L'éternité éphémère


L'AUTOMNE

Les saisons m'habillent. Elles font et défont mon être au gré de leur alternance. Tantôt robuste et lumineux, tantôt éparpillé au vent, écartelé par les éléments. Je ne suis rien d'autre que les saisons: la vie se retire de ma carcasse l'hiver approchant, mon squelette fragile craque comme les branches d'un vieil arbre. L'été je me revitalise, la chaleur s'empare de moi et fait brûler ma vie telle une énergie sans limites...

Je veux me retirer de ce monde, au plus profond de l'univers. Ne plus faire qu'un avec les atomes, avec la plus petite unité connue et inconnue de ce monde, je veux plonger mon regard au-dedans de toute chose puis m'en extraire d'un seul coup, dans l'infini et sa démesure.

Finalement je ne suis que du vide que la nature comble à son gré. J'aimerais détruire en moi toute velléité de puissance, tout désir d'immortalité et d'affirmation. Je souhaite m'abandonner dans la contemplation pour, moi aussi, toucher ma part d'éternité.

Le vent souffle en rafales à l'extérieur, il souffle sans discontinuer sur les oeuvres humaines. Tout ce que l'homme a construit semble si fragile face au déchaînement de la nature. Je suis à l'image de toute oeuvre, sans défense face à la furie de l'automne. Comme les feuilles qui valsent sans savoir où aller, entraînées de force par l'air furieux, je sens mes certitudes être balayées par le néant, la volonté se dissout lentement et me rend immobile. La pluie au-dehors qui fouette les murs et inonde tout ce qui a mis du temps à pousser résonne dans le silence de mon âme et veut faire de mes yeux un chemin à traverser. Je la contiens pour le moment, conscient que cette lutte intérieure, cette fois je la perdrai.

Je laisse le temps œuvrer sur moi, je l'aide à peler une à une les couches de mon existence. Jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien, c'est à dire ce que nous sommes tous: un peu de vide à combler.

Eidos...

C'est dans le silence que l'on perçoit le mieux les sons. J'entends le sifflement polyphonique du vent dans chacune de ses variations d'intensité. De mes doigts qui tapotent le bois de la table, je perçois le choc des atomes qui se répercutent par onde dans l'air. Je m'efforce de concevoir ma conscience recevant ces ondes à une fréquence trop élevée pour les distinguer chacune, créant ainsi dans un besoin de cohérence l'impression de continuité. Mon esprit est incomplet lorsqu'il interprète la nature, autant faire en sorte qu'il le comprenne et peut-être un jour cessera-t-il cet exercice absurde. Vivre dans l'illusion c'est le lot des hommes. Et je n'en veux plus aujourd'hui.

Tout est calme à l'intérieur de mon esprit, les pensées murmurent et je perçois la vérité qui m'est accessible, relativement aux données qui m'ont été fournies (c'est à dire un mensonge). Mensonge et vérité, tout est affaire de croyance... Observant l'ombre du fauteuil sur le mur, j'imagine les particules de photon émanant de la source lumineuse, frapper la matière du fauteuil sans pouvoir la traverser. Je visualise la diffraction de la lumière qui bombarde le mur blanc, laissant les contours exagérés du fauteuil se dessiner sur ce qu'elle n'a pu combler.

Le monde n'est que collision. Celle de la lumière qui parvient à mes yeux avec celle qui émane de ceux-ci. Celle de mon appareil auditif percevant la modulation des ondes sonores se propageant dans les particules de l'atmosphère avec ma propre musique intime s'échappant en sourdine de mon corps physique.

Dans le silence, on arrive à percevoir tout cela...

On se l'invente et tout prend forme comme la réalité.

Préparatifs

Se préparer est la même chose que se mentir. Je me fais croire à moi-même que je vais partir. Et tout ce que je prépare en ce sens ne fait que m'éloigner de la réalité de ce voyage. Tout ce qui prépare l'avenir est négation et de l'avenir et du présent. Mes préparatifs: autant de façons de vivre par procuration ce que je n'ai pas le courage de faire.

À quoi bon partir d'ailleurs? Mon vrai voyage a déjà commencé, celui vers l'éternité. Il débute et s'achève dans la contemplation, dans l'ici et le maintenant, dans l'immobilisme et le jamais. Je veux être l'ami du temps, comme ces vieilles pierres qui ont traversé les millénaires et les traverseront encore, quand plus aucun témoin ne pourra confirmer leur existence. Quand le monde impermanent de l'homme disparaîtra, le temps reprendra sa vraie place: dans l'éternité.

J'avance dans la bonne direction puisque je commence peu à peu à enterrer le rêve de partir vers tout ce qui ne serait pas ici et maintenant. L'aboutissement du voyage réside peut-être dans l'immobilisme plus que dans le mouvement. Ou bien réside-t-elle dans l'immobilisme du mouvement? Je le saurais un jour, lorsque tout cessera de s'agiter en moi. Bien avant la mort, je désire devenir éternel; de telle sorte que le temps ne puisse plus m'effacer, comme il le fait des hommes. Il ne pourra que se retrouver en moi car je serai devenu lui.

De quoi devrai-je me dépouiller pour en arriver là? Et ne serait-ce pas le monde qui se dépouillera de moi?

