mardi 27 mars 2018

La prison intérieure

Combien vivent la contradiction comme une violence, presque gratuite, tout du moins évitable et improductive. Ne pas être d'accord avec eux, argumenter contre leurs opinions, c'est être seulement négatif, c'est chercher à détruire leurs positions sans rien fournir en retour, rien d'autre que la nuance inconfortable, l'indéfini du relatif, qui ne donne pas de réponse mais invite au dépassement de ces dernières, à la remise en question, au mouvement. Nos esprits, comme nos corps sont devenus sédentaires, mais de manière pathologique: nous en sommes devenus fragiles, incapable de faire face à la richesse d'en environnement, d'un réel, qui excède incommensurablement (puisque qualitativement aussi) nos représentations, nos photographies trop figées des dynamiques à l'oeuvre dans le système monde.

Savoir se contredire soi-même avant tout. Je n'y vois aucune violence, mais bien plutôt le fondement nécessaire à l'existence de l'altérité, et donc à celle de l'autre, de sa voix, de sa réalité. Peut-être avons-nous trouvé en la contradiction sereine un des piliers les plus solides de la démocratie. Celle-ci est inconfortable, comme la contradiction. Elle n'est pas rassurante, pour certains, parce qu'elle ne se nourrit pas de réduction à l'Un (cette assertion est bien entendu relative), de répétition du même, de consensus, mais au contraire, elle provoque le doute, insuffle en l'esprit l'incertitude quant à ses propres convictions, produit de la richesse, c'est à dire de la diversité et de la différence. Or c'est précisément dans cette différence, dans ce jeu entre les dogmes que naît l'espace-temps où vit l'esprit, où il a tout loisir de croître, de se métamorphoser, de s’affûter, de devenir ce qu'il est. L'aurions-nous oublié?

Celui qui vous contredit, s'il le fait dans les formes, et par ce processus s'interroge lui aussi avec vous sur le sujet de débat, alors celui-là vous libère. Tout comme le sceptique se libère lui-même de ses propres tendances au dogme, à la stagnation dans laquelle croupit malicieusement l'intelligence, tissant et re-tissant les mêmes liens, qui deviendront bientôt les barreaux incassables d'un système de pensée monolithique, cristallisé dans l'éternité minérale.

S'enfermer, toujours plus en sécurité, toujours plus barricadé dans la citadelle intérieure inviolée, et bientôt inviolable, c'est mourir au monde, s'en retirer. La pluie, l'orage, le soleil qui brûle, la grêle, l'automne, l'hiver ont aussi leur vertus, ils font partie du monde, comme le reste.

lundi 26 mars 2018

La vie d'artiste

Pourquoi continuerais-je à écrire? Pourquoi continuer de me contraindre à cet exercice lorsque je sens que la littérature n'est pour moi qu'un instrument de substitution, à défaut d'avoir eu autre chose, d'avoir compris le moyen d'exprimer la musique que j'ai en tête. Dix ans de traversée du désert, à écrire poèmes après poèmes, textes philosophiques, nouvelles et même un roman (publié prochainement malgré ma désaffection à son égard: ce ne sera pas la première création que je renie sur ce blog, elle a sa place comme les poèmes de jeunesse, comme tous les autres brouillons qui constituent ce lieu). Dix ans donc de création quasi ininterrompue, d'exploration, de tentatives. Tout ici n'est que tentative, celle de réaliser une forme de liberté à travers l'expression, d'opérer un mariage entre la puissance et l'acte, et surtout d'en tirer les leçons en tous genres: cuisantes désillusion quant à ses capacités phantasmées, frustrations, désaisissements, béatitudes soudaines de la compréhension profonde, etc.

Je n'ai jamais voulu communiquer sur cette activité, j'ai rêvé que ce blog soit une oasis dans le grand royaume de l'immatériel contenu que maille le réseau internet. Un ami m'a dit récemment: "tu vois internet comme un royaume à explorer, mais la plupart des gens, y compris moi, le voient comme une fontaine qui les alimente en contenus, ils attendent que ces derniers viennent à eux par un même tuyau". D'où le succès foudroyant d'un facebook, son hégémonie, sa dictature même, puisqu'il devient difficile pour toute structure, particulièrement artistique, de se passer de ce service. Je suis arrivé après la bataille, ce qui m'attire laisse 99% des gens que je côtoie de marbre. Personne ne me lit, et d'ailleurs je ne connais quasiment personne qui lise, encore moins de la poésie. Tant pis, trop tard, mon aventure aura été vécue, qu'elle n'intéresse personne à part moi-même est un fait qu'il faut accepter et avec lequel j'essaie de demeurer en paix.

