mardi 28 avril 2015

Néant distordu

De quel néant distordu ai-je bien pu naître? Que reste-t-il ici à faire à part attendre la mort dans la solitude la plus complète, quand tous les autres filent vers des gares imaginaires à qui la foi prête une existence réelle?

Je suis un étranger pour moi-même, toujours s'observant par le regard impersonnel de la conscience, toujours fasciné par ce flux d'énergie vibrante et polymorphe, qui n'a de cesse de devenir autre chose. Pas d'objet d'étude, pas d'unité, pas de permanence autre que la conscience. Et que resterait-il de cette permanence si la conscience elle-même était une synthèse à chaque instant renouvelée? Conscience granulaire, advenance d'une nouveauté, rupture du continuum.

Entre la peur de vivre au sein d'un vide sans profondeur et l'allégresse du possible que je ressens au bout de chaque sensations, que reste-t-il comme chemin à arpenter?

Je ne travaillerai plus jamais, je resterai ici immobile, comme une pierre parmi les pierres. Rien ne m'érode, je suis ma propre mort qui travaille de l'intérieur la roche de ma caverne. Aucune fiction n'avait pu prévoir cela: l'incommensurable richesse de l'indétermination primordiale.

Je crois d'ailleurs que nul humain n'aurait dû la ressentir... Je sais que tu l'as senti aussi Fernando. Et si ma vie doit ressembler à la tienne alors soit, j'irai au bout de l'ennui, défilant l'une après l'autre les ennuyeuses et prévisibles diapositives d'un monde figé dans un état dimensionnel qui m'exaspère. Nul n'aurait dû ressentir cela...

À quoi me sert moi le moindre geste lorsque chaque effort est une remontée de l'action, un processus de tarissement de la dispersion au profit de l'unité du rien, insaisissable, et que pourtant tout mon être annonce, appelle, ressent, pressent.

J'ai parfois l'impression que nous sommes une sorte de bétail engraissé et élevé pour devenir l'enceinte de dieux futurs. Et s'il nous fallait apprendre à devenir des dieux, c'est à dire à polir en nous suffisamment de chaos et d'ordre, suffisamment de multiplicité dans chaque série potentielle, suffisamment pour que précisément la multiplicité s'assèche au profit de l'infini réalisé du néant? Qu'est-ce qu'un dieu serait de plus qu'une conscience devenu aphone, atone, car pleine d'une vacuité riche de toute l'indétermination de la puissance d'être? Et s'il nous fallait apprendre à rebrousser toujours plus loin la tentation des sensations diaprées, des désirs, des objets unis, des choses, afin de retenir l'univers entier dans les prémices non manifestes d'un souffle contenu? Devenir un dieu, et imploser de l'intérieur en une myriades de possibles inexprimés, et dont l'inexpression même creuse l'être déterminé d'un possible éteint dans l'actuel, le creuse jusqu'à la rupture du trou noir, jusqu'à absorber toute la matière de cette dimension pour la ramener à l'état fondamental de l'énergie brute et sans buts, sans formes... Et au bout, dans la déchirure de l'être, se déploie alors, dans un autre lieu, atopique, tout le possible d'un monde qui se déverse dans l'acte des dimensions physiques, telle une plaie qui suppure son trop plein de sève, et laisse échapper un liquide auparavant nourricier, pour en faire une chose achevée, détachée, absolue: une chose parmi les autres choses d'un monde, tel un magma refroidi sur les pentes d'un volcan...

Je veux devenir un dieu, et déchirer le voile de l'univers; que ma conscience (est-ce la mienne?) absorbe et traite tous les éléments qui approchent de son rayon létal, retenant la lumière et jusqu'à l'écoulement du temps. Et si chaque humain n'était que l'envers d'un trou noir? Son point central, sa singularité inatteignable?

Il faut bien que cette puissance demeure, quelque part. Sinon pourquoi existerais-je...

lundi 27 avril 2015

Aphorismes ferroviaires

Ne jamais gagner, telle est la victoire absolue.

J'écris encore comme un adulte, un stylo à la main, mon esprit n'a de cesse de chercher un chemin tracé que je ne ferais que redoubler. Un jour, je deviendrai libre, je deviendrai l'enfant au bout de l'adulte.

Chaque unité du moi, nouveauté: la mort, la vie même.

Je suis un échafaudage sans aucune construction; et quelque part, quelque ouvrier n'a de cesse de déplacer les tubulures, de réagencer chaque plate-forme.

Il faut une forme pour les mots, pour cela, j'écris peu et me transforme beaucoup.

Mes petites gouttes d'univers qui perlent sur la feuille.

La relation que j'ai entretenue avec ce train filant prend forme ici, dans mon empire d'images, puis se cristallise là, dans la silhouette insensée des mots.

Il n'y a pas d'une part un réel extérieur qu'un énoncé objectif tel que "le train avance sur les rails rectilignes, au milieu d'arbres immobiles", et d'autre part une réalité subjective telle que "j'écris pensivement ces mots, dans le défilement vert et continu d'un mouvement doux". Il n'y a que cette relation qui s'instaure, entre un horizon et un autre, tous deux inexistants. Seule demeure la tension, l'écart, le monde qui surgit avec moi.

Un univers n'est pas un espace-temps en extension.
Un univers est une intension, jamais et nulle part.

Les phrases sont-elles l'écho de la charpente du monde?

Habitude et conditionnement, voilà notre goût.

Le génie serait de vous créer, d'un éclair de nouveauté fulgurante, de nouvelles habitudes et de flambants conditionnements.

Je m'achemine vers mon passé. Comme si mon passé avait un lieu... Il est parfois si difficile d'accepter la nudité des choses, de leur ôter les habits de souvenirs sous lesquels ainsi bardées, elles deviennent rassurantes.

On peut croire en notre propre signifiance, comme on peut croire aux fantômes. L'ignorance est le royaume de tous les savoirs.

Cette terre que je ne connais plus, elle est si belle. S'y accrochent encore quelques échos des moments perdus.

Un instant n'est jamais perdu, jamais enfui, ce ne sont là que licences poétiques. Un instant ne fait que changer, il devient, comme nous.

La source impossible


Je suis né sur les hautes tours feuillues de l'enfance, où s'ébattait mon coeur éperdu jouant sur la frondaison verte. J'ai construit dans ces arbres si hauts des cabanes par milliers; des palais à mes yeux. Puis, l'âge advenant, j'ai descendu doucement les troncs noueux qui montent vers le ciel. Je me suis accroché aux branches, j'ai déchiré quelques habits, mais je descendais toujours plus bas. Parvenu jusqu'au sol, conscience éveillée, j'ai fais mes premiers pas sur la terre ferme et fraîche des sous-bois. Lorsque je levais la tête, je pouvais observer les immenses travaux de mes congénères, les nids opulents qu'ils fabriquaient pendant des décennies, ignorant la foudre, ignorant l'échec, et même jusqu'au temps. C'était un monde  où l'on croyait à l'éternité, aux valeurs, où l'on croyait aux choses et au savoir surtout. Je n'ai pas su rester.

Lorsque tous bâtissent années après années, j'ai retiré chaque pierre de mes anciens palais. J'ai tout quitté, sans plus me retourner, jusqu'à demeurer seul dans un monde inconnu. À la lisière de la forêt, j'ai pu observer le ciel et les myriades étoilées. Là-haut, aussi, j'ai construis des empires, avec le matériau friable des pensées, et l'outil du présent. Ils s'illuminent encore, si je les convoque en moi, puis s'éteignent, se font invisibles et potentiels, le cas échéant.

Je regardais le sol aussi et les herbes qui montaient parfois jusqu'à mes cuisses. J'aimais ces longues tiges pareilles aux blés, terminées par un épi touffu entourant des grappes de souvenirs animés. J'ai croisé sur le chemin quelques évadés, qui s'étaient installés définitivement en leur présence, arrachant chaque graine pour s'en faire des maisons qu'ils ne quitteraient plus. Moi, j'ai marché, marché encore et les souvenirs s'éteignaient, malgré le bruissement discret de leur présence.

J'ai cueilli quelques fruits dont j'ai mordu la chaire, elle était faite du passé, des sensations de plaisir pour la plupart, et, chez certains fruits, je retrouvais le goût des pleurs et des terreurs d'antan. J'ai vu certains, s'empiffrer toute la journée, affalés par terre, au pied des arbres, au beau milieu du sol recouvert de monceaux de tous leur butin amassé. Ils riaient, et pleuraient, et moi je suis parti, sans émotion aucune.

Je n'emmène rien sur moi, je ne garde que les images, que j'anime parfois de mon souffle, et je perd alors quelques inspirations, dans la brume du passé. J'avance dans les buissons de roses dont les épines piquent mon esprit, et cela me fait des griffures au coeur d'où perlent alors quelques gouttes de mélancolie noire avec des reflets bleus. Je reprend alors ma vie et mon chemin serpente, empaqueté dans le flux de mes souffles comptés. J'ai planté ma tente de nomade parfois sur quelques collines herbeuses, mais il me faut toujours partir, le mouvement est ce que donne la vie, elle ne garde pour elle-même que les images que nous avons tracées.