Immobile devant la fenêtre mais toujours intégré dans un cycle vital qui me sépare de l'immuable, je repense à ma femme. Ma femme là-bas, que je me résigne à ne plus quitter. Mais dans ce voyage vers l'intérieur, dans ce retournement de l'être, ne serais-je pas forcé de le faire? Elle, plus belle incarnation humaine qu'il m'ait été donné de connaître; étourdissement des sens... N'est-ce pas inéluctable, qu'elle se sépare de moi, telle une fleur tombant de sa tige par manque d'irrigation? Moi, quittant les hommes pour le temps, je deviendrai de plus en plus absent et mes quelques sursauts perdant de leur superbe et de leur régularité un jour ne suffiront plus à nourrir sa beauté.

Je sais d'avance certains paysages à traverser. Mais je n'ai pas le courage de le lui dire, de la protéger. D'évidence, si je m'astreins à la contemplation, je ne peux prévenir personne. Les autres verront, comme ils remarquent une pierre ou un arbre. Ils m'observeront devenir un objet dans leur paysage et se détourneront alors, préférant le souvenir vivace à l'inertie de l'Être. Je ne serais plus, pour elle, qu'une cicatrice ou bien, comme je l'espère secrètement, un grain de beauté de plus qui porte bien son nom.

Je ne saurais être retenu ici par l'amour, moi qui suis étranger à ce lieu comme à cette époque, il m'est presque impossible d'attraper les maladies de leur monde. Forain, je suis voué à traverser le décor des ères humaines, détaché inexorablement de ma parcelle de passé, il me faut cesser d'exister pour rattraper le temps dans sa droite insécable, où l'éternité remplace enfin passé, présent et futur. C'est ma seule destination possible moi qui ai atterri ici par erreur. De mon cosmos originaire, je n'ai pu lire que des fragments, témoignage des vivants sur un monde parallèle. Je suis de ceux qui ne laissent aucune trace dans l'espace. Tu es, mon amour, le dégât le plus impardonnable imputable à mon passage sur ce monde.

Comprendre

Moins on en fait et plus on comprend de chose au sens originel du terme: renfermer en soi. Fixé à mon point, beaucoup de choses me parviennent et trouvent demeure ici. Je les regarde telles qu'elles sont, en les détachant du prisme de ma subjectivité. Je suis encore un témoignage muet des choses tant que ma conscience ne cessera de se mouvoir.

Que n'ai-je fait pour que les gens me voient tel une masse inerte et opaque, ne leur renvoyant d'autre image que la plénitude de ce qui est en puissance, hors de l'acte. Une pierre sur un chemin et qui se mêle au temps des hommes par pur hasard d'une conscience actualisant cette présence et l'intégrant dans un paradigme propre à l'humanité, fait de cycles courts et surtout de déchéance renouvelée. La pierre ne se décompose pas, elle amasse au fil des jours les traces éphémères du règne des vivants, sans broncher, témoin de leur présence puis de leur retour au néant. L'homme la fait vivre le temps dérisoire de son passage, dans un délire collectif qu'il nomme "réalité" faute d'autre chose.

Ma respiration ralentit comme pour m'accorder à la nature des montagnes et à son rythme lent. Je pourrais passer ma vie devant cette fenêtre ayant trouvé ma place, à regarder le monde me traverser puis me remplir, à le voir investir mon corps puis mon esprit. Je finirai bien par rendre les armes et à taire ma conscience, immobile, muette, incrustée dans un éternel repos.

J'envie les tortues et leur longévité. Les pachydermes aussi et leur majestueuse lenteur. Chaque mouvement chez ces êtres est mesuré, utile et lent. Cette caractéristique semble inhérente à tout ce qui dure, tout ce qui n'est pas voué à la vive brûlure de l'énergie libérée brutalement, dans l'abandon de l'instant.

Mon jour s'écoule ainsi paisiblement, me rendant par trop intolérant à l'offense de mes semblables qui brisent avec fracas l'harmonie précaire de ces instants. Ma mère par exemple, qui voudrait discuter et ne cesse de lancer dans le vide qui nous sépare des mots qui malgré moi s'assemblent en phrases dans ma conscience et finissent par prendre sens, entraînant toute sorte de réactions en chaîne dans mon âme étale. L'éternité ne tolérera jamais d'humains. C'est sa manière de me le signifier, en me renvoyant à ma condition d'homme, à l'instantané du feu de paille, aux bavardages futiles d'où toute réflexion chronophage est exclue. Ma chute est rapide mais presque sans douleur car je suis prêt à recommencer encore et encore le chemin entre maintenant et toujours.

Ce présent de fortune coincé entre passé et futur et que je ne parviens pas à circoncire à son point ultime, l'éternel instant, je lui appartiens. Si seulement je pouvais m'en éloigner toujours plus, quand bien même il me faudrait revenir régulièrement, ramené là par quelque congénère. Habiter cet espace-temps mais tendre toujours plus vers l'éternité où être et néant n'ont pas la place de s'opposer. Partir et revenir sans cesse, comme on défricherait un chemin entre chez soi et le lointain. Je veux bien me satisfaire de ça me dis-je en laissant les mots de ma mère glisser sur moi sans me rattraper. Je suis déjà hors de la maison, perdu dans les éléments déchaînés, dans les couleurs du ciel teinté d'apocalypse. Que cet automne furieux fasse de moi ce qu'il veut, je lui serai fidèle. J'ai une mauvaise pensée contre cet été accapareur de temps qui a sans vergogne empiété sur le terrain d'un autre. L'automne rosse le soleil et la nature riante qui l'avait oublié. Quant à moi j'aspire à me laisser porter par l'alternance subtile entre sommeil et contemplation. Les saisons agissent aussi sur les humains, j'en suis la preuve vivante.

