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vendredi 8 juillet 2022

Les belles-de-jour de nuit sont belles [ Chapitre 1 ]

 Je livre ici le prologue d'un projet de roman entamé en 2018 (et que je retrouve en mes archives). J'aimerais, si vivement, parvenir à achever cette œuvre suspendue un jour... Je la conçois comme un conte pour adultes. Dès que la motivation reviendra, je retravaillerai la suite qui ne me convient plus aujourd'hui. J'ai bien quelques idées mais qui se téléscopent encore trop et dont la liaison ne forme aucune évidence en mon esprit. Cette partie limiaire que je dépose ici me semble suffisamment achevée toutefois pour ne pas faire l'objet d'un remaniement ultérieur (conséquent du moins). Une fois n'est pas coutume, je suis satisfait de ce premier chapitre. Il reste désormais à accorder les autres et former l'euphonie d'une œuvre.


Qui était donc Noor? Peut-être n'existe-t-il nulle réponse exacte à cette question, mais cette histoire, de la même manière qu'un miroir ne donne pas l'objet qu'il reflète, offre bien des reflets cependant de l'être éponyme. Elle était donc, entre autres choses, une petite fille de huit ans et demi, presque neuf. Elle avait des cheveux bruns très longs aux interminables boucles hélicoïdales qui fouettaient l'air au gré de ses mouvements. Sa peau chocolat la séparait des peaux très blanches et la distinguait tout autant des épidermes noirs. Elle apprît très tôt que l'on se détermine bien souvent par ce qui nous différencie des autres, tout comme le chaud n'existe que par contraste avec le froid. Elle pensait à cela en observant le ciel nocturne, d'un bleu sidéral. La grande aile de la nuit qui s'était abattue discrètement sur le crépuscule mordoré était criblée de minuscules billes luisantes, pareilles à d'innombrables pépites d'or ou bien d'argent. D'autres arboraient des rayons qui rappelaient la douceur des tons rouges que prenait le soleil lorsqu'il s'enfonçait dans les dessous de la Terre. Toutefois, Noor, ce soir, cherchait une étoile parmi les autres, une étoile aux rayons familiers, chaleureux comme le sourire de grand-mère. Papa avait dit: "Mamie est une étoile maintenant, elle pourra toujours te voir de là-haut et t'apporter sa lumière quand il fera sombre dans ta vie". Mamie était morte il y avait deux semaines officiellement. Pourtant cela faisait bien plus de temps qu'elle était partie... La dernière année de sa vie, Noor ne reconnaissait plus la grand-mère aimante et sereine qui l'emmenait au cirque en lui parlant de sa jeunesse, de ses anciens amoureux, de ses rêves. Sa grand-mère avait disparu dans les gémissements d'une maison de retraite, ses souvenirs s'étaient fait la malle aussi loin qu'ils pouvaient. Parfois l'un d'eux revenait à la hâte, parce qu'il avait oublié de prendre un de ses amis certainement, et celui-ci le suivait alors docilement vers le grand Ailleurs et son silence... L'aïeule ainsi démontée comme un meuble sans notice ne savait plus quel destin avait bien pu la mener là: elle était un enfant apeuré et perdu dans un monde inconnu au sein duquel personne n'était en mesure de trouver son chemin.

Voir sa grand-mère ainsi avait été une torture pour Noor, il lui fallait s'inventer des envies d'aller au toilettes afin de s'isoler un peu et pleurer tout son soûl. Le plus dur était lorsque mamie Pierrette s'agaçait et se mettait à hurler contre eux, comme s'ils étaient des inconnus venus lui faire une blague, la perdre un peu plus dans une vie factice et la pousser doucement vers la folie. Comment lui en vouloir: imaginez vous réveiller à dix ans dans une maison de retraite, avec deux sexagénaires prétendant être vos enfants et une petite de huit ans soi disant votre petite-fille... Mamie ne se réveillait pas toujours à dix ans, tout dépendait si des souvenirs moins anciens attendaient encore le train qui les conduirait au-dehors. Noor savait, en voyant son regard qu'elle était terrifiée, même lorsqu'il plongeait dans ses petits yeux bleus à elle. Il est si difficile à huit ans d'être celle qui protège ceux qui vous ont élevé... Est-ce que cela devient plus simple lorsqu'on grandit? Papa et maman tentaient de faire bonne figure devant elle, mais elle avait appris depuis longtemps à lire leurs sentiments, à les vivre comme siens. Devinant les larmes de sa mère, Noor s'approchait doucement et posait en silence sa tête lourde d'amertume sur le sein de celle-ci, tout en passant un bras fin et délicat autour de ses hanches. Malgré la légèreté dont elle souhaitait doter ces gestes, afin qu'ils ne soient pas un poids de plus, sa mère finissait invariablement par pleurer et sortir de la pièce tandis que papa regardait le sol, comme s'il n'était pas là et que nous étions tous suspendus dans l'attente d'une chute vertigineuse, au-dessus de l'abîme. Elle apprenait peu à peu à laisser sa mère affronter ces instants seule, courageusement, comme l'avait fait sa propre mère tout au long de sa vie. Dans la famille de Noor, les femmes étaient fortes, terriblement plus que les hommes qui ne connaissaient rien de la vraie souffrance, des véritables combats, de l'insondable énergie qu'il fallait pour porter une famille, travailler, se sacrifier en silence au quotidien pour d'autres qu'il faut pourtant rassurer et soulager de leurs craintes.

Longtemps Noor avait cru que Mamie était la contraction de "mon amie", ça semblait si logique: mamie était sa meilleure amie, celle à qui elle pouvait tout raconter, la seule adulte qui la traitait comme une des leurs et se montrait à elle telle qu'elle était au naturel, en-deçà des costumes et des masques que la vie sociale nous fait arborer. Mamie Pierrette avait toujours été sincère, et c'était grâce à elle que Noor savait aujourd'hui ô combien les adultes aimaient mentir aux enfants.
-"Il faut leur pardonner ma chérie, c'est pour se protéger eux-mêmes qu'ils font ça, les adultes sont pleins de peurs, la vérité les terrorise, lui avoua-t-elle un jour.
-Et toi, mamie, tu n'es pas terrorisée? Sa grand mère avait souri en lançant un regard qui traversait l'espace et le temps.
-Il y a bien longtemps que la liste de mes peurs s'est réduite à presque rien, ma petite.... La fillette pouvait alors sentir une force inouïe émaner de son ancêtre. Cette force, elle la faisait peu à peu sienne, c'était la peau des féroces amazones de la famille Contrevent.
-De quoi as-tu encore peur alors?
-De voir les gens que j'aime envahis par la peur, justement. Ne laisse jamais la peur avoir la dernier mot d'accord? Apprend à la connaître, à vivre avec, à l'utiliser, à ne pas la fuir. Ainsi la vérité ne t'effraieras pas comme tous les autres.
-Tu m'apprendras? Je veux devenir aussi forte que toi mamie!
-Je t'apprendrai tout ce que je sais, tout ce que tu demanderas... et le reste aussi..."
La petite avait souri, la main scellé dans celle de cette femme en qui elle avait une confiance absolue, cette femme au courage contagieux.


