vendredi 28 février 2014

Réflexion sur les sens

J'entends trop souvent dire que "les sens sont trompeurs", qu'il sont imparfaits et que l'homme a par conséquent besoin d'un palliatif, qui se trouverait notamment dans les mathématiques ainsi que les instruments qu'elle permet de construire.

Je tiens tout de même à noter que nos sens, qui nous viennent de nos organes, sont naturels, et que la nature, selon  les personnes se réclamant d'une imperfection des sens, est précisément mieux connue, voire carrément expliquée, par les mathématiques (on pense à la célèbre formule de Galilée: "La nature est écrite en langage mathématique[...]" mais les pythagoriciens sont aussi passés par là bien avant) . Or puisque nos sens sont naturels, il est hors de question qu'ils soient défectueux et qu'ils nous trompent sur la nature de ce qu'ils sont censés représenter puisqu'ils obéissent eux-mêmes à leur nature qui est, toujours selon les mêmes personnes, mathématique ou du moins conforme aux mathématiques. En effet, un sens ne dit jamais qu'avec exactitude ce que la nature est, en relation à l'organe de notre sens. Par exemple: la tour qui semble carrée de loin et qui s'avère en fait, à mesure qu'on s'en rapproche, circulaire. Ce qui nous fait percevoir la tour comme un carré est déterminé par des lois exactes de la perspective qui dérive des propriétés des photons et de la géométrie. Ainsi le sens ne nous trompe aucunement puisqu'il nous dit précisément, par les lois de la nature, ce que nous devrions voir, et voyons effectivement, selon notre position par rapport à la tour.

Il faut donc bien comprendre que les sens ne peuvent pas être dits trompeurs ou défaillants ou biaisés, bien au contraire, du point de vue de la nature, ils sont parfaits (la nature ne s'oppose pas à elle-même tout simplement parce que le tout ne connaît que lui-même, il est tout...). Mais l'erreur que l'on commet en affirmant le caractère quadrangulaire de la tour lors même qu'elle est en fait circulaire, c'est de prendre la sensation, la perspective finie que nous offre notre vue sur l'objet, pour une sensation objective et donc apte à représenter totalement l'objet dans sa nature intrinsèque. Nos sens loin d'être imparfaits, n'en sont pas moins finis. Et l'objectivité que nous visons présuppose une totalité de points de vue, de sensations de l'objet, chose que notre sens fini ne peut aucunement (du moins de ce que nous croyons savoir) nous fournir.

Mais je ne dis rien de nouveau, les Anciens déjà étaient conscients de cela (on pense notamment aux stoïciens), je veux tout de même insister sur le caractère parfait (si l'on associe la perfection à la nature ou à la réalité objective) de notre sensibilité qui est naturelle. Peut-être que ce que l'homme ajoute à la nature, c'est son jugement intempestif, ce même jugement qui nous fait nous insurger contre la nature lorsqu'elle ne fait que respecter la nécessité et les lois qui sont les siennes, et nous rappelle par la même occasion notre laborieuse condition d'entité finie.

Nous avons là un jugement révélateur de l'axiologie humaine: la perfection, l'excellence, sont associées à la totalité, à l'infini absolu, je parle de l'idée d'un infini défini, total et un; autrement dit d'un infini fini. Nous avons dans ce paradoxe matière à bien des réflexions sur les fantasmes humains, sur l'homme lui-même et sa bien curieuse volonté.

mardi 25 février 2014

L'harmonie des différences [ ESQUISSE ]

Le monde est une multiplicité d'être différents, eux-mêmes sont en instance de différenciation, sans cesse devenant autre chose et demeurant malgré tout à jamais eux-mêmes. Ainsi, l'Un ou l'ordre n'existe que par la différence, car de la répétition du même ne surgit nulle existence, simplement le grand silence de l'indifférence. Dès lors que la différence advient, l'existence est là qui l'accompagne, les choses se distinguent, elles surgissent et apparaissent, les formes se dessinent sur le fond de l'Autre. C'est l'ordre ou l'harmonie, peu importe le nom, qui vient rassembler en une unité la diversité de ces éléments disparates, l'ordre est leur loi, il est leur unité synthétique et leur mélodie. L'un ne saurait exister sans êtres à lier: dissonance et assonance sont consubstantiels, ils se fondent pour ainsi dire l'un l'autre.


C'est pour cela qu'en musique, l'asymétrie  des intervalles par rapport à la tonique apaise les tensions: la répétition du même nous fait entrevoir notre dissolution entropique, quand la différence ordonnée se fait le miroir de notre existence et nous procure la puissance que recèle toute harmonie, capable de subsumer sous elle la génération des différences. C'est que notre esprit est face aux choses comme une harmonie: il lie et fait vivre les différences sous un même ciel, sous une même unité et continuité temporelle et musicale.

jeudi 20 février 2014

Le système synthétique de la conscience [ ESQUISSE ]

Thèse: l'homme est un système de création de sens (c'est à dire d'unité synthétique) à partir de l'altérité.