Pour répondre à la question liminaire de ce texte: j'ai écrit absolument et exclusivement pour moi-même. Pour m'explorer, pour me connaître. Parce que les modes d'expression, les médiums surtout, comme les gens que l'on rencontre, sont des formidables miroirs. Ils ont cet avantage de refléter bien autre chose que les photons qui portent par l'intermédiaire des tains de salles de bains, la signature chromatique de votre peau, de vos cheveux, de votre silhouette. Chaque personne, comme chaque médium, vous renvoie, si vous prenez le temps de vous y plonger, d'échanger sincèrement, lucidement et avec attention, une image de vous-même sous diverses longueurs d'onde, à travers un prisme ontique singulier qui vous permet, à sa manière et selon sa forme, de voir en vous, d'éprouver ce que vous n'étiez pas en mesure de sentir. Cela nous rappelle qu'aussi frustrante et parfois douloureuse puisse être l'expérience de l'Autre, de l'altérité, elle n'en est pas moins ce qui nous définit, trace nos contours, nous rend saisissables pour nous-même, nous permet d'exister. Nous peignons notre image, notre portrait-robot, par le témoignage de nos sens, c'est à dire par l'interaction que nous avons avec l'altérité, avec l'autre, ce qui est hors de nous, mais en contact et pour cela une part de nous (comme nous sommes une part de cet autre). S'exprimer artistiquement, pour moi (bien que la tentation réductrice d'imposer ma définition soit présente), aura été cela. C'est du moins, dans l'écheveau complexe de cette expérience (et de toute expérience), le fil qui aura focalisé mon attention plus que les autres (ce qui ne veut pas dire qu'il aura été le plus fort...).

Je glisse aujourd'hui, comme naturellement, d'un dessinateur n'usant que du noir et blanc (la monochromie mélodique des mots) au peintre des couleurs, à l'expression musicale au sens strict du terme. Je l'ai déjà affirmé et je signe aujourd'hui: l'écriture est une forme de musique. D'ailleurs ma comparaison de l'écriture (monochromatique) avec la musique (polychromatique) est injuste. Elle n'est que le reflet de ma relation actuelle (contextualisée et donc par essence polymorphique) avec ces deux domaines. Cette métaphore ne répond à aucune question sinon la mienne.

Si je partage avec vous ces quelques réflexions - en me demandant bien à qui ou quoi ce vous peut bien faire référence -, c'est parce que je me trouve aujourd'hui à un carrefour de mon activité artistique, voire de mon activité tout court. Un sentiment d'urgence court en moi, alimente chacune de mes prises de décision, infuse mes sentiments, colore mes projets. Je dois parvenir à vivre de l'art, du moins à alléger les nécessités abjectes des emplois auxquels je suis contraint et qui m'ont amené aujourd'hui à me vendre de la manière la plus hypocrite et aliénante qui soit, comme un objet sommé de répondre à une structure économique qui en nie la singularité. Je suis aujourd'hui fatigué de ce manège, de cette précarité (qui est le fruit de choix personnelles que j'assument totalement) permanente en rien proportionnelle avec l'énergie donnée pour l'enrichissement d'un petit nombre de parasites. J'ai longtemps hésité, et hésite un peu plus aujourd'hui, à faire appel au mécénat, mode de financement par le don re-popularisé par internet, et qui correspond totalement à mes convictions (ou plutôt devrais-je dire mes choix) quant à la gratuité du savoir, de l'art, de la culture simplement.

Cela dit plusieurs choses me retiennent: je me lance depuis peu dans un projet musical et sens s'étioler peu à peu le désir d'écrire, à mesure que je sens mon énergie s'accorder à un instrument autre que la littérature. J'ai effectivement pléthore de textes à offrir, mais je ne sais si je suis capable de m'engager sincèrement, et surtout par pur plaisir, à poursuivre la création régulière de textes en tous genre. Des projets littéraires, dont certains très ambitieux, fleurissent dans ma tête, mais j'ai de moins en moins le goût d'en entamer la réalisation, alors même qu'il me semble si évident de prendre mon nouvel instrument et de composer de la musique. Par ailleurs, si j'en viens à m'engager malgré tout dans une demande de mécénat pour poursuivre ce blog, il me faut alors assumer la nécessité de communiquer autour de celui-ci, moi dont la personnalité s'accorde si mal avec ce genre d'actions... Il me faudra créer un avatar sur les réseaux sociaux, perdre un temps précieux à alimenter cette existence virtuelle. Ce n'est pas avec les dix visiteurs hebdomadaires qui se perdent en ce lieu que je risque de voir se réaliser l'engouement d'un nombre suffisant de personnes pour pouvoir prétendre à soulager les nécessités de la survie dans un monde capitaliste où je me range dans la catégorie des perdants (de mon propre chef j'en conviens, c'est bien moi qui ait renié tous les statuts flamboyants auxquels je pourrais prétendre).

Nous verrons bien ce qui se passera dans les prochains mois. En attendant que l'architectonique de ma psyché fasse émerger les éruptions d'évidence et de clarté libératrice, je vous partage un lien qui discute du mécénat et qui a alimenté ma réflexion sur le sujet des financements possibles des activités issues de la passion et qui souhaitent se passer d'intermédiaires parasitaires. Certes la vidéo s'applique plus aux créateurs de vidéos publiées sur Youtube mais la position sur le mécénat est je trouve pertinente et, qui plus est, je m'apprête à ouvrir une chaîne Youtube pour publier mes créations musicales dans un avenir relativement proche (j'adore ces expressions qui veulent tout dire tant qu'on n'a pas fourni de référent...). N'hésitez pas à partager vos réflexions en commentaires, sur le sujet en général, ou bien votre opinion quant à l'ouverture d'un compte permettant de faire des dons liés au contenu de ce blog. J'écris cela avec un masque d'ironie car à chaque fois que j'ai fait appel à la participation d'un lectorat en cet espace, je n'ai, sans surprise, obtenu aucune réaction. À tel point qu'on aurait pu penser, si google analytics ne fournissait pas des statistiques, que personne ne vient jamais ici... Temple vide où l'écho du silence se réverbère sur la courbe des symboles...


mercredi 21 mars 2018

Teinture d'orage orange

L'amour des mots délavés d'essorage
Semble reprendre des couleurs
Aux fières teintures de cet orage.