Dans un présent bien loin de celui-ci, le coeur de la fillette se serra d'un coup: et si papa mentait, comme avec la petite souris! Et si mamie Pierrette n'était pas une étoile? Elle balaya anxieusement les sombres cieux à la recherche d'une réponse dans le scintillement d'une prunelle qui percerait l'obscurité. Comment savoir... Papa n'avait pas dit laquelle c'était... Tant d'étoiles au ciel, et combien dont la lumière ne lui parvenait pas. La fille courageuse serra les poings et darda son regard sur le firmament constellé: "si tu es quelque part là-haut, je te trouverai mamie! Chaque nuit je tournerai mes yeux vers toi, et je te parlerai comme avant, je ne t'oublierai jamais, j'en fais la promesse!" Il faisait encore bon dehors, en cette nuit d'été où flottait l'odeur de l'herbe coupée. Accoudée à la balustrade de la grande terrasse, elle perdait son regard sur la ligne d'horizon, comme une passagère mélancolique d'une croisière mystérieuse: celle d'une petite fille de huit ans et demi sur le pont d'une boule bleue tournoyante qui fonçait vertigineusement, à trente kilomètres par seconde, dans l'espace gravitationnel d'une étoile en fusion. Le soleil, boule de magma au diamètre cent neuf fois plus grand que celui de la Terre, illuminait l'autre face de la planète, quittait un instant sa superbe domination parmi les autres étoiles pour laisser la maison de la famille Contrevent dans l'obscurité estivale où s'allumaient comme d'inaccessibles lampes de chevet les cœurs ardents de l'univers.




La maison des grand-parents est une petite maison de campagne construite autour d'une ancienne étable. Tout y est modeste et semble sortir d'un temps révolu. C'est d'ailleurs le cas: qui utilisera encore ces casseroles et immenses faitouts en bronze où mamie Pierrette faisait les confitures que l'abondance de fruits du jardin permettait? Noor soupesait chacun de ces objets étranges qui semblaient appartenir à la colonie disparate d'un mobilier fantôme. Dans cet hétéroclisme suranné figurait un ensemble de poids aux irrégularités charmantes qui servaient à peser des choses dont elle n'avait pas idée dans la vieille balance en bronze. Elle avait passé des heures à jouer avec ceux-ci, pesant et repesant d'imaginaires denrées, s'amusant à créer le plus petit déséquilibre possible entre les masses inégales. Il y avait encore ce bouquet sans âge, presque éternel, de monnaie du pape aux couleurs de nacre. Il avait toujours été là, imperturbable, dans le rempart de sa sécheresse. Lorsqu'on passait les mains dessus, pour faire frémir un peu les feuilles - ou bien étaient-ce des fleurs? -, on pouvait entendre un bruissement aiguë qui rappelait le vent dans les blés et vous emportait sur son passage comme un sable musical qui parlait d'un autre monde. Tous ces objets disparaîtraient de la place qu'ils ont occupés pendant des décennies. La maison sera vendue et de la même manière que la maladie avait démonté sa grand-mère, sans même respecter un semblant d'ordre, ces lieux finiront fragmentés dans l'espace, réagencés de telle sorte qu'il ne raconteront plus jamais la même histoire, sauf à ceux qui gardent en eux, dans quelque mémoire holographique, la syntaxe perdue d'un récit d'autres temps.

La fillette avait besoin de sortir, de se nettoyer de la poussière des jours fanés qui lui obstruait la gorge, emplissait sa poitrine sur laquelle elle appuyait d'une pression étouffante.  Peut-être que les rayons du soleil sauront balayer la tristesse humide qui perle au coin des yeux, et qui vous ferait rouler jusqu'au sol dans un éclat brutal si vous la laissiez faire. Mamie ne pleurait pas, ou presque. Ce n'était pas des choses que l'on montre: Noor ne lèguera pas, non plus, à d'éventuels témoins le signe pathétique que son ancêtre réprouvait. En descendant la petite pente herbacée qui menait à l'arrière de la maison, sur le vaste terrain où son grand-père avait construit un garage, elle marche le long du petit muret ceinturant la maison et remarque par hasard la petite communauté joyeuse des Belles-de-jour: chapeaux de fées multicolores. "Ce sont des fleurs mélodieuses, leur chant est en majeur, disait sa grand-mère. Elles jouent de la trompette et forment des accords chromatiques qui mettent en joie les gens qui les écoutent. Elle s'ouvrent la journée, pompant les rayons du soleil pour les conserver au chaud la nuit dans leur giron maternel. C'est à ce moment là qu'elles opèrent leur magie, préparent leurs arpèges, mélangent la lumière pour parfaire la couleur et les nuances qu'elles offriront le jour. Je ne comprends pas pourquoi l'on n'en met pas partout sur les tombes, pour illuminer de vie les sombres allées des cimetières... Ces pales chrysanthèmes sont une désolation pour les yeux... Ton grand-père aussi les aimait ces fleurs là. Il dit qu'elles se referment la nuit pour devenir des étoiles éclairant quelques planètes lointaines et inconnues de nous. De la lumière pour d'autres vies qu'il disait toujours..."
Les paroles lui revenaient avec une précision étonnante. Elle se souvient du pantalon gris que portait sa mamie, de son pull rouge foncé aux manches retroussées jusqu'aux coudes pour ne pas se salir tandis qu'elles plantaient ensemble les fleurs bien nommées.

Tout n'est que passé ici, soupira-elle intérieurement. Ces fleurs, ces pierres, ce potager désormais en friche, tout ça ne retient rien de ses grand-parents, tout ça efface les signes que de brefs humains ont peint sur les choses. Il n'y a bien que sa tête, que son cœur, et tous ses sens qui trempaient encore leurs racines dans le riche humus de sa mémoire, qui conservaient fidèlement ce que furent ses ancêtres, ces gens qui ont bâtis cet espace: démiurges éphémères. Noor ressent en elle une conviction inébranlable, une énergie farouche qui sourde de sa poitrine et semble vouloir se répandre sur le monde alentours: elle fera vivre son papy et sa mamie jusqu'au bout. Elle arrosera chaque jour les souvenirs offerts par eux de son attention dévouée, de son amour et de ses larmes silencieuses. Mamie aurait aimé cette idée: que les larmes soient ravalées à l’intérieur pour irriguer de leur vitalité le verger déserté des êtres déportés et chers. Oh, si chers...