L'homme agence les données qu'il reçoit du monde extérieur en un ordre propre à lui conférer une unité organique et donc un sens (le sens étant défini comme la cohérence interne entre des éléments divers synthétisés en une unité organique judicative)

Il existe plusieurs niveaux d'interprétation des données: chaque niveau étant l'aboutissement d'une médiation effectuée à partir de l'immédiateté du fait (le fait pouvant se résoudre ultimement à la sensation).

Conséquence: avec les mêmes données, un même homme peut parvenir à une infinité (?) de systèmes, le sens de chaque système étant déterminé à différents niveaux:
  • La valeur quantitative attribuée à chaque donnée (nous verrons plus tard ce point).
  • La valeur qualitative ou interprétative conférée à chaque donnée (celle-ci étant elle-même déterminée à deux niveaux: le niveau de médiation de la donnée (ou valeur paradigmatique) ainsi que la position immédiate de la donnée (ou valeur syntagmatique)).
  • Enfin la mélodie qui est la synthèse totale en une suite temporelle ordonnée des divers éléments (c'est à dire les données). La mélodie est la propriété émergente de tous les niveaux précédemment cités
    .
Remarque: l'organisation de ces différents niveaux n'est pas une organisation hiérarchisée ou transcendantale, chaque niveau est une abstraction d'un tout organique et indissociable. Par conséquent, la mélodie émerge de l'interaction des différents niveaux, mais eux-mêmes sont conditionnés en retour par la mélodie.

Problème: sachant que de nouvelles données viennent perpétuellement s'intégrer au système, comment distinguer si le travail de médiation n'est pas un simple effet de réagencement du système s'opérant lors de l'intégration de nouvelles données? Ceci aurait pour conséquence l'impossibilité d'un accord objectif entre les systèmes de sens: l'expérience d'un individu étant irréductible à celle d'un autre, même en condition identique (une donnée n'est jamais la même chez deux individus différents quand bien même sa source ou cause serait pourtant identique; ceci est notamment dû au fait que toute donnée subie une intégration dans le système, système qui dès qu'il vient à être est unique d'une part dans son être, d'autre part dans son expérience (contexte spatio-temporel)).

On peut illustrer cet état de fait par une métaphore musicale: chaque conscience (ou système) n'écoute jamais que sa propre musique, sa propre interprétation d'une partition universelle. Cette dernière étant muette, la musique ne peut naître que du jeu des instruments (les consciences) or chaque instrument étant unique et possédant par conséquent un timbre singulier, il est impossible que la partition donne lieu à des interprétations absolument identiques.

Par conséquent, étant donné que chacun part d'éléments plus ou moins différents, l'unité (ou relation, ou liaison) que doit opérer l'esprit sur eux, ne peut être identique d'un individu à l'autre.

En outre, la différence augmente proportionnellement au nombre de données intégrées (il serait plus juste de parler de flux d'information, fragmenté ensuite en données unitaires), les individus se différenciant sans cesse, accentuant ainsi leur singularité.

Question: comment dans ce cas expliquer les communautés d'idées, les accointances entre systèmes?

Hypothèse: par attribution de valeurs quantitatives aux données, certaines étant alors jugées comme insignifiantes (identiques à du bruit) et demeurant alors quasiment ignorées, d'autres faisant l'objet d'un consensus dans leur interprétation, ouvrant ainsi la voie à des convergences possibles.

Problème: comment un consensus peut-il exister si toute donnée est interprétée de manière singulière par les consciences?

Il faut supposer des structures a priori (Kant) de la conscience, seules à même de permettre une certaine objectivité. On peut même aller plus loin en supposant une conscience pré-reflexive identique en chaque individu, la différenciation s'opérant aux tous premiers stades de la médiation. On peut aussi postuler que l'intermédiaire du corps joue un rôle différenciateur mais que les consciences, restent capables de saisir l'objectivité sous-jacente au niveau pré-reflexif et parviennent ainsi à démêler l'objectif initial du subjectif.

Problème: l'objectif est-il initial ou bien est-ce le produit d'une médiation?

Hypothèse: il doit se situer à la fois dans l'hypothèse de structures a priori et en même temps dans une synthèse des singularités, en examinant la forme résiduelle qui ressort de cette synthèse. Ce travail est un processus d'épuration nécessaire en ce que les structures a priori ne peuvent être pures, la conscience étant conditionnée par l'état du corps et par son contexte. Le travail d'épuration est alors une tentative de fonder l'objectif à travers la confrontation des singularités, pour voir si une base commune se dessine peu à peu. Par conséquent l'objectif n'existe pas réellement, comme une donnée, il est un état imaginaire maintenu par les consciences individuelles dans un effort de s'approprier l'interprétation de chacune d'entre elles (et de toutes les interprétations possibles) et de créer à partir de cette multiplicité une unité fictive, une forme générique de l'interprétation.