J'avance depuis tellement longtemps, j'ai connu tant de choses, et il y a tant à découvrir. J'ai ce besoin viscéral de traiter, de digérer l'altérité, la nouveauté, pour demeurer en vie. Peu à peu, le paysage change, jusqu'à ces regs qui m'ont tant fascinés par leur beauté fatale. Je me reposais quelques fois à l'ombre des rochers, avant de repartir. J'ai fini par atteindre le désert.

J'aime les grands espaces, et de voir l'immensité sans bornes, intensifie ma présence qui s'écoule et se différencie dans le flux de la seconde en cours. Le regard vers l'horizon, vers le possible, et le rythme concentré de l'immédiateté, je m'étale, partout, des forêts aux étoiles.

J'aurais finalement vécu à l'envers, il ne me reste désormais plus rien à posséder. J'avance, et il me semble que mon pas se mue en une danse rythmée par mon coeur pulsatile et le chant minéral des confins. Je me dépouille de tout, ici je n'ai plus de liens. Les quelques souvenirs qui tentent d'accaparer mon attention sont peu à peu polis puis désunis par les vagues du temps. Ma mémoire, bientôt ne sera plus qu'une vaste plage jonchée d'un sable fin, de la poussière des choses auxquelles je ne prête plus de force en maintenant leur unité. La houle est forte, et j'aime l'océan lorsqu'il est agité. Si le sillon de mes pas subsiste quelque peu, dans le sable chaud, je sais que les vents et les marées emporteront en eux ce secret que nul n'a entendu. Je suis passé, qui s'en soucie.

Il me reste encore du voyage, peut-être, je n'en sais rien, je marche heureux et cela me convient. Les douleurs s'en vont avec les fragments épars des sensations retenues. Mon filet est vide, je suis cet enfant qui ne veut rien retenir, qui marche avec le vent.

À la fin, si fin il y aura, j'aurais dépouillé cet esprit de tout le superflu. Seul demeurera ouvert ce troisième oeil qui ne fatigue pas. La conscience aura toute la place, impersonnelle, interface sans fondement, trace lumineuse des sensations fluentes tissées de ces tornades qui fondent toutes choses. Je lègue tout à la vie, je n'emporte rien, j'y arriverai. Et alors? Alors il ne restera que ce destin à l'envers des autres, le récit de ma désédentarisation, l'immense chantier de ma déconstruction. Même le moi sera parti, seul demeurera alors la possibilité de dire "je", d'une voix neutre émanant de nulle part, peut-être de quelque frontière du monde que longtemps j'ai cru totalité réelle.

Et cette conscience n'appartenant à personne, que dira-t-elle sans les mots que je lui prête, quelle mélodie sourdera de son oeil impassible? Symphonie des âmes car tous nous empruntons cet oeil, unique, total, sans unité ni multiplicité. Il n'y aura plus rien pour moi, moi sera ce paquet d'habits qui traînera pour un temps sur quelque route perdue dans le désert, je traînerai encore une ombre éphémère dans le film de quelques semblables qui auront, qui sait, parfois, un souffle pour mon souvenir. Puis cela partira, comme le long chapelet de pas que ma route a tracé sans le vouloir sur le manteau des choses.

Mais que restera-t-il? Saurai-je accepter le règne de la conscience immédiate et sans mot, moi qui l'aurait peu à peu appelé, avec une habitude de vivre pour chercher l'écart, la béance nécessaire aux abysses verbaux? Où mène ce chemin, ce rebroussement de l'expression que j'ai effectué par amour de l'impossible et du chaos? Qu'y a-t-il là-bas, avant que les gènes aient un code, où rien ne s'exprime, où tout n'est que le jaillissement immobile de la conscience créatrice et passive, où tout n'est qu'une action qui se contemple?

Je m'allonge dans le sable et je ramasse en ma main les grains qui s'écoulent en une caresse légère. J'aime encore sentir. Le voyage continue. Je vais vers le temps, vers la conscience qui a violé ce corps qui pourrira un jour. J'avance vers une source impossible et peut-être irréelle. Bientôt je serai vous, je serai tous les humains venus et à venir, dans le regard performatif d'un oeil qui jamais ne se ferme.

vendredi 24 avril 2015

Le système du JE [ Logique linguistique: formes représentationnelles ]

Dans ma quête éperdue de la vérité, je me suis longtemps arrêté devant l'étrange instrument du langage, celui qu'on avait placé entre mes mains depuis mon plus jeune âge, celui qui était devenu comme une seconde peau, à travers laquelle filtrent les sensations, à laquelle je finirais presque par m'identifier. Quel est donc la nature de ce lien qui m'unit au réel par les mots, comme le font les perceptions qui m'unissent au réel par l'image, la sensation organisée?

Il m'a semblé d'abord évident, à bien y réfléchir, qu'aucun mot, aucun énoncé, ne donne l'essence d'une chose. D'ailleurs quelle serait-elle cette essence, mystérieuse substance qui aurait l'étrange capacité d'être détachée de son être origine, afin d'être véhiculée sur le support étranger du langage, sans subir d'altération, à l'abri même de la transsubstantiation que fait subir pourtant tout médium à ce qu'il convoie? Le mot, ou l'énoncé, jamais ne donne la chose, il n'en fait que le tour, en indique la possibilité, l'emplacement au sein d'un système organisé, la forme censée invoquer, telle une ombre, le corps qui s'y rattache.

Saussure eut cette lumineuse idée de comparer le langage à un jeu de puzzle, où chaque pièce langagière est à l'image de celle d'un puzzle, un puzzle dynamique où des pièces souples et polymorphes se transforment au cours de la construction de l'énoncé. Mais ces pièces sont vides nous dit-il, n'exprimant qu'à jamais des différences, des écarts, indiquant par leur délinéation le reste de l'espace représentationnel qu'elle ne recouvrent pas. Le langage est négatif: il ne dit que ce qui  n'est pas, ce qui est autre, il est un système de rapports qui, plutôt que de dire ce qui est, dit tout ce qui n'est pas recouvert par l'énoncé. Mais ce renvoi est infini, les écarts n'ont que des bornes langagières, renvoyant à d'autres pièces du puzzle, comme ces définitions censées donner le sens d'un mot à travers une suite de mots possédant tous une définition particulière. Fractalité d'un langage où l'on devrait se perdre et où pourtant nous avançons, inexplicablement.

Un langage est un univers clos sur lui-même, plein et total, qui n'ouvre sur aucune altérité, qui ne renvoie qu'à des éléments internes. En cela le langage n'offre rien, il ne dévoile jamais rien que sa propre logique, modelée, certes, sur cette logique pré-linguistique que forme le système sensible de l'être humain. Le langage nous parle du langage; il ne nous parle pas de l'Autre, du réel, mais n'est jamais que le reflet de nous-mêmes, de nos formes transcendantales, de nos lois d'appréhension du monde, ces lois qui régissent l'interface sensible que nous sommes.

Pourtant, force est de constater, à chaque instant, la redoutable effectivité du langage, malgré ses quelques cahots. Le langage produit de l'action, il informe le système sensible humain, imprime en lui des mouvements, des élans, il agit donc sur le réel même. Cette action qui résulte du langage est le sens des énoncés, l'interprétation organique et physique du code linguistique à travers le processus de signification. Comment cela se peut-il, quelle magie est donc à l'oeuvre ici?

Le sens d'un mot n'est pas l'image qu'est le référent qui n'est qu'une sorte d'indexe d'un énoncé interprété, indexe qui peut servir ou non et qui n'est que rarement indispensable à la compréhension (sauf cas où l'énoncé porte vraiment sur des détails précis et concret d'un objet réel). Le sens d'un énoncé est une forme représentationnelle, c'est à dire une ombre d'images possibles. L'ombre est la projection ontiquement différente du contours d'une substance éclairée par une source lumineuse. Je peux très bien reproduire l'ombre d'un oiseau avec mes mains, lors même que mes mains n'ont rien de l'oiseau. La forme représentationnelle est ainsi la possibilité concrète de divers objets, la série potentielle d'images référées par le sens. Rien de spatial ici, la forme est un terme abstrait qui définit simplement un ensemble d'images possibles, en d'autres termes une classe d'objets possibles. Plus  l'énoncé s'étoffe et plus la forme se précise, élimine, par sa complexion et son timbre, diverses possibilités, s'affinant alors toujours plus.

Il faut stopper là la comparaison entre forme représentationnelle et ombre, car l'ombre entretient un rapport spatiale avec sa cause, tandis que la forme représentationnelle n'est qu'un pointeur vers des images possibles, sa nature est arbitraire et n'entretient nul lien avec la classe d'objets pointés. Il n'est pas rare de voir notre esprit associer de nouvelles sensations à un énoncé auquel, auparavant, rien ne les reliait. Il suffit à l'homme d'une expérience singulière, d'un fait marquant, d'une habitude, que sais-je encore, pour enrichir ou modifier la série d'images pointées par un énoncé. Un tel aura été dédommagé par la justice d'un larcin commis à son encontre et il pensera alors, en ruminant le mot justice, à des images protectrices, à des sentiments de sécurité et de satisfaction. Un jour, ce même homme sera emprisonné par erreur, et le mot justice s'enrichira alors de sentiments de haine, de crainte face à la cruauté arbitraire d'un pouvoir injustifié.