Il suffit de le dire pour voir enfin tout reverdir. Et la plante des pieds boit gloutonnement, dans un glougloutement discret la sirupeuse étoffe d'un précis sentiment. Celui-là même qui me fit jeter en machine le linge souillé d'encre de chine - où chine est de mon âme un synonyme. Âme foraine qui se pare d'une langue si lointaine. Pourtant, tous ces traits veulent bien dire quelque chose, ils entrouvrent une porte sur la maison close.... Et chaque idéodrame trace les contours d'un gramme.

Ils sont tous là tiens! Mélancolique-action qui trace ses sillons, et Boucle-volupté qui ondule en lacets... Vous revenez comme de fidèles chiennes qui ont senti leur maître et l'odeur qui est sienne. Je ne sais si je dois vous féliciter mais tout de même, je vous caresse parce qu'au fond je vous aime.

D'autres couleurs reviendront ensuite, elles sont un long manteau qui traîne à ma poursuite. Et c'est bien alors mon humeur qui peint des nuits où meurent les doutes de tantôt. Et l'univers se reflète alors dans la géométrie constellaire qui trace la grammaire qui s'étend du si verbeux malheur au silencieux bonheur.

C'est maintenant que s'écrit donc hier, et demain quant à lui n'a pas de temps où être, il n'est pas même un chien de mes sublimes chiennes. C'est une couleur trop claire qui manque à mes cieux sombres, mais en ces lieux d'ombre on a que faire de son éclat. Le son des mot-de-nuit éclaire bien déjà ce qu'il nous faut savoir de l'au-delà.

Ici le mot noir de la nuit est chaque couleur qui reluit, il suffit de le dire et tout a reverdi.

mardi 20 mars 2018

Essorage

De génies il n'y a
Mais seulement des passionnés.
Tout se construit pas à pas
Aucun talent jamais donné.

Alors s'étendent mes échelles, celles que d'autres jettent derrière eux. Parce qu'elle sont trop honteuses, et puis à quoi peut bien servir un moyen de descendre lorsqu'on ne veut que monter. Et tout s'affiche en ce beau lieu, les brouillons des brouillons, puis leurs brouillons aussi. Il n'y a que les pages blanches qui n'ont place. Mais... Elles se devinent, elles sont là; dans le silence de ce qui n'est pas; pas là du moins, autre part, tout au plus, et si l'on ne trouve pas tant pis, là-bas, c'est tout autant ici, et puis nulle part aussi...

Il manque des mots à certains textes, et des fautes grossières ornent mes vers. Je m'en fiche, je laisse le passé en friche, tel qu'il est désormais, sans soin et dans son bain, que gagnerais-je à y toucher, à part renier ce qui j'étais?

Au présent cependant, je joue, je joue jusqu'au néant. Affûter sa flûte comme une plume qui vomit des notes, et ces dernières ressemblent tant à des lettres qu'elles finissent par se lire... Qui peut bien connaître les notes qui se cachent sous les signes? Comment si moi-même ne sait...?

Mais je m'en fiche, je laisse le passé en friche. Oh j'en connais qui trichent mais je ne suis pas ainsi. Peu m'importent les stations je suis calé dans un voyage sans destination.

Ah regardez! Vous voyez? Là! Par la fenêtre, sur le côté: la vie qui danse, petit cheval tout gris. Il m'a fallu du temps mais j'y suis parvenu. Mes mots me bercent et sèment en moi des sèmes qui s'animent et là se meuvent, autant de lemmes qui m'émeuvent, image et sentiment qui enveniment d'assaisonnement mon flux présent - qui s'écoule et s'enfuit MAINTENANT! Vous l'avez-vu? Trop tard il est parti, mais on peut le rappeler, il est toujours plus ou moins là et maintenant.

Danse petit cheval tu m'amuses, surtout depuis que s'est enfui ma muse. Tu préfères le silence, mes mots t'ont fatigués, c'est à d'autres sources que tu dois t'irriguer. Mon chant fertile ma terre ondulatoire, ô douce sphère de mon éther de soir. Dans les silences qui te plaisent je souris sans malice ni malaise, je te regarde et tu m'apaises.

Silence, là, oh, silence excuse-moi... Il y a d'autres fréquences pour nous désormais. Est-ce un énième abandon ou le pénultième don? Tout entretenir est un projet sans fond, je suis comme les particules, je saute entre des niveaux d'énergie, eux ne regardent pas en arrière il me semble, mais le sait-on vraiment?

Non je n'ai pas quitté les mots mais ce sont eux que je laisse partir. Peut-être est-ce une manière de mentir que de le dire, néanmoins je le crois. Je laisse partir les mots comme j'ai laissé partir la peau si rose des aubes qui réveillent et vous font sortir de ce lit où vous étiez rangé sous le drap de la nuit.