Problème: comment les consciences communiquent-t-elles? Quel critère leur permet de savoir qu'elles parlent d'une même chose? Comment peuvent-elles savoir que l'interprétation d'une donnée qu'elles attribuent à une autre conscience est effectivement l'interprétation de cette conscience?

Ce problème est épineux et pose tout simplement la question de la possibilité de communiquer et surtout de se comprendre. Fonder l'objectivité sur la synthèse des subjectivités requiert pour une même subjectivité de pouvoir connaître ou plutôt être celle des autres, ce qui semble impossible. Il faut donc se rabattre sur la conscience pré-reflexive, mais cette dernière n'est elle-même qu'une conscience générique, une entité hypothétique dont la vérification empirique semble incertaine pour ne pas dire impossible. Pourtant, nous devons bien admettre qu'une telle objectivité semble exister, notamment à travers l'exemple des mathématiques par exemple. Si nous pouvons nous accorder sur des dates, arriver tous à la bonne heure à un rendez-vous, fabriquer des avions ou même calculer une vitesse à partir d'une heure de départ et d'une heure d'arrivée, c'est qu'existe, d'une manière ou d'une autre, une forme d'objectivité partagée par les consciences. On reconnaît ici le point traité brillamment par Kant dans la Critique de la raison pure, mais l'existence d'une aperception originaire et de structures a priori, aussi difficilement niable soit-elle, semble insuffisante puisque, comme nous l'avons vu, la présupposé d'une conscience pré-reflexive ne semble être qu'une abstraction imaginaire invérifiable empiriquement: chaque conscience est une tonalité particulière du fait de son contexte et de son expérience. Quand bien même toutes les fonctions de l'esprit (ou opérations) seraient identiques en chaque consciences, la mélodie et par conséquent les interprétations demeureraient aussi diverses qu'il existe de combinaisons possibles de celles-ci (je ne parle même pas du fait que des données s'accumulent sans cesse contribuant à augmenter exponentiellement le nombre de combinaisons possibles). Ainsi pour rendre compte de l'objectivité, il nous faudra formuler une troisième hypothèse pour ce problème.

Hypothèse: étant aussi des corps (et peut-être même seulement des corps), nous pouvons partager nos impressions en les basant sur l'altérité matérielle (source apparente des impressions) que tout un chacun peut éprouver. Nous pouvons tous toucher une barre de métal qui sert de référence à la longueur du mètre par exemple. Mais il faut émettre un bémol ici: le toucher semble être un sens particulier puisqu'il est le seul qui nous ramène autant dans la matérialité pure en faisant de nous un corps parmi les corps. L'ouïe, l'odorat et la vue semblent bien plus problématiques puisqu'ils semblent impliquer une implication subjective et judicative accrue. Non, on peut annihiler cette distinction et placer le toucher lui-même au niveau des autres sens puisque nul ne nous dit que toucher un même objet impliquera pour chaque conscience une représentation (ou interprétation) identique. Donc nous restons avec le même problème: d'où provient l'objectivité si chaque individu est contraint à la subjectivité? Je n'entrevois, pour le moment, qu'une solution à ce problème: les signes que nous employons (voir partie sur l'objectivité).

Remarques sur la médiation: la médiation s'opère lorsqu'un des systèmes (en supposant bien sûr que le processus de médiation ne soit pas seulement un effet de l'intégration de nouvelles données) est tourné vers lui-même, autrement dit qu'il entre dans une phase de réflexion. Ainsi, il se creuse en quelque sorte, et s'enrichit d'un ou de différents point(s) de vue sur lui-même. Par cette action, l'interprétation des éléments change (phénomène de médiation) par le simple jeu de l'action interne (au système) des éléments entre eux: la médiation est un auto-réagencement actif du système qui passe par la réflexion afin de produire de nouvelles valeurs (employé sans qualificatif, le terme valeur vaut pour toutes ses déterminations possibles).

Problème: s'il existe bien une certaine objectivité permettant aux hommes de s'accorder sur un même diapason, un même critère objectif, alors il faut expliquer l'origine des révolutions de la pensée, des renversements de valeurs, c'est à dire des sens radicalement nouveaux qui peuvent émerger de temps à autres (d'autant plus dans les domaines où l'objectivité est intentionnellement entretenue). Par exemple en science: comment la révolution quantique fut-elle possible dans un domaine tel que la physique par exemple (espace non-local, intrication, superposition, etc., autant de bouleversement des interprétations consensuelles)?