Malgré la plausibilité d'une telle conception du langage, on ne peut s'empêcher de penser à des énoncés abstraits, ne contenant nul rapport au réel, mais exprimant plutôt les rapports eux-mêmes entre les choses, des concepts pour lesquels, parfois, nul référent ne peut être validement conçu. À quel type de sensation peut bien correspondre le concept d'addition? Je peux parfaitement interpréter des phrases parlant du concept d'addition sans jamais m'en faire une image réelle et visuelle, il semble alors que j'évolue dans les ombres d'images possibles, dans ce monde évanescent bien qu'omniprésent du potentiel, de la puissance. Il suffit que j'entende la phrase suivante: "la liberté est un don", pour me rendre compte qu'aucune image ne vient s'imprimer en mon esprit, tout juste l'image acoustique, c'est à dire la sensation auditive de l'énoncé. Liberté et don n'ont ici aucun lien ferme à une image, je manipule par le signifié de cette phrase des espaces logiques, c'est à dire en l'occurrence deux ensembles ou classes d'objets (la liberté et le don) pour lesquelles je propose une liaison synthétique ou analytique. Pour vérifier la validité de ce lien, il me faut observer le contexte de la relation et donc créer (s'il ne m'est pas fourni par le reste de l'énoncé) un système d'éléments intégrant d'une certaine manière ces deux ensembles. Or il est possible de créer autant de systèmes qu'on veut, nous n'avons jamais une saisie exhaustive des éléments d'un système censé représenter le réel car le réel est une possibilité indéfinie de systèmes, en sus d'un possibilité indéfinie d'éléments d'un système réalité.

Ainsi, lorsque j'entends en moi le bruissement d'une phrase, je ne sens pas obligatoirement les images possibles indiquées par cette phrase, les mots se substituent aux images qu'ils peuvent annoncer. Je trace un chemin sur la carte du langage et c'est de ce plan dont je me servirai pour éventuellement arpenter le territoire des sensations possibles que tente d'invoquer l'auteur de l'énoncé.

Entre la carte et le territoire, demeure un monde, mille mondes en suspens. Pour cette raison, la forme représentationnelle entretient un rapport très arbitraire avec les images qu'elle peut subsumer. L'habitude, la culture, le consensus, la croyance, autant de processus qui permettent de lier de manière quasi organique une série d'images particulières à une ou plusieurs formes représentationnelles. De quoi sont faites ses formes, véritables transition entre la matérialité aphasique du mot et la subjectivité expressive de l'image?

La forme représentationnelle est une entité à deux dimensions, mariant l'espace et le temps. Toute sensation, tout objet (de pensée) et donc toute image est forgée au sein de la matrice d'un espace et d'un temps purs. Je propose ici au lecteur de faire par lui-même l'expérience de la lecture de l'esthétique transcendantale kantienne afin de comprendre et d'expérimenter cela. En ce sens, une forme représentationnelle définie par un énoncé linguistique est donc une possibilité d'espace-temps, c'est à dire rien d'autre que la possibilité d'un objet de pensée (dont image et sensation sont des synonymes). Seulement la forme représentationnelle est déjà une forme, découpée dans l'indétermination de l'espace et du temps pur. On pourrait dire qu'elle est une silhouette et un rythme, autrement dit, si l'on associe les deux dimensions, un mouvement possible, du moins son ombre portée.

Puisque aucun repère ne saurait exister dans un espace pur et indéfini, ni dans un temps lui-même indéfini, seule la conscience humaine est à même de poser le cadre, le portée, d'une partition écrite par l'énoncé. La conscience se manifestant comme une forme d'unité et d'unification, c'est elle qui vient fixer le cadre d'un univers, c'est à dire d'un réel devenu objet ou image, donc d'une infinité (ou devrais-je dire d'une indéfinité), pouvant être saisie par l'esprit. La première image qui est générée par la conscience est donc celle de l'espace-temps, condition de possibilité de toutes les autres images. J'ai bien essayé, pendant des minutes entières, de penser au-delà ou du moins par d'autres formes transcendantales, jamais je n'ai pu m'apparocher d'un quelconque résultat... Après cette première étape de limitation, la conscience quadrille (comme le fait une portée musicale) l'espace-temps par une quantification permettant l'apparition de rapports entre les objets qui seront contenus dans l'univers ainsi fixé. Les formes représentationnelles ont maintenant leur fondement prêt, elles agiront comme une notation musicale, permettant de définir le type de rythme et les hauteurs, qui seront évoqués par l'énoncé. La forme représentationnelle est donc un découpage ultérieur, plus précis, de l'espace-temps, un découpage qui demeure toujours quantitatif, car opérant sur des rapports, mais dont la précision permet de faire apparaître le contours, l'ombre d'objets divers au sein du méta-objet univers (espace-temps). On peut comparer cette phase à l'interprétation d'une carte topographique, lorsque le randonneur, par exemple, conçoit en lui les directions à emprunter à différents moments en fonction des distances à parcourir. Le randonneur n'a pas d'images précises du paysage à ce stade, il navigue entre deux eaux, dans un espace-temps constitué de formes flottantes, au sein duquel il tente d'apprécier la possibilité des sensations qui se présenteront, et la route à emprunter à divers moments qu'il anticipe par calcul. La phrase, par son temps, et plus globalement sa sémantique, décrit un rythme et décrit des rapports entre des ensembles qui seront le moule des formes représentationnelles. Ces formes sont, contrairement à la matérialité pure du langage, subjectives puisque déjà des interprétations. Par conséquent, il existe d'une part une polysémie naturelle du langage et d'autre part une possibilité indéfinie de créer des formes représentationnelles à partir d'un même énoncé. La raison en est que la subjectivité ne connaissant qu'elle-même, que ses propres productions, elle cherche sans cesse quelque chose de familier: la qualité. Le travail d'interprétation d'un énoncé est précisément cette recherche du familier, ce défilement des formes représentationnelles et des images connues afin de comprendre l'énoncé. Ici, chacun est livré à lui-même, tâtonnant face à la réalité du signe, étudiant les effets de celui-ci sur sa propre subjectivité, à travers la manière personnelle de comprendre les règles impersonnelles de la sémantique langagière...

jeudi 16 avril 2015

Aphorisme

je crois que ce qui nous différencie, nous les penseurs sceptiques, des autres, c'est que nous sommes capables d'être plusieurs hommes; et les plus sceptiques d'entre nous sont tous les hommes.

"Voir clair, c'est ne point agir." Pessoa

L'artiste contrairement au scientifique ne passe pas son temps à vouloir exhumer les lois d'un monde dont il est lui-même le démiurge, il crée lui aussi des images, non dans une vaine tentative d'explication, mais dans un souci de créer des mondes qui sont la possibilité de toutes les lois.

La loi n'est que l'horizon diffus et flou où se brouille la vue d'un homme. Il existe toujours un au-delà, un ailleurs, un à côté et un en deçà. On se décale d'un millimètre et la limite d'alors n'existe plus.

Parricide

Une grande vérité, dérisoire comme elles le sont toutes, m'a frappé de toute sa porosité ces derniers jours de réflexion épistémologique: nous restons des enfants jusqu'à la fin. Quelle différence entre l'autisme d'un enfant qui habille et anime le réel de ses propres images mouvantes, jaillissant de son imagination comme une source furieuse, et la fervente foi du scientifique, traquant avec le filet déchiré des signes, l'essence d'un réel qui finit toujours par se conformer aux images qu'il invente? L'un rêve en prose, avec une méthode plus souple, avec plus de liberté, quand l'autre rêve en vers, selon des codes normalisés auxquels il ne déroge jamais, bâtissant ses empires en reprenant sans cesse les mêmes outils. Le scientifique, ou l'homme qui poursuit la connaissance, vit dans ses propres images, rêve de manière aussi despotique que ne le fait l'enfant, de manière plus despotique encore, parce que toujours, l'homme de connaissance, cherche à épuiser le réel en rendant son propre souffle intérieur la totalité de ce qui est, quand l'enfant, plus modeste, aime à laisser dans le réel, autant d'ombre et de possible qu'il en faut pour ne jamais cesser d'être surpris.

Trop longtemps j'ai cherché moi aussi, avec cette soif de pouvoir, la puissance qui pourrait donner à mon esprit la force de contenir en lui tout ce qui est. Aujourd'hui, je ne cherche plus rien, j'accepte le rêve qu'est la vie et me fait spectateur sensible de ces peintures mouvantes et synesthésiques. Ou peut-être que je cherche encore quelque chose, un je ne sais quoi, la substance d'un moi dont je poursuis les ombres. Qu'est d'autre cet acte d'écriture si ce n'est la contemplation des effets de la cause que je suis? Mais au fond, même cette quête là me lasse... Je ne cherche plus rien, tout est ici à portée de main, il me suffit de sentir différemment et le monde change instantanément, ce monde qui n'est que la synthèse active de mes sensations.

Je refais alors le chemin inverse de tous ces prétentieux qui, comme moi, arpentent avec courage et avidité le chemin de la connaissance, qui n'est autre en fait que celui du pouvoir, et je redeviens pareil à l'animal qui se satisfait du moment de repos, pareil au chat qui se roule au soleil dans la poussière du sol. Je suis satisfait, sans désir durable, somme d'élans qui me poussent en toutes directions mais s'évanouissent aussitôt, eau frémissante qui parfois se met à bouillir, mais chaque bulle finit par retomber dans la marmite. Je suis égal, étal, comme ce lac intérieur dont parlait Nietzsche, et qui ne s'écoule plus en rien. Je suis complet parce que je suis inutile, je ne sers à rien et en cela réside ma perfection. Je suis un être au sein de l'Être, voilà tout, comme mes frères animaux à qui je ressemble tant finalement...