LES AUTRES

Je trace des symboles d'absolu sur mon cœur et au lieu de transcender ma mortelle condition de vivant, je retombe toujours plus profond dans le carcan de ces chairs encombrantes. Ma pourriture se fait plus prégnante, le corps s'impose à l'âme, et le cercle sans fin de mes pérégrinations psychologiques m'emporte dans un nouveau tour, malgré, bien malgré, ma volonté dérisoire. À ce moment je comprend la folie. Elle est une évidence face à ce destin cruel que nous ont choisi les dieux. L'homme est une déchirure et la folie constitue le prélude à son entéléchie: la mort. La folie comme prélude à la mort. Nous devrions vénérer tous ces aliénés enfermés dans les asiles qui sont autant d'églises bafouées. Pêché véniel certains dirons, preuve qu'encore une fois, nous n'avons rien compris. Un jour viendra où la conscience abdiquera face à la folie. Elle en est pour ainsi dire le germe. Nous sommes une société qui se renie elle-même dans le reniement de cette réalité qu'est l'aliénation. Voués à tout ignorer, nous désirons plus que tout savoir. Nos vies sont comme celle d'un gosse à qui l'on parlerait de la mer tous les jours que dieu fait, à qui on promettrait qu'un jour, s'il est sage, on l'y emmènera. Pourtant, victime de procrastination, le pauvre garçon doit s'accommoder de ses illusions, il doit construire un monde où la mer est ce qu'il a lui même défini. Dans sa soif d'apprendre, l'homme doit comprendre que jamais il n'apprendra rien. Rien d'autre que cet enseignement. La vieille croyance en la vérité, qui est en fait celle de Dieu, doit être définitivement annihilée, comme Nietzsche l'avait souhaité. Ici commence l'enfer, ou le paradis, c'est selon.

La tempête a cessé et j'ai depuis quelques jours quitté ma mère et son désir de communiquer. Je n'ai pas retrouvé la solitude mais ma femme et cette forme de vérité muette que formule sa splendeur et sa façon d'exister. Les femmes ont cette étonnante capacité de mépriser l'absurde. Elles ne lui accordent pas même un regard, le foulant des pieds quotidiennement, lui tournant le dos quand il se fait trop pressant. La tempête a cessé ici et l'automne revêt des allures moins sylvestres dans le béton urbain qui ne retient de lui que la grisaille et l'humidité. La ville dégouline sur les hommes et exhale ses odeurs méphitiques. L'automne passe ici mais ne semble pas prendre racine dans le cœur des citadins. Rien ne change: ni les rythmes, ni les habitudes. L'humain des villes a rempli sa vacuité d'une nécessité laborieuse et plus rien n'a d'existence à part elle et le profit qu'elle génère. Les contadins ont bien plus de respect pour les éléments car travaillant la nature, ils ont appris qu'on lui cède toujours tout quand elle est en colère. Dans ma prison de chair, je retrouve l'angoisse du quotidien et cette précipitation coutumière. L'esprit s'empêtre, reste à la traîne et ne voit plus dans la somme des événements un tout mais une suite ordonnée de tâches que rien ne justifie. J'ai perdu le chemin qui menait jusqu'au temps. Je dialogue de choses insignifiantes; je m'insurge contre ceux qui croisent ma vie et j'aboie comme une chien gardant son territoire; je fais pour la seule raison qu'il faut faire; je m'agace; je cours après le temps et jamais ne m'arrête pour voir qu'il est maintenant; je perds pieds; je ne vois plus que ce qui passe à proximité; je ne réfléchis plus à un sujet plus de dix secondes à moins qu'il ne constitue un tracas matériel; je désire être ailleurs, et ne désire que ce que je n'ai pas; je n'ai plus vraiment conscience de qui je suis; j'ai oublié la beauté du monde; j'ai oublié la beauté de l'autre; je vis comme tout le monde.

L'automne m'a fuit ou bien est-ce moi qui ne sait plus le débusquer. J'ai comblé le vide par le prosaïque: des contraintes quotidiennes à la durée de vie limitée. J'ai comblé le vide par ce qu'ils nomment la vie active et qui n'est autre qu'une survie détournée. Les vacances ont ce défaut d'être l'illusion donnée à l'homme qu'il s'est affranchie des nécessités de la survie. Un temps, la conscience synchronise sa réalité sur le monde pour en saisir la plénitude. Le monde si plein et le moi si vide qu'un morceau de matière quelconque a plus de densité que son être insaisissable. La conscience redevenue libre s'était ainsi retourné sur elle-même et avait pu observer son caractère lacunaire pour inviter le réel à se nourrir de ce qu'elle avait érigé de frontières entre elle et ce dernier. La bulle pour un temps avait perdu de son imperméabilité laissant entrevoir la possibilité d'une unité future. Il est assez ironique que la machine à diviser que constitue l'homme cherche son aboutissement dans l'unité. Est-ce le destin de toute chose? Depuis mon retour de vacances je ne me pose plus ces questions, il n'y a pas de place pour elles si l'on veut être efficace dans l'organisation de sa survie. Aujourd'hui je suis Martin Palaczewski et personne ne voit en moi un échantillon de vide. Non, aujourd'hui je suis bien ce que les autres croient voir en moi, j'existe dans cet artifice, la société. Je suis un citoyen, un numéro, des numéros en vérité et je suis un curriculum vitae aussi. Aujourd'hui, je suis mon rôle.

