Affichage des articles dont le libellé est homme. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est homme. Afficher tous les articles

mardi 10 mai 2022

Protagoras

On se dit parfois, bien volontiers, que l'intelligence humaine est décidément très semblable à l'intelligence artificielle de nos ordinateurs. On se demande alors si ce n'est pas parce que l'intelligence en soi est ainsi faite: un ensemble d'interconnexions et de signaux électriques dont le réseau compplexe fait émerger la merveille de la conscience, et, en-deçà, de l'intelligence performative.

On se dit aussi, face aux fictions de notre cru qui nous impressionnent tant par la proximité de leurs représentations avec la réalité humaine, que nous sommes décidément à l'image de ces objectités, que nous en sommes les déclinaisons. Combien de fois ai-je entendu dire que nos vies semblaient étonnement semblables à la réalité virtuelle décrite dans le film Matrix. Ou encore que la réalité elle-même devait consituer un immense jeu vidéo, puisque les jeux témoignent d'une proximité étonnante avec l'expérience que nous faisons de l'existence.

Mais c'est là, et à chaque fois, une inversion malvenue de l'ordre des productions. Il ne faut pas oublier que si l'ordinateur est si semblable à certains de nos fonctionnements cérébraux, c'est parce que lui-même est conçu à notre image, à l'aune de ce que nous vivons de l'intellect. Et si les jeux ressemblent tant à l'existence que nous menons c'est aussi, très probablement, parce qu'ils héritent de la façon dont nous nous représentons en tant qu'acteur au sein d'un monde dont nous nous acharnons à exhumer les lois. Nous fabriquons des règles axiologiques à l'aune desquelles nous sommes à même d'évaluer la valeur de nos actes, de la même manière que des points rétribuent les actions de nos personnages vidéoludiques.

Toute la tentative des neurosciences de voir dans le cerveau et ses interactions physico-chimiques un fondement de la conscience est une étrange amnésie du fait que le cerveau lui-même, dans la manière dont nous nous le représentons, est une construction épistémique dont nous sommes les bâtisseurs. Et toujours nous succombons au réalisme a priori, implicite, qui nous fait prendre l'écran sur lequel nous projetons nos phantasmes pour le réel dont nous émergeons.

N'oublions pas le bon vieux Protagoras car c'est peut-être une vérité dont on gagnerait à se souvenir celle qui propose que "l'homme est la mesure de toute chose".

vendredi 29 janvier 2021

L'âme en chantier

 Des étoiles, j'en ai connues...

Toute cette agitation frénétique de bulles d'énergies qui luttent contre le désordre en est une forme singulière à vrai dire. Il semble donc que mon origine même soit doublement stellaire: d'abord dans la génération physique, puis dans l'appartenance patriotique. Je suis d'autres étoiles, il faut que tu le saches. À vrai dire, peut-être ne suis-je d'aucune étoile mais de toutes... Et je ne sais s'il s'agit de folie que de le penser, et d'observer les cieux diaprés de nuit avec le cœur battant comme l'amant face à une photographie de la femme en allée. Là-bas, toujours, un foyer possible, précisément parce qu'il n'est qu'une idée.

Et je parle à des extraterrestres, congénères forains que j'appelle de mes prières, depuis l'antenne cérébrale qui diffuse mes espoirs en ondes sémantiques. Qu'ils regardent en mon âme, et voient comme je souffre d'être enfermé ici! Qu'ils se décident alors à venir, à reconnaître en l'atroce singularité de ma psyché la marque d'un de leurs semblables. La marque de la différence, de l'Autre...

Mais ils ne viennent jamais, ou du moins pas à ma connaissance, et malgré tout quelque chose en moi persiste à penser que débarquera un jour prochain, d'une Altaïr lointaine, la troupe salvatrice de ces ancêtres qui me diront ce que je ne parviens pas à saisir aujourd'hui, tout en l'ayant toujours su...

Ils viendront... Je le sais; parfois je le crois seulement, même lorsqu'il m'arrive d'en sourire...

Je pourrais peut-être, enfin, me transmuer en autre chose que moi-même, quelque chose de tout aussi indicible mais d'incroyablement plus beau et puissant, et profond, et informe, et versatile comme le devenir de toutes choses, comme la durée de toute pensée... Écrire cela, et le lire ensuite, me confère cette étrange impression d'être déjà cette forme de vie protéique et polymorphe, à la fois sculpture de chair en mouvement par-dessus un clavier de touches, impulsions électriques foisonnantes et qui remontent le cours d'un fleuve qui se déverse en lui-même, musicalité sémantique qui informe le vécu d'une âme lectrice et n'en demeure à jamais qu'une projection... Nous sommes, il me semble, tout cela et d'autres choses.