Pourquoi songer à tout cela, ces choses là existent-elles, ou sont-ce des mensonges? Mens songe, autant que tu le veux mais tu ne m'auras pas, j'ai le présent pour moi, pour essorer les souvenirs et parvenir à l'amnésie.

Maintenant, maintenant... Maintenant c'est aujourd'hui, c'est à venir ou c'est passé? Ah non, tu vois, tu débordes encore et ne suis pas le rythme!

Maintenant, maintenant. Maintenant, maintenant. Maintenant, maintenant, comme un tempo de pouls, un battement de temps.

Mon coeur se tait maintenant.

dimanche 11 mars 2018

Qui essuiera le tableau?

Goutte de pluie sur son canapé, regardant le grand monde en la lucarne s'agiter, jugeant, jugeant la horde des nuages, ceux qui vous font chuter, oublieux de la source qui les a fait monter.

Goutte de pluie chromatique, protéiforme, mais aimant la sphère, parce qu'au dedans, tout s'y réfléchit vers le centre, et qu'au centre, la vision panoptique ne fait de vous qu'un monde, ce monde, et rien d'autre que ça.

Goutte écoutait s'égouttant sur le canapé, le mépris de classe, l'engeance des nuages qui traitait ses semblables comme un amas vulgaire, malléable, corvéable, du combustible que l'on fait descendre à la mine, patauger dans la boue infâme, puis qu'on fera remonter, lorsqu'on aura besoin. Monter et descendre. Goutte en connaissait tant qui rêvaient des hauteurs, se voyaient déjà installées plus haut que cimes, de façon permanente, dans le velours ouaté des nuages. La puissance des éclairs pour pouvoir acquis, le déluge comme sentence absolue et l'ombre comme punition.

Goutte n'y avait jamais cru. Lorsqu'on est une goutte, on est fait pour la vie de surface, bien abaissée jusqu'au sol, ou bien noyée dans la multitude indistincte du communisme océanique. C'était la plus grande peur de goutte de pluie, finir un jour incognito, dans le tumulte des eaux, parquée avec des milliards de semblables dans la promiscuité la plus totale, avalée dans la médiocrité, sans destin singulier, sans trait idiosyncrasique.

La vie d'une goutte c'est de courir vers la carotte que tendent les cieux pour monter au plus vite, et chuter lourdement sur le sol pour alimenter de sa vie le confort de tous ceux qui, bien installés dans les cieux, pissent et vomissent sur nos têtes, jour après jour, le mépris pour les gouttes de pluie.

Qu'ont-ils de plus qu'elles? Rien... Ils sont nés là-haut, voilà tout, rien ne pourrait les décrocher, pas même les mains des enfants qui se tendent vers eux pour les écorcher. Tout le monde les regarde. Ils sont si convaincus de cela qu'ils paradent trop fiers, tiennent des conciliabules télévisés à travers lesquels ils jettent pour les mécréants quelques miettes de sagesse, deux trois bons mots et leur connivence infecte qui donne l'impression aux déchus d'être une part de leur monde...

Touchés par la crasse, voilà ce qu'ils sont. Ignorance intellectuelle de ceux qui n'ont jamais eu l'humilité de devenir quelqu'un d'autre, l'ignorance du coeur de ceux qui ont pris l'habitude d'imposer leurs valeurs, de faire de leur sensibilité la loi universelle de tous les mal nés.

Goutte de pluie dans sa fosse les connait, elle les connait si bien parce qu'elle a emprunté leurs pensées, leurs goûts, leur valeurs. Goutte de pluie sait tout cela, elle l'a senti, elle les comprend et pour cela les méprise bien plus. En fait, ce qu'elle méprise ce n'est pas eux, mais plutôt le le système aristocratique implacable qu'ils travaillent à incruster dans la nécessité au même titre que des lois physiques. Et tout cela marche si bien, que pour ses semblables, il en a toujours été ainsi et il ne pourrait en être autrement.

Goutte de pluie, dans un rayon de soleil, réfracte la lumière et peint tout autour d'elle de petits arc-en-ciel, tandis qu'en haut les majestueux nuages pataugent dans l'excès d'eux-mêmes, en nuance de gris et blanc, filent la même histoire, déversent les mêmes inepties et se montrent au final si insignifiants que ce sont les yeux des idiots d'ici-bas qui leur prêtent couleurs et formes, et brodent des histoires avec ce qu'ils ont dans leur coeur roturier.

Les cieux ne diraient rien si nous ne les faisions parler, pensait goutte de pluie, voyant poindre la nuit qui panse l'azur de ses plaies cotonneuses et fait briller dans son abîme les yeux sublimes des astres lointains.

Goutte de pluie sur son canapé s'égoutte sans bruit et lance vers les cieux, en écho à la nuit, le geste décidé d'un tableau qu'on essuie.

samedi 10 mars 2018

Trois couplets quatre refrains

Moins qu'un chien dans une cave emplie du bruit de mille cafards affairés. Moins qu'un chien attaché à son arbre au bord de la route. Moins, bien moins que cela. Pourquoi?

