendument objective, si oui d'après quels référents spatiotemporels; parlait-elle d'une représentation comme dans le cas d'une peinture par exemple, etc.?). Le sujet a été maintes fois développés, nous n'irons donc pas plus loin.

         2.1/ Relativisme quantitatif

Si l'on se place dans l'hypothèse réaliste, bien commode, d'un monde physique objectif, identique pour tous les êtres, nommé réel (employé ici avec ce sens seulement pour le développement de l'hypothèse réaliste), nous pouvons imaginer parvenir à réaliser une correspondance parfaite entre l'empire des propositions (la science) et l'empire des choses (la réalité). Pour ce faire, il nous faudrait être à même de concevoir ce réel (puisqu'un point de vue unique ne saurait nous en donner l'intuition, nous ne reprendrons pas les exemples de tours carrées vues de loin, etc.) en réalisant la synthèse de tous les points de vue disponibles sur les choses. À partir de cette conception du réel tel qu'il est, en soi, nous serions alors en mesure de produire les énoncés propositionnels permettant de modéliser l'essence du réel, hors de tout particularisme. Mais une telle opération, dès lors qu'on prend la peine de l'examiner, s'avère être absolument impossible et contradictoire.

D'abord, comment obtenir tous les points de vues sur une chose donnée? Il faut pour cela partir du postulat que nous vivons dans un espace-temps fini et qu'il existe donc un nombre fini de points de vue sur la chose. Ce postulat est déjà bien aventureux puisque rien dans l'expérience actuelle, ne semble indiquer un tel état de fait.

Ensuite, à compter qu'un tel nombre fini de points de vue existe bel et bien, il faut parvenir à gommer les particularités de chaque point de vue pour obtenir une synthèse représentant fidèlement le réel, or partant du fait que nous sommes plongés dans notre propre subjectivité en permanence, il s'avère difficile de ne pas produire autre chose que des points de vue de points de vue. Dès lors il nous faut, pour atteindre l'en soi des choses, réaliser la synthèse de ces points de vue de points de vue, et ce dans une régression à l'infini. On plonge encore une fois dans des contradictions vertigineuses du simple fait que nous cherchons, à partir de la nature relative de la connaissance et de l'expérience, à atteindre un absolu: un réel en soi, détaché de tout point de vue. Or cette opération est précisément impossible à réaliser en droit... On ne saurait atteindre l'absolu par un quelconque bout, par une quelconque relation sans le départir immédiatement de son caractère absolu (étymologiquement, absolu signifie: sans lien, détaché de).

Mais quand bien même nous aurions franchi l'obstacle du relativisme quantitatif et qualitatif (ce dernier sera développé au chapitre suivant), il nous resterait à régler celui des propriétés essentielles (dont on trouvera ici un article). En effet, qu'est-ce qui nous permet, lorsque nous modélisons le réel à partir de propositions censées en représenter les propriétés essentielles d'être certain de la légitimité de la correspondance ainsi visée? Prenons l'exemple de l'explication génétique (causale) des phénomènes, que la science se targue de réaliser (et qu'elle parvient de fait à réaliser assez bien), elle repose essentiellement sur des modèles du réel qui vont isoler le phénomène étudié, ou la chose observée, pour la représenter à l'aide de propositions*. Cette façon d'isoler des mondes dans le monde et qui amène le scientifique à créer des systèmes clos au sein du système global du réel (dont on ne sait s'il est clos et donc systématisable) part d'un postulat lourd à assumer si l'on veut bien y regarder de plus près.

Prenons un exemple contredisant la thèse de la structure atomique des éléments comme propriété essentielle de ceux-ci. Imaginons que l’on descende plus bas que les quarks (dans la connaissance des constituants élémentaires de la matière) et que l’on découvre, par exemple, les énergions. On s’aperçoit que chaque particule (dont le proton) est composée d’énergions et que le nombre d’énergions qui forment une particule altère fortement les propriétés de cette dernière dans différentes conditions (telles que des températures très basses, ou des vitesses élevées, etc.). Ainsi on s’aperçoit que les protons sont en fait de deux espèces : un composé de 28 énergions dans chaque proton ou bien un composé de 29 énergions, les deux configurations ayant des propriétés suffisamment différentes pour qu’elles distinguent chacune un élément particulier. Pire, on pourrait s'apercevoir qu'une des configurations change le comportement de la particule dans certaines situations, suffisamment pour qu'elle n'obéissent plus à la description connue du proton. Dans un tel cas de figure, on pourrait alors dresser un nouveau tableau périodique indexé non plus sur le nombre de protons dans un noyau atomique, mais sur le nombre d’énergions. Ce qui était donc connu pour être un élément bien particulier, par exemple l’or s’avère être en fait deux éléments bien distincts, le nombre de protons n’étant plus qu’une description obsolète. Rappelons que dans son histoire la science a connu de telles révolutions, en atteste la longue histoire de l'élaboration du tableau périodique.