Je conçois avec plus d'acuité qu'hier, qu'interagir avec les hommes c'est placer un obstacle entre soi-même et le retour au néant, le retour à l'Être. La douleur qui accompagne cette prise de conscience s'appelle le doute ici-bas. Le doute aujourd'hui s'est emparé de mon essence et se décline sous diverses tonalités à travers ma personne. Je suis le doute, je suis là-bas et ici tout en étant un peu ailleurs aussi. Peut-être ne suis-je pas quand je crois l'inverse... Le temps s'accélère et l'éternité se pare de limites: trois cent soixante-cinq jours, autant qu'en compte mon contrat de travail à durée déterminée. Une année divisée en périodes de travail entrecoupées de vacances.  Si je ne sais pas bien où je suis, une chose est claire, je ne suis pas au travail et il faut à la masse que forme mon corps environ une demi-heure pour se rendre sur le lieu éponyme. L'éternité ici est définie par un contrat. Pour le reste de l'année, je suis ce contrat, j'en suis son application. Une forme d'éternité me séparant de l'autre... Je veux retrouver le repos et le monde m'en empêche. Le monde, c'est cette maison, cette femme, cette ville, ses habitants, ce travail, ce pays, ses lois, cette société, son omniprésence. Être avec les autres me coûte toujours plus à chaque retour ici-bas. Leur parler, faire ce qui est demandé, leur sourire, les écouter et leur être fidèle au quotidien, toujours revenir vers eux. Entre leurs murs, je rêve en secret de m'intégrer au béton. Lui qui n'a pas de conscience, pas d'étant et donc qui n'est pas une modalité temporelle. Il n'y a que dans l’Être, ce grand absolu, que l'on peut n'être qu'un dans le grand Tout, que l'on peut enfin être à sa place pour la simple et bonne raison qu'il n'y a ni bonne ni mauvaise place, qu'il n'y a tout bonnement pas de place ni aucune notion, juste ce qui Est. L'idée de retrouver ces murs me réconforte un peu. Je pense à leur flegme impassible face aux nombreux outrages et à leur acharnement tranquille à être une partie du tout. Le mur ne parle pas, ne vois pas, n'entend pas, ne pense pas, ne veut pas, ne sens et ne ressens pas, ne souffre pas, n'a pas d'identité, ne sait pas, n'existe pas, il Est, une partie de tout ce qui Est.

SUR LA SCENE

L'éternité à l'intérieur de moi s'est tue car il est une chose que mon époque sait mieux que n'importe quelle autre pratiquer à la perfection: c'est organiser la survie. Hier encore feuille automnale et aujourd'hui déjà automate de la survie. Le silence ne bruisse plus à la manière d'un livre dont les pages se tournent lentement. Ici tout est action et rendement, tout est efficience et accumulation.

Tout ce qui est en action m’écœure par son caractère mathématique, prévisible. Un bon scientifique pourrait presque anticiper le mouvement des vaguelettes dans une fontaine avec la quantité de données nécessaires. Seules les causes premières (la métaphysique) lui échappent. Plus on a de connaissances et plus le monde semble un abjecte jeu régi par des formules mathématiques. Ce monde fait de forces et de lois formulables se rétrécit sur mon être et me laisse suffocant, plein d'angoisse. Si j'avais le calcul nécessaire à la prédiction de mes propres pensées, je me vomirais alors. Causes et conséquences... Dieu dans tout ça n'est qu'un humain décuplé. Il nous suffirait d'avoir assez de cases dans le cerveau pour emmagasiner toutes les connaissances possibles et imaginables, ainsi qu'une conscience assez grande pour les englober toutes, pour atteindre la prescience que beaucoup fantasment bruyamment. Dieu est une machine à calculer, il ne s'embarrasse pas de sens. D'ailleurs le sens c'est l'homme qui se rassure. Conscients de nos limites, nous cherchons désespérément  une source de valorisation nous rendant à la plénitude, nous aspirons à la connaissance des causes premières, nous traquons l'éternel en quelque sorte.

Je ne saurais tolérer plus longtemps la violence de leurs chocs sur mon éternité éphémère. Les hommes sont si bien intégrés au jeu qu'ils sont devenus de simples algorithmes faisant presque de la sociologie une science. Moi qui abhorre leur survie et qui ne suis pas plus capable de respecter leur modalité du loisir qu'ils nomment "vie", comment dois-je éteindre l'étant dans mon Être quand tout ici attise sa flamme? Si je ne veux pas un jour être enfermé et devenir un de leurs monstres, il me faut prétendre et mentir encore dans cet étirement qui me voue à la duplicité.