Mais il y a des formes que je connais trop bien, et dans lesquelles il me faut retomber. Sur le sable infini de tout, mes semblables ont tracé des sillons qui sont désormais des abîmes dont on ne peut sortir tant ils ont été creusé profondément, à force de passage. Je sais qu'il est inepte de penser cela mais j'ai le sentiment tenace de n'y pouvoir plus respirer, que l'oxygène qui devrait nourrir mon chaos joyeux pour être transformée en maints buées de mondes n'a plus cette simplicité souple et sauvage qui peut prendre tous les visages, revêtir tous les masques. Dans le grand jeu des particules élémentaires, les constructions sont balisées, normées, nombrées et immuables.

Pensez, deux minutes, à ce que représente l'immuabilité dans un monde en devenir...

J'aime les autres lorsqu'il s'agit d'un choix. Contraint d'errer dans la carte que d'autres ont peint pour nous, je n'ai de cesse de sentir battre en moi le tambour des révolutions, jusque dans mon sommeil, qui fait de tous mes appétits l'injonction despotique à déchirer la surface, à retourner chaque image pour découvrir les choses au-dessous, telles que je les verrais libre enfin de tout calque.

Au fond tout cela est probablement puéril, peut-être possédons nous tous les mêmes formes, la même palette de couleurs, la même plage de fréquence étriquée, ce même spectre étroit que nous habitons bien gaiement, notre maison commune: le monde, tel qu'il est pour les hommes.

Je ne veux pas être un homme. Je veux être autre chose. Je veux être tous les hommes et plus encore. Je veux êtres les animaux et les plantes, je veux être chaque champignon qui pousse sur cette terre, je veux être l'ensemble de tous les virus connus et à venir, je veux être chaque arborescence de complexité qui dure en des mémoires ambulantes et cardiaques, je veux être l'infini absolu, entièrement achevé...

Comprenez-vous ce que cela signifie? Un infini achevé? Le paradoxe n'est qu'apparent, comme toujours. Pour être l'infini totalisé je dois devenir la puissance même de faire advenir, je dois me faire la fonction du vivant, cette même fonction que je porte en moi dans la moindre de mes parties infinitésimales. Et pourtant je désire être cette chose même, ce schème, ce processus de fabrication qui n'est jamais défini par l'objet qui en résulte: dynamique inchoative de toutes réalités en cours.

Je rêve d'un autre monde en somme, et ne me rend pas compte que, faisant cela même, je le bâtis ainsi, aussi parfaitement qu'en mes aspirations les plus hardies, à l'image même de mon phantasme sémantique. Ce monde que je bâtis comme un empire dans cet empire honni est peut-être l'ensemble de ces phrases et de ces textes, qui, s'articulant entre eux pour être un organisme, une manière de lier le divers de choses éparses et peu variées, prennent la forme d'une âme en un vertigineux chantier qui est le mien: ma mélodie, mon univers.

Une mélodie, un univers, c'est bien la même chose: cette réalité exsudée de ma fonction possède une origine, une source jaillissant depuis la cause des causes, un formidable Dieu qui est tout autre que ce monde même: le style de cette prose, la démarche d'une mélancolie qui est celle d'un présent éternellement insatisfait de lui-même, comme une mer recommencée. Tous ces faux souvenirs amassés là, étalés ici sur l'éventaire d'une mémoire numérique, ce mobilier fantôme d'un monde abstrait, tout n'est qu'ombre de mon style. Mon style est un principe:

une âme en chantier d'elle-même.

lundi 21 mai 2018

Lettre de démission

Vous voulez que je vous dise? Au fond c'est une psychanalyse. Tout ça, tout l'art, tout là. Et peut-être bien que chaque phrase enroulée dans les pages empilées des livres, chaque coup de pinceau, chaque note retrouvée: le chant mélancolique des fous, plongés dans un absurde.

Mais, je dis ça... Rien n'est moins sûr en fait. Si l'art prend sa source dans le tourment et la souffrance des hommes, peut-être est-ce contextuel, propre à une époque donnée, et il se pourrait que d'autres vers puissent pousser sur le terreau fertile d'une joie retrouvée.