Ecrire ne veut plus rien dire pour moi, pourtant je continuerai peut-être, tout comme je continuerai à exercer mon corps, pour acquérir plus de liberté, plus de plaisir, plus de possibles. Je continuerai à vivre, sans regret ni sans envies impérieuses, parce que chaque expérience élargit le champ de mon monde, et par consubstantialité celui de mes pensées. Je suis le passager du temps, embarqué sur cette croisière où la clandestinité n'est qu'un mot inventé par les hommes avides de pouvoir et perdu dans le même rêve étroit. Il n'y a pas de clandestin où je réside, car il n'y a rien à payer, il n'y a pas de travail à faire, le réel n'attend rien de nous, tout est bien.

Depuis que j'ai peint mes idées sur le trompe-l'oeil de la société, depuis que j'ai percé la toile de ces rêves généralisés et stéréotypés qui font le tissus de nos communautés, je dérive à mille lieues de là, dans les étoiles ou ailleurs, dans ces endroits où j'aime à prélasser mon corps et mes pensées parfaites. Je ne suis plus de ce rêve, de ce jeu, de ces honneurs, de ces petites gloires bâties sur l'indifférence du néant, et que le temps avalera sans haine et sans sentiment. Je suis électron libre, fou, sans crainte et sans désir durable, je suis présent de tout mon être à chacune de mes sensations.

On m'en voudrait de ne pas écrire de cette chose qu'ils nomment philosophie. Mais voyez-vous, ce n'est pas que je renonce à la philosophie, je renonce simplement à ce que ces gens là nomment ainsi. Et si je n'écris pas ou ne profère pas en tous sens de réponse à toutes ces questions, ce n'est pas parce que leur horizon s'est effondré en moi, au contraire, je marche toujours sous ces cieux qui me fascinent, et ma vie même est l'exploration philosophique de ces interrogations. Ma philosophie ne dort pas dans des textes mais elle vibre et pulse dans chacun de mes battements de coeur, elle sent, aime et souffre, elle se tapie partout, au creux de chaque expérience, dans le lit de chaque pensée, dans la réflexion de chaque regard et dans le ballet de chacun de mes gestes. À tous ces questionnements, je réponds par ma vie. Je suis philosophe sans oeuvre, je parle avec les gens et fait jaillir ainsi plus de philosophie que dans les ennuyeuses sommes que l'on contraint trop d'individus à lire. Et le génie de ma philosophie est qu'elle épouse l'éphémérité du temps, qu'elle s'essouflera avec ma vie, dans la dernière expiration, dans la dernière étincelle de pensée qui déchirera le ciel de je ne sais quelle dimension, une dernière et lumineuse fois. Il ne restera rien de tout ça, et c'est très bien ainsi: le fond de mon oeuvre est la forme de ma vie.

Ne vous inquiétez pas, vous les gardiens de la vérité, les chantres du savoir. Je garde mes propos ici, je n'irai pas vous les lancer en pleine figure, cela n'est pas mon genre. Je ne parle qu'à ceux qui souhaitent parler avec moi, jamais je n'impose, mais je propose, ça et là, des ersatz de conversations censés préfigurer celles qui seraient possibles, si nous nous rencontrions. N'ayez crainte je m'en vais, en laissant intact le château de sable que vous entretenez quotidiennement avec l'ardeur d'une fourmilière. Je n'ai rien à prouver, et rien à apprendre à qui que ce soit, je ne suis pas un professeur, je n'enseigne rien car je n'ai raison sur aucun point. Ni plus ni moins que vous... Je ne suis qu'un sentier d'existence que j'espère chaleureux, accueillant volontiers la compagnie d'autres sillons.

Je m'en vais car je n'appartiens à aucune idée, à nulle terre et à nulle communauté. Je m'enfuis dans l'instant, comme la musique qui se joue. Je pars avec la satisfaction de n'avoir contraint personne, de n'avoir jamais été le maître de qui que ce soit, ni l'élève d'ailleurs...

Au revoir société, depuis longtemps déjà, je ne suis plus ton fils.

samedi 11 avril 2015

Le système du JE [ Logique pré-linguistique ]

La logique vient du terme grec  λόγος (lógos) qui peut signifier langage, parole, discours (sur l'être?). Le langage est une réalité qui fait signe vers une autre réalité, mais elle se veut plus qu'une simple nomenclature par son aspect analytique et synthétique. L'analyse permet au langage de décomposer un objet en ses parties constitutives et la synthèse de lier entre elles, par des règles logiques (identité, différence, causalité, etc.), des entités réelles représentées par des objets. L'analyse casse ce qui est cohérent et uni, au moins en apparence, alors que la synthèse agit comme une force élémentaire en liant des objets entre eux par des règles, des lois qui les maintiennent en un système unifié.

Comprendre d'où vient la logique et surtout le caractère d'évidence qui lui semble naturellement associé relève de la gageure. Je me tente à une hypothèse, aussi invérifiable soit-elle: la logique correspond aux structures sous-jacentes à tout langage, elle est une sorte de proto-grammaire qui plonge ses racines non seulement dans l'arbitraire des mots et de la sémantique, mais aussi dans la perception même, et, par conséquent, dans la nature psycho-physique de l'être humain. On peut il me semble voir le langage comme une forme de perception qui n'est pas un redoublement des sens à travers lesquels nous recevons des impressions, mais plutôt une autre modalité de la sensation. Le langage semble être un outil évolutif analogue au néo-cortex, un développement tardif qui ouvre d'autres perspectives. En effet, lorsque je perçois, je suis déjà en train d'assembler un monde à travers des règles que la logique explicitera: règle d'unité, principe d'identité et de différence, etc. Pouvoir découper un objet dans la représentation que je me fais du réel à travers mes impressions, constitue déjà un acte de grammaire (et donc de logique) en cela que je dois créer le principe d'unité, d'identité, instaurer celui d'analyse et de synthèse (lorsque par exemple je perçois différentes parties d'un arbre, que j'associe toutefois à l'unité de l'objet arbre; ou bien lorsque je vois un même objet pour la seconde fois et que je reconnais qu'il s'agit bien du même objet, même si celui-ci a quelque peu changé d'apparence; etc.). C'est en cela que réside déjà dans la perception humaine, une forme de grammaire et de logique. Imaginer une perception dépourvue de cette logique est tout à fait possible, il suffit de repenser à ces moments de rêverie où les yeux fixent un vague horizon, où le regard se perd dans le vague et ne ramène dans ses filets qu'une sensation visuelle indistincte dont nulle trace ne demeurera si l'attention ne vient s'en mêler. Vous regardez quelqu'un dans les yeux dans cet état d'inattention, et la personne ressent alors un malaise à la vue de ce regard vide qui semble la traverser de toutes parts, comme si elle n'existait même pas. Faîtes un effort pour vous souvenir de ce que vous voyiez à ce moment là, et seule une confusion diffuse resurgira de ces instants, nulle forme ne s'y dégageait, nulle couleur, rien de tout cela tant que l'attention n'y aura pas mis de l'ordre. Il semble donc que percevoir soit déjà une forme d'effectuation de règles qui, si on les analyse, ressemblent déjà à la logique que le langage viendra expliciter.

La sensation pure est quant à elle sans logique aucune, elle est atemporelle et aspatiale, en ce sens qu'elle est immédiate et omniprésente. En effet, sans l'attention consciente, il est impossible de déterminer des sensations, d'isoler le toucher de l'ouïe, la vue de l'odorat; il est a fortiori impossible à l'intérieur de chaque sens d'isoler des sensations singulières. Cet état ne peut être qualifié que de sensation pure de vie, totalitaire en ce sens qu'elle ne laisse place à rien d'autre qu'à ce long toucher de soie le long d'un ruban d'indétermination où tout se confond, où tout dort, en puissance. Il suffit, pour en faire l'expérience, de rentrer dans certains états de méditation qui requièrent de se concentrer sur ses sensations et de ne se focaliser peu à peu sur aucune d'elles. Il ne demeure rien de ces instants, aucun souvenir, rien d'autre qu'une sensation glissante d'être, d'unité, comme si la totalité du monde que notre représentation déployait tout à l'heure, se réimpliquait en ce noyau de sensation brute qu'est l'instant présent. En ce moments là, il n'y a véritablement plus rien, puisqu'il y a tout.

Seul l'effort conscient vient faire éclater cette unité en une somme indéfinie de singularités, d'objets sensibles, articulés selon une logique pré-linguistique propre à l'usage de nos spécificités psycho-physiques. La conscience semble agir de concert avec la mémoire comme un séquenceur, un ordonnanceur de tâches qui retient une image de la sensation pure en s'en dissociant par je ne sais quel mystérieux processus. Ainsi, l'indétermination de la sensation pure devient objet pour la conscience observante qui dissèque et parcourt cet objet en maintenant son existence temporelle à travers une image rémanente, orchestrant la synthèse de toutes les images passées; ainsi qu'en réunissant des points d'attaches, des points de vues, en une sensation présente, produisant ainsi la spatialité. Comment cela peut-il se produire à partir d'une sensation pure atemporelle et non spatiale? Cela reste un mystère; les formes de l'espace et du temps semblent appartenir à l'homme comme une fonction basique du cerveau, fonction qui peut connaître des dérèglements plus ou moins sévères, mais fonction qui semble se développer dès le plus jeune âge (il est d'ailleurs intéressant de noter que certaines d'entre elles sont perdues si non acquises à un certain stade du développement psycho-physique).