Le bus dépose mon chaos dans le leur qui nie son nom. Tout n'est plus désormais qu'organes et sensations, j'avance mon personnage à la manière d'un "First Person Shooter". Ici les seules choses à tuer sont mon ennui et la révolte qui sourde un peu à l'intérieur de moi. À chaque instant, quelque chose de nouveau: un nouveau visage à saluer, une nouvelle phrase à interpréter, une nouvelle tâche à effectuer, toujours dans l'attente de la prochaine. Sentinelle de l'instantanéité. Ils me parlent, je dois leur répondre. La femme en face de moi, dont le rôle contextuel est d'être mon supérieur hiérarchique, me perce de ses deux petits yeux bleus et intenses, des yeux laborieux. Elle me compte comme une donnée de l'équation qui nous unit à ces lieux. Elle attend de moi. En face d'elle, j'oublie mon âme impassible et me mélange à l'équipe, à leurs convictions, comme on traverserait un miroir. De l'autre côté, je suis dynamique et souriant, parfois même un peu blagueur et par-dessus tout, je suis affairé et consciencieux, tout du moins je m'affaire consciencieusement à le paraître. Je n'offre aussi peu de résistance à leurs attentes que possible. Elle m'observe, prononçant des mots à mon intention dans l'attente d'une des réactions anticipées par elle dans une liste établie, et je sais, dans mon arrière-boutique, que ces mots n'ont jamais existé et qu'ils n'existeront jamais. Façade souriante. Le contrat stipule qu'en ce moment , j'existe pour elle, pour le jeu. Je tourne les talons après avoir enclenché un des "bons comportements" stocké dans ma mémoire. Investi d'une nouvelle mission, je l'exécute avec une réelle bonne volonté tant le chemin entre maintenant et son aboutissement me laisse de latitude propice à mon petit univers de derrière les façades. Tout ce qui requiert éloignement de l'épicentre et attention moindre constitue mon oxygène ici-bas. Je prends ce que les autres délaissent et s'il faut envoyer le corps dans l'inconfort, c'est avec plaisir que j'avance tant que l'esprit reste libre. Je suis un endurant: c'est dans la durée et la lenteur que l'acte absurde me devient tolérable.

Pause déjeuner. Assis avec quelques collègues, je les écoute s'empresser de prendre leur part de parole et d'attention due. On parle de quotidien ici et de petites actions de surface qui n'ont de mérite d'exister que pour appeler la suivante dans un déferlement quasi-frénétique. Je lâche une boutade de temps en temps mais j'ai bien du mal à suivre. Le changement intempestif de locuteur rend la focalisation de mon attention incroyablement fatigante et douloureuse. Ma vue se trouble et les sons forment un brouhaha étourdissant. Mon crâne devient victime de céphalée me cloîtrant peu à peu dans un mutisme poli. Même les temps de pause se consument à l'énergie des autres, il n'y a pas de répit ici. J'aimerais partir car je me sens sombrer mais c'est impossible. Je dois demeurer entre les bornes de la normalité. Je reste parmi eux et observe la migraine s'amplifier. Ils me détruisent mais ne le savent pas. Ce monde est sans pitié aucune pour des gens tels que moi dont la place est dans un asile, vêtus de neige et silencieux tout comme elle. Quelques gestes absurdes arrachés à la douleur. Plus que quelques heures de leurs regards et de leurs voix qui s'entrechoquent. D'autres gestes rémunérés en précédant d'autres jusqu'à celui, ultime, qui signifiera au jeu mon repos temporaire. Mon départ épuisé, escorté par l'angoisse déjà présente de toutes les parties à venir et d'une vie  à jouer pour les autres. Le monde s'exécute sur mon être, avec fracas. La fatigue au moins annonce des heures de répit délicieuses. La vie est récompensée par le sommeil.


DECHEANCE

Cela fait maintenant trois semaines que je ne déplace plus mon corps sur mon lieu de travail. trois semaines à regarder les murs de ma maison ou à fixer le grande baie vitrée pour entrevoir un morceau de ciel changeant au gré de l'automne. Trois semaines que j'oublie quasiment l'existence de mon corps et de tout ce qui en moi se décompose. Je désapprends à survivre. Le téléphone sonnait presque sans discontinuer la première semaine, jusqu'à ce que la batterie se vide entièrement, achevant sa vie dans l'attente d'une réanimation éventuelle. Apostat de la survie, j'ai toutefois continué à m'alimenter pour que perdure encore la pensée qui m'est si chère. La conscience est tout ce qui me reste, elle est cet œil que je braque en moi et qui m'abreuve d'un spectacle fascinant. Je me suis pris d'amour pour ma propre déchéance, je veux voir et relater mon expérience dans les affres du doute humain. J'ai entrepris une oeuvre qui n'a probablement de fin que la mienne, alors je me maintiens en état de penser avec juste assez de lucidité pour rendre l'observation fructueuse. Il faut que les choses m'échappent lentement, jusqu'à ce que la fin advienne de manière quasi inconsciente, toujours décrite avec acharnement par le peu de conscience subsistante. Je serais peut-être un des rares humains à avoir brisé la frontière entre une vie et une oeuvre.