Il appert de tels exemples qu'il semble très délicat de prétendre à modéliser le réel de manière exacte. La technologie évolue et apporte sans cesse de nouveaux éléments en élargissant notre point de vue, en profondeur et en surface (nous avons découvert les quarks après avoir décrit pourtant les atomes comme ce qui semblait être les particules élémentaires et fondamentales). Ce processus tend à dirimer certains savoirs et peut parfois produire de véritables révolutions paradigmatiques dans le champ scientifique. Toutefois, on ne peut enlever à la science ses succès les plus flagrants, et malgré ces limitations théoriques, la science appliquée se révèle d'une redoutable efficacité. Ces applications ne peuvent effacer la question de droit: comment évaluer la véracité des modèles scientifiques à l'aune de ces limitations de principe?

         2.2/ Relativisme qualitatif ou transcendantal

Cela dit, poser de telles questions est déjà aller un peu vite en besogne puisqu'il nous a fallu ignorer totalement la question de la relativité qualitative ou transcendantale: nous avons postulé l'existence d'un réel à partir de la synthèse de points de vue purement humains (donc constitués par des formes transcendantales spécifiques) or il existe une indéfinité de points de vue dont la nature diffère de la nôtre. Le monde vu par une chauve-souris ne sera pas le même que le nôtre, idem du chat, du chien, ou pire encore, de la mouche dont l'expérience du temps est sensiblement différente de la nôtre (pour cette raison celle-ci semble toujours avoir un temps d'avance sur nous, car elle perçoit plus d'actions que nous au sein d'une durée définie). C'est un des modes sceptiques les plus puissant, celui qui a d'ailleurs nécessité la revolution kantienne des formes transcendantales afin de dissiper un peu le brouillard dans lequel il plonge le concept de vérité-correspondance. Une fois ce changement de paradigme achevé, l'objectif n'est plus le réel ou la chose en soi, mais simplement la catégorisation des phénomènes, ordonnés sous les formes sensibles et intelligibles qui en constituent la possibilité même. Demeure alors la question de savoir ce que sont les choses en elles-même, c'est à dire hors de la relation. Le monde des phénomènes est le point de contact entre le sujet et le réel, produisant ainsi l'interface qu'est le monde à travers la constitution d'objets, déterminés par les spécificités transcendantales des deux pôles (sujet-chose). L'ontologie glisse alors vers la phénoménologie et devient relative.

Comment savoir si un point de vue est plus légitime qu'un autre? Et s'ils le sont tous autant, comment vivre ce qu'est le monde perçu à travers d'autres formes transcendantales que les nôtres dès lors que nous sommes déterminés par nos propres formes? Nous ne pouvons qu'imaginer, modéliser, reproduire à travers le spectre de notre expérience ce que serait l'expérience d'autres êtres aux formes différentes. C'est précisément cette traduction qu'entreprend la science, notamment à travers la technique (par exemple lorsqu'elle utilise des outils captant un spectre chromatique hors de la sensibilité humaine pour les représenter dans notre spectre. Ainsi nous représentons l'infra-rouge en un rouge sombre, or, par définition, cette couleur est en dessous du rouge sombre et ne lui correspond pas puisque nous ne pouvons la voir...). Elle est par conséquent imparfaite et inexacte en droit ce qui confère un statut incertain au fondement même de l'entreprise scientifique dont l'objet serait la synthèse des diverses relations au réel afin d'en déterminer l'essence absolue. Les bases même de la science physique sont friables et reposent sur les approximations subjectivistes (ou objectivistes au sens kantien) d'une espèce qui, par définition, ne peut être autre chose qu'elle-même afin d'avoir l'intuition d'un monde différent, d'un rapport véritablement forain au réel. S'imaginer posséder d'autres sens ou d'autres catégories de l'entendement n'est jamais qu'imaginer: c'est à dire transformer en images (en objets qui sont précisément déterminés et définis par des formes transcendantales spécifiques) l'altérité supposé. En outre, on peut légitimement s'interroger sur la capacité à imaginer une véritable altérité puisque l'imagination même naît de nos définitions, comment pourrions-nous imaginer une véritable altérité autrement que par la négation? C'est précisément ce qu'a compris Kant en définissant négativement le concept de chose en soi.

