jeudi 28 mai 2015

Le faiseur de miroirs

Jamais endormi, même en plein sommeil quelque chose demeure, glissant sur l'épaule déferlante du temps. Toujours une sensation à sentir, toujours une image à former dans la mélasse de l'indéterminé, toujours une conscience éveillée: le sommeil est un état d'éveil particulier.

Et lorsque tout cet édifice musical de chair et de pensées cessera d'être mu par une quelconque volonté, chaque partie désunie continuera son voyage intercosmique; vertige du voyageur sans vitesse. J'ai trouvé la vérité, dans chaque absolu de mes images intransmissibles, et cet acte cultuel de vouloir injecter ma vie dans celle de fines lignes entrelacées par la syntaxe n'a plus de sens, il ne vaut que pour lui-même: acte d'être penché sur un écran, recroquevillé telle une araignée mourante, avec les mains survolant prestement l'éclatement littéraire d'un clavier. M'écrire ne veut rien dire, rien d'autre que ce mal de dos, que la sensation des muscles de l'avant-bras qui fatiguent, que mes tendons qui protestent, que l'impatience kinésique de mon corps.

Je suis issu du mouvement et c'est ce même mouvement que j'instille goutte à goutte dans ces phrases inertes. Je hais l'écriture pour le temps qu'elle me prend à consumer de la durée de mouvement dans de vaines entreprises. Les lettres ont leur propre rythme que j'ignore et je m'acharne cependant à les violer, comme un matériau inepte et dépendant: colonisateur de l'inconnu, comble de l'ignorance crasse... Je hais l'écriture autant que j'aime la sensation de lire.

Ecrire s'apparente à déverser la mort à partir de la vie lors même que la lecture est l'acte de ressuciter ce qui n'est qu'enveloppe défunte. J'écris dans un seul but: me lire, et retrouver dans l'extériorité de mes mots le reflet de mon intention transcendante. Chaque phrase filée à une autre est une part du monde que je polis afin qu'elle me renvoie un jour, possiblement, le reflet de ce souffle dynamique qui s'exécute en moi sans jamais que je ne le puisse saisir.

mercredi 27 mai 2015

Le spectre et son ombre

La vulgarité est l'ultime raffinement... Il m'aura fallu endurer le cycle complet partant de la vulgarité comme seul horizon pour mener à la sophistication comme raffinement suprême et enfin revenir à la vulgarité comme acmé de l'intelligence et de la complexité. Rien de plus complexe que la simplicité brute et sans atours. Voilà mon chemin sans route, voici le chant atone de ma vie, ce crépuscule sans soleil.

Et toutes les aurores se sont déroulées dans l'obscurité totale, chaque éclipse n'aura caché d'une éphémérité éternelle et fixe que la béance sombre de la vacuité informe. Et toutes ces formes sans contours qu'aucun oeil ne peut saisir, à quoi peuvent-elles bien servir dorénavant et que représentent-elles?

Je ne vois plus rien aujourd'hui, rien que l'aveuglante absence de lumière, rien que la série totale de l'innombrable multiplicité, offerte dans l'unité de mon regard trouble. Et toutes les mélodies se font entendre, dans un sifflement de l'univers indistinct, accord dissonant de toutes les harmonies possibles et qui figure le temps d'un monde qui passe et se dégonfle dans l'étrange spectacle des phénomènes. L'univers - qui n'a rien d'uni - est percé, il suinte par l'impossible paradoxe d'une éternité fluente sa mélancolie stellaire et solitaire, à travers les jours qui s'achèvent dans la confusion des deuils et des naissances. Qui est deuil et qui est naissance, si l'un se confond avec l'autre?


Et moi, moi, moi... Impossible identité qui file sans fondement. Chantier qui recommence sans début ni fin son éternelle construction inachevée, car inachevable... Moi qui regarde au dehors par de multiples fenêtres: d'abord celle de mes sens, puis celle de mes concepts, et enfin celle de l'artefact physique fait de verre à travers laquelle filtre une hypothétique et mystérieuse lumière. Et toutes n'en font qu'une dans le délire des phénomènes qui m'apparaissent. Théâtre où le spectateur se confond avec la scène, avec l'intrigue, dans une étrange schizophrénie. Spectacle lassant d'une vie vécue sans être voulue - est-elle seulement vécue dans ce cas? -, spectacle auquel je ne crois plus que par un fil: celui d'une curiosité sans cesse renouvelée par l'irruption absurde du réel qui se heurte sur... Sur quoi se heurte-t-il d'ailleurs? Et se heurte-t-il vraiment ou bien les étoiles se jouent-elles ce trop vrai mensonge, juste pour rire, juste pour donner vie dans la danse folle des images à ce pantin de chair au coeur qui ne bat plus que sur le rythme du doute? Nous sommes les fils des étoiles paraît-il? Elles me paraissent pourtant aussi indiscutablement fausses que nous, impossiblement vraies aussi...

Mais tant pis, je prends des navires sans coques, naviguant sur des non-océans qui ne sont finalement rien d'autre qu'une idée que l'on se fait du liquide et de l'informe. On parle d'énergie mais il suffit de fixer le mot suffisamment longtemps pour le voir, comme chaque chose, s'effacer devant la source qui s'écoule indifférenciée de cette âme sans substance. Et le mot s'évapore dans la continuité mouvante du temps. Bientôt même les lettres qui composent le mot temps se délient, et le concept demeure suspendu, muet, dans on ne sait quelle dimension de forme-images. Si l'on se montre suffisament courageux, bientôt cette dimension se brésille sous l'impact silencieux et terrifiant d'une supernovae. Mais rien n'est visible de tout cela, nulle violence: tout se tait dans la fureur d'un calme silence, tout s'éteint dans la luminosité sans nuances de la déréalisation.

Et peut-être alors, que c'est cela mourir.

jeudi 21 mai 2015

Le repos que tu m'offrais

Je te vois marcher au loin avec la même délinéation ondulée que celle des tes cheveux fous qui nimbent ton visage d'une aura sauvage. Quelle étrange flamme flamboie au loin, provoquant en moi de longues et douces hypnoses incompréhensibles. La vie s'empare de moi lorsqu'une de tes graciles et longues jambes s'avance au devant de l'autre d'un pas qui n'a rien de fonctionnel et banal, d'un pas de déesse qui figure une antique danse gracieuse et surnaturelle. Je reste ce noeud biologique effectué de toutes parts dans sa vulgarité banale, lorsque la flamme de ton corps danse au-devant de moi avec la légèreté éthérée des mirages s'élevant du désert.