On peut se demander toutefois si la synesthésie immédiate de la sensation pure précède l'existence des éléments qui la compose, ou bien si elle n'est qu'une synthèse postérieure à ceux-là. C'est bien la conscience qui analyse la sensation pure , ce qui peut sembler paradoxal puisque la conscience est précisément un processus de synthèse (a priori ou a posteriori, il est impossible de répondre à cette question). Il faut donc faire intervenir la mémoire, et donc la temporalité, pour sortir de l'unidimensionnalité despotique de la sensation pure, tout comme il faut faire intervenir la spatialité pour sortir de la non-localité imposée par l'ubiquité de la sensation pure. Il semble donc naturel d'incliner vers une consubstantialité de la conscience avec les formes pures de l'espace et du temps. Pourtant, lorsqu'on entre dans une phase de méditation, telle qu'évoquée précédemment, la conscience ne s'abolit pas, puisque précisément nous sommes capable d'en parler, d'évoquer cette expérience, même si c'est par une indistinction fondamentale. Nous ne devrions donc pas pouvoir faire l'expérience de cette sensation pure. Si nous la faisons, c'est dans une moindre mesure, espace et temps sont toujours présent, imposant leur grammaire, mais le travail méditatif réduit au silence une grande part de la sémantique complexe du système de l'attention, ne laissant subsister que les formes quasi pures de l'espace et du temps. Ainsi, nous nous souvenons de cette expérience, pouvons la placer dans un cadre spatio-temporel, mais seulement de manière confuse en ce qui concerne l'expérience intrinsèque elle-même; tout comme il est difficile de retenir et d'analyser des propos exprimés dans une langue totalement étrangère, dans laquelle nous ne savons découper nul phonème (on peut imaginer une langue basée sur le chuintement avec de simples modulations légères d'intensité et de hauteur). Par contre il est aisé de replacer cette expérience dans un contexte familier, et de pouvoir parler de ce contexte, des conditions de cette expérience.

Par l'expérience asymptotique de la sensation pure, nous sommes naturellement amenés à imaginer, comme Kant, la possibilité d'autres formes de la sensibilité qui ne seraient ni le temps ni l'espace, et qu'il nous est impossible de penser autrement qu'en termes négatifs. Nous supputons aussi l'existence de la sensation pure, si ce n'est en réalité, du moins comme un concept-horizon utile à notre étude. S'il existe une logique pré-linguistique, propre aux déterminations psycho-physiques de l'être humain, pourquoi n'existerait-il pas d'autres logiques, ainsi qu'une absence de logique (telle qu'évoquée dans la sensation pure)? Rien ne nous permet de discréditer ces hypothèses pour le moment.

Hommage à Pessoa (suite)

Pessoa est l'homme qui me fait comprendre pourquoi j'ai tant de difficulté et de déplaisir à écrire de la philosophie, lors même que je n'ai fait qu'arpenter ce chemin ma vie durant. Avec Pessoa, la messe est dite, tout est dit, l'inutilité de la philosophie, la source indicible de chaque chose, même l'impossible est encerclé par cette prose incisive et précise, autant qu'elle est suave et douce. C'est grâce à des auteurs comme celui-là (mais combien y en a-t-il) que j'ai pu comprendre qu'il pouvait se trouver plus de philosophie en une phrase que dans des volumes entiers de philosophie académique. Pessoa, tel un orfèvre, façonne ses phrases pour qu'elles contiennent le plus de sens possible avec une économie de signes tout à fait remarquable. Voici donc quelques textes que je partage avec vous.

"S'il est une chose que cette vie nous offre et dont, à part la vie elle-même, nous ayons à remercier les dieux, c'est bien le don de notre propre ignorance: car nous nous ignorons nous-mêmes, et nous nous ignorons les uns les autres. L'âme humaine est un abîme sombre et visqueux, un puits qu'on n'utilise jamais à la surface du monde. Nul ne pourrait s'aimer lui-même s'il se connaissait réellement; et si la vanité - ce sang de la vie spirituelle - n'existait pas, nous péririons tous d'une anémie de l'âme. Aucun homme ne connaît un autre homme, et c'est heureux; car, s'il le connaissait, il reconnaitraît en lui - que ce soit mère, femme ou enfant - son intime et métaphysique ennemi.
  Nous nous entendons entre nous parce que nous nous ignorons. Que deviendraient tant d'heureux conjoints, s'ils pouvaient voir dans l'âme l'un de l'autre, s'ils pouvaient se comprendre, comme disent les romantiques, qui ne connaissent pas le danger - quoique futile - de ce qu'ils disent. Tous les mariés du monde sont des mal-mariés, parce que chacun d'eux abrite, dans ces recoins secrets où notre âme appartient au Diable, la subtile image de l'homme désiré qui n'est pas celui-là, la figure changeante de la femme sublime que celle-ci n'a pas réalisée. Les plus heureux ignorent en eux-mêmes ces tendances frustrées; les moins heureux ne les ignorent pas, mais ils ne les connaissent pas mieux, et seul, parfois, un élan maladroit, un mot un peu brutal, peut évoquer, à la surface et au hasard des gestes et des phrases, le Démon occulte et l'Eve antique, le Chevalier et la Sylphide.
  La vie que nous vivons est un désaccord fluide, une moyenne enjouée entre la grandeur, qui n'existe pas, et le bonheur, qui ne saurait exister. Nous sommes satisfaits parce que nous sommes capables - alors même que nous pensons, que nous sentons - de ne pas croire à l'existence de l'âme. Dans ce bal masqué où se passe notre vie, l'agrément des costumes nous suffit, car le costume est tout. Nous sommes esclaves des couleurs et des lumières, nous entrons dans la ronde comme dans la vérité, et nous ignorons tout (sauf si nous restons à l'écart, sans danser) du froid glacial de la nuit extérieure, de notre propre corps mortel sous des oripeaux qui lui survivront, de tout ce que, seuls avec nous-mêmes, nous croyons constituer notre être essentiel, mais qui n'est en fin de compte que l'intime parodie de ce que nous croyons être notre vérité.
  Tout ce que nous pouvons dire ou faire, penser ou sentir, porte un masque, revêt un même travesti. Nous avons beau ôter les costumes endossés, nous ne parvenons jamais à la nudité, car la nudité est un phénomène de l'âme, et non pas un simple déshabillage. Ainsi, vếtus d'âme et de corps, avec nos multiples costumes nous collant à la peau comme les plumes aux oiseaux, nous vivons heureux ou malheureux, ou sans même savoir ce que nous sommes, le court espace de temps que nous donnent les dieux pour les amuser, tels des enfants jouant à des jeux parfaitement sérieux.
  L'un ou l'autre parmi nous, libéré ou maudit, voit subitement - et encore le voit-il bien rarement - que tout ce que nous sommes, c'est précisément ce que nous ne sommes pas, que nous nous trompons dans ce qui nous paraît le plus sûr, que nous avons tort dans nos conclusions les plus justes. Et cet homme qui, un bref instant, voit l'univers nu, énonce alors une philosophie, ou chante une religion; et on écoute la philosophie, la religion retentit; et ceux qui croient à cette philosophie en viennent à l'utiliser comme un vêtement qu'ils ne voient même plus, et ceux qui croient en cette religion en viennent à la porter comme un masque oublié bientôt.
  Et nous continuions, dans notre ignorance de nous-mêmes et des autres, à discourir tranquillement - humains, futiles, jouant très sérieusement au son du grand orchestre des astres, sous le regard distrait et dédaigneux des organisateurs du spectacle.
  Ils sont seuls à savoir que nous sommes prisonniers de cette illusion, créée à notre intention. Mais le pourquoi de cette illusion, et pourquoi cette illusion existe - celle-ci ou un autre -, ou bien pourquoi eux-mêmes, proie de l'illusion à leur tour, nous ont donné cette illusion imposée de leur propre main - voilà ce que, sans aucun doute, ils ignorent eux-mêmes."

Pessoa, Le livre de l'intranquillité, §255

"Je me suis intéressé tout d'abord aux spéculations métaphysiques, puis aux idées scientifiques, pour me sentir attiré finalement par les [théories] sociologiques. Mais je n'ai trouvé de certitude et d'apaisement à aucune de ces étapes, au cours de ma recherche de la vérité. Je lisais peu, quel que soit le champ de mes préoccupations. Mais, dans le peu que je lisais, je me suis lassé de trouver autant de théories contradictoires, toutes également fondées sur des raisonnements longuement développés, toutes également plausibles et basées sur un certain tri parmi les faits, qui semblait cependant les rassembler tous. Lorsque je levais des pages mes yeux fatigués, ou lorsque mon attention troublée s'écartait de mes pensées pour se tourner vers le monde extérieur, alors je ne voyais plus qu'une chose, qui signait à mes yeux l'inutilité totale de la lecture et de la réflexion, et arrachait un à un de mon esprit tous les pétales de la seule idée d'effort: l'infinie complexité des choses, la somme immense [...], la surabondante inaccessibilité des quelques faits, eux-mêmes bien rares, que l'on pourrait concevoir avec assez de précision pour fonder sur eux une science quelconque."