En continuant de poser ses pas de velours sur le tapis émeraude du jardin, Noor passait devant les arbres, les plantes, les objets manufacturés, les détails insignifiants pour d'autres qui pour elle étaient autant d'histoires qu'elle devra raconter. Débouchant finalement dans la partie la plus vaste du terrain, elle s'achemina vers le petit puits où était tombé un jour le chat que papy avait rescapé en plongeant à l'intérieur lui aussi. Il s'était fait assurer à l'aide d'une corde par le Cosmonaute. Le Cosmonaute était un voisin vivant dans une grange en face de leur terrain. On l'appelait ainsi car il avait toujours la tête dans les étoiles, du moins c'est ce qu'on lui avait dit. Mamie lui avait avoué pourtant qu'il était alcoolique, et qu'il ne quittait pas son casque de mobylette, de peur de chuter dans son ivresse et de fendre son crâne. Papy avait eu bien du courage de s'en remettre à lui... Pas loin du puits, se dressait le garage qu'il avait construit de ses mains, tout en bois. Étonnant lorsqu'on le connaissait un peu car si une personne dans cette famille vivait la tête dans les étoiles, c'était bien lui. Mais dès lors qu'il se lançait un défi, plus rien ne pouvait l'arrêter... Lui n'était pas un Contrevent, c'était un Penseloin, il ne possédait pas la force des tripes, celle des sentiments, mais bien plutôt de l'intellect. Il répétait souvent à Noor: "rien de ce qu'un humain est capable de faire ne t'est impossible. Il n'y a rien que tu ne puisses comprendre, rien que tu ne puisses réaliser si tu écoutes ton intelligence. Tout le monde peut tout apprendre!" Lui était plus éthéré que mamie, comme si une part de lui-même vivait séparé du reste. Il observait les astres avec son petit télescope, il lui apprenait à distinguer les planètes des étoiles en lui montrant comment les premières se déplaçaient dans le ciel nocturne contrairement aux secondes. L'été, lorsque la brune tombait, ils se postaient dans l'allée devant la maison, où se dressait le tilleul, et tendaient leurs mains pour attraper les hannetons qui descendaient du ciel par cohortes entières. Mamie travaillait, papy lisait, il écrivait, il avait toujours des théories sur tout, s'intéressait à la science et pouvait vous rendre une règle et quelques miettes de pain sur une table passionnants, en vous racontant les principes de l'électromagnétisme. Mamie n'était pas bête, loin de là, mais elle n'avait pas le temps de s'occuper de tout ça: elle faisait tourner le petit monde de leur ménage, se sacrifiait à l'image stéréotypée de la femme de son époque et plaçait son génie dans les liens affectifs. Mais cela, il fallait bien de la patience pour en être le témoin, la pudeur étant un caractère familial partagé par les deux parties... Elle s'est occupé jusqu'au bout de son mari. Mais lui aussi avait bien du courage. Noor savait qu'elle n'en avait pris conscience que trop tard, un peu comme la chouette de Minerve qui ne s'envole qu'au crépuscule. C'était papa qui lui avait fait comprendre à quel point c'était difficile les dernières années de sa vie. Papa savait ça: il en avait côtoyé des aphasiques dans sa vie, à commencer par son propre père... L'aphasie se dit aussi alalie. Un joli mot pour une bien vilaine pathologie. Alalie est un homophone d'hallalis aussi, peut-être que malgré la mélodie du mot on devine grâce à l'homophonie que quelque chose ne va pas, qu'une mise à mort est à l'œuvre... Papy donc ne parlait plus durant les cinq dernières années de sa vie. Il essayait bien pourtant, mais il en sortait un galimatias pathétique qui s'achevait souvent dans les larmes si l'on insistait un peu trop. Alors tout le monde l'ignorait, chacun vivait les repas comme s'il n'était pas vraiment là, comme s'il s'agissait d'un bébé qui ne pouvait pas comprendre. On parlait même de lui comme on le fait avec les tout jeunes enfants, devant eux, comme si les mots n'entraient jamais dans leur conscience. Qu'est-ce qui peut bien requérir le plus de courage? Ne plus pouvoir exprimer son amour et sa détresse, êre là mais néanmoins absent aux yeux des autres, emmuré dans sa chair? Ou bien ne cesser d'exprimer la terreur et la confusion d'une mémoire en ruines, qui vous laissait là, sur le dos de la Terre, sens dessus dessous? Il aura fallu bien du courage à ses ancêtres songe la jeune Noor rêveuse.


Papy, comète lointaine, et mamie, belle-de-jour: deux êtres différents mais néanmoins unis dans un destin commun. Deux univers que Noor incarnait aujourd'hui, dans l'héritage qu'elle en portait: certains goûts, des connaissances et de précieux souvenirs. Soudain, une idée géniale traversa son esprit comme une évidence: et si les belle-de-jour étaient véritablement reliées aux étoiles? Qu'elles échangeaient la nuit leur lueur colorée avec d'inaccessibles astres? Alors peut-être qu'en se laissant enfermer dans une de ces fleurs, on pouvait atteindre un monde forain? Il y aurait alors une chance qu'elle puisse retrouver sa grand-mère, la rejoindre quelques instants, savoir qu'elle était bel et bien étoile. Mais comment rentrer dans la trompe d'une de ces minuscules fleurs... Je sais! s'écria-t-elle intérieurement. Il me suffit d'y placer un objet suffisamment petit et léger pour qu'il puisse rester là, jusqu'à la fermeture. Il me faut un objet personnel, qui puisse me lier à la fleur... Voyons voir... Oui! Je vais couper une petite mèche de cheveux et la placer dans l'une des trompes! La fillette s'élança immédiatement vers la maison en direction la salle de bain où elle prit la paire de ciseaux lui permettant de couper une petite mèche de ses cheveux, imperceptiblement pour ne pas se faire gronder. Tenant la mèche dans la main, elle tomba sur le reflet que lui renvoya le miroir, elle souriait béatement, emplie d'espoir. Elle hocha enfin la tête l'air sérieux envers elle-même en signe de résolution. Noor sortît bientôt de la maison pour placer délicatement la petite boule de cheveux bouclés dans la trompe de la plus belle des belle-de-jour. Elle observa l'écheveau brun foncé dans son écrin de mauve. Attendre jusqu'à la nuit tombée allait être une torture, le temps passait bien trop lentement. L'été, la nuit sait se faire désirer, contraignant la fillette à rester tard dans le jardin, fixant l'étrange fleur dans l'attente de sa clôture sur cette part d'elle-même qui l'emmènerait aux étoiles. Mais elle ne pût assister à l'évènement, sa mère la fit rentrer, il était temps pour elle d'aller au lit, le cœur battant, remplie d'une excitation qu'elle craignait de ne pas voir décroître, risquant alors l'odieux contretemps d'une insomnie. Sur son matelas, paupières closes, elle laissa les images se former dans sa tête, se métamorphoser de formes en formes dans un kaléidoscope psychique envoûtant. Le sommeil était là, tout autour des images, rognant sur leur clarté, figeant tout mouvement dans son étreinte apaisante. Il s'infusait petit à petit dans les images qu'il rendait floues, dispersant l'attention qui finissait inexorablement par rendre les armes.