On me dit liberté je dis nécessité.
On dit nécessité, je hurle liberté.
J'hulule sur ma branche de nuit des musiques captées par hasard dans cette radio de ma tête, autonome, qui vit très bien sans mon consentement, ne répond point à mes appels. Dessiné là, en contre-lune, sur ma branche-nuit, je me déhanche doucement au rythme des transitions du destin. Toujours trouver une continuité entre deux moments bien distincts. Il faut rendre la somme de ses instants à l'unité du sens. Il y a bien des genres musicaux pour cela.

Chaque gens, une note singulière. D'aucunes sur lesquelles on ne souhaite pas s'attarder, mais qui colorent tout de même de belle manière un accord familier, un arpège apprécié.

C'est pour cela moins qu'un chien. Pour la musique qui est là, capturée sur je ne sais quelles fréquences publiques, stellaires, galactiques, sidérales, oniriques.

On me chante stabilité: la vie c'est trois couplet quatre refrains, et moi je surfe hors de la piste, improvise comme un soliste. Ma vie n'a pas de sens, elle est pauvreté, précarité, indécence, hors des clous, extravagante, sans structure et instable, branlante comme la cime des grands arbres sous le ciel. Ma vie de moins que chien, parmi les cafards fous, ma vie sans lendemain, ma vie d'infortune et de hasard, toujours sur le fil, entre un abîme et l'autre. Toutes les vies sont ainsi faites, entre un abîme et l'autre... La seule différence est que je m'y complais, que je garde les yeux bien ouvert et contemple le vide. Suspendu là, dans l'existence, j'aime être moins qu'un chien. Je crèverai la bouche ouverte, sans retraite parce que je n'ai jamais bien travaillé, je ne garde plus mes bulletins de salaire, je ne fais pas les comptes - qu'y aurait-il à compter -, ne planifie pas, je suis la mélodie comme un sillon sinueux qui m'emmène au-dehors, au-dedans, m'écarte et me ramène. J'ai le goût des transitions dans un monde rectiligne. Voilà pourquoi moins qu'un chien.

Tant pis, tant mieux, mes dernières mesures seront une musique et le dernier accord, ou la dernière note, tirera son sens de tout ce qui précède. Ne comprenez-vous pas? Je cherche la note bleue, l'enchaînement d'instants qui produisent un frisson qui rend caduque toute possession.

Je ne possède rien, je ne souhaite pas posséder, mais je rêve que l'instant me prenne, devenir la proie consentante d'une harmonie d'écoulement.

Nous sommes tous des passants. Et tout passe.

jeudi 8 mars 2018

Les rats quittent le navire

Les rats sont partout. Débordent des poubelles, des malles, des réfrigérateurs, des sous-bois, de la terre. Ils forment le tapis du sol, pas un espace qui ne soit couvert et, pourtant, lorsque j'avance et pose le pas, jamais je n'en écrase. Se faufilant habilement autour de ma chaussure, ils épousent les formes de mon existence, dessinent en négatif, la silhouette de mes pieds sur fond de muridés. Jamais je n'en ai écrasé un seul encore. Ce n'est pas faute d'essayer, de vouloir nettoyer le paysage surfacique de la présence de ces gras bestiaux, boudins poilus gesticulant et couinant en tous sens. Ils sont si dodus que je rêve d'en attraper un dans mes mains, pour le presser tant et et plus, tel une boule anti-stress.

Puis, d'un coup, d'un seul, les rats sont partis. Plus de rats. Seulement des mélodies se réverbérant sur la surface des murs blancs. Des notes bien mures digérées par l'oreille, des rythmes athlétiques et d'autres qui prennent bien leur temps.

Silence. Mais le silence n'existe pas. Il y a toujours un bruit, même dans le silence. Un bourdonnement de soi-même. En l'occurrence le souffle du ventilateur de cet ordinateur de malheur. Si le cerveau laissait accéder à la conscience tous les stimuli sensoriels auxquels nous sommes  soumis, alors les rats dodus seraient infinis, prendraient le contrôle de tout, des bruits, des odeurs, des images. Le silence est empli de rats qui pullulent et crient en sourdine. Le silence est un bruit composé de sons qu'on ne distingue pas. Peut-être qu'un de ces sons est lui aussi composé de sons?

Quand la musique n'est plus là, les sons me sont désagréables, angoissants. C'est le son de la vie qui s'étiole. Le son de l'inactivité est celui que j'ai de plus intime, mais je le hais désormais, comme une mue encombrante qu'on vous jetterait dessus pour que vous l'enfiliez de nouveau. Mais elle ne sert à rien! Elle ne sent rien! Elle ne convoie aucun signe, c'est une anesthésie de tout, une asphyxie plutôt parce qu'au dedans, le volcan réveillé étouffe et gémit de ne pouvoir érupter. Beaucoup, beaucoup d'énergie sommeille en mes sous-sols. Combien d'années, combien de nano-secondes suis-je resté là, telle une plante ou une batterie, à me charger du monde advenant, des sons, des voix, des visions et odeurs... Combien, combien, COMBIEN?! Combien d'énergie gisant là, comme un pétrole en ma forêt aujourd'hui éructant des geysers de durées? Toute cette poudre musicale qui inonde le ciel, répond à l'attente interminable, féconde le sol à nouveau, bruisse harmoniquement lorsque je déambule sous la frondaisons, dans le crissement des sons agencés qui s'élèvent dans l'air comme une poussière en un rai de lumière. Ce sont autant de fragments d'attentes et de préparation, des perles de puissance parfaitement achevées. Ce sont mes rats de l'intérieur qui rongent ma carcasse et refusent CATÉGORIQUEMENT que je demeure là sans rien faire, sans accoucher de mes enfants. Que sont-ils ces enfants, si ce n'est des fragments de durée concentrée à l'extrême, denses comme un métal lourd. Tous ces moments détachés de mon histoire, ces agencements géométriques de temporalité: une manière à moi de partitionner mon flux et de choisir alors ce qui doit être dit, ce qui doit être tu.