Toutefois, s'il est impossible, par définition même, de connaître la chose en soi, le réel, notre relation à celui-ci loin d'être fausse, nous en donne une détermination. Ainsi ce monde des phénomènes dans lequel nous évoluons, et cette science que nous bâtissons en écho à celui-ci, nous dit bel et bien quelque chose du réel, probablement infime au regard des déterminations possibles de la chose en soi, mais quelque chose tout de même. Notons toutefois ici que si nous examinons logiquement ce que pourrait être positivement la nature d'une chose en soi, c'est à dire ce qui peut s'accorder à tous les points de vue (et leurs divergences transcendantales), on arrive nécessairement à une indétermination essentielle, à un néant, dès lors que l'on part du postulat que les points de vue existent en nombre infini.

L'aventure scientifique ne fait ainsi qu'étendre l'expérience de l'homme constituée initialement de points de vue, donc d'objets, assez sommaires puisque immédiats (on s'est d'abord attaché à nos sensations pour juger et induire, puis nous avons synthétisé des groupes de sensations d'un même objet afin d'en affiner la conception). La science, par la synthèse qu'elle opère sur les points de vue, capitalise du médiat afin de produire des point de vue toujours plus complexes en cela qu'ils sont spatialement et temporellement non simples (ils sont le produit d'une synthèse patiente de données issus de référents spatiaux et temporels différents). Prenons l'exemple du microscope à effet tunnel: il nous fournit un point de vue dont nous ne pouvons avoir aucune intuition immédiate, pourtant, il nous fournit immédiatement (dans notre expérience) un point de vue qui contracte en lui des siècles d'expérimentation et des positionnements subjectifs multiples (les différentes impressions de la pointe conductrice à divers points de l'espace). Autre exemple, celui de l'expérience visuelle fournie par Google Earth, qui synthètise, là aussi, une somme d'intuitions spatio-temporelles différentes pour reproduire l'impression d'une expérience immédiate de la Terre que nous ne saurions précisément avoir immédiatement par nous-même.

Malgré ces limitations radicales aux prétentions du savoir à lever le voile de la relativité afin de découvrir le visage absolu des choses, la science poursuit son chemin, consciente ou non de la véritable nature de son entreprise. Par son opiniâtreté, elle étend le champ d'expérience de tous les hommes, et, peut-être, par rétroaction, contribue à métamorphoser peu à peu les formes transcendantales qui en fondent les déterminations. Après tout, il serait peu raisonnable de ne pas accorder aux formes a priori la capacité d'évoluer et de produire elles-aussi une histoire. Le statut d'aprioricité devant alors être nuancé, devenir lui aussi, comme tout le reste, relatif, bien que commode à utiliser dans une acception absolu, comme le sont tous les concepts horizons tels que la vérité, la justice, l'universalité, etc.

La logique qu'utilisent nos sciences a pour ultime fonction de nous parler de l'être, du réel, c'est à dire de réaliser une ontologie. Pour cela, le paradigme de la vérité-correspondance semble jouer le rôle de garde-fou face à la puissance débridée de la vérité-cohérence (raison pure), et permet à l'homme de toujours raccrocher les propositions scientifiques à une possible expérience. S'il est, comme l'a montré Kant, relativement aisé de comprendre comment les découvertes de la logique (des vérités propositionnelles) s'appliquent presque nécessairement (dès lors qu'elles sont suffisamment cohérentes) à l'expérience du monde - autrement dit comment les productions d'un pur sujet parviennent à corroborer les lois gouvernant les objets - il est bien plus ardu de comprendre le processus inverse: à savoir par quel procédé parvenons-nous à constituer, à partir de l'expérience limitée (par nos formes transcendantales et nos déterminations physiques) des modèles légitimes d'un réel qui nous excède de toutes parts.

         2.3/ De l'ontique au logique (que modélise la science?)