Pessoa, Le livre de l'intranquillité, extrait du §251

"L'art consiste à faire éprouver aux autres ce que nous éprouvons, à les libérer d'eux-mêmes, en leur proposant notre personnalité comme libération particulière. L'impression que j'éprouve, dans sa substance véritable qui me fait l'éprouver, est absolument incommunicable; et plus je l'éprouve profondément, plus elle est incommunicable. Pour que je puisse, par conséquent, transmettre ce que je ressens à quelqu'un d'autre, il me faut traduire mes sentiments dans son langage à lui, autrement dit, exprimer les choses que je ressens de telle façon qu'en les lisant, il éprouve exactement ce que j'ai éprouvé. Et comme ce quelqu'un d'autre, par hypothèse de l'art, n'est pas telle ou telle personne, mais tout le monde, c'est à dire cette personne qui appartient en commun à toutes les personnes, ce que je dois faire, en fin de compte, c'est convertir mes sentiments propres en un sentiment humain typique, même si, ce faisant, je pervertis la nature véritable de ce que j'ai éprouvé.
  Les choses abstraites sont toujours difficiles à saisir, car il leur est toujours difficile de capter l'attention du lecteur. J'en donnerai un exemple simple, par lequel je vais concrétiser les abstractions qui précèdent. Supposons que, pour un motif quelconque (la fatigue de faire des comptes, ou l'ennui de n'avoir rien à faire), je sente tomber sur moi un vague dégoût de la vie, une anxiété née au fond de moi, qui me trouble et m'angoisse. Si je traduis cette émotion par des phrases qui la serrent de près, plus je la serre de près, plus je la donne comme m'appartenant en propre, et moins, par conséquent, je la communique aux autres. Et si on ne parvient pas à la transmettre à d'autres, il est plus facile et plus sensé de l'éprouver sans la décrire.
  Supposons, cependant, que je veuille la communiquer à autrui, c'est à dire, à partir de cette émotion, faire de l'art - car l'art consiste à communiquer aux autres notre identité profonde avec eux, identité sans laquelle il n'y a ni moyen de communiquer, ni besoin de le faire. Je cherche alors, parmi les émotions humaines, celle qui, de type banal, présente le ton, le genre, la forme de l'émotion où je me trouve en ce moment, pour les raisons inhumaines et toutes personnelles que je suis un aide-comptable fatigué, ou un Lisboète qui s'ennuie. Et je constate que le genre d'émotion banale qui produit, dans les âmes banales, la même émotion que la mienne, c'est la nostalgie de l'enfance perdue.
  Je tiens la clef de la porte qui mène tout droit à mon sujet. J'écris et je pleure mon enfance perdue; je m'attarde avec émotion sur des détails évoquant les gens et les meubles de la vieille maison provinciale; j'évoque ce bonheur de ne connaître ni droits ni devoirs, d'être libre parce qu'on ne sait ni penser ni sentir - et cette évocation, si elle est bien faite, si elle comporte les phrases et les scènes nécessaires, va susciter chez mon lecteur exactement la même émotion que celle que j'ai ressentie, moi, et qui n'avait rien à voir avec l'enfance.
  Ai-je donc menti? Non: j'ai compris. Car le mensonge - en dehors du mensonge enfantin et spontané, qui naît du désir de rêver tout éveillé - est simplement la prise de conscience de l'existence réelle des autres, et de la nécessité où l'on est d'y conformer la nôtre. [...] Le mensonge est simplement le langage idéal de l'âme; et de même que nous nous servons des mots, qui sont des sons articulés de manière absurde, pour en traduire en langage réel les mouvements les plus subtils et les plus intimes de nos émotions et de nos pensées (que les mots, bien entendu, ne pourront jamais traduire) - de même nous nous servons du mensonge et de la fiction pour nous comprendre les uns les autres, alors que nous n'y parviendrions jamais par le seul canal de la vérité, pure et intransmissible.
  L'art ment parce qu'il est social. Et il n'est que deux grandes formes d'art - l'une qui s'adresse à notre âme profonde, et l'autre à cette part de notre âme douée d'attention. La première est la poésie, la seconde est le roman. La première commence à mentir dans sa structure même, la seconde dans son propos. L'une entend nous donner la vérité par le moyen de lignes obéissant à des règles diverses, et qui mentent à l'essence même du langage; l'autre entend nous la donner par le biais d'une réalité dont nous savons tous qu'elle n'a jamais existé.
  Faire semblant, c'est aimer. Et je ne vois jamais un joli sourire ou un regard pensif sans me demander aussitôt (et peu importe qui regarde ou sourit) quel peut être, au fond de l'âme dont le visage sourit ou regarde, le politicien qui veut nous acheter, ou la prostituée qui veut qu'on l'achète. Mais le politicien qui nous achète a aimé, tout au moins, le fait de nous acheter; et la prostituée, si nous l'achetons, a aimé tout au moins le fait que nous l'achetions. Nous ne pouvons nous dérober, quoi que nous en ayons, à la fraternité universelle. Nous nous aimons tous les uns les autres, et le mensonge est le baiser que nous échangeons."

Pessoa, Le livre de l'intranquillité, §260

lundi 6 avril 2015

Hommage à Pessoa

Je décide de partager avec les quelques naufragés de la toile qui auraient atterri ici par hasard, ces quelques fragments du livre de l'intranquillité de Pessoa. Voilà plusieurs mois que j'ai entamé la lecture de cette oeuvre et que j'en proroge toujours plus la continuation, prenant mon temps, revenant de temps à autre vers cette oasis d'intelligence. Jamais je n'avais senti auparavant mes pensées se confondre autant avec les mots d'un autre, à tel point qu'il me semble parfois n'être qu'une réincarnation tardive et maladive de ce poète génial. Je crois qu'une grande part de moi est résolument Pessoa, je m'en suis rendu compte si tard que je retrouve dans ces textes des pensées que j'ai maladroitement tenté de retranscrire ici, sur les murs de cette caverne.

"Ne se soumettre à rien - ni homme, ni amour, ni idée; garder cette indépendance distante consistant à ne croire ni à la vérité ni, à supposer qu'elle existe, à l'avantage de la connaître - tel est l'état dans lequel, me semble-t-il, doit s'écouler, pour elle même, la vie intérieure et intellectuelle des hommes qui ne peuvent pas vivre sans penser. Appartenir - banalité suprême. Credo, idéal, femme ou métier - autant de geôles et de fers. Être, c'est demeurer libre. L'ambition elle-même, si nous en tirons quelque orgueil, devient un fardeau: nous n'y verrions aucun sujet de fierté si nous comprenions que nous sommes des pantins manipulés au bout d'une ficelle. Non, aucun lien, pas même avec nous-mêmes! Libres de nous comme des autres, contemplatifs sans extase, penseurs sans conclusions, nous vivrons, libérés de Dieu, le bref intermède que la distraction des bourreaux nous accorde, là-bas, tout au bout de la parade. Demain, la guillotine. Si ce n'est pas demain, c'est pour après-demain. Promenons au soleil notre repos d'avant la fin, ignorant délibérément les buts et les conséquences. Le soleil viendra dorer nos fronts sans rides, et la brise sera fraîche pour ceux qui auront cessé d'espérer.
  Je jette ma plume sur la table, et la voilà qui roule et revient, sans que je la saisisse au passage, sur la surface inclinée où je travaille. J'ai tout éprouvé d'un seul coup. Et ma joie subite s'est manifestée dans ce geste, dicté par une colère que je n'éprouve pas."

"Je suis plus vieux que le Temps et l'Espace, parce que je suis conscient. C'est de moi que les choses dérivent; et la Nature entière est la fille aînée de mes sensations."

"En cette heure, où je sens au point de déborder, je voudrais céder au malin plaisir de tout dire, au libre caprice d'un style devenu destin. Mais non, seul le ciel profond est réellement tout, distant, s'abolissant lui-même, et l'émotion que j'éprouve - et qui est tant d'émotions à elle seule, mêlées et confuses - n'est que le reflet de ce ciel nul au fond d'un lac de moi, lac reclus entre des barrières de rochers, lac muet au regard mort, dans lequel distraitement les hauteurs se contemplent.
  Combien de fois, oh! combien, comme en ce moment-ci, ai-je souffert de sentir que je sentais - sentir devenant angoisse simplement parce que c'est sentir, l'anxiété de me trouver ici, la nostalgie d'autre chose que je n'ai pas connu, sentir le couchant de toutes les émotions jaunir en moi et se faner en une grisaille triste, dans cette conscience extérieure de moi-même.
  Qui donc me sauvera d'exister? Ce n'est pas la mort que je veux, ni la vie: mais cette autre chose qui luit au fond de mon désir angoissé, comme un diamant imaginé au fond d'une caverne dans laquelle on ne peut descendre. C'est tout le poids, toute la douleur de cet univers réel et impossible, de ce ciel, étendard d'une armée inconnue, de ces tons pâlissant lentement dans un air fictif, où le croissant d'une lune imaginaire émerge dans une blancheur électrique et figée, découpé en bords lointains et insensibles.
  C'est le manque immense d'un dieu véritable qui est ce cadavre vide, cadavre du ciel profond et de l'âme captive. Prison infinie - et parce que tu es infinie, nulle part on ne peut te fuir!"

