Il faut se forcer à maintenir une structure quotidienne, voire hebdomadaire, capable de mailler l'informe vide qui nous sert de milieu naturel. Il faut le faire avec acharnement et sans jamais attendre de savoir si cela mène quelque part; car alors le délitement de nos choix, la disjonction de nos désirs, la fragmentation de notre mémoire finit par faire de chaque instant cet absolu sans origine et sans destination -- il n'y a plus un chemin à même de mener l'instant à un quelconque passé ni à quelque avenir... Hors du suicide ou de la destruction de soi, il ne reste qu'à poursuivre les mêmes rituels qui nous servent de jalons et de haltes dans la course vers nulle part qu'est l'existence humaine. Nous devons construire avec, sous les yeux, la dévastation permanente d'une entropie principielle; nous devons aimer avec, dans le cœur, le sentiment de la désunion; se tenir droit avec, dans chaque membre, l'effondrement gravitationnel. C'est toute cette antithèse aux lois de la physique qui constitue au fond notre seule nature d'âme pulsatile. D'un côté la promesse des confins, de l'autre l'angoisse de la poussière. Et voilà qu'entre cela se déroule un destin, dont, d'ailleurs, la nature de destin dépend de cet abrupt couperet que constitue la mort.
Oxymorique est l'existence humaine, voilà pourquoi la haine est si proche de l'amour.
Il est un trait de caractère dont je me demande s'il appartient à l'humanité ou à mon hideuse et sophistiquée idiosyncrasie. Avec l'âge, en sus de toutes les altérations biologiques qui rongent l'organisme et menancent à tout instant son principe d'unité, viennent se faire sentir, d'abord avec discrétion puis par des pics d'intensité insoutenables, les aiguillons de l'ennui. Cet ennui est le signe indubitable capable d'exprimer, dans sa totalité, l'existence et la condition humaine. Plus rien ne fait bander pour ainsi dire, toute activité ne se révèle que par ce qu'elle est incapable à procurer à l'esprit et au désir d'absolu qui nous habite et nous cloue, de plus en plus fermement, aux ailes de la passivité désabusée. Tout est vain, poursuite inutile du vent, et ces instants où la nudité de l'existence se révèle, pour ainsi dire cellulairement, se multiplient et ôtent, à chaque occurrence, une part un peu plus importante de la naïveté nécessaire à l'homme pour vivre humainenement.
Les enseignements de la physique, qui nous révèle à l'échelle atomique un monde fait de lacunes et de vide, sont tout aussi valables pour cette branche de l'étude de la psyché humaine que j'ai nommé entropologie. De la matière au désir le plus sincère, il n'y a pas une chose en ce monde qui ne soit constitué d'infiniment plus de vide que de substance. Et laissez-moi ajouter à cela, sacrilège des sacrilèges, que pas même la fumeuse idôle du Bonheur ne peut résister à l'analyse lucide de la conscience et ses regards laniaires.
C'est ce même vide, omniprésent, hégémonique, qui vous aspire en toutes vos entreprises et vous retire de la berge ferme des actions concrètes comme un ressac de grand coefficient.
Mais lorsque la mer se retire trop loin, le tsunami arrive-t-il ensuite?
Rien ne saurait assurer la valeur d'une entreprise artistique. Tout cela pourrait bien être aussi vain qu'un emploi dans la publicité ou la mercatique: aucun critère transcendant, aucune certitude pour celui qui existe. D'ailleurs ce terme même d'exister est fort intéressant par sa nature fallacieuse car au final on se tient sur quoi? si ce n'est sur la propre croyance qu'il y a bien quelque chose sur quoi l'on se tient pour être... Toutes les galaxies littéraires, des plus sublimes aux plus ignobles, sont fondées sur cette illusion primordiale qui est la condition même de l'existence. Il faut croire à la valeur de ses propres valeurs, il faut transmuer le vide en concrétion substantielle et s'y hisser tel un coq annonçant, sans douter d'un iota, que le soleil de la vie se lève -- et tout cela est avant tout fait pour soi-même, ne nous y trompons pas, dans l'unique but de se persuader que: vite! il faut tenter de vivre!
Est-il vraiment nécessaire de se faire comprendre d'autrui? Comme s'il fallait sans cesse justifier son existence et tout ce petit mobilier insipide qui -- le croit-on -- constitue ce qu'on est? Est-il si intolérable de laisser le monde -- une partie du moins -- vous vomir et mépriser? Le Surhomme n'est pas de ceux qui réclament l'amour d'autrui: je suis tout sauf un Surhomme.
Alors, cahin-caha, je tente d'expliquer à l'autre qui fait face ce qu'il en coûte d'être moi. Mais les mots vous font tantôt paraître hyperbolique, tantôt euphémique. Que d'emphase et de broderies ne faut-il pas déployer pour rendre un tant soit peu palpable à autrui ce grand trou noir qui vous habite; dévore votre présent d'énergie, absorbe la vitalité en cathéter invisible jusqu'à laisser ce petit tas d'ombre salie qui coule entre les murs de son destin ce bien triste sillage.