Hypothèse: chez certains individus, la médiation est tellement poussée et intense (phénomène ni positif ni négatif) que la réflexion du système sur lui-même engendre une métamorphose rapide du sens de chaque élément et de la mélodie globale du système.

Remarque: tout l'art du philosophe, et plus généralement du didacticien, consiste en l'utilisation optimale de signes afin de produire une suite de données se combinant en une unité organique porteuse de valeur (le raisonnement discursif), à même de reproduire de manière accélérée en autrui, par assimilation, le processus de médiation ayant mené à cet état de sens (mélodie).

La confrontation inter-individuelle des médiations, autrement dit des réflexions propres à chaque système (le dialogue par exemple) permet d'harmoniser les valeurs et notamment de fixer celles-ci en un consensus ferme, par le biais de la valeur quantitative. De plus, le dialogue produit un nouveau système inter-individuel générateur d'une méta-signification, c'est à dire d'une unité synthétique de toutes les mélodies nommée symphonie.

mercredi 19 février 2014

L'âme en chantier

Ne jamais se reposer sur ses lauriers, se restreindre. Rêver grand, rêver immense voire impossible, à l'encontre de tous les conseils avisés des gens autorisés, faire éclater leurs frontières de crainte. Ceux qui veulent vous contenir dans leur conscience ne sont que des points minuscules qu'il vous est possible d'avaler d'un seul coup. Ils veulent faire de vous un objet dans leur monde, faîtes d'eux-mêmes des univers infinis contenus dans le vôtre qui enfle éternellement, démesurément. Soyez toujours le négatif de leur positif, soyez l'au-delà de leur pensée, l'envers de leur jugement. Ne jamais se reposer en une forme: toujours la travailler, la ciseler, ne pas hésiter à la fondre totalement en une forme nouvelle, inédite, devenir une forme de formes.

Par conséquent ne prenez aucune leçon pour un acquis, à commencer par celle-là qui, plus qu'une leçon, est un vade-mecum à mon intention. Tous les professeurs (au sens de ceux qui professent) sont des impasses de la pensée, ils sont une unité imaginaire qui s'est cristallisée en croyance solide, leurs propos ne sont qu'une morale recouverte de son propre cadavre, à jamais enfermée en un moment révolu de son existence. Mangez-les; tous...

Méfiez-vous de ceux qui écrivent, de ces gens qui souhaitent contempler l'effet que leur pensée peut procurer sur autrui, qui voudraient l'enfermer en la coupant de sa source, de son jaillissement jaculatoire. Méfiez-vous de ceux là, eux qui prétendent enfermer la philosophie dans les livres plus que dans les têtes. La pensée est une naissance-mort-naissance qui se fait dans l'instant, la naissance étant déjà la partie liminaire de la mort qui à son tour n'est que l'entame d'une nouvelle vie. La parole pense, le sens émerge du jeu de la totalité des forces en présence, rappelez-vous la valeur saussurienne. Voilà la pensée, voilà la philosophie: dans les dialogues, dans les échanges qui partent du silence et reviennent à lui, dans le brouhaha incessant des arrière-boutiques de l'esprit. La pensée n'existe pas, seul existe le penser, l'acte lui-même, le sens n'est jamais qu'éphémère, expression d'un moment, d'une synthèse temporelle d'éléments matériels qui, agencés d'une certaine manière (une manière temporelle, tout comme une mélodie est un agencement particulier de données spatiales figées), produisent un sens, une sorte d'unité synthétique dont le liant est le temps, à travers un rythme et une prosodie notamment. Le sens passe, il ne reste jamais prisonnier des écrits, ou bien il doit être recréé à partir d'eux, rejoué. La philosophie ça se joue, et confondre les textes philosophiques avec la philosophie revient à prendre la partition pour la musique elle-même. Chaque interprétation a quelque chose à nous apprendre, elle est la musique, les signes écrits ne sont que des directions, mais le joueur file par lui-même, de sa propre chair et de sa propre musicalité.

Moi, et j'ai certainement tort autant que j'ai raison, je n'écoute plus personne.

Et je ronge de ma conscience la totalité grandissante de tout ce que je peux concevoir.