Moi je suis dans la danse des fous, d'un monde qui ne connaît pas mon nom, un monde qui ne peut me sentir. Ici, il n'y a qu'un grand rouage, l'oeuvre collective d'un petit nombre d'horlogers auto-proclamés qui se servent de semblables pour fabriquer des pièces qui rempliront des fonctions. L'univers où je vis est un damier de fonctions qu'il faut remplir. La structure est conçue pour faire émerger la fonction, envers et contre l'individu, envers et contre la communauté.

J'ai passé mon temps à me définir par des fonctions descriptives aptes à figurer sur les curriculum vitae. Ce qui fait bander les recruteurs c'est une bonne punchline de compétences, une liste de fonctions bien apprises et puis remplies. Si la vie d'aujourd'hui se résume à ce système, alors je suis bien recalé. Par flemme, par dégoût et par révolte. Je préfère crever je crois. Continuer est trop dur.

Je trouve plus d'empathie dans la présence d'un arbre qu'au milieu des humains. Pas que ces derniers en manquent, mais parce que la structure - toujours cette putain de structure qui semble tombée du ciel - n'a pas l'utilité de produire cette fonction. Pas le temps pour l'empathie. Alors je reste seul et m'isole, dans l'exercice physique et le bruissement de mes cellules heureuses, dans la compagnie vibrante de silence des arbres aguerris. Ils ont le temps, eux, ils sont là, ils écoutent, ce sont les champions pour les vrais discussions. Les miens, ceux de mon espèce, ne savent plus écouter: ils n'ont pas le temps comprenez, cinq jours travaillés, deux jours au repos, ça ne fait pas beaucoup de repos, pas beaucoup de temps pour la famille, pour les amis, pour découvrir au fond ce qui peut bien nous animer vraiment... Alors écouter, pendant des heures, des journées, voire des années... Et bien c'est un boulot, il faut payer pour ça. La structure a jugé bon de produire cette fonction essentielle, tout en lui ôtant la part empathique, inutile; il faut respecter des horaires: une demi-heure la séance, pas plus, d'autres attendent, c'est à la chaîne ici, pas d'interruption tolérée, pas d'accrocs dans le déroulement mélodique. Tu croyais quoi petit, qu'on jouait en groupe? Mais c'est du papier à musique qui se joue, directement dans les tuyaux et ça te sort la chanson au tempo programmé, si tu ne parviens pas à suivre, désires une modification: alors dégage, va donc jouer ailleurs d'autres prendront ta place!

Sauf que dehors c'est pas facile, il y a moins de nourriture, moins d'abris (et parfois plus du tout), moins d'air et bien moins de loisirs. C'est pourtant simple à comprendre, dehors il n'y a plus d'argent quasiment - et l'argent est devenu le seul écosystème de l'homme. Déjà qu'il n'y en avait pas beaucoup à l'intérieur... Mais moi je veux bien me barrer, aller voir ailleurs si j'y suis, parce que de toute évidence ici je n'y suis pas, juste un fantôme et son cri, sur les murs des prisons une tache de suie... D'aucuns y verraient le portrait de Jésus... Peut-être qu'au fond le monde est peuplé de Jésus anonymes, qui parlent sans être écoutés, qui prédisent dans l'indifférence. C'est qu'un peuple qui souffre n'est pas bien ouvert voyez-vous, un peuple qui a peur et qui souffre il soigne ses blessures, il se berce comme il peut, aux comptines télévisuelles, il prend son médicament en attendant les jours meilleurs, il cherche des coupables, mais n'allez surtout pas lui parler de la souffrance des autres hein! La souffrance des autres on en a soupé! Chacun la sienne et puis merde! Et puis c'est quoi ces lubies de tout remettre en question? Non mais et puis quoi encore?! Revenir à la bougie?! Au Moyen-Âge?! C'est ça qu'ils veulent?!! Nier tous les progrès, refluer vers les extrêmes qu'on a pourtant bannis? Ah les extrêmes on les a bien bannis oui, si bien qu'ils sont maintenant bien au milieu du spectre idéologique, il suffisait de décaler un peu tout ça vers la droite, et tout rentre dans l'ordre, l'empathie, la solidarité, l'égalité et la fraternité: tout ça du fin fond des extrêmes, des idées radicales, liberticides... Putain mais t'es pas Charlie toi? On va te pendre haut et court!! Z'entendez? Il est pas Charlie çui-là: pendez-le, aux fers, à l'asile le terroriste!!