Les rats sont partout, ils doivent sentir la fin du monde. La forêt s'inonde d'un déluge en musique, le ventre de la terre crache sur le ciel des mesures enlacées; le coeur du monde se rebelle, les rats quittent le navire, les oiseaux hurlent et migrent vers d'autres atmosphères. Tandis que moi, calmement, je lève les yeux au ciel et accueille sur mes rétines les notes qui tambourinent et dégoulinent sur mes joues. Toutes ces couleurs viennent de moi, des orbes chromatiques qui me font un cercueil coloré, une diaprure de sons: symphonie apocalyptique en mineur sept. La fin du monde ancien: que me chaut? Je resterai sur le navire qui sombre, des flots nouveaux s'élèvera la si grande arche qui m'amènera par delà mes racines, vers le nouveau voyage et le présent tout neuf. Je serai un marin, je serai un poisson, il n'y aura plus de rats, il y aura du plancton, et puis des rémoras. Il y aura des baleines et puis des cachalots, et puis des huîtres perlières par millier qui cracheront un jour en l'air leurs orbes opalines. Ce sera à nouveau la fin d'un monde, les perles couvriront les flots, formeront le sol qui portera les pas d'un présent rénové.

mercredi 7 mars 2018

MétempSys: rejoignez l'Olympe!

Phase de préparation de la métempsycose: veuillez procéder à une ultime inspection somatique.
Nous rappelons à nos clients que toute inexactitude de l'empreinte somatique sera répercutée sur de futurs exosquelettes. Pour éviter cela, nous vous conseillons vivement d'être aidé par une personne neutre dans l'examen corporel. Pour des raisons d'hygiènes et afin de ne pas exciter le métabolisme, tout rapport sexuel est banni. Merci de respecter cette interdiction sous peine de poursuites judiciaires.

Le souvenir que vous garderez des divers sens de votre vie d'humain de base sera répliqué sur toute nouvelle enveloppe physique que vous incarnerez. Il s'agit là d'un modèle primordial à l'équilibre psychologique. La phase d'éveil dans un nouveau corps pouvant être perturbante, il est conseillé d'adopter, au moins au départ, les habitudes acquises au cours de votre incarnation précédente.

Nous rappelons que l'entreprise MétempSys propose à ses nouveaux clients des réductions pouvant aller jusqu'à -30% sur l'acquisition de nouveaux sens adaptés à des formes exotiques d'enveloppe physique!!

Nous vous souhaitons un paisible adieu. Votre ancien corps sera conservé par cryogénisation pendant 120 ans. Si vous souhaitez prolonger cette durée par la suite, il sera nécessaire de renouveler votre abonnement CryoSis.

Après cette importante étape, vous serez acheminés jusqu'au sas de décontamination. Un hologramme lumineux vous indiquera la voie. Une fois dans le sas préparez-vous à ressentir une légère chaleur ainsi qu'un souffle régulier durant 15 secondes. Tâchez de garder les yeux ouverts durant cette procédure. La porte de la salle de transmigration psychique ne s'ouvrira qu'une fois la décontamination effectuée à un seuil minimal de 99,99998%. L'opération peut se répéter si les consignes ne sont pas respectés et que les sondes détectent encore la présence d'impuretés.

La salle de transmigration contient dix sièges, l'un d'eux portera votre nom et prénom, vous devrez vous y asseoir. À ce stade aucun retour en arrière n'est possible.

MétempSys: boostez votre nouvelle vie, devenez le créateur de vous-même!

D'où vient l'évidence?

Il est tellement complexe d'analyser l'évident qu'on préfère englober cette complexité sous l'unité simplificatrice de l'évidence. Ce qui est évident est une brique de base, un atome cognitif fondamental. Mais une telle chose existe-t-elle? N'accède-t-elle pas à ce statut parce que nous choisissons précisément de ne pas fournir l'effort nécessaire à son analyse? Si nous entreprenions ce travail, à quels résultats pourrions-nous parvenir? Quel degré de décomposition sceptique pourrait-on atteindre? Pensée vertigineuse.

Dans le syllogisme: Socrate est un homme, tous les hommes sont mortels donc Socrate est mortel, quels abîmes se cachent sous l'apparente simplicité? Et cette évidence qui par un lien de transitivité lie les prémisses à la conclusion, d'où vient-elle? D'où tirons-nous son critère de vérité?

La meilleure explication est: dans la sensibilité, dans l'intuition spatiale qui nous fait entrevoir la surface où celles formées par les deux prémisses se chevauchent (la conclusion). Mais est-ce que tous les syllogismes peuvent être représentés sous forme d'intuition spatiale? L'évidence est-elle seulement une histoire d'inclusion-exclusion? Le raisonnement un calcul sur des ensembles?

