dimanche 19 février 2017

La connaissance, le relativisme et le sceptique (6)

Plus de vérité, finis les horizons verticaux où le sommet d'une pyramide arbitraire, concrétion de foi, donne un repère vers lequel hausser le regard et se sentir écrasé, se sentir heureux d'être l'otage volontaire d'un dogme. Car le bonheur de ces gens là est le bonheur de la sagesse au sens de soumission, au sens d'obéissance au poids écrasant d'une vérité qui n'est rien d'autre qu'un signe, c'est à dire un prête-nom qui vaut pour autre chose, à vrai dire pour un peu tout et rien. Il n'y a plus de critère extérieur: c'est à dire que la vérité est désormais un sentiment dont on ne trouvera la confirmation dans aucun réel transcendant, elle n'est que la coïncidence de soi à soi. Cette coïncidence est de deux sortes: celle de la pensée produite à partir de règles avec le reflet que lui renvoient celles-ci (cohérence interne) et celle de la pensée en accord avec l'expérience (cohérence externe). Aucun de ces deux accords ne nous renseigne sur le réel ou sur la vérité des conceptions qui y participent: l'universalité et la nécessité sont des idées pour lesquelles toute coïncidence est interdite à l'humain du fait même de sa nature.

Ainsi, seul subsiste le sentiment, celui de l'évidence qui nous étreint dans nos choix. Le choix est bien la croyance vécue en tant que telle, contrairement à la foi qui est la croyance vécue comme vérité transcendante. Ainsi la vérité ne nous préexiste pas, mais elle est le fruit immanent de l'accord sans cesse renouvelé avec nous-même. Par conséquent, comprendre cette vérité ce n'est pas la concevoir dans sa pleine cohérence externe, mais c'est aussi la vivre comme un choix harmonieux, c'est à dire comme une expérience qui va de soi, une évidence. En ce domaine, sentir c'est comprendre.

Parler d'accord c'est très beau, mais peu concret, nous avons besoin d'un critère pour savoir que l'accord est bien réalisé: comment le trouver? Tout ce cheminement du sceptique l'a amené a se désaisir de sa propre foi, des principes qui forment des concrétions voués à se briser sur les choses ou bien à briser les choses elles-mêmes (et souvent les autres...). Le principe ne se maintient que par la force, il est une résistance, il est l'homme qui se fait croire qu'il a vécu l'universel et le nécessaire lors même que ces dernières ne sauraient être récoltées de l'expérience humaine. Le scepticisme est une force de la nature (humaine), il est le flux de la raison qui s'immisce dans chaque porosité pour faire voler en éclat ou bien éroder lentement les concrétions encombrantes. Qui suit le cours de l'eau jamais ne s'arrête, ou s'il le fait, finit par sécher et s'incruster à la terre ou bien s'évaporer. Le mouvement de l'eau trouve toujours son chemin, même s'il doit pour cela changer d'état, traverser les choses, s'y reposer pour un temps. Le sceptique fait en sorte d'accueillir ce mouvement dans la métamorphose de son corps et de ses pensées. Il se désaisit de lui-même, de l'identité, de la stabilité, il devient vide, chaos, tout et rien.

Le vide est la caisse de résonnance où l'harmonie s'opère, c'est par lui que peut s'identifier l'accord. Il n'y a nulle contradiction à parler d'accord (comment pourrait-on parler d'accord entre une chose et rien) puisque rien ne permet de dire que l'homme est le vide en soi, il est une forme de vide permis par ses formes transcendantales. Les bornes et les limites de son entendement et de son expérience forment la complexion de la caisse de résonance. Lorsque le sujet opère un choix, c'est à dire produit une note, celle-ci pourra résonner correctement et lui permettre de sentir si l'accord produit avec le réel (c'est à dire son sentiment, son expérience) lui semble dissonant ou pas.