Je n'ai officiellement plus de femme. Ma solitude est presque complète. j'ai encore une famille et quelque chose en moi sait pertinemment qu'ils finiront par débarquer ici, paniqués et affolés par l'état de cet être qu'ils reconnaîtront à peine, muré dans un mutisme pourtant fécond en propos que seul mon néant intime aura le privilège de connaître. La femme est partie, ne supportant plus mon indifférence à son égard, dévastée par l'abandon total et sans appel dont elle a fait l'objet. Ce n'était pourtant pas elle que j'abandonnais, pas elle en particulier. Je crois aussi qu'elle avait un peu peur. Peur de voir un homme, qui plus est qu'elle aimait, emprunter un chemin qu'aucune morale ne semble indiquer, qu'aucune habitude ne gouverne plus. Je l'ai à peine vu passer par différents stades de crise qui ont mené inéluctablement au dénouement final. J'ai essuyé ses cris comme s'il s'agissait d'un murmure lointain. Son contact, le dernier dont je me souvienne, m'était déjà devenu étranger. Je n'ai pas su, je crois, reconnaître en son geste ultime un baiser. Je n'ai pas su démêler les différences entres les caresses pour me retenir et les gifles toujours dans le même but. Tout ce trouble sur la surface de l'univers dont sont responsables les hommes... Je crois m'en être extirpé définitivement. Je n'ai rien ressenti lorsqu'en mon for intérieur, j'ai constaté qu'elle n'était plus là. Ce n'est que justice rendue, il m'a fallu devenir un monstre pour que l'humanité dans son ensemble, ou presque, me laisse un peu en paix. Un monstre qui ne parle pas, c'est un point d'interrogation de plus venant rejoindre les autres. Je les laisse essayer de gommer la courbure pour ne laisser qu'un point. Tout ça ne me regarde plus désormais.

Je suis seul dans la maison. Probablement n'en ai-je pas pour longtemps à résider ici sans payer de loyer, sans donner de signe de vie, sans manifestation aucune, tapi dans le trou de ma déréliction. Bien avant que la maison me soit enlevée, mes parents viendront me ramener chez eux ou peut-être ma femme préviendra-t-elle des gens qui viendront m'embarquer avec eux pour se rassurer eux-mêmes. Dans une société, lorsqu'un des membres agit vraiment, qu'il cesse d'incarner un comportement déterminé, on l'enferme généralement. Si l'on fait cela, c'est probablement pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'on a peur de ce qu'on ne comprend pas et ne peut par définition pas vraiment maîtriser. Ensuite, parce qu'on ne peut laisser un tel exemple à la vue de tous, tarauder les consciences et planter des doutes dans les esprits bien formés. Enfin parce que la société n'a rien à tirer de ces tristes individus, leurs vies lui échappent. Elle traîne donc ses boulets loin, bien loin derrière elle, dans une vaine tentative pour les faire revenir à la "raison". J'ai l'honneur de faire partie des élus qui ont pris trop d'avance dans cette course poursuite pour que rien d'autre que le temps ne les arrête enfin. Le cadre que les hommes ont crée pour eux-même se brouille peu à peu. Le temps n'est plus cet enchevêtrement de cycles dans des cycles, il n'est qu'une droite que l'on étire toujours plus lentement. L'espace perd de sa valeur et mes déplacements se faisant de plus en plus rares, les distances se rallongent et mon sens de l'orientation s'émousse. Peu à peu, je me perds dans ma propre maison, comme le fou se perd dans son propre esprit. C'est fascinant ce que l'on ressent des choses lorsqu'on les fixe longtemps, tellement longtemps que l'objet observé prend possession de nous-même, que l'on devient une partie de lui et inversement. On tend alors vers une vérité qui ne s’embarrasse plus de mots, une vérité de l’Être.

De ma quasi cessation de survie sont nées de nombreux nouveaux destins qui se joignent au mien dans un mouvement inverse. Lorsque je descend dans les catacombes, ils s'élèvent vers la lumière, vers la survie puissante. Il y a la saleté qui s'empare des moindres recoins de ma demeure et qui alimente une multitude de petits être vivants que mon humanité hégémonique privait du droit à l'existence. Des cafards commencent à se balader sur le tas de vaisselle sale qui dort dans l'évier. Ils se déplacent si vite qu'ils semblent à mon cerveau des dizaines d'éclairs sombres déchirant la surface des choses. Des moucherons volettent dans toutes les pièces, par petits groupes épars, traquant les zones d'humidité et les lieux confinés. Les ordures en sont une véritable nurserie. Des odeurs que l'on jugerait inappropriées à un intérieur immobilier se déploient, se répondant l'une à l'autre et s'associant à un type de vie grouillante particulier. Sur mes propres déchets, grandit un écosystème stercoraire que des années de soi-disant culture et de morale, des décennies d'éducation au conformisme m'ont appris à éradiquer et à mépriser. Lorsque l'homme cesse de tout détruire dans son environnement, d'autres espèces font surface et semblent s'épanouir à son contact par un remarquable effet de synanthropie. Aujourd'hui, je n'ai plus vraiment de réel jugement tranché sur les choses. Je me contente de les observer le plus longtemps possible, sans bouger, juste pour voir ce qu'elles peuvent provoquer sur mon âme. Je suis seul à l'extrême et je commence seulement à entrevoir autre chose que moi-même...