De tout et même du reste

Je me souviens de tout bordel, et même du reste. Saloperies de nuits où j'orbite autour de ton vortex. Même mes rêves abritent un trou noir de bonheur et tristesse entretissés d'amour. Je me réveille hagard, j'hésite avant d'ouvrir les yeux: prolonger ce rêve où nous sommes réunis, où je sens ta présence aussi vraie que vraie, ou bien mettre un terme à la mascarade, jeter les couvertures sur le côté, s'asseoir au bord du lit en soupirant, les poings posés sur le matelas, à reprendre le souffle d'une âme excitée. De toute façon il me faudra tout essuyer, d'un café noir et d'une chanson bien forte où mes pensées se taisent convaincues.

Je me souviens de tout, à tel point que je puis inventer. Et ces histoires de la nuit que sont-elles, sinon d'autres mailles à ce manteau des moires, celui que je revêt parfois plongé dans la nuit noire.

Je me souviens de tout et même du reste.

C'était une belle histoire.

vendredi 2 mars 2018

Danse

Danse petit cheval de vie. Je te regarde au bord de ma fenêtre: pas un contre-temps, pas une appogiature dans le battement de l'ennui. Tu coules tes jours comme un flux monotone, monocorde et moi qui t'enjoins de chanter...

J'ai tout le temps de ta durée. Je te ferais battre le pas au rythme de mon coeur, je t'absorberai dans mes reins où tu seras drainé, comme une impureté. Tu sortiras de là coruscante comme un cristal qui cesse de songer pour se mettre à danser. C'es tout ce que je veux de toi.

Je te dessinerai de mes yeux de ces profondeurs des cieux, celles aux bleus abyssaux. Je te ferai tourner la tête et puis chanter ma mélodie, le solo de mes sentiments au sein du choeur des émotions.

J'ai tout mon temps. Je mouille en un port non lointain, ton silence me parvient, et tes banalités m'attristent mais j'ourdis patiemment des artifices pour te dévoyer.

Petit cheval de vie, petit poney tout gris, tu vas danser enfin. Tu danseras je te le dis. Des plumes te pousseront des flancs, tes yeux marieront des couleurs que nul n'a observé, et tu danseras, oh oui tu danseras. Sur le rythme que j'ai peaufiné pour toi, dans mon tempo tu glisseras tes petits pas, tous petits pas, nano-secondes après nano-secondes.

Petit instrument, pas encore accordé. Je te mettrai à l'unisson de mes atomes, de mes quarks, de mes bosons et mes gluons, je te lierai à toute mon énergie, j'informerai ta masse et sculpterai tes formes. Elles seront mouvantes, entêtantes envoûtantes, et tu seras la gitane de fumée qui danse danse pour moi sur les paquets de cigarettes bleus. Je te mettrai au coin de ma bouche, dans la commissure de mes lèvres. Je t'allumerai avec ma flamme et te verrai monter au ciel, ondulante, ondoyante. Je te ferai prendre les détours que tu as toujours évité, je courberai la droite que tu veux emprunter, j'agrandirai tes heures, violerai tes minutes.

Danse petit cheval de vie, danse. Je te regarde de l'autre côté du miroir sans tain, affine des chorégraphies obscènes et des mélopées maléfiques.

Tu finiras par danser au son de mes silences.

Hors-Je

Il me faudrait dormir. C'est sûr, certain, sans appel: dormir est la seule chose à faire et pourtant. Pourtant de ma seconde épuisée à peine commencée, je me penche sur la suivante, à tel point que je file aux tréfonds de la nuit, sans attache ni prise sur le présent. J'attends. je chasse. Les mots qui viendraient bercer mon âme encore une fois. Récompenser une journée pourtant chargée. Mais il n'y a plus de temps, le sablier à moitié vide pour celui qui a préparé le temps pour accueillir le temps, celui là qui s'est rendu prisonnier de toute sa liberté d'être libre. Mais qu'est-on au juste lorsqu'on est simplement libre d'être libre? D'ailleurs n'est-ce pas plutôt être affairé frénétiquement à rendre propice la liberté? Lui créer un écosystème favorable comme s'il s'agissait là d'une chimère qui pourrait décider d'elle-même d'entrer de plain pied dans notre monde aseptisé. Ma liberté a des géométries si structurées qu'elle ne parle que de l'ordre et du travail qui lui est nécessaire.

Alors j'attends, j'attends d'être libre à la prochaine seconde, j'attends d'être libéré de l'attente, libéré du besoin de la liberté, de l'illusion de liberté elle-même. Encore un absolu qui s'accroche à vos basques et vous rend pareillement pathétique à ceux qui tendent les mains vers l'horizon pour l'effleurer de leurs doigts. J'attends d'attraper un nuage: une phrase, une autre, un poème qui s'assemblerait et briserait la vacuité sinistre où s'enferre ma conscience et mon présent d'existence. D'existence... Existence cellulaire, piégée dans des cellules, peut-être ne suis-je qu'une amas de cellules dans d'autres cellules enfermées dans d'autres cellules. La liberté est cette ultime geôle, celle qui veut contenir toutes les autres. Inviolable qu'elle est, l'on n'en sort pas car on n'y entre jamais. La liberté n'a pas de barreau, elle n'est pas close mais ouverte, la liberté c'est votre monde, c'est vous, les bornes de vos sensations, les limites de votre vision, le surgissement de l'avenir sur la scène du présent. Attendre la liberté, vouloir être libre, c'est vouloir être soi. C'est demeurer comme un con, comme une variable déterminée en face d'elle-même. La liberté c'est le signe '=' à travers lequel vous guettez vos profils. Mais ce que vous quêtez c'est bien la différence, alors vous ne vous trouvez pas, vous ne savez plus vous voir, vous ne pouvez plus vous voir.