Tout cela serait bien beau s'il existait vraiment une harmonie en soi, or l'expérience nous montre qu'elle est le produit de cultures, c'est à dire que nous paraît assonant ce qui s'accorde avec une idée  introduite en nous par la culture de ce que doit être l'harmonie. C'est là une limitation de l'humain qu'il faut accepter pour la voir non plus comme une borne, mais comme une caractéristique. C'est même une invitation à la curiosité et à la métamorphose. Une culture est telle un sujet, c'est une cohérence immanente limitée à un contexte (les cultures vivent, se transforment et meurent comme les humains). Ainsi, il n'y a pas une seule voie pour l'humain, mais de nombreuses manières d'être en accord. Nous retrouvons encore une fois la richesse tant convoitée par le sceptique, celle-là qui le nourrit et l'emmène par delà lui même, vers l'horizon indécis de ses choix futurs qui, mis bouts à bouts, formeront le ballet d'un destin.

La vérité de l'homme est un choix dans lequel sa pensée épouse l'expérience, en cela elle est une chose bien personnelle et éphémère (comme l'est la définition que je viens d'en donner).

vendredi 3 février 2017

La connaissance, le relativisme et le sceptique (5)

D'un point de vue logique, nous ne parvenons qu'à douter de l'existence d'un critère de vérité. S'il existe du moins n'avons-nous pas les moyens de le connaître (ou bien les avons-nous mais nous les ignorons eux). Le seul critère de vérité des propositions réside dans les axiomes qui n'ont de valeur de vérité que par autorité. Autrement dit, nous introduisons la certitude et la nécessité par une acte non scientifique de croyance. Il est certes possible de justifier la validité d'axiomes en les insérant dans un épistémè où ils deviendront des objets démontrables par proposition, mais cet épistémè qui les justifie est lui aussi basé sur des axiomes qu'il s'agira d'interroger de la même manière et ce dans une régression à l'infini.

D'un point de vue physique, nous avons vu que l'adequatio rei et intellectus semble logiquement contradictoire, nous ne reviendrons pas dessus. Si l'on veut absolument se placer dans un paradigme idéaliste, comment définir la vérité? Serait-elle la sensation? Dans ce cas là, elle est absolument subjective, c'est à dire sans relation. Si l'on veut imaginer un idéalisme platonicien (qui n'est à mon sens pas un idéalisme mais un réalisme puisque Platon maintient l'idée d'un arrière-monde réel en-dehors des phénomènes), je ne prendrais même pas la peine d'y répondre et renvoie aux exposés kantiens.

Il nous reste à étudier la troisième partie de la philosophie qu'est l'éthique, mais pour ce faire, nous aurons besoin encore d'en passer par les deux parties précédentes.

La logique, ou plus généralement le discours, est un domaine abstrait basé sur les idées et notamment sur le concept central de quantité. Quantification et abstraction sont des synonymes en ce sens qu'ils fonctionnent tous deux par induction, en créant une forme déterminée par une loi au sein de laquelle une collection de qualités pourront être instanciées (cf cet article, bien qu'à l'état d'ébauche et contenant des éléments dissonants à modifier notamment la définition de l'objet que j'invite le lecteur à occulter...). Plus central encore est le concept d'identité par lequel l'esprit, en y mêlant la fonction mémorielle produit le concept de continuité. Le monde abstrait des quantités et concepts subsiste par la continuité qui assure l'identité des concepts dans le temps, en d'autres termes l'esprit crée un monde de permanence, bien apaisant au regard de celui, plus immédiat, des phénomènes, caractérisé par son impertinente impermanence (nous avons ici une pensée bienveillante pour Platon et pour tous les dogmatiques en général).

Phénoménalement, le temps érode les états de chose (le terme de transformation serait plus séant) et fait qu'empiriquement nous ne vivons jamais une même situation plus d'une fois et nous n'expérimentons jamais l'identité d'un objet: la table que je quitte un instant et que je retrouve quelques minutes plus tard n'est plus la même d'un point de vue temporel (c'est à dire sa situation dans le temps), et d'un point de vue spatial aussi puisque les atomes se sont déplacés, la peinture, même imperceptiblement, s'est altérée, etc. Nous n'expérimentons qu'un écoulement permanent, une transformation incessante de soi et du monde que, parfois, les limites de notre perception nous empêchent de saisir, nous laissant croire naïvement à l'existence de l'identité et par extension de la continuité. L'identité semble, si l'on veut bien considérer avec attention la chose, n'exister que dans l'état immédiat d'un contexte spatio-temporel figé. Réintégrée dans le flux des choses, l'identité est un sol qui se dérobe sous nos pas, une propriété qui à peine posée disparaît, à tel point qu'en observant de plus en plus finement la ligne de chute, elle ne peut même plus être posée du tout.