Je n'ai, je crois, pas de définition de la femme si ce n'est toi et l'expérience chaque fois inédite et singulière de ton existence. Je n'ai pas rencontré d'autres femmes que toi...

Pas d'autre amour que la lointaine constellation de tes yeux qui a su parfois me faire croire être le centre du monde, lorsque toutes les étoiles et les nébuleuses de ton regard ondulent leur lumière vers le fond de mon trou noir. J'ai tout gardé, rien de tous ces instants ne peut s'échapper de mon insondable vacuité.

Je me rejoue, parfois, le rythme de ton âme au travers de songes musicaux qui sont pareils pour moi au crépuscule d'une longue errance. J'ai voyagé plus que de raison. Parfois je me demande pourquoi je n'ai pas su choisir le repos que tu m'offrais, dans la dualité ontique d'un insoluble paradoxe: ma nature éternelle et le mouvement sans attache qu'est mon destin.

mercredi 20 mai 2015

Trahi par mon corps

Il m'a été donné il y a peu une rare occasion: celle de confirmer par l'expérience une théorie spéculative concernant les formes représentationnelles. Pour cela, et pour que vous aussi puissiez reproduire cette expérience troublante, il suffit de faire en sorte que votre corps consente à provoquer en lui un AVC qui vous rendra temporairement aphasique. Mais, comme je déconseillerais fermement une telle expérience, surtout pour le côté aléatoire de son résultat, parvenir à devenir temporairement aphasique (notez que j'ai l'élégance de vous laisser libre du chemin à emprunter) suffit amplement. Pour ceux qui décideraient courageusement de parvenir à l'aphasie définitive, l'expérience vécue reste totalement valide, éternellement même...

Bref, j'ai été trahi par mon corps et été amené à faire l'expérience de l'aphasie, entre autres effets secondaires parasitant le fonctionnement habituel de mon corps. Outre la crise de mysticisme que cela a pu provoquer en moi - est-ce un signe? Y a-t-il un Dieu? L'univers cherche-t-il à me faire passer un mystérieux message qu'il m'incombe de comprendre? etc. -, j'ai pu constater une chose: si toute forme d'expression m'était devenu difficile voire impossible, j'étais pourtant parfaitement lucide et savais parfaitement ce que je voulais dire. Je savais la forme de ce que je voulais dire, sa place était là, présente en mon esprit, sa position était bien octroyée dans l'ordre syntagmatique, j'avais accès au référent (c'est à dire à une image possible du mot), au sens, à tout sauf au mot... D'ailleurs, les rares interlocuteurs à avoir croisé mon chemin à ce moment là, pouvaient comprendre beaucoup des mots que je cherchais lamentablement à balbutier malgré mes erreurs ou mes silences, précisément parce que je pouvais mailler une phrase suffisamment étroitement pour que la forme du mot (les possibilités sur la chaîne paradigmatique) manquant soit assez évidente.

Ce qu'il s'est, semble-t-il, produit, c'est non pas une altération de ma conscience, de mon esprit et de ses capacités formelles, mais bien un dysfonctionnement de l'accord tacite entre mon esprit (ma volonté, ma conscience) et la possibilité physique de son expression, à savoir mon corps et ses différentes fonctions. Moi qui n'ai jamais particulièrement fait montre d'un idéalisme ontologique (voire, penchant même pour le matérialisme), j'ai été contraint de constater que quelque chose, le fondement de mon identité, demeurait, lors même qu'aucune manifestation extérieure évidente ne pouvait en témoigner à travers l'expressivité. J'étais comme qui dirait enfermé en moi-même, trahi par mon corps qui m'imposait, plus que de coutume, une résistance, un brouillard sensitif qui corrompait les signaux transitant entre mon identité profonde, ma conscience, et mon corps.

Je ne dis pas qu'il existe un esprit d'une étoffe ontique différente de celle du corps matériel. Je constate, lorsqu'on parle de matière, que personne ne sait de quoi il s'agit. Ultimement la matière est une forme d'énergie, entité des plus mystérieuses puisqu'elle est le fondement de toutes les manifestations ontiques aussi variées soient-elles... Peut-être l'esprit serait-il un état énergétique particulier et différent du corps physique (d'ailleurs s'il y a communication entre les deux états, c'est qu'ils sont précisément des états d'une même matière)... En tout cas, l'esprit peut demeurer lucide et intact lors même que le corps ne l'est plus (c'est d'ailleurs ce qui arrive dans le cas de membres fantômes). Corps et esprit, certainement, sont intriqués d'une manière profonde et que l'on ne comprend pas encore (et ne comprendra peut-être jamais en totalité, si le concept de compréhension totale a un sens...).

Cette expérience a au moins le mérité d'augmenter encore un peu plus le doute en moi (mon dieu, une telle chose est-elle seulement possible?), ouvrant ainsi encore plus grand la porte des possibles. Peut-être qu'au fond, ce sentiment d'être immémorialement vieux est-il justifié, peut-être suis-je une vieille âme, parvenu au bout du cycle des réincarnations... Peut-être aussi que cette expérience ne montre absolument rien et que je pensais détenir encore toute ma lucidité, ainsi que les formes représentationnelles que ma volonté souhaitait exprimer, alors qu'il n'en était rien...

Singulière expérience... Pour un fin gourmet tel que moi, expérience d'une rareté et d'une complexité qui mérite d'être gardée en bouche longtemps, d'être infusée. Je la laisse fondre en bouche avec attention mais surtout avec une perplexité accrue.

mardi 19 mai 2015

La philosophie comme déconnaissance

Souvent, face au triste constat de la pertinence du scientifique pragmatique critiquant l'inanité de la philosophie (petit jeu capricieux et sans objet, spéculation débridée pareille au rêve) , je me suis demandé quelle pourrait être pourtant l'utilité de cette dernière. Après tout, c'est bien elle qui m'a mené à contempler sans illusion la dépouille encombrante de mes anciennes croyances, la somme de filtres que la culture humaine dépose sur la nudité phantasmée de l'esprit, comme des strates de peaux toujours nouvelles et se superposant sous l'effet du temps. C'est précisément là, dans ce cheminement, ce qu'est, je crois, la philosophie.