Nous l'avons vu, Kant nous a fourni de précieux renseignements sur la manière de passer de l'a priori à l'a posteriori (du logique à l'ontique ou plus justement à l'empirique). Toutefois, passer de l'ontique au logique, comme nous le faisons lorsque nous modélisons en systèmes clos des chaînes phénoménales afin d'en tirer les principes et structures a priori, semble bien plus délicat et source d'erreur. C'est probablement ce qui explique l'extrême différence en terme d'exactitude des deux sciences paradigmatiques de ces deux mouvements respectifs: les mathématiques et la physique. La première est véritablement apodictique car elle est purement a priori, autrement dit elle part du logique (comme fondement de règles générales de relations possibles entre objets génériques) pour déterminer par avance ce que devra être l'expérience. Il semble n'y avoir pas d'erreur en cette science (dans une large mesure) dès lors que le principe de cohérence est observé. Si l'application permet d'en mettre en lumière, c'est souvent par une analyse erronée ou insuffisante du système empirique observé. La physique quant à elle part de l'expérience (a posteriori) pour induire des principes (la logique, les propositions) et pour cela repose sur la modélisation qui procède à une délicate traduction des faits en propositions (comme vu au chapitre précédent). Les deux sciences sont à des stades de vérité incomparables puisque la physique semble totalement perdue dans l'imprécision de ses lois, pour lesquelles de nouvelles variables ad-hoc sont sans cesse nécessaires afin de les faire cadrer avec l'expérience (on pense notamment aux gouffres épistémologiques que constituent matière et énergie noire, à l'incompatibilité de la théorie de la gravitation avec la physique quantique pour ne citer que les plus remarquables).

        A/ L'analyse: le synchronique contre le dynamique

On peut en grande partie expliquer ce déficit de la science physique par les caractéristiques même de l'analyse à laquelle procède la modélisation.  Cette dernière fonctionne précisément comme les mathématiques, c'est à dire qu'elle définit des objets et des relations entre ceux-ci, puis édicte les règles de calcul permettant d'en dériver des objets nouveaux, plus complexes, ou des états de référents temporels autres de ces mêmes objets. Un tel procédé ne peut fonctionner sur un mode purement empirique en cela qu'il serait absolument a posteriori. Platon l'avait bien compris, le monde étant impermanent, nulle science n'en est inductible, il est nécessaire pour asseoir la légitimité de cette dernière d'en placer les principes a priori, et d'en faire découler les phénomènes. Pour cela, tout calcul, toute logique et toute analyse forment des mondes figés, synchroniques. Le calcul a besoin de figer le monde dynamique dans une représentation qui, par conséquent, perd son aspect temporel et impermanent. Ce dernier peut, et doit bien entendu, être réintroduit par la suite, mais ce n'est qu'au prix d'un artifice: il faut représenter le temps (l'agent dynamique d'impermanence) par l'espace (une synthèse d'états synchroniques). Pourquoi la raison calculante a-t-elle besoin d'user d'un tel procédé? Parce que sans celui-ci, il serait impossible de constituer ce qui apparaît comme le fondement même de l'entendement: la catégorie. En mathématiques il s'agit plus particulièrement de l'unité, constitutive de toute valeur. Ce faisant, il est certain que l'on gagne en clarté (l'analyse, étymologiquement dénoue ce qui était lié, explique l'impliqué) mais perd en précision. En témoignent, par exemple, les apories de Zénon d'Elée sur le mouvement, qui naissent précisément des conséquences du processus analytique. Néanmoins, entendement et raison ont besoin de ces catégories, à même d'opérer des abstractions sur le flux diapré et uni en tous points (c'est à dire totalement impliqué) qu'est l'expérience, et ainsi être opérants. C'est le fondement même du logique et donc du langage qui requiert un tel procédé d'anamorphose.

Pourtant, les reflets de l'empirie que sont les propositions et les objets de la logique en général ne semblent, a priori, pas légitimes du tout à représenter quoi que ce soit de la fluidité empirique. Lorsque nous comptons nos doigts par exemple, nous sommes en train de poser la catégorie abstraite de doigt afin d'y subsumer les occurrences, formant des unités, de chacun de nos doigts. En est-il cependant un seul qui soit identique à l'autre? Sur quelle base pouvons-nous gommer des différences, en droit infinies ou du moins indéfinies, entre deux objets perçus? Autrement dit comment justifier l'arraisonnement catégorial du divers de la sensation pour servir de modèle à ce dernier autrement que par une simple nécessité humaine, à savoir les formes sensibles et intelligibles qui président à toute expérience possible et dont nous ne pouvons sortir?