La logique passe sur les assertions comme le temps qui érode les états, elle les dirime sans cesse, à tel point qu'il semble même improbable que l'on soit en droit d'en poser une seule. L'assertion ne peut avoir de validité que sur un monde d'objets permanents (comme l'a bien noté la philosophie dès ses débuts), donc elle n'a qu'une validité logique, c'est à dire interne: elle forme un système qui ne parle que du système.

On le voit, tout ce problème de la vérité naît de nos représentations et plus précisément du discours que l'on tient sur les choses. d'ailleurs les concepts constitutifs de la vérité sont précisément de purs concepts linguistiques (universalité, nécessité, identité) que nous ne rencontrons pas dans l'expérience. L'expérience humaine n'est pas celle, absolue et immédiate, de la sensation car il semble bien que l'expérience humaine mêle sensations et concepts, ou devrions-nous dire formes*, à travers la perception, et elle n'est pas non plus cette médiation**  sous-tendue par la permanence linguistique qu'introduit la logique, le langage.

En s'en tenant aux phénomènes il est loisible de dégager des redondances dessinant des schèmes auxquels l'homme peut se fier pour guider sa vie pratique. Le 'savoir' dégagé par la mise en commun des observations (diachronique et synchronique) forme plus une technique, un art (à la manière des médecins empiristes de l'antiquité) mais qui n'est jamais constitué pleinement, jamais achevé et en perpétuelle reconstruction. Sans le fixisme induit par la logique, il semble bien que l'homme puisse évoluer dans une zone de savoirs flous construits par induction mais dont on se gardera bien de figer les règles. Tant que l'on constate que la fumée suit le feu on ne peut faire erreur tant qu'on y assiste vraiment, mais d'en induire une règle plus générale peut être pratique mais ne doit pas donner lieu à la construction d'un concept figé (causalité, nécessité, etc.) c'est à dire non relatif et qui pourrait s'avérer faux dans un contexte ou une occurrence différents. C'est cette même souplesse qui permet de s'adapter à l'expérience (or on a pu constater à quel point la technique a fait évoluer l'expérience humaine) sans créer les fossés infranchissables parfois qui peuvent se créer entre des théories et l'expérience (on peut citer comme exemple le cas d'une religion qui ne pouvait admettre que la Terre ne soit pas au centre de l'univers). C'est cette souplesse encore qui permet d'accueillir l'altérité, la nouveauté, la contradiction, non comme un ennemi mais comme une invitation à se transformer, à s'adapter au rapport du sujet avec les phénomènes.

Il s'agit donc bien d'un monde de croyances dans lequel évolue l'homme raisonnable ainsi débarrassé des ornières du langage (langage qu'on ne jette pas aux orties mais dont on gagnera à circonscrire la portée et l'usage). La méthode expérimentale ne produit pas une science mais un système de croyances (voilà ce qu'est un épistémè, cf article suivant) liées par un échafaudage, c'est à dire une structure éphémère, du moins mobile et agençable. Ne pouvons-nous nous débarrasser de la croyance, afin de coller au mieux à l'expérience? Ce serait retomber dans les filets de ce que nous avons chercher à fuir: le doute sclérosant. Les croyances que bâtie la science (en modélisant le réel à partir de formes qui nous appartiennent) forment des principes qui permettent par inférence de guider l'expérience humaine. En ce sens, elles ont un côté pratique indéniable et sont même nécessaires à l'action humaine, sans croyance impossible de délibérer (si ce n'est au hasard, mais cela implique aussi de croire que le hasard est la meilleure forme de délibération, ce qu'une expérience même limitée de la vie sur un monde où existent divers périls vient démentir aisément), or, nous l'avons expérimenté nous-même (de manière pacifique), et vus chez d'autres (à travers des manifestations violentes), cette situation est productrice d'une souffrance dont on cherche instinctivement à se débarrasser ou à sublimer (ce qui revient à la même chose).