La philosophie ne doit pas être vue comme une science produisant un savoir (je rappelle encore que de savoir il n'y a que de savoir-faire), mais plutôt comme un processus d'arrachement et d'objectivation de l'épistémè à partir duquel sont produits les savoirs des sciences. Toutes les sciences productrices de savoir le font à partir d'un terreau d'arbitraire, d'un choix, d'une axiomatique. Naturellement, la nature arbitraire de ce sol tend à s'effacer dans les limbes de l'oubli, se confondant alors peu à peu avec ce que la société qui la produit nomme "le réel". Le scientifique ne déroge pas à la règle, il pousse à partir d'un épistémè singulier, y puisant les données constituant les éléments et les forces (ou lois) permettant de les faire tenir ensemble au sein d'un monde, au sein d'un uni-vers.

C'est ici que le philosophe intervient, cet être nourri depuis des années à la coupe des dogmes et des grands systèmes métaphysiques, nomadant de ci de là, dans des univers diaprés aux différences parfois inconciliables, les portant en lui tel le chameau apportant son eau dans un désert. Vient un jour où point en lui ce curieux doute: comment tous ces systèmes censés modéliser le réel peuvent-ils sembler totalement valides lors même qu'ils sont parfois contradictoires? Le philosophe, abrite désormais en lui le doute, tapi dans le fond de son lac intérieur, petit à petit asséchant le flux qui relie ce réservoir de dogmes à son propre esprit, à sa propre croyance et sa représentation mentale. Chaque fois qu'il vérifie la correspondance d'un système avec une expérience possible du monde, apparaît alors aussi la fausseté, c'est à dire la limite de ce système.

Le philosophe peu à peu, de chameau devient lion, se rebellant contre ces corps étrangers aux velléités totalitaires, s'échinant dès lors à sans cesse faire jouer un système contre un autre, en en cartographiant les espaces de validité et de non validité. Pour chaque système dogmatique de représentation du réel, un contexte précis et délimité déterminant le fondement de sa possibilité, de sa vérité. De ces systèmes, le lion philosophe ne perçoit dès lors plus que les limites, les cloisons étroites, et, détenant cet immense pouvoir de pouvoir voyager à travers les cloisons, il est amené sans cesse à contempler ce désert indéterminé qui demeure extérieur, il le conçoit négativement plutôt puisque nul sens ne lui offre l'indéterminé et nul concept ne peut non plus le lui dessiner. Le philosophe apprend à cheminer seul désormais, à vivre dans le décalage, à ne jamais se reposer sur un point de vue, son destin est la déportation, son moteur est le mouvement.

À ce stade, le projet philosophique est quasiment réalisé, l'esprit du philosophe est capable d'éroder ses propres croyances et tout ce qui tendrait à vouloir éterniser un système ainsi qu'à le déterritorialiser, c'est à dire à vouloir ériger son contexte spatio-temporel en une totalité a-contextuelle et absolue. Le philosophe a appris ainsi à expliciter l'épistémè de toute proposition, de toute croyance et de tout savoir, y compris le sien propre dont son voyage sans fin l'arrache. Ce déracinement perpétuel peut être au départ douloureux, il l'est et le demeure probablement jusqu'au bout. Cependant, de cette douleur peut naître une force, et de la douleur sublimée peut naître une exquise paix et une ineffable beauté.

Le philosophe est alors prêt à passer du lion à l'enfant, constatant les limites de tout système de représentation et constatant que, pourtant, le système épistémique est la condition de possibilité même de sa prise de conscience - et donc qu'il ne pourra jamais sortir d'un système que pour entrer dans un autre, même temporairement -, alors l'homme accepte sa condition divine. Puisque nul réel, c'est à dire nul critère absolu (ne dépendant pas de lui ou d'un point de vue) ne peut s'offrir à lui, puisque tout ce qu'il connaît n'est que relation, il ne lui reste qu'à accepter cela et d'en jouer. Jouer de ce pouvoir de faire surgir de nouveaux mondes à partir d'un épistémè particulier est l'apanage de l'enfant qui s'amuse de ses créations et se nourrit de celle des autres - et s'y marrie. Le philosophe, devenu enfant, est conscient que son chemin de vie l'a amené à vivre dans des univers créés de toutes pièces par les autres; conscient que la quête d'une vérité absolue lui est interdite de par sa nature même (qui est celle d'être un système d'interface); conscient du fait que le réel, dès lors, n'est plus qu'un vague prétexte, l'idée d'une indétermination principielle, d'une puissance alme apte à produire un monde singulier déterminé par une relation contextuelle.

Le philosophe joue ainsi de lui-même, comme s'il s'agissait d'un instrument. C'est d'ailleurs peut-être véritablement le cas. Mais il reste à savoir une chose: qui se cache derrière l'instrument?

vendredi 15 mai 2015

Carrefour des éternités

Jamais l'artiste ne peut profiter de ses oeuvres comme le fait un spectateur. Tous deux évoluent dans deux indéfinis distincts. Celui du spectateur est l'indéfini de l'oeuvre vue comme unité, univers et monde. Ce monde est unifié, totalisé, et, comme pour notre monde physique, indéfini; c'est à dire qu'il est toujours possible d'y repousser l'horizon par un effort de perception, d'aller vers l'infiniment grand ou l'infiniment petit, de multiplier les points de vue, de relier des éléments nouveaux ou bien les mêmes éléments mais d'une manière inédite. Véritablement le spectateur se perd dans le monde de l'oeuvre, et peut même y habiter sa vie durant.

Le drame du créateur est qu'il est embarqué sur un autre indéfini: celui, impossible, de la réalisation de la totalité des possibles, d'une manière ou d'une autre. Chaque oeuvre est un élément de cette totalité idéale, et tant qu'il lui reste le moindre souffle, le monde de l'artiste continue d'exister, de se constituer. C'est donc l'oeuvre de sa propre vie, de sa propre vision, que l'artiste explore et retranscrit par fragments épars et imparfaits. Ces oeuvres sont imparfaites à ses yeux parce qu'il n'y voit que la finitude, l'enclave dérisoire qu'aucun logos (c'est à dire aucun lien) n'unifie. Telle oeuvre s'apparente à un pigment de couleur isolée, or qui peut percevoir la couleur sans la nuance apportée par les autres, qui comprend sa beauté sans la tonalité singulière de la sensation visuelle dans la gamme des autres sens, sans l'éclat incompréhensible de la qualité au milieu de l'illusion quantitative?