L'âme en chantier

Je pense dans mon alvéole sociale et tout le monde s'en fout. Tout le monde pense, du moins ceux qui ont encore un tant soit peu le luxe du temps, ne serait-ce qu'un tout petit peu, et malgré tout le reste du monde n'en a cure. Pourtant, nous passons notre temps à lire les pensées des autres, les Sartre et les Hegel, les petits comme les grands, nous passons notre temps à apprendre leurs raisonnements qui bien souvent n'en sont même pas, tout juste quelques opinions se donnant l'apparence de la justification pseudo-rationnelle, voire dans certains cas de véritables religions déguisées, de l'ordre de ces édifices idéels prêt-à-penser censés conduire vers la sagesse et le bonheur la horde des fidèles lecteurs. Lisez , lisez, peu importe ce que vous comprenez... Pourtant combien d'entre nous ont pensé les mêmes choses que tous ces grands philosophes, combien d'entre nous ont redécouvert, pour eux-mêmes, ces grandes idées qui ne semblent appartenir à personne mais à cette immense constellation sous laquelle chaque humain évolue? Nous pensons tous, et même bien pour certains d'entre nous, mais on nous dit que nos pensées n'ont nulle valeur, ou bien la seule valeur privée qui, disons-le franchement, ne vaut rien en République. Si vous voulez penser réellement, et que d'autres esprits serviles avalent vos mots à la chaîne avec toute l'attention d'un esprit industrieux et soumis, il vous faut être édité. Pour cela, il vous faut entreprendre un long cursus universitaire au cours duquel on vous écrasera sous le poids de toutes les pensées de l'histoire de l'humanité, de chaque petit menu détail depuis que l'écriture a permis de consigner chaque idée humaine. Tout au long de ce chemin de croix, il faudra passer, au moins deux fois l'an, l'épreuve des grands sages qui prodiguent la pensée des autres en osant la teinter de leur jugement personnel, de leur étroite perspective sur l'étendue si vastes de ces philosophies, systématiques ou non, qui balayent de leurs prétentions la totalité de l'être et du non-être. Il vous faudra leur plaire, montrer à quel point vous êtes comme eux, à quel point vous avez compris la nécessité de répéter, de digérer, d'engloutir jusqu'à traîner un esprit obèse et semblable aux mille autres qui sortiront de la même usine que la vôtre. Si vous arrivez à leur plaire, au long de ces interminables années, il faudra alors entretenir avec eux une relation étroite dans laquelle vous saurez flatter leur ego en les prenant comme maîtres, en vous faisant leur disciple. Si vous leur plaisez, que votre intelligence leur semble digne de l'institution et surtout qu'elle ne menace pas l'éclat et la reconnaissance de la leur, alors ils vous prendront sous leur aile, ils vous donneront un statut et une voix qui vous manquaient tous deux. Vous écrirez des commentaires de commentaires, vous rechercherez la maîtrise absolue d'un auteur, jusque dans les détails insignifiants, c'est là votre seule motivation, votre seule possibilité d'expression: il y a bien longtemps maintenant que vous savez, ou croyez savoir, que la pensée est morte et qu'on ne peut que raviver la créativité des anciens.

Pendant ce temps, tandis que vous étouffiez la flamme qui jaillissait de votre esprit, d'autres, inconnus, méprisés, ont pourtant continué de faire souffler leur âme, ils ont parlé, ils ont pensé, ils ont appris à produire eux-mêmes du sens, à cheminer sur les sentiers sidéraux des idées, à emprunter les voies qui les relient entre elles, ils ont appris à philosopher. Pourtant, le monde ne retiendra aucune de leurs pensées, leurs discussions suivront le destin qu'auraient pu connaître les propos de Socrate sans Platon: le désintérêt et l'anonymat. La philosophie sera passée avec le temps, sans vous, sans personne d'autre d'ailleurs que ceux qui l'auront faite vivre de sa vie éphémère et sublime, perchée sur la crête du présent qui trace son sillon sans fin. Néanmoins, les bibliothèques de l'humanité seront plus grosses de quelques ouvrages, de centaines voire de milliers d'ouvrages qui auront été écrit par vos semblables, qui envahiront les rayons de bibliothèques d'une gloses stériles, de péroraison érudite, de verbiage qui n'a d'autre valeur que d'être une énième et savante reformulation d'idée bien connues. Obtenir la reconnaissance présuppose une certaine reproduction, cela implique que le même existait déjà, qu'il vous précède et qu'il vous a reconnu comme ne présentant pas d'écart avec lui-même. On ne reconnaît pas la nouveauté, la création ne s'embarrasse pas de savoir si son oeuvre est prête à être reçue dans un écrin préalablement façonné pour elle. Notre monde, pourtant, fait montre d'un entêtement qui force l'admiration, à ignorer royalement tout ce qui ne rentre pas dans les cases prévues par lui, et à n'examiner que soigneusement ce qu'il sait déjà être de la même espèce que lui, c'est à dire de l'existant et du connu.