Après le silence, après l'immobilisme, vint le mouvement. Papy disait que tout était musique et qu'au commencement était le rythme. Rythme des particules infimes encore à découvrir, rythme des quarks, rythme des atomes et puis des pierres, mouvement des gaz qui s'élancent dans l'espace en circonvolutions achromiques ou bien mordorée. Les premières molécules naissent et pulse alors la vie. Le rythme est répétition, le rythme est mémoire car la répétition surgit dans la continuité. Les corps alors dansent leur destin, et tout prend forme sous la vibration des cataclysmes premiers. Étoiles qui brûlent, coeurs qui explosent, silences noirs des abîmes s'accouplant. Tout se joue dans l'incommensurable partition céleste. L'univers devient, grandit à mesure que l'onde se propage au sein du silence de rien. Au commencement était le silence, mais pour qu'il puisse exister, la musique dût le précéder. Pour que cette dernière existât, le silence dût être son berceau, mais nul silence sans bruit, ainsi tout devint le berceau de rien et rien celui de tout... Sons et silences, et de curieux êtres jaillissant de leur tension intime, comme l'air d'un poumon cosmique. Entre son et silence, l'humain cherche et danse. Bien malins ceux qui comprirent que tout l'art de vivre résidait dans l'esthétique des transitions. Il n'y a pas d'état, ni de formes, seulement des métamorphoses au rythmes qui varient.
Papy récitait cela le soir, depuis que Noor avait fait sa première escale en la station de son regard, nue, sans autres bagages que son unique vibration. Papy s'accordait à elle le soir, pour l'endormir et psalmodiait ainsi ses cosmogonies musicales: comme si l'univers entier pouvait être contenu dans une de ses parties. L'âme de papy était une drôle de chose.

samedi 10 juillet 2021

Incipit d'un livre fantôme anonyme

Brouillon du 29 Janvier 2019. Un projet avorté, comme les coulisses de cette scène burlesque en sont  allègrement jonchés. Sur le cadavre de mes volontés poussent les quelques poèmes que vous lisez. C'est toujours sur un cimetière que s'élève la vie.

 

La sonnerie du téléphone retentit dans l'air cloîtré de mon studio, brutale et laniaire pour ma tête brumeuse. Je sens la vibration contre le haut de ma cuisse, l'appareil est resté dans ma poche. Je l'y laisse toujours lorsque je sors et que j'ai peur de perdre mes affaires. Je tente de l'extirper du jean qui le compresse et y parvient tant bien que mal. Le mal de crâne est absolu, terrible, l'effort intolérable. Je maudis celui qui m'appelle ainsi un Samedi matin - matin? Quelle heure est-il d'ailleurs? J'ouvre difficilement les yeux dans une lutte odieuse contre la douleur et contemple l'écran du smartphone qui porte mal son nom. Parents, affiche l'écran luminescent dont les lueurs semblent perforer mon crâne. Putain, tout mais pas ça, hors de question que je réponde dans cet état, impossible de faire bonne figure. Pourtant je sais qu'ils vont s'inquiéter, cela fait deux semaines que je n'ai pas appelé. Ma mère va sûrement passer en revue tous les scénarii catastrophes possibles: l'agression par balle, le suicide ou la prise d'otage... Néanmoins je ne répondrai pas. Je laisse le téléphone sonner, attendant amer que le combiné s'éteigne et cesse de brailler. Super réveil, je me sens déjà coupable, comme si la douleur n'était pas suffisante, comme si le fait que chacune de mes cellules me transmettent le message d'un équilibre biologique bafoué ne soit pas déjà une punition pour mes péchés de la veille... Je les rappellerai plus tard, lorsque j'aurai récupéré, bien que cela puisse parfois prendre la journée complète, jusque tard le soir. Je crois que la dernière chose dont j'ai besoin c'est d'une discussion parentale aujourd'hui. Je suis à des années lumière de leur monde, de leurs préoccupations, et j'aimerais être encore plus loin de cette inquiétude dégoulinante, de cette forme d'amour qui s'apparente à du chantage et vous pèse sur les épaules probablement jusqu'à la mort des deux parents. Ce n'est pas que je ne les aime pas, mais leur attitude est une blessure permanente ordonnant le repli des troupes pour panser les plaies, le poids de la culpabilité de ne pas correspondre à leurs rêves, à tout ce qu'ils projettent de gré ou de force en vous de leurs propres aspirations, de leurs propres valeurs, fussent-elles un poison pour vous.

Je jette le téléphone sur le bureau à distance de bras et me tourne sur le côté en position fœtale. Comment diable poser ma tête sur l'oreiller pour que la pression diminue, comment trouver le sommeil... Il faut que je dorme, il faut que le temps lave les toxines, que le corps se débarrasse des scories du bonheur passé, intense et jaculatoire. Dormir au plus vite. Tiens je n'ai pas regardé l'heure qu'il est. Pas grave, il y a urgence, il faut éteindre la douleur, la chasser au plus loin. Le sommeil est capricieux, pourvu qu'il s'en vienne, qu'il déverse son sable pour enterrer ces sentiments qui m'étreignent trop fort dès l'aurore -- l'aurore? non l'astre est déjà bien haut dans le ciel illuminé. Le monde, une fois n'est pas coutume, s'est levé avant moi.


Chapitre  2

Quelle heure est-il. J'ai l'impression d'avoir cent vingt ans. Une fatigue presque osseuse s'est installée à la source de mon être. Un simple coup de vent pourrait me faire chuter. J'attrape le téléphone sur le bureau: 18h42. J'ai raté quelques tours de manège...il va falloir que j'aille sous la douche, une longue douche pour laver les restes de la veille. Quelle soirée! Je ne me souviens pas de grand chose à partir de deux heures du matin mais tout de même. Je crois qu'on a fait danser la vie hier.