VOYAGE

Il est bien des choses qui apparaissent différentes lorsqu'on les regarde d'une autre perspective. Je parcours une mémoire faite de souvenirs vivaces que le langage n'a pas encore souillé et cette galerie est un véritable trésor pour mon travail. Chaque réminiscence est autant de photographies des instants qui ont jalonnés ma vie et me permet de mesurer alors le chemin parcouru, de l'arpenter encore et toujours jusqu'au moindre détours. Le temps n'a pas sa place dans cette succession de fragments d'une vie, seul l'étant existe. Furetant dans la galerie de mes souvenirs, je m'aperçois alors de la méprise du concept d'évolution. Toutes ces actualisations de mon être existent en parallèle à travers l'éternité, elles ne se suivent aucunement. Je ne suis pas aujourd'hui meilleur qu'hier, j'incarne une autre vérité de mon Être infini. L'identité d'un homme est une simple potentialité de la multitude des possibles. On s'y accroche comme l'arapède au rocher parce que le monde des hommes veut croire plus que tout à ses mensonges. On respecte le caractère d'un homme qui n'est, vu d'un autre angle, qu'entêtement. On adore sa continuité et son esprit de conviction qui n'est en fait que l'obstination entêtée à ordonner le chaos. Je crois que cette pensée m'a toujours plus ou moins habitée, à travers chacune de mes représentations, chacun de mes rôles. Cette pensée est cause de ma souffrance, cette fidèle alliée qui m'a permis à maintes reprises de ne pas me reposer dans l'aveuglement. Je feuillette ces vies dans ma vie et m'amuse à les étirer dans des fictions qui me mènent jusqu'à la chute que constitue la mort. J'aurais pu être n'importe quoi mais je veux être tout.

Il m'a été donné de noter un fait intéressant ces derniers temps, à savoir que dorénavant ce n'est plus moi qui me précipite sur le monde, au-devant des événements, mais ce sont les événements et les choses qui s'offrent à ma conscience. Je voyage et pourtant mon corps s'ancre continuellement dans la roche de l'éternel. Ayant abandonné l'idée de sortir de la maison pour mêler mon corps à la nature, il semblerait que cette dernière soit venue s'emparer de moi. Je caracole alors sur les ailes du vent, tout, autour de moi, se met en mouvement, je vois des arbres défiler sous la grisaille automnale du ciel en deuil. Malgré tout, je ne ressens rien d'autre que la douceur moelleuse de mon canapé, le froid ne semble pas m'atteindre, comme si mon esprit seul s'était mis en branle. Un phénomène étrange probablement dû au ralentissement de ma conscience m'empêche de percevoir toute continuité dans le mouvement, je n'observe que des instantanés se succédant dans un rythme saccadé. Je m'attarde particulièrement sur les arbres qui semblent être l'énergie de la Terre qui irradie de son écorce avec prestance. Ces poils sur l'épiderme de Gaïa témoignent silencieusement de son activité et de sa force tranquille. La puissance terrestre se cristallise en eux. Nous sommes la teigne de ce monde.

Où m'emmène-t-elle cette puissance? je ne le sais. Sous l'argent céleste, le monde paraît étouffer et s'engourdir, je regrette alors qu'aucun arbre ne s'élève assez haut pour aller percer cette voûte trompeuse qui nous isole des étoiles, ces gardiennes de nos rêves. Il me semble entendre des voix mais les sons viennent de trop loin pour que je les distingue. Je m'arrête un peu pour tendre l'oreille, l'origine des bruits m'est cachée mais je sais qu'ils sont loin derrière moi, quelque part sur le chemin que j'ai tracé. Je ne distingue aucun phonème dans le ruban monotone de ces sons articulés, il n'y a plus aucune répétition, plus d'éléments, seulement le lent déroulement d'une singularité qui s'écoule... Contrairement à ces faibles murmures, ma voix est omniprésente et forte, je n'existe plus que par elle. Je comprends alors que les sons qui me parviennent sont issus de la proximité de mon entité physique que j'ai, il est vrai, quelque peu délaissée. Je n'écoute plus que les voix de l'éther qui proviennent du coeur même de l'existence. Qu'ils se débrouillent avec ma vieille carcasse fatiguée et pestilentielle. Qu'ils fassent donc ce qu'ils veulent de ce résidu de mon être pourvu qu'ils n'abîment pas ce précieux cerveau auquel mon âme est enchaînée. Finir ma vie dans un hôpital ? Cela ne m'étonnerait pas, j'ai toujours cru que cela finirait ainsi, dans une de leur prison. Paradoxalement, je sais que c'est là-bas que je me sentirais enfin libre, soulagé de cet écrasant fardeau de la survie. Je veux avancer encore vers cet ailleurs où toutes les existences se confondent. Ma cervelle est un support nécessaire mais plus pour longtemps, plus pour longtemps...

L'ETERNITE

Tout s'est calmé dans ma tête, je ne sais toujours pas ce que ce voyage signifiait mais il semble que le monde retrouve peu à peu sa lenteur, sa fixe éternité. Une image de l'automne persiste à travers une haute fenêtre, sous la forme d'un petit bois maltraité par l'hiver approchant et parcouru par quelques allées bétonnées bordées de pelouses rases. Quelques fantômes blancs errent ça et là avec lenteur. Je n'arrive pas à me défaire du gris, couleur omniprésente. Un gris automnale parsemé de neige, il me semble apercevoir partout de gros flocons de neige ainsi que de vastes zones qui en sont recouvertes. J'ai parfois l'étrange sensation d'être moi-même un flocon parmi les autres, à errer dans une atmosphère ouatée, sourde. Il y a ceux qui vont doucement dans l'air étal et d'autres qui s'agitent furieusement autour de moi dans un froissement de tissu. Je crois qu'ils me touchent mais je ne me préoccupe plus de cet enveloppe finie qu'est mon vieux corps. Un jour j'ai bien cru entendre un des flocons parler, il m'a parlé pendant longtemps, c'était une voix douce mais je ne distinguais pas les phonèmes. Ses propos n'étaient qu'un long flux de sons uni que rien ne découpait. J'ai bien du mal à identifier les objets dont ma conscience se saisit, je ne reconnais bientôt plus que les couleurs, elles sont ma seule frontière. Le gris et le blanc. Suis-je une couleur du monde? Si je devenais une couleur, j'aimerais être le blanc, c'est à dire le mélange de toutes les couleurs. Je n'ai plus rien à comprendre à mesure que l'homme s'efface au profit des éléments fondamentaux. Je deviens probablement aphasique car la pensée m'est un exercice de plus en plus pénible. Je suis heureux, un photon convoyant la lumière, pure et étincelante.