L'artiste sait que c'est toute la médiate immédiation de la mélodie, qui vient ramasser dans le jaillissement du présent toutes les autres notes, qui fonde la musique. Ce sont les différences qui offrent, sous d'indéfinies dimensions, la nature par conséquent insaisissable en totalité des choses. Ce sont toutes ces différences essentielles à ses yeux que l'artiste traque dans ses filets, sans relâche, se privant ainsi du monde constitué par ses oeuvres.

Le spectateur, lui, vient placer la singularité de l'oeuvre dans un monde déjà constitué, dans son propre monde en constitution, lui prêtant alors les intervalles de toutes les différences qualitatives qui peignent son univers intime. Le spectateur intègre l'oeuvre au royaume de ses images. Le créateur, malheureux, tente désespérément d'exfiltrer son univers, de l'exporter dans le support indéterminé (et par là même impersonnel) du réel, tel un infini tentant de se transvaser en totalité au sein d'un autre infini..

Il n'y a, je crois, qu'un autre que soi pour apprécier une oeuvre et l'habiter comme un monde, à la fois en y injectant son propre univers d'images, et en projetant l'oeuvre dans cet univers musical personnel, replaçant alors la chose apparemment déterminée dans l'équilibre indéterminant de deux infinis (ou devrais-je dire d'une indéfinité d'infinis).

Certains artistes, malins ou simplement fainéants, ont bien compris que la totalité achevée n'appartient qu'au royaume de l'en puissance, et qu'il ne leur incombe pas de la réaliser. Ceux-là marchent sur les sentiers de la méthode, ceux-là tendent à exhumer le style qui ouvrira les portes de leur royaume intime, fournissant ainsi la clé de toutes leurs énigmes. En effet, qui a besoin d'ouvrir chaque porte lorsqu'il fournit aux autres le moyen de le faire eux-même?

Mais cette course là, elle aussi est perdue d'avance. Traquer la pulsation inchoative de la précaire harmonie du chaos d'une âme revient à poursuivre le vent: telle chose n'existe pas achevée, elle n'est que la vibration musicale d'une existence qui se joue, le tintement des outils sur le chantier de l'âme, l'effet d'une vie. La quête de cette chimérique clé de sol de l'âme pousse alors l'artiste à rebrousser toujours plus loin le chemin de son destin, à convoiter une mythique origine qui le délivrerait de son fardeau, l'offrant ainsi au repos sidéral de l'absolu (conciliation de l'éternel et du mouvement). Le style alors devient destin, celui d'un Pessoa par exemple, et le destin le sillon de pas sur le sable des jours, et les pas tracent leur partition muette vers un lieu inexistant, figurant ainsi la nature de la vie: chose issue de rien et tendue vers rien, suspendue au carrefour évanescent des éternités.

Mysticisme

Que me disent-ils tous ces destins étranges qui croisent le mien comme de curieuses comètes? Je les vois encore, même après qu'ils soient partis, jouant avec leur rémanence, me vautrant dans ces queues de comètes bariolées.

J'aimerais percer le motif qui se cache dans ces mosaïques d'individus, lier chaque pièce du puzzle et comprendre enfin ce qui est dit. J'aime comme les gens ont l'art, parfois, de tomber sur vous de manière impromptue, de vous étonner lorsque tout vous ennuie, de vous faire frissonner de plaisir suspendu à la prosodie d'une voix, lorsque chaque son vous agace.

J'ai rencontré ici, dans ce lieu d'horreur et de grâce, des gens que mon silence semblait inquiéter, des sourires et des mains tendues sans raison vers ce lieu opaque de mon être inconnu d'eux.

J'ai rencontré des gens ici... Chacune de ces rencontres semblait orienter ma pensée vers un chemin que je ne parviens pas à distinguer, tel les éléments d'un rébus grandeur nature qui demeure mystérieux.

Mais les choses veulent-elles dire quelque chose? J'en doute. Mais je sais qu'elles le peuvent, si on le souhaite...

Déconstitution

Il existe des moments du temps, plaines désertiques de la durée, où tout est contraint, marqué à la couture, par le sentiment de l'absurde. On se détache alors des évènements, des choses, des rythmes, des différences et de l'unité. Seul demeure alors une sorte d'écoulement monotone de l'être, qui bientôt, si l'on se désaisit suffisamment longtemps de soi-même, fait place à une forme de néant plein et sans écart, totalitaire et absolu: la sensation brute de l'être, du fondement immuable de toutes choses mues, la condition d'éternité de toute durée, l'envers de vacuité surgissant fugacement de derrière la plénitude de nos sensations.

Contre l'action: des yeux

Bien souvent, chez mes semblables, la main est plus forte que tous les autres sens: ainsi, ils succombent à ce que la vie a d'artisanale, voire de végétale, en tout cas d'uni-dimensionnelle.

Chez moi, les yeux ont toute primauté: les yeux sont tout. Il existe des yeux pour chaque sens, des yeux qui contemplent depuis le stérile terreau de l'idéal, depuis l'aphone partition du parfait. C'est ici que je réside, emmuré, tandis que s'ébat à distance cette vitalité qui me viole avec tant de douleur parfois.

Aphasie

L'art tant apprécié de l'écrivain, du poète, réside bien souvent dans la métaphore, dans cette capacité à évoquer pour le lecteur des images, c'est à dire un monde.

Je suis un piètre écrivain parce que mon monde, celui que je constitue tant bien que mal, est un monde dématérialisé, une déréalisation même de l'image. Il se trouve certainement, dans quelques espaces de durées, des hommes capables de produire avec les mots la sensation du processus même de dématérialisation; j'en suis pour ma part incapable. Et voilà pourquoi nul n'accède à mon monde, voilà pourquoi je vis voué à l'érosion interne qui creuse en cet empire réel que j'ignore, mon propre empire, immense, sans couleurs, sans formes, fait de rythmes d'écoulement, et de cette frange d'indicible qui entoure de son infinité l'ilôt dérisoire et absurde du langage.

Je vis parmi vous en aphasique.

Aphorismes hospitaliers

Les expériences de l'un sont accessibles à l'autre, dans quelque jour, en quelque lieu.