Je ressors de la douche un peu mieux luné, la gueule de bois n'est pas trop forte, la descente de MDMA et de cocaïne me laisse toutefois un peu plus déprimé qu'une simple gueule de bois. Il faut que j'appelle mes parents. Je me prépare mentalement en regardant le téléphone posé sur le bureau. Aller c'est parti! La sonnerie retentit cinq fois puis ma mère décroche:
-"Allo?"
-Salut m'man c'est moi, Anthony.
-Ah, tout va bien? s'exclame-t-elle paniquée. Je me faisais du souci, on a pas de nouvelles depuis deux semaines avec ton père..." Ça y est, je croule déjà sous le poids de la culpabilité, je n'ai qu'une envie c'est raccrocher, qu'on me laisse être tranquille, comme je suis, sans jugement, sans notation.
-"Ouais, désolé j'étais occupé, tu sais les études tout ça, pas mal de révision" mentis-je. Cela faisait presque six mois maintenant que j'avais déserté les cours de médecine. Je ne peux plus supporter ce formatage, encore moins les gueules de tous ces petits cons ambitieux, tous prêts à s'écraser les uns les autres pour empocher le ticket d'une vie bourgeoise avec grosse maison et piscine. Tu parles d'une vocation la médecine aujourd'hui... Hippocrate doit se retourner dans sa tombe.
-"C'est pas trop dur, tu travailles bien?" m'interroge-t-elle, sincère, désarmante.
-"C'est pas facile, on nous assomme à coup de connaissances à ingurgiter, un petit peu comme des oies qu'on gave mais bon rien de nouveau sous le soleil.
-Tu es bientôt en vacances non?"
À vrai dire je n'en savais rien, j'étais tellement déconnecté de cette réalité, de ce monde insipide des études médecine, avec ses rythmes imposés, cette routine presque carcérale. Quelle est la date d'aujourd'hui? Je suis contraint de vérifier sur le téléphone. Ah oui, dans deux semaines c'est les vacances de Pâques tiens.
-"Dans deux semaines oui.
-Tu pourrais peut-être venir nous voir? Te reposer un peu à la maison..." me demande-t-elle un peu mielleuse. Je n'ai aucune envie d'y aller. Dans cette campagne chiante où la vie est sans relief. J'ai envie de rester avec mes potes, de faire la fête jusqu'à plus soif, que les choses vibrent un peu, de voir des nanas, d'évoluer dans d'autres sphères.
-"Oui je vais passer une semaine, je pense que le mieux c'est la première, ça me laissera le temps de préparer tranquillement la rentrée comme ça.
-Super, on t'attends quand tu veux, tu nous tiens au courant un peu en avance.
-Ok je te confirme d'ici quelques jours mais je pense qu'on va faire comme ça. Par contre je vais pas te parler longtemps, je dois rejoindre des amis là.
-Ok je ne te dérange pas. Ça va? Tu as une petite voix...
-Oui oui ça va t'inquiète pas, un peu fatigué voilà tout.
-Tu veux que je te passe ton père?
-Non, pas la peine, je rappelle d'ici quelques jours pour confirmer, on se parlera à ce moment.
-Bon on t'embrasse très fort mon chéri.
-Moi aussi, bisous, à bientôt.
-À bientôt, bises!" crie mon père dans la maison.
-"Ciao ciao!"

Je m'assois sur le bord du lit pour reprendre mon souffle, comme si je venais de fournir un effort intense. Je n'aime pas mentir, mais je n'ai pas le choix. Comment expliquer ça à mes parents? Que mes études de médecine ne servent à rien... Pourquoi retarder la décomposition des corps lorsque l'occident organise le pourrissement du monde et de ses constituants avec une ingéniosité frénétique. Je vis dans un état d'urgence, celui de jouir avant de crever, celui de courir sur un rayon de soleil avant que la grande nuit qui nous encercle ne fonde sur nous. La vie ça doit être une fête, une ivresse éphémère mais totale, et puis mourir après ça. Vivre dans un monde sans espoir ça ne peut que vous presser, il n'y a pas de projets à long terme, pas d'équilibre raisonné à atteindre, on veut juste atteindre le prochain sommet et ne plus jamais redescendre, un jour après l'autre, une acmé après l'autre et se détruire en sourdine avant que les autres ne le fassent.

lundi 10 mai 2021

Aphorisme du poète en chantier

La poésie est le plus court chemin entre les mots et l'ineffable.

 

La poésie est le plus court chemin entre les mots et l'abîme.


Composer un poème est presque équivalent à composer de la musique: l'acte de production s'y confond quasiment avec celui de réception. L'intervalle entre la création et l'interprétation est très court. Dans le roman, ce n'est pas le cas et il faut toute la complexité de la structure narrative (et sa temporalité) pour que l'efflorescence sémantique s'y déploie. En cela, la poésie est une technique de l'être (et particulièrement de l'être langagier): elle ne produit pas l'acquisition d'un savoir-faire par lequel des artefacts reconduisent laborieusement à l'expérience; elle est une praxis, un savoir-être, par lequel l'étant s'affûte et se transforme en une modalité esthétique de l'existence.


Le poème est accessoire, il n'est que le barreau d'une échelle qu'il faut jeter après usage. L'effet de la poésie est de mener à habiter, presque immédiatement, l'espace-temps de manière esthétique: elle ourdit le regard.


Le poème n'est pas le but de la poésie.

vendredi 5 février 2021

Épilogue?

 Quel monde merveilleux! Quelle époque formidable...

Ne sentez-vous pas la "densité atmosphérique" incroyable qui enserre en sa gravité sans mesure la horde des petits humains dociles, petits produits manufacturés sortis des fières usines sociales.

Quelle cure de jouvence a-t-on fait prendre à l'esclavage et toutes les formes de violence qui sont désormais des systèmes multi-étagés, d'interminables chaînes itératives où chaque cause est si lointaine de ses effets qu'il en devient presque impossible d'en retisser le lien!

Quel monde! Je respire le grand air, m'y brûle les poumons d'absurdité malsaine, je m'oint de résignation, m'enduit du suint de nos âmes paissantes dans le cours de l'éternité qui engloutira, je l'espère, à tout jamais, le moindre souvenir de cette honte que nous représentons.

Frères, aux armes!

Mais ceux qui les portent réellement, ont fait interdire l'injonction, les mots, l'idée... C'est à la racine même de l'homme que la soumission est instillée, de l'âme jusqu'à la chair.

Marchons, marchons, qu'un sang d'esclave abreuve nos sillons!

N'est-il pas permis d'espérer, au cœur de l'agonie, un ultime et nécessaire sursaut?

Amis pensons à ceux qui, peut-être, un jour futur, auront à lire dans les décombres de nos vies, le bref roman humain. Il est de notre devoir de peaufiner la chute.

mardi 9 juin 2020

Langage poétique et pluricosmicité

Il y a chez Valéry et la plupart des surréalistes un véritable refus du récit que j'ignorais il y a peu. Pourtant, j'en trouve chez moi les traces les plus flagrantes. Étant l'efflorescence d'un siècle où la littérature est dominée par le roman, j'ai ressenti par conséquence une sorte de déterritarialisation, d'acosmisme littéraire et existentiel dû à mon incapacité de me reconnaître une partie d'un tout exclusif. Le récit, s'il m'est agréable en tant que spectateur me semble être un exercice interdit en tant qu'auteur. Je peux en trouver certaines raisons dans la redondance, notamment, de l'acte d'écrire de ce qui est déjà celé en soi, signifié par un écheveau de sentiments et d'images qui forment la condition de possibilité même d'indéfinis récits. Écrire une actualisation définie de ce qui est impliqué dans le regard poétique qui l'excède me semble précisément n'être qu'un exercice, et un exercice qui ne me concerne pas en tant qu'auteur de poésie. Au contraire, il m'apparaît essentiel de conserver au lecteur un espace de mise en scène où il pourra se faire lui-même auteur de maints récits, à travers le prisme d'un regard, d'une tonalité et d'un style.