J'entrevois un autre monde pour la philosophie. Je vois tous ces monologues pathologiques remplacés par des dialogues vivants au cours desquels la pensée s'épanouit et porte son sens comme une efflorescence incessante. Je vois ce que Platon avait déjà voulu pour la philosophie, une pensée qui se fonde, dynamique, sur le terreau de l'altérité d'autrui, non pas contre lui mais avec lui, chacun faisant office de point d'appui pour l'élévation du discours. Mais peut-être qu'il faut aller plus loin encore et refaire nôtre l'expérience socratique, à ceci prêt que notre époque moderne, loin d'en faire une expérience singulière et marginale l'érigerait en nouvelle forme de la philosophie, en ferait un nouveau moment de son histoire. Le temps où un seul individu pouvait ramasser en lui-même la totalité des savoirs est révolu, chaque science, chaque sous-domaine d'une science donnée peut devenir le travail d'une vie et nul homme ne saurait aujourd'hui être tout à la fois un Einstein, un abbé Pierre, un Mohammed Ali, un Darwin, un Bourdieu, un Kant, j'en passe et des meilleurs. La philosophie est peut-être à un moment de son histoire où elle doit rejeter la crispation maladive de l'écrivain penché, seul sur son bureau, à structurer un monologue afin de le jeter d'une traite en un ouvrage, tel une bible de substitution pour nos temps incertains. Nous devons parler et faire naître la philosophie de nos dialogues et non plus des tombeaux d'anciens penseurs chez qui nous allons par des prières quémander un peu de lumière, juste de quoi réchauffer un peu nos âmes vides et monochromes. J'ai rencontré, je crois, plus de philosophes dans la rue et dans les rencontres ordinaires, que dans les murs de l'institution universitaire où la philosophie se meurt de ne plus pouvoir respirer. Je sais bien que l'on peut tirer à peu près n'importe quelle leçon de n'importe quels faits, que ces derniers restent muets jusqu'à ce qu'on les fasse parler en les habillant de nos mots, mais j'ai la faiblesse de voir en ce constat l'avènement possible d'une philosophie nouvelle qui emporterait sur son passage l'élitisme et l'esprit de paroisse, qui redonnerait au présent une voix qui n'ait pas à craindre sans cesse le jugement négatif d'un passé glorieux. Le passé est présent, me semble-t-il, dans chacune de nos pensées, nous en somme la mûre expression qui doit désormais trouver sa forme propice. La philosophie a-t-elle jamais autant existé que lorsque deux êtres dialoguent ensemble?

PS: emportez vos dissertations dans la tombe, nous avons fait le tour de cette forme imposée, peut-être devrions-nous apprendre aux jeunes à dialoguer, à devenir les uns pour les autres une altérité constructive propitiatoire à l'esprit critique, à la réflexion et au raisonnement. Le logos a plus que jamais besoin de vie.

mardi 18 février 2014

L'âme en chantier

J'ai quelque difficulté à faire comme tous les autres. J'ai bien du mal à respecter le règne de la majorité, les mouvements de la masse, les engouements populaires, les plaisirs et les peines qui semblent relier tous les hommes dans un moment unique d'universelle communauté. Je trouve assez difficile à supporter la pression que la totalité fait peser sur chacun d'entre nous; la somme de ces forces qui nous taillent une singularité dans le tout est une vive écorchure qui me brûle par moments, plus que je n'aurais imaginé. Je m'étais cru fort et informe mais je semble avoir un être qui parfois se révolte contre les limites qu'on lui impose, la forme plate et géométrique que l'on tente de lui faire prendre. Se conformer, toujours et encore. Se conformer à la monotonie des jours ouvrés, à l'attente quotidienne à laquelle tout rôle, tout statut, doit faire face une fois reconnu par l'Etat. Pourquoi ne puis-je, de temps à autre, faire miennes les limites que d'autres s'imposent, et imposent universellement? Pourquoi ce rejet systématique de toute contrainte qui ne viendrait pas du fond de ma volonté? Mes contraintes sont pourtant tout aussi plates que les autres, elles ne sont que de simples lignes imaginaires qui n'ont d'autorité que celle qu'on leur prête... Je suis parfois infiniment fatigué de voir le temps passer et mes réflexions philosophiques aussi minces que le présent de ma conscience, condensé en un ultime point illusoire et évanescent. Je n'ai rien fait de ma vie, je ne fais que ce que les contraintes d'autrui m'imposent de faire, et je brûle mon énergie dans ces entreprises foraines. Je pourrais consacrer un peu de mon temps à réaliser ces projets qui hantent mon esprit et font de mon être mutilé un gouffre béant qui ronge le temps insatiablement, croyant que la réponse attend quelque part, dans le futur qui n'est pas; mais je suis désespérément perfectionniste, incapable de me satisfaire d'un temps trop limité, incapable d'accepter de ne laisser à ces projets, qui sont le fond de ma personne, une portion trop (?) congrue, de les réduire en somme à un moment cloisonné et bref de ma vie, comme peut l'être le temps des loisirs. Mes amours ne sont pas des loisirs, comprenez-vous? Sont-ce là des excuses? Ne suis-je que ce triste individu velléitaire, encore et toujours, esclave d'une volonté qui ne fait que se vouloir elle-même?