Le monde, pour les hommes, est une image. Or l'image est une donnée humaine.
Voici donc exposée la première brèche, la première prémisse du syllogisme menant à la vaine métaphysique, à l'anthropocentrique ontologie.

jeudi 14 mai 2015

Ex-sistere

Futile ombre de l'âme
Effilée, longue comme lame,
Dans quelque ordure de l'être
Décalque ton apparaître.

Contours frivoles et froids comme le sifflement d'un son aigu.
Amours folles et vides comme le reflet d'un front déçu.
Ta vie de rides sur la surface de rien,
Figure de l'onde sur un lac aérien.

Mais de quel air, de quel espace parle-t-on?
Lueurs épéhmères où passent les saisons,
Choses déterminées sur fond de l'indéterminé,
Et l'avenir se brodant sur un présent muet.

Je connais des terres inhospitalières sur les berges de l'éther
Où de singulières créatures mangent un sable délétère,
La lumière y est un moment des ténèbres
Et vivre une manière de disparaître.

Manger, afin de ressentir la faim;
Courir, afin que vainque l'inertie;
Parler, pour qu'un silence résonne enfin;
Et croire, pour que la foi s'éteigne ici.

Quel étrange alphabet insiste de ses arbitraires formes
Dans le pré sans fin des vacuités informes,
Mains enlacées, et cette force qui relie toutes choses:
Sans lassitude, l'humain s'avance et toujours ose.

L'actuel insulaire

Je contemple le monde à travers une fenêtre aux volets clos, et le ciel que j'y vois possède la profondeur de mon propre regard, insondable et sans origine, fondement de tous les horizons. J'ai le regard qui porte au loin mais les yeux bien ancrés dans le présent, dans cette croisière qu'est la vie, son écoulement ni régulier ni chaotique: son simple écoulement. Il n'y a jamais eu de futur, pour personne; seul un présent qui rêve, dérive et songe dans l'immédiat, à des berges phantasmées qui pourraient un jour advenir, ou qui, peut-être, dormaient, indéterminées, dans quelque coin d'espace.

Le temps des humains, c'est l'océan du possible et son reflet d'horizon - tel une mer inversée - qui se donne à voir depuis l'actuel insulaire. Partout où je ne suis pas, est cet autre en puissance que la vie me pousse à chercher à travers le presque-néant du rêve, pour que le presque accouche, advienne.

Je crois, lorsque j'y songe un peu, que l'actuel n'a pas de limite connaissable, car tout ce qui est connaissable est: c'est précisément la connaissance en tant que conscience d'un objet qui fonde et atteste l'être même. Cependant, il possède tout de même une limite métaphysique: l'horizon au-delà duquel nul ne voit pour le moment, la frontière temporaire et mouvante où se meurent les sens. L'indéfinité de l'actuel n'est qu'une infinité de façade, qui se construit processuellement lors de la constitution sensorielle du monde par les êtres.

Le possible, quant à lui, est véritablement infini. Il est le seul infini achevé, perfection du rien, anti-chambre d'un Tout à la totalité incommensurable (a-commensurable), impensable. Le possible, nul ne le voit, ou seulement dès lors qu'il apparaît, s'actualisant dans les déterminations de l'actuel qui en capturent une ombre portée l'espace d'une durée. Le possible, même lorsqu'il se défait ainsi dans la réalisation de l'actuel, jamais ne s'amenuise: il demeure infini, totalité qu'aucun fragment perdu n'ebrêche.

C'est vers lui que mon amour me porte, vers sa dangereuse singularité acentrique qui m'a si longtemps fait rôder à la lisière de l'être, au bord de l'ourlet symbolique du devenir. J'ai voulu rebrousser chemin, toujours plus, vers la source de l'infini réalisé; j'ai souhaité ardemment devenir pure inspiration.

Aujourd'hui pourtant, je sais que je ne le peux. J'accepte l'équilibre vital et le destin funambule de ma condition, ce souffle lové et suspendu entre l'inspiration et l'expiration qui me constitue. Il me faut accepter de faire. Il me faut accepter d'écrire ces mots comme une ternissure du songe d'où ils émergent. Je dois accepter de faire - d'une activité contraire au rêve (l'est-elle?) -, pour que celui-ci se fraye un chemin ici et maintenant sur la scène des phénomènes externes, et qu'il me donne, non seulement à moi, mais à vous aussi, frères, de goûter la douceur de l'illimité que je caresse et pressent dans les prémices encore inentamées de chaque geste esquissé.

lundi 11 mai 2015

Hommage à Pessoa

Encore un hommage à ce frère qu'est pour moi Pessoa. Voilà, dans cette simple phrase, l'illustration de la puissance poétique, forme capable de ramasser dans un temps et un espace si brefs, une expérience et un voyage qui sont le fruit de vies entières. Je vous laisse entendre le long traité de métaphysique qui se cache dans ces mots, l'insondable profondeur philosophique de cette pensée.

"Ô nuit, où les étoiles mentent de leur lumière, ô nuit, seule chose à la taille de l'Univers, change-moi, corps et âme, en une partie de ton propre corps afin que je me perde, devenu pure ténèbre, et devienne nuit à mon tour, sans rêves telles des étoiles au fond de moi, sans astre dont l'attente resplendirait depuis l'avenir."

Pessoa, Le livre de l'intranquillité, §280

Des graduations du temps

Lorsqu'on me donne une date d'anniversaire, peu importe la personne, naturellement je l'oublie; mon esprit la traitant comme une donnée futile ne correspondant à rien de vraiment sensé, à nulle expérience. À quoi peut bien correpondre une date, un découpage quantitatif et objectif du temps écoulé?... Réalisant cela, je sens alors qu'il n'est jamais que maintenant, et que les âges font mentir. La seule vérité que je connaisse, c'est le sentiment de cette présence à mes côtés, la vibration pulsatile d'une existence que je côtoie. Et je ressens alors la libération de qui n'a pas d'âge, l'excitation de l'enfant qui sent dans le creux de son ventre un fourmillement pareil aux prémices de l'angoisse, et qui correspond à la certitude d'un bonheur à venir, qui commence à peine, à la première bouchée d'une joie qui s'éveille. Je suis avec vous dans un présent sans âge, et nous sommes tous aussi immédiats que lui, tous d'une médiation sans quadrillage et sans nulle objectivité. Nos âges, si par hasard ils sont les mêmes, n'ont pourtant jamais rien à voir. J'oscille personnellement entre l'extrême vieillesse et la jeunesse la plus fougueuse, selon la tonalité de l'instant, selon la complexion de la houle qui agite l'océan de ma vie.