La modélisation scientifique, ne peut prétendre représenter en son essence le réel. À supposer que le réel est la chose qui peut prendre diverses déterminations, parfois contradictoires entre elles (comme dans le cas de la dualité onde-corpuscule), et que nous ne pouvons savoir pour l'instant, ni en droit ni de fait, si ces déterminations forment un nombre défini, il semble totalement contradictoire de qualifier une quelconque de ces déterminations, que peut prendre le réel à travers les phénomènes, de plus vraie qu'une autre. Nous sommes contraints, par cette nature protéiforme du réel qui s'illustre dans la phénoménalité, d'adopter une position relativiste sous peine de sortir de la position rationaliste censée être empruntée par la science.

Ce que la modélisation fait, c'est de produire des systèmes clos, que l'on pourrait appeler schèmes, à partir des formes transcendantales humaines - cela peut paraître absurde de le préciser puisqu'il n'est pas possible de faire autrement, par définition même de l'être humain, mais cela évitera peut-être à certaines personnes de croire que l'on voit les infrarouges ou même que l'on voit des atomes, ou encore que l'on peut percevoir le monde comme une mouche ou une chauve-souris, simplement parce qu'on est capable d'en produire des modèles intuitifs. Au sein de ces systèmes, la vérité ne peut qu'être cohérentiste puisqu'elle est un appauvrissement: du réel dans un premier temps, et des phénomènes eux-mêmes ensuite. Il est toujours possible de produire des modèles valides (donc cohérents) et pourtant respectivement contradictoires d'un même phénomène. Penser, par exemple que les masses s'attirent par une force est un modèle qui peut très bien (et qui l'a fait par le passé) s'accorder avec l'expérience. Il existe pourtant aujourd'hui un autre modèle concurrent et incompatible théoriquement (en cela qu'il ne peut intégrer dans son corpus de propositions vraies la force attractive des masses) qui est celui de la relativité.

Pourquoi une telle chose est possible? D'une part, parce que ces modèles sont toujours un dévoiement de la nature dynamique de l'expérience et ne parviennent à reproduire le temps que par succession d'états synchroniques du système (on peut se référer aux considérations très fines de Bergson sur le sujet), ce qui est problématique: pouvons-nous dire que le film d'un match de foot est bel et bien une réplique parfaitement correspondante (en cela qu'elle parvient à reproduire tous les objets signifiants du phénomène et à rendre compte de leurs interactions) au phénomène du match lui-même. On pourra trouver des référentiels où la correspondance semblera exact: si l'on analyse par exemple les mouvements macroscopiques du ballon lors de la partie, ou bien si l'on s'attache à étudier les vitesses de déplacements des joueurs etc. Mais tous ces référents ne forment que des abstractions singulières du phénomène qui a eu lieu. Le film ne pourra permettre, par exemple, de reproduire l'ambiance physique de l'évènement, il sera impossible d'analyser les mouvements moléculaires ou même particulaires, impossible d'étudier la thermodynamique de la partie, impossible d'étudier finement la psychologie des joueurs, etc. Pire, une mouche qui serait face à ce film n'assisterait pas même à la continuité du mouvement puisque les images s'enchaîneraient pour elles de manière trop lente. Il semble exister, en droit, une indéfinité de référents fixes d'un phénomène particulier. Chaque modèle scientifique opère sur ce fonctionnement en produisant des référentiels et des abstractions (qui sont des simplifications, des troncatures mêmes) à partir d'une richesse empirique potentiellement inépuisable.

Outre ces limitations a priori, on peut encore une fois faire référence à la limitation quantitative. En effet, la technique permet d'enrichir (par synthèse spatio-temporelle) les données intuitives, ce faisant elle ne cesse, par son évolution, de pousser à la complexification des systèmes clos que sont nos abstractions. Ainsi, les modèles que crée la physique des particules sont susceptibles de radicalement changer selon les progrès de la technique (on peut reprendre ici en exemple l'hypothèse susmentionnée des énergions) qui produit des données nouvelles, c'est à dire nous fournit, à partir d'un même phénomène, de plus en plus d'objets à intégrer. Prenez la biologie de l'antiquité, essentiellement macroscopique, et comparez la avec la somme vertigineuse de données issues de l'analyse moléculaire pour en être convaincus.