L'unité de nos rêves

À toujours rechercher la source, les mots se dissipent peu à peu, et il ne reste que mon désarroi face à cette aphasie rampante qui me guette. À toujours vouloir remonter le courant des causes, comme si se trouvait là une origine, une source jaillissante seule à même de me combler, moi l'enfant assoiffé d'eau fraîche. Il n'y a rien là-bas, rien que mes mots puissent capturer. Il me faut me résoudre à des expressions imparfaitement inchoatives, à des statues figées qui sont autant de poses prises par mes instants. Je dois raconter certaines pensées déterminées, lors même que je connais leur fatale incomplétude, leur fausseté, leur vaine présomption.

J'aimerais dans ce journal, raconter ma vie sans tous les oripeaux encombrants de ce que mes prochains nomment vie. Ô combien j'aimerais, parler de l'eau sans d'inutiles images qui ne parlent qu'à l'oreille des hommes et de leur culture qui m'exaspère. De l'eau partout et point de reflet, point de miroitement étincelant, point d'ondes, ni de rides, ou de vagues, nulle translucidité limpide, et surtout pas de pureté. Mais à la source de l'eau, vers cette chose en soi mutique et fuyante comme l'horizon, ne se tient qu'une profonde indétermination qui fait signe vers mon ignorance crasse, moi qui ait été élevé pour goûter des fruits chimériques de la connaissance. Il n'y a rien là-bas pour mon univers de mots absurdes, lourds de ces valises de connotations culturelles et arbitraires, alourdis par tout cet empire de poussière qu'un léger déséquilibre entropique a laissé subsister pour un temps, comme un mirage s'élevant du désert primordial.

Alors, refusant l'évidence, je continue de parler. J'écris ces mots ineptes, je peins un monde fait d'images qui ne sont que les créations d'une interface sensitive humaine. Moi, ce poumon de chair qui sent et qui ne peut pas même sentir passivement, qui lorsqu'elle sent, mêle l'actif à la passivité, fond l'un dans l'autre les deux opposés qui dorment pourtant bien séparés, dans une logique binaire dans laquelle ont trempé bien trop de nos concepts. Je regrette, de ne pouvoir parler de méthode sans user d'exemples, je regrette de ne pouvoir parler de puissance qu'avec des mots qui sont la déréalisation honteuse de cette même puissance. Au fond je regrette le monde dont je suis le créateur.  Mauvais père que je suis... Préférant tout ce qui aurait pu naître à ce qui se présente fragile et fini dans mes mains assassines.

Je regarde dégoûté les corps frémissants de mes amours refoulés, ces entrelacements de lettres qui font signe vers le néant que je n'aurais pas su donner à l'être. Moi le rêveur des impossibles, l'amoureux des toujours plus et des toujours par-delà... Je les regarde mes inspirations coupées, bien empaquetées et ligotées dans la silhouette de leurs formes scripturales, attendant qu'un regard attentionné leur prête le souffle et la vie dont je les ai privé. Mais mon jugement est sans appel, je jette ces bourgeons fanés qui ne donneront rien, je quitte mes enfants pour qui je n'éprouvais de toute façon aucun amour. Je ne sais faire que partir et rêver des lendemains tout de puissance, tout en gardant l'amour d'un passé fantastique où tout était possible, précisément parce qu'il n'est plus aujourd'hui.

Je suis impardonnable. Incorrigible menteur qui se fait lui-même avaler des couleuvres. Moi! Habiter le présent? Mais je n'habite que ce qui n'est pas! Incapable d'exister dans la seconde mouvante, qui me contraint et m'emprisonne dans cette conscience du fini. J'aspire à demain parce que demain n'est pas et que dès lors je peu revêtir ce pantin de tous les vêtements bariolés qu'il me convient. Hier n'est lui aussi qu'une image sans racines où je peux mouvoir la démesure de mes pensées, de mes désirs et de ma volonté.

Voyez, je me trompe encore... Je ne veux pas vous parler de tout ça, je souhaitais simplement partager le sentiment de la source aux mille possibles. En fait, je n'ai pas su grandir, et à trop plonger en moi-même, je me suis fait de moi le monde, et j'ai creusé le réel de mon absurdité sans nom. Ce réel qui est mon père, un père cruel qui m'ôte les mots de la bouche comme on confisquerait à un enfant ses jouets misérables et horripilants. J'ai, comme vous, un père sans concession, qui tolère nos empires avec condescendance et sans intervenir. Mais chaque nuit, lorsque nos cris se taisent un peu et lorsque perce le silence des choses, tout se brésille au vent... Papa est là, tout autour, qui vous regarde sans un bruit, sans l'once d'un sentiment quelconque. L'unité de vos rêves se dissipe dans le néant des nuits crevées d'innombrables brasiers stellaires. Voilà ce qui arrivera de nos vies, de cette conscience qu'on nous avait prêté, et de ces corps de chair, frères sans grâce des étoiles. À chaque nuit, c'est la dislocation de l'unité de l'être, c'est le réel qui nous montre sans bruit, ce qu'il en est de nous.

vendredi 3 avril 2015

Ce sillon qui ne ressemble à rien

J'ai connu deux maux dans ma vie qui ont introduit la peur dans mon existence: la possession et la protection. Posséder quelque chose, c'est être contraint de se battre, de scruter l'horizon des secondes à venir avec méfiance et anxiété, c'est délimiter autour de soi un périmètre dont on se fait le farouche défenseur, dont on devient prisonnier. La possession vous possède bien plus que vous ne la possédez.

Maintenant que je n'ai plus rien, je ne connais plus la peur et l'anxiété, sauf, peut-être, lorsque les constructions arbitraires et médiatrices de la société s’agrippent à mes souliers qui s'en vont. Il faut être capable de payer le prix de cette sérénité, il faut accepter de n'avoir dans ses poches que le sable du temps que l'on ne peut saisir, de n'avoir nulle retraite où se barricader. Il faut être capable de se donner au monde, à la fortune et aux étoiles.

Il n'y a qu'ainsi que je sais vivre, tel un Diogène, lorsque rien n'est à perdre, lorsque vivre est une forme d'immédiateté évidente ne nécessitant nul entretien. J'ai bien assez de mon corps comme demeure.

Alors avec bon coeur je paye le prix: j'accueille la mélancolie profonde comme seul compagnon éternel dont la présence m'est effectivement acquise. Voilà ce que sera ma vie, ce sillon qui ne ressemble à rien.

Cet inconnu

Te souviens-tu de mon amour?
Celui-là même que je croyais si fort
Et que pourtant, bien malgré moi,
Je semble réserver à tout le monde sauf toi.
J'ai cru je crois
Aimer un peu plus les étoiles que toi.
Jamais je n'ai su choisir une chose:
Montre moi un visage
Je chercherai les autres.
J'aime la forêt et les oiseaux chantant
J'aime chaque pas sous le silence usé du ciel
J'aime les chemins qui serpentent
La nouveauté d'une chose qu'on a croisé mille fois.
Pourtant, lorsque je déambule seul
Je pense à tout l'amour de toi que mon regard dégueule;
Le souffle aérien des arbres sur le foyer du sol,
La sensation des troncs dans mes bras grands ouverts
Le sentiment des départs dont je suis coutumier
Même la langueur du mouvement ne peux te remplacer.
Certaines heures de ma vie sont un cri surgi du néant
Ces nuits où je ne sais dormir
Où mon corps n'a plus d'autre maître
Que le souvenir de ta peau et ta manière d'être.
Je ne suis plus moi-même
Il semble que les étoiles t'ont rendu mon corps
Celui que tu as laissé là,
Mais ce n'est pas ta faute...
Je n'ai pas su choisir...
Offrez-moi des racines
Je choisirai la hache.
Donnez-moi une Terre
Et je choisis la route,
Donnez-moi un troupeau
Je voudrai chaque bête,
Donnez-moi une vie
Je rêverai les autres.
Je n'ai pas su t'aimer,
Mon amour n'était pas si grandiose.
Je me suis toujours imaginé grand par les sentiments
Mais je sais maintenant que je suis minuscule.
Je ne peux m'empêcher de me sentir d'ailleurs, d'un autre lendemain,
Lorsque je vois les efforts de chaque humain
Tendre vers l'éternel et l'infini
Lors même que je suis emporté
Dans un tourbillon qui ne cesse.
Comment aimer celui qui n'a pas de visage
Celui qui n'a connu sa vie durant que l'infidélité.
Je t'ai abandonné comme toutes les choses que j'ai aimé.
Ma jeunesse m'a appris à aimer les départs
Tout petit j'ai baigné dans la destruction
Au coeur de l'arrachement
Dans ce qu'on nomme fission
Je me suis plongé entièrement
J'ai vu ce que d'aucuns semblent ignorer:
Que détruire n'est qu'une manière de reconstruire.
Je n'ai pas su être quelqu'un, quelque part, à quelque moment
Comment pourrais-je t'en vouloir
De ne pas, comme moi, aimer le vent?
Alors je crie ton nom du fond de mes nuits blanches
J'écris ton souvenir sur l'étoffe éthérée de pages virtuelles.
Vagabond sans paroisse il me faut accepter
Que chaque porte me demeure fermée.
D'ailleurs que suis-je moi,
Maison ouverte aux quatre vents,
Habitation temporaire et ambulante
Mes quatre murs sont les multiples directions
De l'espace infini.
Je garde tout de même en moi un rêve
Celui de cheminer à tes côtés...
Mais, j'entends l'écho de la nature
Me faire revenir en un ressac sonore parmi le silence des choses
Que c'était aussi ce que toi tu voulais.
Alors je continue de marcher sous la frondaison naissante
Je laisse le soleil me traverser un peu
Conscient que l'univers au-delà est un immense froid
Je laisse résonner l'écho de ces paroles sans nom
Et je ne comprends pas à qui elles s'adressent,
Quel est ce coeur qui bat
Et quel est ce circuit d'impulsions chaotiques.
Qui suis-je donc, si je ne suis pas qui je pense?
Parfois je ne ressens plus rien,
Depuis que tu m'as laissé seul avec cet inconnu...