Rien d'objectif dans tout cela, qu'est-ce là que l'objectivité? Les objets ne parlent pas, et lorsqu'ils le font, c'est nous qui leur prêtons la voix. La connaissance humaine n'est que l'expression du phantasme de pouvoir devenir un objet tout en demeurant sujet.

Le pirate sans butin

Mes plus beaux souvenirs sont ceux de femmes un peu volages
Qui donnent leur plaisir, sans nulle honte et sans ambages.
J'ai partagé des fruits que nulle peur ne défendait,
Des refuges insulaires pour les coeurs indomptés.
Au fond je suis comme elles, comme la vie facile,
Mes rêves de gangsters ont des saveurs futiles.
Pirate sans foi ni loi, dénué de navire et même d'équipage,
J'abhorre toute contrainte, même à l'abordage.
Je n'ai de convoitise que pour un bon partage.

(J'aime, puis vais où vont les feuilles mortes.)

J'ai toute une religion qui s'offusque de moi
Tout un cortège de contrition qui juge mes ébats.
Cependant, dans nul pays je n'ai connu de Dieu,
Seulement des gens simples, qui peuplaient chaque lieu,
Et les bûchers, si on les attisait, n'étaient que dans les yeux.
Les préjugés vivent plus vieux que les humains
Pourtant, je connais des rencontres qui les balayent comme un rien.
Coeurs volages, vous tous, rescapés du naufrage,
Compagnes de route, plus brèves qu'un mirage,
Je vous honore ici, d'un chant d'amour sans âge,
Moi dont le goût bien ancré du voyage
Ne peut souffrir aucun bagages.

vendredi 8 mai 2015

La grande besace vide

J'ai longtemps aimé les choses vaines, je crois que je les aime encore. La philosophie a longtemps été mon compagnon le plus fidèle, mais je savais au fond que nous devions un jour nous séparer. Je n'ai tout simplement pas voulu voir par delà cet horizon. Il y a, je pense, des choses à vivre et qu'il faut traverser. Quelle chose ici n'est pas vaine? Je me souviens avec une distance bien réelle le bouillonnement des désirs dans la marmite du moi, je vois encore le bras musclé de la foi remuer avec aveuglement cette grande marmite fumante...

J'ai traversé tant de villes en faisant mine de m'y installer. Je me disais: "peut-être que c'est ici, peut-être est-ce possible?", et je posais mes valises factices entre des murs éphémères aux prétentions éternelles. Mais les valises étaient pleines de choses auxquelles je n'ai jamais su m'attacher, et celles qui auraient pu me retenir m'ont toujours effrayé au plus haut point, comme une planète avenante où manquerait l'atmosphère pour respirer. J'aurais voulu vivre en apnée, mais ma volonté est une chose bien faible et dérisoire tu sais.

On dira qu'il faut bien du courage pour faire comme moi, et moi je dis qu'il en faut parfois; pourtant, la plupart du temps, il ne s'agit que d'une forme de résignation et de lâcheté peu prisée en ce monde. Il s'agit de vivre avec sa propre imperfection, avec sa propre laideur, tout cet orchestre dissonnant.

Les étoiles me donneraient l'éternité que j'irai butiner un à un leurs coeurs en fusion, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Mais il en reste toujours n'est-ce pas? Et petite abeille n'a pas de ruche, et pourtant ne meurt pas... Anomalie de la nature ou bien seulement membre d'une espèce un peu trop rare, peut-être en voie de disparition, comme le furent tous ces êtres inadaptés que le règne de la majorité a mâché, puis épuisé dans le fond de ses intestins sans pitié. Il faut les comprendre, il y a si peu à manger sur mes semblables, carapace de promesses intrigantes sur un empire de vacuité.

Le possible, voyez-vous, c'est ce qui fait rêver les hommes. Mais les rêves ne durent qu'un temps et tous veulent les réaliser. Ainsi le monde se transforme et devient l'espace neutre et équilibré qui procure à chaque rêve singulier sa possibilité d'exister. Une mélasse de tous les rêves de chacun, une bouillie sans grâce, un espace public sous le joug du grand nombre.

Nous autres, inadaptés, nous transformons de l'intérieur, et laissons l'espace existant intact, inaltéré. Notre passage n'est rien, rien d'autre qu'une légère brise aussitôt oubliée. Nous ne transformons pas le monde, mais plutôt notre propre empire intérieur, ce vaste espace de liberté. Et nous mourons les maîtres d'un royaume illimité qui peut-être, je l'espère, laissera des mondes plus tard où d'autres pourront exister.

Il faut accepter d'être temporaire et sans effet, accepter de n'être rien de plus qu'une chose qui passe et conserve avec elle jusqu'aux traces même de son existence. Il faut accepter d'être une échelle dans le sillon de la vie d'autrui, une échelle qu'on oublie sitôt qu'elle a servi.

Peu de choses j'ai été, et peu de choses je suis. Qui sait, demain, combien de rêves seront passés par moi, qui sait combien de pas auront foulé la surface de mes songes sans jamais y mourir...

Je n'oublie pas quant à moi, la trille musicale et légère de tes petits souliers, l'accord de tes cheveux que le vent pince en cascade comme les cordes d'une harpe. Je n'oublie pas tu sais, et tout ce qui n'est plus en moi peut exister; de n'être rien a ses commodités... J'ai quelques mondes en moi où tu demeures encore, maîtresse altière au règne sans partage.

J'observe sans un bruit l'étalage de cette triste devanture, ce que la terne vitrine de mes mots laisse transparaître de mélancolie non assumée, le mensonge silencieux de mes phrases exposées. Il me vient alors un haut le coeur devant toute cette prétention de totalité, devant cet assemblage sans goût de pathos frelâté, insipide et qui voudrait, par l'assaisonnement mal mesuré du tragique, se donner les saveurs de l'exquis, du si sublime et du tant raffiné. Tel un tenancier fatigué et proche de la retraite, je m'apprête à fermer boutique: liquidation totale. Je range un à un les objets alphabétiques, toutes ces lettres intriquées. Je me réimplique. La sortie étant en moi, je l'emprunte sans un bruit. Le regard triste et las, et les paupières lourdes de ces jours à ouvrir le rideau usé de mon petit magasin, pour quelques malheureux clients qu'un peu de poudre aux yeux fait rêver. Les malheureux qui ont acheté deux trois bricoles sont tous repartis déçus. Allons bon, je n'aurais pas sû, voilà tout.