Tu peux toujours chercher à discuter avec ces gens, tu auras simplement à déjouer les un milliard de raccourcis qu'ils prendront à chaque fois, tous ces jugement pré-moulés qui leurs permettent de dérouler un dialogue sans jamais qu'une seule de tes idées ne s'entrecroise avec les leurs. Ils t'ont taillé un portrait avant de discuter, tout ce que tu pourras dire renforcera un peu les traits. Quant au monde, à quoi bon refaire le monde?! Le monde est tel qu'il est mon vieux! Et c'est comme ça n'en déplaise! There is no alternative!

Ah bon? Je savais pas. Naïf que j'étais je pensais que le réel, le monde en soi pour ainsi dire, était inaccessible à tous les sujets. J'avais cru, ignorant, qu'un monde était la relation ente un point de vue et cette chose indéterminée qu'on appelle le réel, et qui apparaît différemment aux yeux de chacun. J'étais plutôt convaincu par l'idée qu'un monde c'était juste un modèle plaqué sur des phénomènes, que ces modèles pouvaient changer, pire: qu'un même phénomène pouvait être vécu de bien des manières variées selon les êtres. Par exemple une chauve-souris... Quoi?! Mais qu'est-ce qu'il me raconte celui-là avec ses chauve-souris: encore un sabir ésotérique, la théorie du complot! Non mais c'est quoi ça, un discours que tu tiens d'internet? De la désinformation encore... Les chauve-souris... Et pourquoi pas les reptiliens non c'est pas ça? Et si tu te sens pas d'ici c'est parce que tu viens d'une espèce extra-terrestre qui aurait visité la Terre au temps des pyramides c'est bien ça non?

À quoi bon discuter... Des raccourcis et des raccourcis, tellement qu'il faudrait mettre le monde en pause pendant plusieurs années pour qu'on parvienne enfin à se mettre tous d'accord. Oh non pas sur le monde, je ne crois pas en un monde, je crois au multiple... Mais au moins sur le fondement sain d'un dialogue possible, sur le sens des mots, et d'autres choses encore.

En attendant je parle avec les arbres, avec moi-même, sans discontinuer... On pourrait presque me foutre à l'asile si on savait... Je parle avec le monde, par des bouteilles à la mer. Avec quelques amis, mais surtout un en fait... Ça nous a pris toute une enfance et une adolescence pour y parvenir en sus de notre affinité alors imaginez le temps qu'il faudrait avec des "ennemis". Puis je suis fou à l'intérieur, à moitié calciné, un oxymore délirant d'intériorité colorée, et d'ombres sèches de paysages post-apocalyptiques. L'intérieur j'ai fini par le connaître bien mieux que l'extérieur, je m'y suis enf(o)ui à corps perdu - c'est le cas de le dire -, ma seule issue de secours. Mais quand la part sombre et sanieuse devient trop importante, même là, il faut trouver d'autres sorties: la mort par intoxication mesurée, certains y consument leur vie. Mais se détruire c'est bien, ça fait grimper la croissance...

Tiens c'est marrant, quand je marche dans la ville je remarque des îlots de verdure, une pointe de nature dans l'inorganique agencement de l'espace urbain à des fins de travail et de consommation - et d'intoxications passagères. On aurait pourtant pu croire, que la nature est notre écosystème naturel, et qu'un peu de ville par ci par là peut être tolérable... On pourrait croire effectivement...

Une balade ici c'est un peu à l'image de nos vies: l'asphyxie d'une agitation frénétique pour produire tout et n'importe quoi, produire de la valeur - encore faut-il me dire qui décide de celle-là -, dans un environnement inhumain et déshumanisant, entrecoupé d'oasis de verdure qui tentent tant bien que mal de retrouver un souffle au sein de la fournaise... Semaine, et week-ends... Année de travail et maigres semaines de vacances... Juste pour ne pas crever totalement.

Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, j'en finis par comprendre tous ceux qui craquent, ceux qui font mal aux autres, avec beaucoup de fracas et de bruit, parce qu'ils ont l'impression qu'il n'y a qu'ainsi que l'on est entendu. Et ils n'ont pas tort... Sauf qu'on est entendu, mais pas écouté bien sûr. Tout finit par servir les mêmes intérêts, invariablement. Même la destruction totale et radicale des espèces sert un intérêt: elle produit de la croissance...

Est-ce qu'on pourrait au moins crever en paix?