En somme, il ne reste plus à l'homme qu'à accepter l'incertitude et le rôle de la croyance. Mais soyons très prudent envers cette dernière, si une croyance est en soi inoffensive lorsqu'elle est bien reconnue comme telle, elle peut devenir létale lorsqu'elle se mue en foi à travers l'arme que constitue un homme (et a fortiori un groupe). Soyons bien attentifs au fait que si l'homme parvient à bien comprendre les outils qu'il utilise pour bâtir son royaume de croyances (notamment la logique) et qu'il devient sceptique en conséquence, la chute peut être mortelle, et la lucidité devenir un poids insupportable, un troisième oeil qu'il faut dès lors fermer par tous les moyens. Il faut reconstruire le sol sous les pas de celui qui chute et c'est précisément à cela qu'il faut s'attacher dans cette période dangereuse de destruction. Ce qu'il reste au sceptique, c'est la présence de l'autre et l'amour bien phénoménal qui unit les êtres dans l'humilité de leur condition, et aussi l’orgueil compensatoire que procure la puissance de créer des mondes. C'est ce dont nous allons discuter à présent.

* le concept étant l'expression logique, linguistique d'une forme. Sans langage nous expérimentons bien une certaine forme de causalité à laquelle nous nous fions instinctivement pourrions-nous dire, mais c'est bien le concept à travers sa définition linguistique qui objective ce qui était transcendantal dans le sujet. Vous me direz, si le langage ne fait que faire signe vers alors cela implique que l'objet causalité était déjà là dans le sujet qui l'avait extirpé de lui en se faisant lui-même objet: oui cela semble logique, mais sans la fixité des mots qui figent dans l'éternel, cet objet restait dynamique, constitué par le caractère impermanent de l'expérience et donc lui-même impermanent.

** Faisons une expérience pour bien comprendre la distinction entre immédiation et médiation. Imaginez que vous vous placez dans la sensation pure, présente, sans rapport à aucun passé ni présent, la sensation totalitaire de la méditation. Tout n'est qu'une sensation qui s'écoule, vous êtes dans l'immédiat qui, considéré dans le temps, est un écoulement et donc l'expérience d'une impermanence. Mais l'immédiat n'est-t-il pas précisément permanent puisque sans rapport avec d'autres instants? Oui, mais tel qu'il se conçoit, dans le temps, il est un point qui s'écoule il est donc une permanence (le point) soutenue par une impermanence (l'écoulement temporel), vous ne pouvez concevoir sa permanence que par un substrat impermanent. Et inversement, vous ne pouvez concevoir cette impermanence qu'à partir d'un substrat permanent (le sujet, la conscience éprouvante): il faut créer la relation pour que les deux termes existent. Ce petit exercice est un paradoxe et donne le tournis précisément parce qu'il illustre l'absurdité des concepts. Médiat et immédiat sont des inexistants, ils sont les termes d'un rapport permanent (les horizons) où seule existe la relation qui relie ces termes. L'immédiat atteint, achevé, est la même chose que le médiat et inversement. Immédiat et médiat n'existent pas séparément: l'immédiat ne se conçoit que par l'appartenance au médiat, c'est à dire comme moment du médiat, et le médiat que comme appartenance à l'immédiat, c'est à dire comme cheminement de (ou dans) l'immédiat. On peut ici prendre l'analogie temps et espace: on ne peut imaginer le temps sans le concevoir comme durée d'un espace, et l'on ne peut concevoir l'espace que comme subsistance, durée. La physique a d'ailleurs compris que ces deux concepts n'en sont en fait qu'un seul: l'espace-temps.

mercredi 1 février 2017

La connaissance, le relativisme et le sceptique (4)

Mais n'y a-t-il pas de vraisemblance qu'à la condition que la vérité existe? La réponse est oui, or le scepticisme ne peut prendre position pour une affirmation de l'existence de la vérité ou une infirmation de celle-ci. Par conséquent, tout ce raisonnement fort beau n'a nulle valeur, il n'est qu'un expédient utile à la justification du mouvement et de la recherche théorique (et par extension pratique). Rien ne permet d'incliner pour la vraisemblance plutôt que pour autre chose, en fait, nul critère ne subsiste à l'érosion dialectique. Dès lors qu'on a attaqué les fondements même du raisonnement (les axiomes), il n'est plus possible de tenir un discours qui tire une cohérence externe, ou plus précisément une validité à partir d'un critère extra-discursif (ce dernier étant introduit précisément par les axiomes et leur statut particulier).