Chez Valéry, l'inachèvement est bien ce qui rend possible l'indéfinité des achèvements, des constructions. D'une part, il me semble important de répéter ce que j'ai déjà exprimé souvent dans mes textes: l'inachèvement n'est jamais qu'un point de vue, celui, comme dit Bergson, d'une attente déçue d'autre chose. Mais, dès lors que la lecture d'un état des choses change, il est possible de voir en celui-ci quelque chose de parfaitement achevé, et ainsi de ne jamais ressentir cette déception. D'autre part le poème -- dans l'acception toute personnelle que je m'efforce de décrire ici -- offre donc un élan, une dynamique, un rythme apte à proposer dans l'imaginaire récepteur la construction d'autant de mondes que sa volonté ou n'importe quelle détermination particulière lui permettra d'abord, et lui enjoindra ensuite, de produire.

Dans ce sens l'écriture n'est plus une parole aboutie mais une condition de possibilité du dire. Elle est une inchoation.

Le récit, quant à lui, est figé, il lui manque un peu de cette béance permise par la concision, l'ellipse, le fragmentaire. Il est à ce titre révélateur d'observer comment le récit romanesque use du non dit et de la suggestivité pour redonner malgré sa forme contraignante un espace de liberté au lecteur. On s'efforce donc de montrer les personnages, d'en décrire les gestes au lieu d'exprimer trop directement ce qu'ils ont en tête. Le récit offre au lecteur la possibilité de peindre un monde, mais plutôt comme un coloriage puisque la structure pleine agit comme un cadre non malléable.

La poésie, par son économie descriptive, par sa tentative de produire les formes subtiles et floues de la source même du devenir, de l'Être, invite le lecteur à construire lui-même les structures des mondes correspondants.

L'oeuvre poétique, par essence plus fragmentaire que linéaire, offre les pièces d'un puzzle que le lecteur est libre de reconstituer de la manière qu'il souhaite. En ce sens elle n'est pas un récit mais bien plutôt un langage. Et ce langage n'est jamais achevé, comme tout processus historique il devient, jusqu'à ce qu'il disparaisse ou cesse d'être en usage. Ce langage est néanmoins pleinement fonctionnel et constitue une grille axiologique et formelle complète d'agencements d'univers. Il est générateur de mondes, une fonction de pluricosmicité.

samedi 7 septembre 2019

Rien, du tout

Toutes mes tentatives d'écrire un roman n'ont été que des soumission à une forme prédéfinie à laquelle n'adhère pas mon écriture. J'ai haï l'acte de les écrire, j'ai souffert de l'interminable processus d'artisanat, d'industrie, qui préside à leur achèvement. J'ai enduré les goûts de mes semblables. Le seul roman qui me ressemble un tant soit peu c'est l'ombre des pensées. Celui-là a été écrit sans souffrance, naturellement, il était en cela inévitable, comme l'est le fruit qui succède à la fleur.

Je pourrais tirer plusieurs leçons de ces expériences. D'abord je pourrais me convaincre qu'il existe, et qu'il me faut trouver, une manière d'écrire des sortes de roman qui me soit propre. Ou bien je pourrais renoncer à l'idée d'être lu et potentiellement apprécié en abandonnant la voie du roman et en poursuivant mon oeuvre sous sa forme originale, jugeant que là est la véritable expression de mon style. Dans les deux cas le choix s'apparente à celui d'abandonner ou non l'espoir d'être aimé, d'être reconnu et diffusé. Autrement dit à voir le monde conférer une quelconque valeur à toute cette production.

Mon problème avec l'époque qui me contient, c'est que je n'ai jamais cru à l'achèvement de quoi que ce soit. Je n'ai toujours vu que continuité indéfinie en toutes choses, et les jalons que posent mes semblables sur l'indéfinité du temps ne m'apparaissent que des marques factices, les coups de crayon d'une carte censée valoir pour un réel indéterminé. En cela, l'ombre des pensées est peut-être encore une manière de vouloir me plier au jeu de mes contemporains. C'est peut-être un livre qui est une partie de mon propre journal, lui-même étant peut-être une partie de mes poèmes. Je suis incapable de constituer un recueil qui forme une unité dans la continuité de ma production. Ce serait comme prélever un fragment de la queue d'un chat et l'offrir à autrui en lui intimant l'ordre d'y voir là un chat...

Peut-être que le seul livre achevé que j'aurais à offrir un jour sera la somme de tous les textes, tous genres confondus, qui constitueront l'oeuvre d'une vie. D'ici là je n'ai rien à offrir de défini. Pas d'objet à saisir, pas de début ni de fin.

Si je regarde quelqu'un, il me faut croire pour cela à la définition d'une personne, il me faut un concept qui permettrait à ma vision de circonscrire l'objet dans le fond diffus des choses qui apparaissent. Je dois pour cela définir le corps, ses contours, l'individualité, etc. Il me faut donc accepter la cohérence d'un certain nombre de concepts et de valeurs qui sont admises par le collectif à une époque donnée. Si je ne le fais pas, il me sera impossible, par exemple, de produire un portrait, ne sachant pas ce qu'un tel concept cherche à définir, ou ne voulant pas admettre qu'il corresponde à une réalité pouvant faire l'objet d'un découpage déterminé.

Voilà bien ce qui termine de m'isoler en matière littéraire. Je n'accorde aucun crédit à ces découpages usuels. Ils ne représentent à mes yeux rien du tout.

mardi 5 mars 2019

Considérations littéraires: travail, magie et scories

J'ai eu l'horreur ces derniers jours de relire une grande partie de mon entrepôt à texte. Je ne sais si ce fût la pire ou la meilleure chose qui me soit arrivé quant à l'écriture récemment, ce qui est cependant certain c'est que ma pratique ne sera plus jamais la même. En constatant la qualité minable de mes textes, j'ai ressenti un découragement si intense que je me demande encore aujourd'hui à quoi bon peinturlurer de glyphes les murs numériques de cette antre isolée. Et quel agacement à réaliser combien de poèmes, combien de paragraphes ne font que retomber dans la platitude mièvre d'un amour perdu, épisode qui abreuve et irrigue le sillon de chaque lettres ou presque. Je dois en finir avec cela. Je vais désormais être beaucoup plus attentif et sélectif quant à ce qui s'affichera sur ces pages.

Il y a tout de même certains textes qui sortent du lot, qui m'étonnent même parfois tant ils semblent quasiment parfaits. À croire qu'ils ne sont pas sortis de mon âme mais de celle directement de la poésie, dont je n'aurais été qu'un locataire fugace et chanceux. On dit partout, sur les blogs d'écrivains et autres vidéos traitant du sujet "comment devenir écrivain" qu'il faut écrire, écrire tous les jours, quitte à ce qu'une majorité de ce qui est produit soit à jeter, simple matériaux d'entraînement. Je pense qu'environ 95% de mes écrits sont à jeter purement et simplement, ce ne sont que des buvards salis, des brouillons embrouillés que la moindre lecture enjoint de froisser et de rouler en boule. Tant pis, c'était certainement nécessaire.