Je m'enfuis vers l'espace. La nuit est noire et je vais la traverser. La nuit est noire et je n'y vois aucune étoile. À quel endroit suis-je donc de l'univers infini? La lumière est mon royaume, je file sans autre limite que cet absolu. Il n'y a plus rien à savoir, il ne me reste plus de pensées. Je suis maintenant partout et le temps cesse de filer car je l'étire jusque dans son ultime limite où il cesse d'exister. Je me confonds avec le cadre de l'univers, j'en suis sa borne et sa règle: l'énergie. Il n'y a plus rien. Tout est égal. Je ne suis plus. Tout Est Un... Un.

L'EPHEMERE

Les oscillations de l’électrocardiogramme ont cessé pour laisser place à une droite ligne lumineuse plongeant vers l'infini. L'alarme ayant alerté les infirmières du centre hospitalier spécialisé, leurs blouses blanches se mettent alors en mouvement et virevoltent dans les couloirs pour déboucher en hâte dans la chambre du patient.
-"Le patient s'appelle Martin Palaczewski. Courbe ECG droite. Il faut le réanimer au plus vite"
-"OK, massage cardiaque: un, deux, trois" Une des dames vêtue de blanc exerce alors une forte pression sur la cage thoracique du mort.
-"Un, deux, trois" Le corps sursaute sous la violence de la pression mais rien ne se passe.
-"On passe à la défibrillation. Commence à 100 joules."
Tac ! La carcasse de Martin s'élève brutalement du lit pour retomber immobile sur les draps blancs.
-"Tentative à 300 joules..."
Tac! Tac! Et toujours le corps inerte transcrit sa muette vérité sous la forme d'une droite lumineuse sur l'écran de l'ECG.
-"On l'a perdu pour de bon je crois..."
-"Attends j'essaye encore, puissance max."
Tac! Martin Palaczewski semble léviter au-dessus du lit d'hôpital, tel un fantôme livide. Mais le corps exsangue se repose violemment sur le matelas, son coeur se refusant à repartir.
-"Marie, laisse tomber, tu vois bien, ça ne sert à rien."
L'infirmière repose les poignées du défibrillateur dans un silence résigné.
-"Heure du décès constaté: 22h42." prononce sa collègue.
-"Putain, à 32 ans, il meurt sans raison médicale, c'est absurde!"
-"Ce type s'est laissé mourir d'après ses proches."
-"C'est dur de voir quelqu'un de son âge partir alors qu'il n'avait aucune pathologie. Il avait quelque chose dans le regard ce type, quelque chose de profond."
-"Tu veux dire: de la démence Marie? D'après ce que j'ai entendu dire, quand on l'a amené ici, il n'a même pas réalisé ce qui se passait. Il a passé tout le trajet immobile à regarder par la fenêtre, sans aucune réaction quand on lui parlait."
-"Peut-être, je ne sais pas. Il me faisait une drôle d'impression. Il avait l'air tellement loin, et tellement triste... On aurait dit qu'il traversait les choses avec ses yeux."
-"Ah ça, il était loin l'animal je veux bien te croire !"
-"Arrête Maude, ton cynisme est déplacé."
-"Excuse-moi... Aller, ne te rends pas malheureuse pour ça. Ce n'est qu'une vie parmi tant d'autres. Des morts on en a vu..."
-"Je sais, je sais... Mais je me souviens avoir entendu sa mère lui parler quand elle venait ici. Elle lui parlait de son passé, de ce qu'il aimait. Elle appréciait aussi me raconter sa vie avant qu'il soit interné. Il avait tout pour réussir, une famille qui l'aimait, une petite amie. Il semblait tout à fait heureux mais la mère m'expliquait qu'on pouvait entrevoir une perpétuelle souffrance en lui. Une souffrance qui semblait être son moteur dans la vie. Ils n'ont jamais compris d'où ça venait."
-"Un dépressif, on en a des tas ici!"
-"Et tu as déjà vu des dépressifs mourir comme ça, sans raison apparente, sans suicide?"
-"Qu'il soit mort comme ça ou d'une autre manière, de toute façon ça revient au même."
-"Je dis juste que j'aurais aimé le connaître, peut-être que j'aurais pu comprendre..."
-"Tu te fais bien du mal. Personne n'est éternel tu sais..."
Sur le mur de la chambre, en face du trépassé, l'aiguille des secondes continue sa cavalcade à l'assaut de la quarante troisième minute de ces vingt-deux heures. Le temps s'acharne à fractionner l'infini à intervalle régulier, à faire du présent un passé que l'on poursuit dans le futur. Pourtant quelque part, entre la quarante deuxième et la quarante troisième minute existe une éternité que les hommes ont rendu éphémère. C'est au sein de cet absolu mis au rebut qu'existe pour toujours et partout un être nommé Martin Palaczewski.