jeudi 2 avril 2015

Le médiat et l'immédiat

Si l'on devait penser une distinction fondamentale entre l'homme et l'animal, il me viendrait à l'esprit celle qui sépare l'immédiateté de la médiateté. L'animal est au monde, il appartient pleinement au présent, il s'y meut sans distanciation. Il est le jaillissement de ses émotions qui s'emparent de son esprit comme de son corps de manière despotique, il ne semble exister aucun jeu entre l'animal et lui-même, contrairement à la béance ouverte par la conscience humaine. Dans cette modalité d'existence, l'animal se définit par son rapport immédiat au temps, il est pleinement à ses sensations, à ses émotions, à ses pulsions. L'animal n'est pas prisonnier d'une quête d'absolu, absolu qu'il ignore d'ailleurs certainement, il ne cherche pas à creuser l'instant de toutes parts, à l'investir du passé et d'un avenir phantasmé. S'il calcule, c'est plus par programmation génétique que par réelle délibération, en cela il est totalement au présent, il s'y oublie et par là même profite pleinement d'une forme d'intensité qui peut faire défaut à l'homme.

L'homme cherche précisément toujours un ailleurs, se retire du présent pour s'immerger dans l'écoulement du passé ou pour se cloîtrer dans la forteresse de l'avenir. L'homme est une distance d'un soi à soi, il est voué au nomadisme, à la traversée sans fin d'une origine inconnue vers un status a quo tout aussi mystérieux. En cela, il est toujours décalé par rapport à l'instant, intercalant la durée du passé et de l'avenir dans la seconde qui s'égrenne,  recherchant par la pensée la raison de sa présence, supputant des causes à l'état des choses actuel. L'homme n'est jamais quelque part, ou rarement, il est toujours un regard porté sur son propre point de vue, référent évanescent qui s'ouvre vers l'ailleurs, qui désire cet ailleurs.

Science et philosophie sont pareils à ces deux modalités d'existence, le même abîme les sépare et c'est pour cela qu'une compétition entre les deux s'avère inepte et sans résultats. La science est une médiation du présent, en ce sens qu'elle insère dans le présent, à travers la production d'artefacts par exemple, de la durée qu'elle concentre. La science n'est en ce sens jamais en repos car elle amasse sans cesse plus de durée, sous la forme de "connaissances", dans l'inétendue du présent. La science creuse l'unidimensionnalité du présent comme on percerait une feuille de papier pour chercher ce qu'il y a en haut et au dessous. Il s'agit pour elle de traquer les causes d'un effet présent, d'en anticiper les conséquences futures; il s'agit pour elle de comprendre les lois de constitution des choses, en décomposant ce qui se donne immédiatement en ses éléments divers, puis en imaginant les dynamiques d'assemblages, les forces qui maintiennent ces éléments entre eux. Ainsi, c'est toujours le médiat qui est recherché par la science: d'une chose actuelle on veut comprendre la genèse, d'un moment vécu on veut saisir l'histoire et le devenir, d'une sensation on souhaite découvrir le ou les concepts sous-jacents.

La philosophie, pour une grande part, a le mauvais penchant d'imiter sa soeur science. Elle le fait lorsqu'elle élabore de plus ou moins élégantes métaphysiques censées trouver un point d'appui hors du réel vécu afin de porter un regard extérieur sur celui-ci, afin d'en tracer la précise cartographie. Le philosophe alors se confond avec Dieu, et phantasme de devenir le point de vue de tous les points de vue, l'Autre, l'en dehors d'un système qu'il cherche à saisir, lors même qu'il en est une partie infime et dérisoire. Une grande partie de la philosophie imite donc la science dans ses projets, et par là se fait méthode de médiation du réel.

Pourtant, il me semble que ce qui caractérise le mieux la philosophie est précisément l'immédiation. C'est lorsque la philosophie, portant un regard sur son propre projet, prend conscience de l'impossibilité a priori de cette entreprise, qu'elle est à même de produire une éthique, c'est à dire un retour à l'immédiat. C'est dans le constat, peut-être douloureux au début, de l'impossibilité de la connaissance, c'est à dire l'impossibilité du médiat à saisir et donner l'essence de l'immédiat, que réside la véritable tâche de la philosophie, c'est probablement ce qui marque sa naissance même. Le décalage ne peut parler de la coïncidence que sous forme de décalage, c'est pour cela que l'homme scientifique et le philosophe dogmatique ont tous deux besoin des mots, car c'est au sein de cette distanciation que leur discours peut exister, lui-même étant une forme de distanciation. Le médiat veut saisir l'immédiat qui se donne entièrement, en lui tournant le dos, en en faisant le tour, en le faisant subsister au sein de signes qui ne retiennent alors qu'une forme, une apparence saisie à partir d'un certain point de référence, à un certain moment. En attendant l'immédiat lui a filé, il est toujours là, toujours lui et toujours autre. Toutes les tentatives de médiation ne sont qu'une dynamique immédiate qui ne fait que suivre l'écoulement de l'immédiat, un calcul qui voudrait donner la somme du réel sans jamais se rendre compte qu'à chaque instant les unités ont changées...

Mais la philosophie a son rôle à jouer, lorsque par un regard sans peur jeté sur sa propre ignorance, elle décide alors de réintégrer l'immédiat, de proposer un cheminement, qui est médiation, censé mener à une forme d'immédiateté plus riche. En ce sens, la philosophie ne renie pas la médiation. Comment le pourrait-elle, elle qui souhaite incruster dans le présent la somme des expériences passées, le souvenir du voyage, la suite mélodique des autres instants de la vie? Elle nous apprend simplement à revenir à un rapport immédiat avec le présent et les choses, à travers le désaisissement, le détachement face aux images conservées que l'on a tendance à confondre trop souvent avec le réel même. La philosophie nous montre le plaisir que l'on peut prendre à se faire cartographes, mais invariablement elle nous rappelle, par l'expérience brute du territoire, l'abîme infrangible qui sépare celui-ci de toutes nos cartes. Elle nous apprend alors à revenir habiter le présent aphasique et sans décalage, à mesurer l'écart séparant les images que nous produisons et le réel immédiat, qui s'écoule en une perpétuelle différenciation.

La philosophie, si elle nous apprend à parler, doit aussi nous apprendre à nous taire, car c'est dans le silence que les mots prennent leur valeur propre, et dans le bruit des palabres que le silence imprime sa vérité. Médiat et immédiat sont deux concepts-horizons dont nulle expérience ne s'embarrasse, et il me semble que c'est à la philosophie que revient le mérite de faire tinter le timbre du silence à travers le chuintement des mots.

L'île aux félins

Ce n'est pas une déclaration d'amour
Mais une mise à mort

Sur le dos ridé de l'océan inlassable
Sur les flancs irisés de ce monde inclassable
Dérive ma pagode fragile et minable

Tout converge vers ce point du passé
Où sont retenues les moments de ma vie désossés
Et où je sais qu'accostent tant d'aventuriers pressés

Là, sur le dos de la vie, vogue ton navire
Grande île effilée sur laquelle je chavire
Et que jamais je n'aurais su ravir

Les habitants là-bas sont tes propres reflets
Les arbres exhalent dans l'air des parfums sucrés
Tout, jusque dans la moindre couleur, une sombre beauté

Je me souviens comme avec toi je vibrais autrement
Je n'écrivais ni ne pensais, je vivais librement
Je sais aujourd'hui grâce à toi, que l'on peut être simplement

Mais le monde qui un jour s'ouvre à vous
Peut aussi se fermer
J'ai donc pris la route, et rejoint l'océan

Mais quelque part sur cette île est enfoui mon plaisir
Déchiqueté, éventré par tes allures félines
J'ai pris tout en donnant, j'aime la rose autant que les épines

Mais j'aime aussi ô combien le vaste océan
Ma route et mon chemin sont à jamais le mouvement
Pourtant où que j'aille, résonne encore l'écho de tes chants

Le souvenir asséchant de tes almes sourires
Un amour ensablé qui ne sait resurgir
Cette part du bonheur qui s'est laissée mourir

Sur l'île aux félins d'autres que moi viendront subir
Le diktat de tes formes et la violence de ton désir
Cette soif de vengeance que rien ne peut tarir

Je ne sais s'il reste encore sur tes plages immenses
La trace éphémère de ma si longue errance
Ou si subsiste mon image dans tes exquises danses

À moi, en tout cas, vagabond du destin
Me reste ce trésor maudit, le souvenir d'un regard
Auquel je suis enchaîné, comme l'aurore à la nuit