La cohérence externe dont nous parlions précédemment est en fait un leurre, puisqu'une proposition ne s'intègre jamais à l'empire des faits (sans perdre sa valeur de proposition et devenir une simple chose parmi d'autres), ce sont les faits qui sont intégrés par l'empire des propositions, par l'épistémè, qui leur ôte leur immédiateté pour en faire une médiation à travers la conceptualisation (le fait, qui est à la base la sensation, devenant alors objet décomposable en éléments articulés selon des lois, c'est à dire un concept). Il s'agit donc d'une cohérence interne déguisée.

En fait, dès lors que l'on pose les axiomes de notre raisonnement initial (existence du sujet, de l'objet, de la relation, etc.) et qu'on part des prémisses utilisées précédemment (connaissance comme relation sensible et/ou intelligible entre sujet et objet, etc.) on arrive nécessairement à l'impossibilité de soutenir la vraisemblance ou même de l'infirmer. Nous sommes dans une position bien connu du scepticisme: la suspension ou l'indétermination.

Pour sortir de cet inconfort, il s'agirait peut-être de poser de nouveaux axiomes et de construire ainsi un raisonnement différent. Mais, on l'a vu, le problème de la légitimité de cet épistémè ainsi conçu se pose du fait même du statut indémontrable des axiomes. En fait, les axiomes agissent comme critère de vérité, à la frontière de l'épistémè, à la fois à l'intérieur puisque bases des prémisses et donc éléments des propositions, et à la fois intouchables puisque non discutables, en dehors du champ d'investigation. La seule manière de déterminer véritablement les axiomes en critères nécessaire est la croyance, c'est à dire oublier (volontairement ou non) leur statut d'hypothèses nécessaires pour en faire des transcendances, projetées par le sujet en dehors du statut d'objet pour passer dans le réel même. C'est le trajet de la foi, qui peut indifféremment soulever des montagnes et briser des générations entières.

Une autre manière de sortir de l'ornière serait de supprimer "la vieille croyance en des arrière-mondes" et de faire, par exemple, de l'objet la seule réalité. Cela pose les problèmes vus précédemment, à savoir que si un tel aperçoit tel objet de telle manière, tel autre de telle autre manière, qu'un animal le perçoit encore autrement et ainsi de suite, il faut bien qu'un substrat échappant à toutes ces manifestations subsiste, en deçà des déterminations subjectives. Si l'on veut maintenir que ce n'est pas le cas, bien des hypothèses empiriquement incohérentes peuvent servir de justification: par exemple on peut imaginer que chaque manifestation est bien la réalité de l'objet, et que si un autre individu à un moment donné observe ce qui est censé être la même chose qu'un autre tout en sentant l'objet différemment, il y a bien deux réalités distinctes soutenues par aucun substrat. Les gens vivraient donc dans des univers parallèles, ce qui est une possibilité, mais dont les éléments contre sont plus convaincants que les pour (existence d'un monde objectif partagé par les sujets, au sein duquel des lois semblent valoir pour tous - j'ai bien conscience que l'on peut aussi argumenter contre ces contre-argumentations...).

Si l'on s'en cantonne à l'ontologie relativiste initiale (qui me semble assez instinctive, j'incline même à penser qu'elle semble être la condition de possibilité de tout univers - qu'est-ce qu'un monde si ce n'est une relation?), on me dira que le réel n'est pas si voilé que ça puisque si nous sommes en relation avec lui, c'est que nous sommes de même nature que lui: le sujet est forcément réel s'il entre en contact avec le réel. Ainsi, chaque manifestation du réel à un sujet est une part de la vérité, du réel. Mais si l'on considère la vérité comme étant nécessaire et absolue, il faut qu'elle soit bien la synthèse de toutes ces manifestations. Or, si nous imaginons un réel indéfini, voire infini, où les relations existent en nombre infini, la synthèse donnera un néant. En effet, qu'est-ce qui peut bien contenir de manière réalisé la somme de toutes les formes possibles et existantes si ce n'est précisément l'informe? Autrement dit le Tout n'est concevable en tant qu'objet (donc fini, uni) que comme le Rien car aucun autre objet ne peut contenir le Tout (dans quoi serait-il lui-même contenu: le Tout doit être absolument en dehors de tout, il n'est donc rien). On s'arracherait les cheveux à trouver sur ces questions des réponses apaisantes pour l'esprit, les fictions métaphysiques peuvent se créer à volonté, et c'est précisément ce que le scepticisme tend à montrer.