        B/ La distinction faits-propositions

Ce que ces mises en garde contribuent à fragiliser, ou du moins à relativiser, c'est la distinction bien nette entre propositions d'un côté, et faits de l'autre. Ce n'est pas qu'il faille nier l'existence de faits: l'expérience subjective est un fait, lorsque je vois rouge, c'est un fait que je vois rouge, lorsque j'entends un son, c'est un fait que j'entends ce son, fut-il un acouphène d'ailleurs. Cependant, c'est bien tout ce que la science nomme "fait" qui doit être entaché de suspicion puisqu'il s'agit bien rarement (si ce n'est jamais puisque la science porte sur les objets et non pas les sensations subjectives, fut-ce le cas, elle doit alors faire de ces derniers des objets) de ce que nous venons de décrire: sensations brutes, pas même intégrées à la structure déjà organisée des perceptions. C'est bien pourtant la seule sensation qui semble pouvoir prétendre au statut de fait: elle est indubitable, a bien eu lieu de manière irréfutable, on ne peut l'imaginer sous d'autres déterminations sans en faire un objet qui n'est déjà plus la sensation. Cette dernière est presque sans relation à quoi que ce soit d'autre qu'à elle-même, elle se vit presque immédiatement, absolument, et si l'on veut l'expliquer, la faire rentrer dans une structure causale ou un système d'objets, on ne peut le faire qu'a posteriori, par le traitement d'informations, d'intuitions, qui ne sont plus des constituants de la sensation (par le souvenir ou l'enregistrement par exemple, deux objets qui fournissent bien une intuition mais qui n'est plus la sensation qui en est la cause).

En revanche, le fait scientifique, quant à lui, ne se confond pas avec la sensation, ni même avec la perception, puisque se voulant objectif, il doit synthétiser diverses perceptions (par exemple le témoignage oculaire de plusieurs scientifiques pour prendre un cas simpliste) qui finiront par constituer un fait. La perception ne peut constituer un fait puisque, bien que structurée et donc très loin de l'immédiateté qu'on peut attendre du fait, elle ne peut entamer sa vie scientifique qu'une fois acquis le statut de donnée. Pour ce faire, elle doit être enregistrée sur un support, devenir reproductible et finalement représentée par un signe: bien souvent les fameuses propositions de faits.

Prenons un exemple très simple de soi-disant fait, toujours le même: le chat est sur le tapis. S'agit-il là vraiment d'un fait, au sens de: quelque chose de suffisamment simple et fondamentale (presque immédiat) pour qu'on puisse s'en servir de référent objectif indubitable avec lequel il sera possible de confronter les propositions pour en éprouver la correspondance? Spontanément, on pourrait être amené à accorder une telle chose: si nous assistons à la scène d'un chat sur un tapis, nous sommes enclins à en faire un fait. Pourtant, lorsqu'on analyse la proposition de fait, nous rencontrons deux objets catégoriaux (donc qui n'ont rien d'immédiat), à savoir le chat et le tapis. Les faits ignorent le concept de chat, il s'agit bien là d'une catégorie abstraite définie à partir de propriétés que l'on a induit à partir d'expériences singulières auxquelles nous jugions pouvoir attribuer un lien de parenté (en l'occurrence un faisceau de sensations constituant l'objet singulier d'un chat). Nous pourrions nous tromper (s'il s'agissait d'un robot par exemple?), c'est bien le propre de la connaissance inductive d'être soumise à l'expérience dirimante. Qu'est-ce qui nous permet de décréter que nos diverses expériences physique de chats peuvent être subsumées sous un seul concept qui en réalise une unité abstraite à l'aide de caractères? D'une part il nous faut conférer à l'objet de nos sens une unité et continuité dans le temps, autrement dit, lorsque nous faisons l'expérience d'un chat C à un moment T, nous devons déjà admettre un certain nombre de postulats, discutables en droit, pour affirmer qu'à l'instant T+n nous sommes toujours face au même objet C. Mais pire, définir les contours de cet objet C est en soi problématique. Le chat est-il limité à sa forme macroscopique? Est-il défini par tous les éléments qui semblent être dans un lien de rétroaction causale? Mais dans ce cas là, le moindre éléments physique qui ne serait pas relié par les nerfs au système nerveux central pourrait être jugé hors définition et donc ne pas appartenir à l'objet. Les ongles d'un humain, ses cheveux, etc. Faut-il prendre en compte dans l'unité de l'objet ses émanations thermiques, son champ électromagnétique? Bref plus on creuse la question, plus on s'aperçoit que l'unité que l'on confère à un objet est approximative, qu'elle repose sur un jugement aux critères obscurs et implicites qu'on pourrait d'ailleurs récuser dans certains cas. On pourrait ensuite s'attaquer au cas du tapis puis enfin à la liaison opérée par le copule (est), etc.