Une fois le rangement terminé, je regarde mi-étonné, mi-ennuyé, la grande besace de mes articles, flasque et vide comme un tonneau percé. Et je me mets dedans, moi aussi je m'en vais, vers d'autres dimensions, vers d'autres déceptions, à travers le trou où s'écoule à rebours ma vie qui se défait.

Le système du JE [ De la sensation comme vérité ]

La vérité est le graal de l'humanité, elle est ce prétexte mythique que des myriades de chavaliers en herbe ont juré de poursuivre leur vie durant, vaine course dont l'objet véritable est la sotte gloire, et dont le moteur est l'angoisse face à l'absurdité de l'existence. Il aura fallu, afin d'élaborer ce curieux édifice de l'imagination, s'affranchir un tant soit peu du despotisme des sensations, c'est à dire de l'omniprésence et omnipotence de la qualité incommensurable.

Pour ce faire, l'homme a su très tôt se doter d'un outil indispensable à l'édification du mythe de la vérité: le langage. C'est par ce système de règles par lequel il pouvait arraisonner l'ensemble de ses propres sensations si sauvages et impénétrables, quel'homme a pu consolider l'avènement de la quantité. Il aura fallu pour cela ériger l'abstraction en valeur universelle, c'est à dire produire l'idée de l'indéterminé. Seul le concept d'indétermination a pu produire la quantité à même de dénombrer le réel, c'est à dire d'en produire une monnaie d'échange véhiculée par le langage. Chaque humain a ainsi pu sortir de l'enclave de sa propre conscience pour communiquer ses propres impressions, non sans payer le prix fort de l'indétermination, c'est à dire de la quantification. Cette quantification est un processus qui fait passer l'humain d'une sensation déterminée, c'est à dire d'une qualité unique et incommunicable, à une vacuité qualitative (et par conséquent ontique pour ce qui regarde l'être humain qui ne connaît que des sensations qualitatives) à qui seule la neutralité et l'indétermination du signe peuvent fournir un support. Le signe, précisément, n'est rien lorsqu'il est envisagé comme signe valant pour autre chose que lui-même. La signification est un processus de dé-réalisation qui annihile la qualité despotique et totalitaire, au profit de la vacuité du signe, vacuité spatiale puisque le signe ne vaut rien immédiatement, il n'est qu'un processus de médiation attendant l'interprétation qui viendra le dissoudre dans le royaume des sensations qualitatives, et vacuité temporelle puisqu'en tant que médiation, le signe n'est qu'une temporisation, un décalage, un écart, un silence.

En faisant cela, l'homme a précisément aboli la vérité au profit de la recherche de la vérité, il a détourné ses yeux de l'immédiateté pour se tourner vers le médiat qui n'est qu'une manière de creuser le réel en le dotant d'une dimension supplémentaire propre à lui conférer un caractère lacunaire, une sorte de porosité. C'est dans ces creux, ces abîmes, que l'homme porte ses pas désormais, s'éloignant sans cesse de la vérité de ses sensations tout en y étant malgré lui immergé. Il apprend, petit à petit à ne plus les voir mais il en fait des signes vers d'autres signes qui eux-mêmes ne mènent qu'à des signes. Parfois, dans un accès contemplatif, dans une réunification de tout ce que la conceptualisation quantitative avait cloisonné, il lui arrive de vivre, d'expérimenter dans une immédiateté simple et incommensurable le cheminement des idées, de préférer le sentiment vécu et la qualité de son propre timbre aux promesses et à la réalisation toujours différée de la quantité et des signes. Le silence alors se fait et pour un temps la soif s'apaise, l'humain cesse de courir après les ombres qu'il projette lui-même à partir de ses créations, il résorbe les écarts, referme les béances. L'homme est effectué.

Tout système sémantique repose sur une axiomatique particulière qui lui confère sa cohérence et produit les lois de sa validité. Ainsi, l'homme produit non pas des outils de saisissement de la vérité, mais bien des systèmes de validité. Ces systèmes sont en nombre infinis, l'homme peut en produire autant qu'il lui plaît. La vérité, elle, semble plutôt un désaisissement qui permet à la qualité de s'offrir dans son immédiateté. La qualité est le seul absolu que l'homme peut connaître, précisément par une inconnaissance, c'est à dire par une expérience, par une étance. La validité quant à elle n'est qu'une forme d'algorithmie, un ensemble d'actions à appliquer et dont l'effet final doit correspondre à certaines valeurs prédéterminées et anticipables. La validité n'est que le chemin d'une sensation à une autre par la dévalorisation même de ces sensations, elle illustre le paradoxe de la condition humaine, à savoir la nature temporelle et différenciatrice de l'esprit humain, et le caractère aperceptif et immédiat de la conscience qualitative. L'esprit paraît être une forme de funambulisme entre ces deux états contradictoires en apparence (et selon une certaine axiomatique) et le processus de quantification pourrait très bien n'être que la forme qualitative de la différenciation, de l'arrachement aux sensations et à la qualité absolue qu'expérimente l'être humain à travers le temps. En effet, pour que le sentiment du temps existe, il est nécessaire que la conscience s'érige en substrat neutre, support de la permanence à travers laquelle s'exprime l'impermanence de la vie intuitive. C'est précisément dans ce domaine étrange de l'indétermination en tant qu'elle est la possibilité d'une détermination en acte, c'est à dire qui se réalise en une série de déterminations continue (en un continuum), qu'apparaît la quantité en tant que rapport entre les choses, en tant que force indéterminée qui unit les sensations entre elles. C'est la force en tant qu'entité multiple car médiatrice qui fait surgir les sensations comme objets dotés d'unité, et ce sont les sensations en tant qu'unités totalitaires et immédiates qui font surgir la force comme différenciation et désunification. Ce paradoxe se résout dans le fait que la différenciation qu'opère le temps à travers la force de liaison de la quantification regagne une forme d'unité à travers l'immédiateté toujours présente et nécessaire de la conscience qui joue la sensation, le sentiment du présent. Immédiateté et médiation n'étant que deux manières d'observer un processus qui possède ces deux natures (tout comme la matière semble posséder une nature corpusculaire ainsi qu'une nature ondulatoire en physique quantique).