Il y a trop de contradictions en moi, tellement que je n'arrive plus, parfois, à les ramasser en une identité qui serait en quelque sorte ma demeure. Il me faut mille projets afin de donner le meilleur de moi-même, il me faut la sensation d'être dépassé par les échéances, de crouler sous les oeuvres à réaliser, j'ai besoin d'être poussé dans mes retranchements. Sans cela, je prends une vitesse de croisière et m'y cantonne, j'augmente ma productivité au maximum afin de réaliser ma tâche le plus vite et le plus aisément possible, je tends vers l'inactivité, je baigne dans la facilité. On a beau être conscient de ses élans, l'on en est pas moins esclaves. Il me manque le déclic, ce quelque chose qui fera que j'accepte enfin que ma vie soit une injonction à réaliser l'impossible, injonction qui seule pourra faire de moi celui que je dois être, et me faire sans cesse repousser les limites que je suis le seul à ériger. Moi qui me veut si informe et si souple, je suis en réalité enfermé dans la plus rigide des structures, dans la routine de mon soi-disant caractère, dans les ornières de ma supposée personnalité. "Je" n'est pas une chose achevée, je n'est rien que cette volonté qui s'autodétermine et fixe des limites contre lesquelles elle s'insurge. Où est donc cette force qui vient prêter un levier à la révolte, où est donc passée mon énergie?

mardi 11 février 2014

L'âme en chantier

Voici quelques unes des choses, quelques uns des faits, qui constituent la cause (partielle) de ce que je suis, deviens et serai en tant que penseur. Voici un aperçu des choses qui me révoltent, m'ennuient ou me blessent:

  • L'ego qui se met sans cesse au-devant des idées, que l'on se jette à la  figure, que l'on vise au lieu de celles-ci qui sont pourtant le coeur du dialogue, son objet. Même lorsque la discussion porte sur la personne d'un des locuteurs, l'idée d'un ego figé qu'il faudrait défendre ou attaquer m'est insupportable car tel qu'on se le figure, il n'existe pas, il n'est qu'une idée de soi à laquelle on s'accroche, et qui entrave la marche de notre rationalité discursive, le doux tempo de l'argumentation sur lequel deux humains marchent et s'en vont explorer ensemble un bout de l'être (Ami je pense à toi).
  • Le pouvoir, la valeur en cela qu'elle présume une hiérarchie, une comparaison quantitative: le maître et l'élève, l'expert et l'amateur, le compétent et l'incompétent, celui qui peut porter tel ou tel statut et celui qui n'a pas le droit. Qui sont les maîtres des critères, qui dicte la valeur des valeurs? Qu'on ne me dise pas que la majorité, cette entité miraculeuse censée posséder les vertus de tous et les défauts d'aucun, constitue un juge incontestable. Les marges, les parenthèses et les sentiers plein d'ambages recèlent bien des trésors, bien des bouleversements qui éviteraient peut-être à la pensée de se prendre elle-même pour une réalité extérieure et nécessaire, à force de se pétrifier en une concrétion solide, figée dans l'éternité minérale des choses.
  • La flemme face à l'argumentation, la crainte face à la rationalité, le découragement face aux efforts que requiert la compréhension: il faut poser des bases et tomber d'accord sur elles, il faut poser prudemment un pied devant l'autre et sans cesse se demander si l'autre peut nous suivre, si l'on a pas, dans l'habitude qu'on a d'emprunter certains sentiers, pris pour un seul mouvement ce qui est en fait la succession de divers mouvements, ôtant ainsi à notre interlocuteur la possibilité de rejouer par lui-même la mélodie de nos pensées, le ballet de nos idées.
  • Le repli sur soi, le rejet de la logique sans qu'il soit justifié par aucune argumentation. Je ne sais pourquoi la logique, je ne sais quelle est cette magie, cette évidence qu'il y a à parcourir un enchaînement discursif sous-tendu par une structure logique qui semble implacable, nécessaire et universelle; simplement je le vis, je le ressens. N'est-ce pas un formidable outil qui nous est donné là, comme par miracle? Voilà une altérité, une sorte d'autorité indiscutable et neutre, qui semble absolument objective et dont tout un chacun peut faire l'expérience à travers l'évidence; voilà le critère non subjectif qui peut servir de référence, d'arbitre à tous rapports intersubjectifs... La logique n'est-elle qu'une croyance? Nous pourrions la remplacer par un jeu de croyances bien définies jouant le rôle de critère de validité formelle, d'ailleurs la logique n'est peut-être que cela, et son caractère d'évidence immanente qui semble nous en occulter toute origine intelligible (donc réfutable) et artificielle n'est peut-être dû qu'au simple fait que la source (arbitraire) d'acceptation de ce jeu de croyances nous est trop proche, comme le sont les lunettes devant les yeux, comme le sont les yeux eux-même pour celui qui observe. Le langage est toujours là, partout, dans toutes les cultures humaines. Il ne serait pas surprenant que la logique formelle ne soit en fait que l'ossature de tout langage humain, la structure sous-jacente d'où émerge tout système de formes symboliques. En attendant, nous avons cela pour communiquer, nous avons cette règle qui pose un cadre, définit des limites, règle le flux impétueux de nos pensées et l'inscrit en symbole matériels dans le monde phénoménal, nous avons cela pour vivre ensemble et partager la pulsation noétique de nos consciences enclavées. Et puis, il y a mieux: la logique n'est pas définie par une quelconque autorité, elle semble s'imposer à nous, depuis les débuts de la pensée jusqu'à aujourd'hui, nous n'avons pu lui identifier nul maître, nul censeur: la logique est à tous depuis que l'homme est homme.
  • Les institutions qui croulent sous le poids de leurs normes arbitraires, de leurs choix qui ne sont jamais que des perspectives singulières, et affadies par l'habitude, qui veulent faire de leur singularité une totalité absolue, si ce n'est de fait, au moins en droit.
  • Les gens qui n'écoutent que ceux que les instituions ont adoubées, que ceux qu'elles ont certifiés comme étant propres à être entendu, à être investis d'une certaine autorité par rapport au reste des hommes qui ne méritent qu'une oreille condescendante ainsi qu'une miette de sagesse dont l’éclat leur permettrait, si ce n'est de les hisser un jour vers la lumière, au moins de leur faire mesurer l'ampleur de leur inanité.
  • L'autorité qui n'est que vacuité et consentement tacite de la masse, et qui s'explique par le fait qu'il n'appartient pas aux non-autorisés de disconvenir avec les jugements établis par l'institution.
  • La créativité qui se meurt en philosophie et dans les sciences à cause de trop de filtres, de normes, de rêves brisés, de barrières qui rendent ces univers aussi imperméables aux idées neuves que le pouvoir l'est à l'esprit critique.
  • Le temps que je perds à me conformer encore et encore, à me conformer sans cesse, à rentrer dans les moules tout en sachant que je finirai inévitablement par les déformer, par les briser peut-être. La seule raison pour laquelle je continue est la pensée qu'il existe un moyen alternatif à la destruction, et peut-être plus efficace en ce monde conservateur et craintif, qui est celui de la déformation radicale des moules, de leur fusion perpétuelle en une dynamique de formes changeantes: voici venu le temps de la métamorphose.
  • Ma fatigue face à tous ces efforts et la crainte, qu'un jour, elle ait raison de ma volonté, qu'elle me mène à me prostrer en moi-même, comme l'ove fatigué incrusté dans un renfoncement enclavé de la société. La peur que ma pulsation se meurt au-dedans de moi-même, de ce moi épuisé par sa survie en ce monde insipide, du tribut qu'il lui paye pour le droit à vivre, la peur qu'il n'y ait plus de temps pour être dans le monde et que la force de la pensée se fraye un chemin toujours plus profond dans le creux de mon être, de cette intimité temporelle qui s'en va résonner toujours plus en dedans, pour finir, j'espère (je n'ai pas renoncé aux rêves), par se faire entendre dans le fond diffus d'un autre monde, aux confins d'un autre univers, où le minuscule rejoindrait l'immense.
  • Mon caractère laconique imputables à plusieurs causes: d'abord le peu d'énergie que je consacre à l'expression de mes pensées, à leur mise en forme; ensuite la censure que je m'impose afin de ne parler que de manière pertinente, lorsque je crois avoir trouvé la forme d'une idée que je vivais, pour ainsi dire en moi-même, dans le silence verbal de mon esprit. Peut-être ai-je tort, de n'accorder de crédit, ou plutôt de supposer que d'autres n'accorderaient de crédit qu'au produit fini des raisonnements, qu'à l'idée bien constituée et à l'élaboration "artificielle", en tant qu'expédient pensé à posteriori, d'une didactique propre à la faire assimiler de la meilleure manière (crue comme telle du moins). En fait la façon dont l'esprit réfléchit et tâtonne, est probablement tout aussi intéressante, sous d'autres perspectives. Pareil au scientifique qui consigne sa démarche dans un journal de bord, le penseur aurait peut-être intérêt à noter ses intuitions, ses bribes de raisonnements, ses associations d'idées qui constitueraient un formidable objet d'étude, un riche matériau pour la philosophie réflexive (c'est à dire qui se pense comme objet).