Le chat est sur le tapis semble alors tellement loin de la simplicité et de l'immédiateté que l'on peut attendre d'un fait qu'on est bien forcé d'admettre qu'il s'agit bien là d'une construction plutôt que d'une expérience qui s'imposerait à nous. Le cas s'explique notamment par le fait que le chat est sur le tapis est une proposition de fait et à ce compte est déjà infiniment éloignée (qualitativement dirions-nous) d'une quelconque expérience primitive, forcément a-linguistique. Il semble bien que l'expression proposition de faits soit contradictoire puisqu'une telle chose semble non pas traiter de faits, mais bel et bien d'objets conceptuels. Toute proposition porte sur des concepts et non sur des faits (dont le statut est la définition semblent poser un problème épineux). Le fait même est constitué par les propositions, il est informé par l'état d'une science, pour cette raison l'homme qui observe un phasme sur une branche sans avoir les connaissances nécessaires pour le distinguer comme objet autonome, comme être distinct de la branche, ne décrira pas le même fait que celui qui possède cette connaissance et est parvenu à identifier dans l'objet un phasme. Pour cela, les faits évoluent en permanence, accompagnant le cheminement du progrès technique et ne peuvent donc en aucun cas servir de support a priori, dont l'immédiateté s'imposerait à l'observateur et pourrait servir de critère extérieur au savoir, et contre lequel ce dernier pourrait s'éprouver dans sa légitimité à décrire un réel en soi. Bien au contraire il semble bien que les faits soient tout autant le produit des propositions que ces dernières se veulent le reflet de ceux-ci... Le fait est une somme de jugement impliqués, objet hybride entre la proposition pure (les concepts), la sensation et surtout la perception. Dès lors, comme tout jugement, il ne peut être à l'abri de l'esprit critique, de l'analyse et d'une perpétuelle transformation.

         2.4/ Que connaît la science?

Après cette brève et synthétique réflexion sur le concept de vérité, il appert que ce dernier tente de réaliser l'impossible (du moins la problématique) unité du logique et de l'ontique. Ces deux catégories étant séparées par leur définition même, la connaissance (du moins dans ses velléités correspondantistes) se veut néanmoins le véhicule de l'un à l'autre, elle se veut une traduction exacte d'un réel dont la langue lui demeure pourtant cachée. Pour filer la métaphore linguistique de la traduction, bien qu'on ne puisse être parfaitement exact en linguistique, il est loisible de parvenir à transplanter une part de l'essence d'un monde linguistique au sein d'une autre langue dès lors que ces dernières partagent une structure suffisamment commune. Mais dans notre cas, on ne peut même pas dire que la science travaille sur des énoncés dans la langue du réel (bien que la fiction des faits tendent à nous le faire accroire), puisqu'elle ne travaille jamais que sur ses propres énoncés: perceptions constituées dans leur unité par les formes de la sensibilité et de l'entendement, mêlées à des représentations très médiates d'un monde, à l'aide la technique et du savoir accumulé notamment, qui modifient peu à peu la base même des perceptions humaines. Tout ce que la science fait est de trouver les images ou modèles, au sein de sa propre sémantique, qui semblent s'appliquer dans l'expérience qu'elle fait d'un réel qui apparaît si protéiforme qu'il pourrait presque être qualifié d'informe. Elle ne sort jamais d'elle-même, bien qu'elle soit, grâce à l'expérience, sans cesse mise au défi par cette friction avec un réel qui fait jaillir des mondes toujours surprenant, toujours remettant en cause les savoirs que l'on croyait acquis. C'est bien les propres lois de son expérience que l'homme explore à travers la connaissance, mais ce faisant il arpente et repousse les limites d'un territoire indéfini, en modifie la géographie pendant qu'il en réalise la cartographie, et étend ainsi sa richesse en poursuivant un horizon fuyant d'objets qui transcenderaient leur condition déterminée pour unifier la série totale des déterminations possibles, tendant alors vers le vide qu'enclos et unifie la catégorie négative de chose en soi.



*qui elles-mêmes sont les signes de concepts qui définissent des propriétés qui organisent l'expérience en dégageant l'universel ou le général à partir du singulier ou du particulier.