Mais la seule vérité que connaisse l'homme est précisément le présent, présent qui s'il se conçoit par la conscience et son langage comme une forme d'écoulement, n'est jamais qu'une sensation qualitative, un sentiment singulier s'apparentant au son d'une note qui se prolonge et se joue dans le temps. L'homme peut concevoir le solfège qui permettra de penser et de réunir cet écoulement dans un cadre fixe, il n'expérimentera jamais que la qualité du présent, totalitaire, incommunicable, fluent.

Le système du JE [ Système ]

Longtemps cette phrase ("il faut rompre avec l'esprit de système") a résonné en moi, m'a intrigué comme toutes les propositions péremptoires dont la justification ne me parvenait pas immédiatement. Je crois aujourd'hui que rien ne justifie une telle affirmation. L'homme, dans l'unité apparente de sa conscience, paraît n'être rien d'autre qu'une sorte de système traitant l'altérité, le divers de l'intuition, pour l'y intégrer à partir de ses propres formes, à l'aide de l'application de ses lois et schèmes.

Une des critiques les plus récurrentes lorsqu'une tentative de modélisation systématique d'un objet physique ou d'un concept est proposée est l'aspect clos du système. Nombreux sont ceux qui confondent le concept de système avec celui de système clos. Pourtant, nulle part, je n'ai pu rencontrer de système absolument clos. Comment pourrait-on seulement imaginer un système qui serait totalement coupé de son milieu?

Prenons l'exemple d'un système physique pour mieux comprendre cela: imaginons un organisme, ou un système quelconque (un objet arbitraire). Une certaine unité semble se dégager de l'objet, celui-ci possède une forme que vient délimiter un contours que l'on pourrait nommer membrane ou interface, et qui le coupe précisément du milieu extérieur. L'intérieur de l'objet semble obéir à un petit ensemble de lois axiomatisables et qui permettent d'en fournir la dynamique interne, d'en expliquer la biologie pour ainsi dire. Seulement, comment imaginer un seul instant que la membrane, la frontière de l'objet n'est pas précisément en contact avec un milieu extérieur qui l'affecte?

Tout élément d'un système est en cohésion avec l'intégralité du système, obéit donc aux mêmes lois, est soumis à l'influence totale du système et produit son effet sur l'ensemble de celui-ci. Ceci est un des principes même du concept de système. Ainsi, notre objet étant lui-même inclus dans un système, il est par nature soumis aux lois de ce système, en tant qu'élément partie prenante. Il y a donc bien une influence du méta-système sur le sous-système que constitue notre objet. En fait, il y a perpétuellement un échange entre le sous-système et le méta-système, le premier étant une partie du second.

Imaginer un système absolument clos peut s'envisager sous deux conditions extrêmes et qui ne peuvent mener qu'à de vaines (mais potentiellement agréables) supputations métaphysiques:
  • l'objet étudié est le système de tous les systèmes, et ne peut ainsi être imaginé contenu dans un autre système. Une telle chose est impensable correctement, la conscience constituant toute intuition attentive en objet, c'est à dire en unité qu'elle comprend en elle et donc délimite, finit.
  • l'objet étudié s'il est bien compris dans un système global, demeure totalement coupé de lui, formant ce qu'on peut nommer un empire dans un empire. Dans un tel cas, il est donc impossible à tout élément extérieur au système, potentiellement l'observateur, d'y accéder d'une quelconque manière. L'objet est une boîte noire d'où nulle lumière ne s'échappe, nulle information. Par conséquent l'objet est même indétectable car si nous pouvions le voir, cela voudrait nécessairement dire que l'objet est en interaction avec le méta-système, ce qui contredirait la nature absolument close qu'on lui prête.
Pour ces raisons, il semble assez évident qu'un système ne saurait dit être absolument clos, à moins qu'il soit la totalité de tout ce qui est, c'est à dire un concept-horizon, une limite de la pensée, indiquant à l'esprit les bornes de son royaume.

Pourquoi il semble sage de vouloir systématiser l'explication du monde, les représentations mentales que nous en avons?

La réponse qui me paraît la meilleure est la suivante: parce que précisément l'esprit, et plus particulièrement la conscience, s'organise en système, c'est en dire en fonction unificatrice. La conscience produit des objets qu'elle assemble de manière synchronique et synergique dans des systèmes de plus en plus globaux, jusqu'au système total qu'est la conscience elle-même. La conscience est le plus haut système que l'on puisse penser puisque même lorsque celle-ci prend pour objet la totalité de ce qui est (et que l'on peut nommer univers, dans une acception non scientifique), alors elle en fait précisément un objet dans son propre système. Bien qu'elle se conçoive elle-meme prise dans cet objet, il y a contradiction dans le fait que malgré tout, elle puisse envisager la totalité comme un objet fini qu'elle comprend. La conscience semble agir précisément comme un empire dans un empire, dès lors qu'elle tente de penser l'empire censé la contenir, elle le capture dans ses filets, le rend prisonnier de ses propres règles, de son axiomatique de laquelle elle est incapable de sortir. En effet, on ne peut sortir de soi, ou, si l'on s'expose à le faire, ce n'est qu'en trouvant des ressources en soi qui donnent l'illusion de sortir de soi-même, lors même qu'il ne s'agit que d'utiliser des recoins moins empruntés de ce soi. Sortir de soi n'est qu'une manière d'agrandir son propre royaume, il n'y a que la mort (du moins de ce qu'il est possible d'en envisager) qui puisse réellement nous faire sortir de soi.

Ainsi donc, l'esprit humain semble être un principe même de systématisation, pour cette raison, il semble malencontreux de vouloir décridibiliser la systématisation elle-même, puisqu'elle est précisément le mode de représentation humain par excellence. L'esprit fonctionne car il est une logique, une forme de théorie soumise à une axiomatique. Certes cette axiomatique pourrait s'avérer fluente et potentiellement polymorphe. Notons en outre que je ne parle pas de ce que serait l'esprit en soi, mais bien de ce qu'est l'esprit pour soi. Celui-ci semble agir par récursivité lorsqu'il se prend lui-même pour objet, c'est à dire qu'il s'objectivise à partir de son propre système de fonctionnement, se constituant donc par son axiomatique propre. Changez l'axiomatique avec laquelle vous vous représentez le monde et vous changerez l'objet qu'est l'esprit à vos yeux.

Sortir du système semble donc bien une impossibilité qui nécessiterait de sortir de l'esprit, de la conscience, de l'ipséité.