Pourtant c'est bien vous dont 'il s'agit dans ces secondes vides où résonne l'écho de ce que vous êtes sans vous en apercevoir. Attendre, jusqu'au bout de la nuit s'il le faut, qu'un visage étranger vienne vous divertir. Les mots sont si pratiques pour grimer un visage bien trop familier. Les mots sont le rimmel qui vous fais attraper un regard, votre propre regard, et vous convainc pourtant qu'il s'agit d'autre chose, quelque chose de plus, quelque chose de mieux, quelque chose de beau.

Dans l'attente résonne l'attente même. Ce silence est devenue votre partition, vous ne vous écoutez plus qu'en arpège, un son à la fois et dès qu'un accord surgit, de nulle part croyez-vous - ou d'ailleurs - vous êtes convaincu que c'est un don du ciel, un morceau de réel chu dans votre escarcelle. Et pourtant pauvre idiot, il s'agit bien de vous. Dans l'attente et le vide il y a l'action brutale et engagée, il y a les choix et les décisions, il y a l'engagement qui lie des chaînes de secondes qui forment des lambeaux de destins qui tisseront votre histoire. Mais cette histoire vous vous refusez à la lire, cette histoire n'est pas vous, non; trop déterminée, trop qualifiée, trop quelque chose quand vous êtes - ça vous n'en doutez pas - tout ou rien et surtout la jonction entre les deux.

Prétentieux. Fainéant qui aspire à l'achèvement immédiat, qui veut tous les voyages sans en avoir fait aucun. L'humilité c'est de choisir, l'humilité c'est de faire et de laisser ce sujet fantasmé devenir un objet pour d'autres, un objet uni et défini dans une conscience qui se croit tout. Chacun se croit tout, et tous ne peuvent l'être. Face au réel tu n'es pas rien. En lui tu n'es pas ce rien où tu vois la seule réalisation du tout. Tu dormiras bientôt, produisant ton silence relatif dans le réel absolu. Tu dormiras, déterminé, défini malgré toi. C'est tout.

jeudi 1 mars 2018

L'art en chantier

Je suis un musicien. Tout s'est expliqué le jour où j'entendis pour la première fois le jeu d'une harmonie. La conscience, unie, enclose sur elle-même, s'ouvrît alors aux vents stellaires propulsant quelque chose de ma personne où je n'étais jamais allé, dans quelques contre-allées sidérales où tournent quelques bras de galaxies et trois comètes vagabondes.

Dépourvu d'instrument, ne sachant pas chanter, il fallait bien pourtant que toute cette musique composée par mes tripes - le souffle des poumons, le battement du coeur, le flux sombre et sanguin de ma mélancolie - se trouve un lit pour s'écouler. Hors de la source, surtout jaillir hors de la source. Toujours. Même les trous noirs sont des sources vers des ailleurs insondables. Alors j'ai fondu calmement mon âme dans les mots. J'ai emprunté pour moi la prosodie sémique de phonèmes enlacés. J'ai joué sans arrêt, ici, là, ou dans le non-espace de mes pensées, la mélodie monochrome que permettait les mots. Il faut creuser le rythme, injecter son fluide au sein de la surface et puis tirer ses plans, les séparer un peu pour produire un monde en reliefs et dimensions, un lieu où respirer. Si vous ne chantez pas, il faut tricher alors, inventer son solfège penser des gammes et rendre la hauteur en silences et longueurs.

Ce voyage est sans fin, le chemin se poursuit par-delà horizons et imagination. Mais ce n'est pas le mien. Pas seulement lui. Moi je m'avance en tous lieux, j'avance un pas sur chaque voie, pour devenir ubique. Ainsi mes sens déploient le réseau complexement entrelacé de ma vision, et le monde que je me représente s'assemble doucement, et s'ouvre sur des formes à n-dimensions. Plus j'arpente de chemins, moins la progression est palpable. Pourtant, un jour, par la surprise d'un rai lumineux, je tombe sur l'amas gracieux de ce système immense qui se trame peu à peu et se dessine là. Cela prendra du temps, mais le monde ainsi créé réalise enfin l'unification phantasmée de sensibilités diverses, de visions a priori contradictoires mais transverses. Tout, finalement, se déverse en la musicalité inédite de ce présent que je joue, avec des couleurs et des lignes, avec des sons et des fréquences, avec les lois de mondes qui avant cela ne communiquaient pas.

Les plus ambitieux chantiers progressent imperceptiblement, et leur développement est à lui seul un monument à vivre. La musicalité d'un destin se joue en divers mouvements: adagio, allegro, presto, andante, et c'est dans les silences que s'ourdit patiemment la mesure à venir.