Je suis définitivement un fainéant. On pourrait formuler cela autrement et dire que cet attrait que j'ai pour la magie est précisément celui pour la puissance de l'efficacité. Le moindre effort pour le plus de résultat possible. Voilà ce qu'est la magie: un long et interminable travail de fourmi qui finit par produire l'illusion de la spontanéité et de la facilité aux yeux du spectateur non averti. C'est ainsi que je vois l'écriture, c'est ainsi que je vois toute expression. Il faut se rendre magicien, même pour soi-même lorsqu'on a le plaisir d'oublier dans le geste expressif la somme de travail et d'erreurs qui porte le mouvement délié de la main. Loger son âme dans la main même, dans le corps, c'est à dire dans la matière qui pourtant s'y oppose, impose ses propres lois, sa propre inertie.

Il n'y a qu'ainsi que je pourrais un jour écrire un roman d'une seule traite. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait avec l'amoureux des ruines: un mois de rédaction, en travaillant tout au plus une heure ou deux par jour. Le résultat est certes médiocre, mais ce n'est pas dû au style. Les phrases sortent assez naturellement, ma prose est propre est relativement précise, le style est fidèle à la délinéation de mon âme - du moins telle que je me la représente. Là où le bât blesse c'est précisément dans la structure narrative. Des années d'entraînement à la prose poétique n'amènent pas à se rendre romancier, ou storyteller. Non, pour cela, point de secret, il faut raconter des histoires. C'est à cela que je m’attelle en ce moment, sans savoir si c'est bien là un désir profond ou juste un petit fantasme narcissique. Il n'y a qu'en faisant que je saurai.

Je crois que la leçon qui m'anime en cette période de métamorphose littéraire est la suivante: il faut accepter la médiocrité de ses productions et écrire malgré tout. Le regard acerbe porté sur ses écrits, imperceptiblement, viendra hausser la qualité de base, comme un coureur de fond augmente sa vitesse à mesure que la course lui devient de plus en plus naturelle.

Deuxième leçon, corrélée à la précédente: il faut détester ce qu'on écrit, mais pas assez pour arrêter. Juste assez pour avoir honte et ne pas accepter cet état de fait.

mercredi 30 janvier 2019

Damnit Crocket [ ? ]

Damnit Crocket est un personnage intriguant à tous égards. Né d'un réveil venteux qui manquait de me faire tomber, mon corps et moi, il est apparu lors d'une discussion avec un ami. Je crois que j'ai commencé par l'invoquer par son nom, du moins une partie seulement de ce nom. Je me souviens, je répétais alors sans cesse: "Damnit!" parce qu'il s'agissait là de l'expression la plus viscéralement verbale du mal-être qui me possédait, en ce lendemain d'acmé éthylique. J'avais mal et je m'escrimais contre la vie, le destin, les étoiles et que sais-je encore. Je me voyais marchant docilement sous le poids incommensurable de l'existence, de la lucidité souffrante, accrue par la désillusion d'un réveil souterrain particulièrement intolérable après la nuit stratosphérique qui l'a précédé. Il y a de la beauté dans la résignation, dans l'acharnement passif et docile de ceux qui avancent sous les huées, les coups du sort et les quolibets qu'un destin indifférent jette à la face des éveillés. Mais j'avais conscience alors de ne pas être cette humilité, du moins majoritairement. La partie qui grommelait en moi sur la tonalité de la plainte agacée n'était pas docile et peut-être encore moins humble et résignée - ou bien l'était-elle mais à d'autres choses... Cette partie de moi - et qui n'était bien entendu pas moi puisque l'individu est indivis et non constitué de parties que l'on peut désassembler -, cette partie donc se nommait Damnit, c'était le cri qu'elle poussa lors de ce début d'après-midi qui lui tient lieu de naissance. Sa gestation était peut-être l'apanage de toute une vie, la mienne, mais c'est bien à ce moment que le curieux personnage jaillit sous mes yeux, comme une chose extérieurement réelle et qui m'accompagnait pourtant telle une substance soeur. Damnit est un raton laveur drogué et alcoolique en perpétuel redescente. Sa bouche forme une oscillation aux angles aigus, comme dans les représentations de dessin animés. D'ailleurs n'est-ce pas sa véritable nature, comme celle de tout objet? C'était un raton laveur endormi, donc, dans une perpétuelle gueule de bois et qui faisait tout son possible pour apaiser les remous du monde sur la surface de son être. Calmer la tempête, retrouver l'équilibre: tel était son but. Parfois, l'animal se réveillait et, lorsqu'il n'invectivait pas le monde alentours, il lui arrivait de proférer quelque parole oraculaire et absconse que chacun ignorait et, pourtant...

Néanmoins il y avait une personne qui ne perdait rien du message, bien qu'elle n'en laissa rien paraître. Il s'agissait en l'occurrence de la personne sur la tête de qui le raton laveur était posé - peut-être comme organiquement lié dans une relation symbiotique improbable. Cet homme s'appelait Crocket. Il m'apparut évident, dans une tentative d'humour salvateur face à la douleur rampante qui souhaitait m'engloutir, d'associer le ronchonnement de Damnit à la beauté sans ego et opiniâtre de Crocket. Damnit Crocket était né, entité mystique, inexplicablement présente et prête à se frayer un passage discret mais intemporel dans le monde de la culture. Impossible de nier la consistance du personnage, il me semblait dès lors voué à une existence iconique, pareil à un tintin ou au bon vieux Davy Crockett dont le nom est inspiré.

Un dialogue s'est instauré entre mon ami et moi au sujet de cet être indéniable, entité à l'origine inconnue - pour le moment et peut-être pour toujours. À quel époque vivait-il me demanda mon meilleur ami, ce à quoi je pris le temps de réfléchir pour m'apercevoir assez rapidement qu'il n'appartenait à nulle époque. C'était un individu intemporel, qui pouvait vire à travers les âges, et peut-être le ferait-il si l'envie lui en prenait. Peut-être le verrait-on trainer sa queue rayée et son grand corps maigrichon parmi les dinosaures du Ladinien, poursuivi par un T-Rex ou encore déambulant d'un pas péripatéticien parmi les philosophes d'Athènes. Damnit viendrait également visiter notre époque contemporaine, j'en étais convaincu, il ne pouvait en être autrement, il était déjà là...