Pourtant, il nous faut un critère, si ce n'est pour déterminer une vérité théorique, au moins pour guider l'action pratique - notons que cette distinction est captieuse, un critère, bien qu'éthique est de toute façon théorique puisqu'il est un objet logique; seul son usage peut être pratique, mais là encore ceci est faux car l'usage n'en est pratique qu'a posteriori, après délibération théorique. Ne peut-on s'en tenir aux phénomènes, domaine où l'homme a fait de réels progrès, au sein duquel il a crée un savoir en déterminant une objectivité? Ce monde des objets pour lequel l'homme s'échine à en exhumer la nature absolue en tentant d'échapper au croque-mitaine de la relativité (j'ai vu, au long de mon périple d'existence, bien des réactions de colère viscérale face au relativisme, un rejet hystérique qui prend souvent la forme d'une colère et d'une violence inexplicable, d'une censure et par là d'une négation profonde de l'altérité, de l'Autre. Avant de condamner cela, il faut bien comprendre qu'il y a, à la base de cette émotivité, une réelle souffrance non assumée, que ces gens veulent rejeter comme un corps étranger sans en voir la sublimité qui les relie pourtant à autrui. Il faut être doux mais ferme avec ces terreurs d'enfant) ne nous donne-t-il pas une assise suffisamment stable pour produire une connaissance apodictique? Et bien nous l'avons vu plus haut, même en supprimant l'arrière-monde, on ne parvient pas à unifier la diversité des phénomènes, du moins pas au sein d'un objet sensible.

Certains physiciens pourraient être tentés de dire que les mathématiques réalisent cette unification dans un objet intelligible. Cependant, nulle part nous ne voyons les mathématiques prédire avec certitude chaque phénomène (ce qui, je le concède pourrait être à cause d'un manque de donnée sans concerner la méthode elle-même), ni unifier quoi que ce soit, on le voit dans les incompatibilités de la physique classique avec la physique quantique par exemple. Par ailleurs, existe-t-il un objet mathématique pout décrire l'amour, la sensation, etc.? On pourrait répondre oui: l'amour et la sensation se décrivant alors quantitativement (impulsion électrique, réaction métabolique, etc.), il est d'ailleurs bien tentant de voir dans la nature des phénomènes des quantités arraisonnables. Première objection: que faire du sentiment vécu, qualitatif? N'est-il qu'une propriété émergente des réactions métaboliques? Mais alors de quelle nature est cette propriété émergente elle-même? Par quoi peut-on la quantifier, en quoi la décomposer? Deuxième objection: la quantité n'est autre qu'un concept (cf. article), une abstraction inobservée dans les phénomènes: il n'existe pas une chose semblable en tous points à une autre, pas un phénomène semblable en tous points à un autre, du moins au sein d'un même univers. Et si l'on considère décidément que la nature des phénomènes est un concept animal (puisque certains animaux sauraient compter), cela implique que le monde phénoménal est une projection de ces concepts (donc idéalisme, voire solipsisme en son sens le plus fort). On peut aussi considérer que les quantités sont dans les phénomènes ce qui semble absurde pour les raisons mentionnées plus haut. On peut d'ailleurs logiquement être amené à penser que la quantité est une induction commode à partir de phénomènes semblables, mais on voit difficilement comment l'inverse serait possible à moins d'affirmer un idéalisme ontologique sans toutefois pouvoir le prouver. Or le grand problème de l'idéalisme ontologique qui fait dériver les phénomènes de la quantité est le suivant: comment passe-t-on de la quantité à la qualité vécue? Par quel mystérieux processus advient cette magie? Si la quantité donne naissance à la qualité qui lui semble absolument étrangère, il faut supposer qu'un lien existe entre les deux, une relation qui les unit, or une relation ne se fait qu'entre deux choses partageant une même nature; qu'est-ce qui pourrait unir ces deux choses si distinctes? Faut-il en passer par un troisième terme qui réunirait les deux "susbtances"?

Bref, on pourrait pérorer ainsi pendant des millénaires. Nous avons brisé notre critère de vraisemblance. Il faut pourtant agir. Il faut agir!