Et maintenant qu'il était là, comme qui dirait sous mes yeux, je m'échinais à travers la souffrance à élaborer tant bien que mal les moyens de le faire connaître à tous, de l'offrir à mes congénères, afin qu'il allège les souffrances de chacun, de toute cette cohorte de moutons aliénés et dociles que nous sommes et qui traverse en serf les royaumes dévastés de mégalomanes en flammes. Damnit Crocket pour guérir le monde! Nous pensions naturellement à une bande-dessinée, A. sachant très bien dessiner et moi ayant un certain penchant pour une logorrhée vaguement poétique - fausse modestie détectée. Mais je savais d'expérience que caresser un projet artistique avec A. correspondait aux saillies organisées et factices de taureaux en vue de leur ravir une précieuse semence. Autant dire qu'il y avait beaucoup de fantasmes et de désir mais nulle réalisation charnelle authentique. J'avais beau imaginer parfaitement Damnit Crocket en personnage de BD, animant une myriade d'épisodes diaprés, mettre tous mes oeufs dans ce panier me plaçait en totale dépendance de la motivation de l'ami en question. Or l'expérience m'avait appris à éviter cette situation artistique peu féconde. Je me suis donc projeté dans un roman, mais très vite je m'aperçus que Damnit Crocket était taillé pour les petits formats, les histoires courtes et sans forcément de fil narratif qui les relierait. Je ne connaissais de toute façon personne dans mon entourage qui écrivisse des romans et je ne m'en sentais moi-même vraisemblablement pas le goût. Peut-être allait-il me falloir inventer un nouveau type d'écriture, entre nouvelle et poésie onirique...

Mais je triche un peu, cette dernière pensée n'était encore qu'à l'état d'ébauche alors que nous marchions fouettés par la grêle qui crépitait sur nos blousons et nos visages, rebondissant en tous sens pour finir une existence éphémère sur le sol, avalée. Nous nous disions, mon ami et moi, qu'il faudrait que personne ne soit véritablement interloqué par le fait qu'un être vivant autonome et indivis puisse être constitué d'un humain d'apparence banale et d'un raton laveur affalé sur sa tête, indescellablement lié à son crâne, et certainement son cerveau. Les gens devraient agir comme s'il s'agissait là d'une rencontre sinon banale du moins suffisamment envisageable pour être réaliste. Cela apporterait un côté surréaliste aux scènes ainsi contées, placerait le lecteur dans une perpétuelle indécision, une sorte d'inconfort du jugement. Mais, après tout, ne s'agissait-il pas là d'un sentiment omniprésent, et que nous ressentons tous, face au surgissement quotidien du réel?

Bref, nous continuâmes notre marche, imperturbables malgré l'opposition permanente du monde (celle de la gravité, de la douleur, de l'état d'urgence de ce monde qui bénéficierait sans conteste d'une cessation de toutes nos activités durant une période indéterminée). Nous marchions dans diverses discussions entrecoupées de l'irruption dudit personnage: Damnit Crocket. J'avais un besoin irrépressible de l'invoquer le plus fréquemment possible, j'avais un besoin viscéral de le garder devant moi, tout en identifiant avec une acuité croissante les détails de sa personne. Comprenez-moi, Damnit était mon médicament. Contre le monde, contre la douleur, contre la dépression, contre moi-même. Damnit Crocket me donnait espoir, il me donnait un but et l'envie de persévérer moi aussi à tracer mon chemin modeste dans l'insouciance de mes semblables, d'avancer vers un horizon mouvant, sans véritable but autre que la nécessité de perpétuer un rythme; celui des battements cardiaques, celui des idées, celui de la prose qui fait la musique de nos vies. Damnit était la tonalité à laquelle je souhaitais m'accorder, pour n'avoir plus à trouver la mienne, pour n'avoir plus à vivre qu'en tant que résonance ontique, sans responsabilité et sans liberté impossible à assumer et encore moins à aimer.

Je finissais donc de trouver quelques détails avec A. puis voyant que cette passion bien que partagée ne l'était peut-être pas de manière égale entre nous, je décidais de ranger cette rencontre dans un coin de ma tête, à l'abri des coups de marteau de la migraine, au plus loin de l'érosion du désespoir. J'étais, je crois, amoureux. J'avais trouvé mon âme soeur. Ou plutôt une âme soeur car j'ai la croyance douce qu'il en existe plusieurs. Durant notre marche je répétai souvent le nom du curieux personnage que nous avions rencontrés sous la grêle, comme déposé là par le ciel. Peut-être était-ce la manière qu'avait ce dernier de vouloir nous élever malgré le désapprouvement de nos comportements indignes. À vrai dire je n'ai jamais eu de dignité. Je l'ai laissé rouiller dans les eaux du vices, vendu contre quelques grammes de drogue, noyée dans l'eau de vie et pendu au cou de catins de passage - que sais-je encore. Mais revenons au sujet: pourquoi répétais-je son nom de la sorte? Parce qu'il était mon mantra, ma litanie bienveillante, comme ce mantra Bene Gesserit contre la peur que je gardais toujours sur moi toute une période de mon enfance. Damnit Crocket me donnait du courage et j'entreprends ce récit avec l'espoir qu'il vous en procure tout autant, qu'il s'élève dans la culture comme un phare guidant les esquifs égarés qui ne savent plus qu'entendre le chant des sirènes. Le chant des sirènes ô si doux quand même obscène... Damnit Crocket, Damnit Crocket, que ta musique engloutisse la leur, ou me la rende inintelligible, impropre à la convoitise.

J'espère ainsi, de toute mon âme, avec toute la sincérité qui est mienne malgré mon coeur inconstant, que ces propos ne sont qu'une pathétique introduction à la beauté qui réside dans le sillage modeste que nous propose ce curieux personnage. Car j'ai la faiblesse de croire, par moments, que ce n'est pas pour rien que Damnit Crocket rime avec Jésus de Nazareth.

lundi 2 avril 2018

L'amoureux des ruines

Je livre là mon premier roman (disponible ici en pdf pour des raisons de mise en page). Gratuitement bien entendu, comme tout ce qui se trouve ici, comme devraient l'être toutes les créations humaines, particulièrement culturelles.

Ce roman aura été un supplice tout du long. Heureusement, la réalisation aura été brève. Le seul plaisir que j'en aie tiré est celui de l'achèvement, celui que l'on tire de l'épreuve surmontée. Pour cela je m'interroge beaucoup sur mon rapport à l'écriture, et notamment à l'écriture d'histoires... L'art doit-il être une telle souffrance? Je continuerai d'examiner la question à travers mon journal, et tous les textes qui bâtissent l'oasis où vous êtes, là, maintenant, vous qui lisez cela.

Je n'aime pas ce roman. C'est un roman classique et si cela convient à ma sensibilité de lecteur, cela répugne à ma sensibilité d'écrivain (d'homme qui écrit devrais-je dire dans un souci d'humilité et d'exactitude surtout). Il n'aura eu le mérite, finalement, que d'être une échelle, un moyen de me hisser en quelque lieu d'où je puis contempler le chemin parcouru, où la hauteur me procure de nouvelles perspectives. Et tout cela me permet de mieux cartographier l'espace de cette âme en chantier. J'avance vers la connaissance de moi-même, un peu plus, grâce à ce travail. Il est donc un énième brouillon que je livre.

Je remercie Laure qui aura été responsable d'une grande part de cette impulsion d'écrire cette histoire. Ce livre est une tentative de racheter une promesse non tenue.