Rien ne saura donner la mesure de la souffrance qui est mienne -- aussi risible soit-elle... De quoi me plains-je enfin..! À celui qui sent, de toutes les manières, le nuancier du vide par tous les pores de son âme, celui-là sait la profondeur du tourment qui charrie les fragments perdus de soi au travers des jours. Et je l'aime comme un frère algique écartelé par les étoiles -- lui aussi. En ce qui me concerne, je ne les regarde même plus, clos sur le centre actif de ma déréliction je me fige en posture de garde, protégeant de mes membres frêles et improductifs les organes vitaux qui me maintiennent, végétativement, en survie. Je peux me prévaloir de la santé de mes intestins qui déversent leur torrent quotidien d'excréments qui n'ont pas même pour eux d'être le souvenir de plaisirs réels, mais plutôt le fantôme affairé de mes angoisses à reboucher le trou.
Le trou: tout est affaire de trou. De l'enceinte jusqu'à la tombe: un trou pour se chuter.
Écrire est ma destinée, comme douter, c'est-à-dire penser; c'est-à-dire, en l'ocurrence, penser à quel point une telle phrase est inapte à entamer un poème digne de ce nom, à exprimer une pensée suffisamment singulière pour ne pas avoir été écrite en quantité industrielle... Surtout, ne jamais être entier; voilà ce que ma jeunesse a retenu de cette foudre qui gouverne les mondes et frappe impromptue mais inexorable.
Il n'y a que dans quelques écrits que je trouve ecore de la valeur à quelque chose qui m'appartienne, à quelque partie de moi -- sont-ce bien là des parties de moi ou bien des partitions trouvées sur le manteau céleste? Toujours une pensée en face d'une autre, toujours l'ambivalence de toute chose.
Il est des êtres qui, probablement, ont été conçus pour s'annuler tout en étant, âmes précoces qui répétent la dissolution avant l'heure fatidique. Obstacle que la vie place d'elle-même sur son chemin, vois comme l'art t'as surmonté pourtant... Encore et encore, la poésie te donne tort et pose en les filets du monde un compte positif. La mousse de l'âme, semblable à celle de l'infinitésimal, arrache par fulgurances, de son vide spatio-temporel, quelques fragments d'étoile s'accrochant à nos cieux pour être contemplés -- et vécus.
Les œuvres, à plus ou moins long terme, retombent dans cet espace réel du possible que l'on ne peut pas voir, ou seulement pressentir. Que tout cela soit déjà oublié, pourquoi devrait-ce me déranger?
"Les disciples de Nietzsche sont innombrables dans le monde entier, il y en a même qui ont lu l'œuvre du maître. La plupart n'acceptent de Nietzsche que ce qui est déjà en eux, ce qui, d'ailleurs, arrive avec tous les disciples de tous les philosophes. La minorité [erreur de traduction? Faut-il comprendre majorité?] n'a pas compris Nietzsche, c'est celle-là qui suit fidèlement sa doctrine. La seule grande affirmation de Nietzsche est que la joie est plus profonde que la douleur, que la joie requiert une profonde, profonde éternité. Comme toutes les pensées culminantes et fécondes des grands maîtres, cela ne signifie rien du tout. C'est la raison pour laquelle elle agit si profondément dans les esprits: on ne peut mettre absolument tout que dans le vide total."
Fernando Pessoa, morceau de lettre incomplète, sans destinataire ni date.
Parfois, il ne suffit pas de quelques sentiments pour faire un beau poème. Des joies rugissantes qui frayent un lit pour le passé; mais ce n'est là qu'ombre de la vérité, à vrai dire l'ombre d'une ombre.
Il ne suffit pas de quelques sentiments, surtout pas de celui, trompeur, de plénitude suprême, celui qui nous persuade que pareils à la corne d'abondance s'écoulent de notre outre d'indéfinis poèmes et des beautés en source. Le sentiment du sublime n'a rien à voir avec la chose. Il est le vide qui se comble de rien.
À un pas de la vie, et de ce monde si stable de perceptions ordonnées, gît un long précipice. Personne ne s'y rencontre. D'aucuns y trônent fixes, tous immobiles dans l'unie chute libre.
Si toute la beauté n'était qu'un pieux mensonge? S'il n'y avait rien en ces velléités? Rien d'autre qu'une volonté sans bride et qui s'éclate en infinis reflets -- le mobilier d'un monde posé sur le vide... Un monde qui se fait croire qu'il est quelque chose non parce qu'il s'élèverait d'une idée bien réelle, mais car il se déploie depuis le simple sentiment d'une telle idée.
Un point qui se regarde de près oh si près qu'il remplit toute la surface: qu'il est la seule substance qui soit, depuis le centre aux horizons distants, du cœur de la folie à la folie du cœur.
L'inévitable égocentrisme est une souillure du monde. Tous les artistes, tous les prétendants à l'expression en sont les plus viles représentants, appelant à eux la lumière des autres, tels d'insatiables trous noirs. Mais il faut admettre... Que... Le fumier forme un formidable engrais pour d'exquises récoltes...
L'ego est sans limite sans le regard d'autrui pour le contenir. La conscience, excroissance folle, dédouble chaque étant par un abîme infâme; il n'y a plus rien, pas un objet du monde, qui ne soit séparé de lui par un vide infini.
L'ego a besoin d'humiliation, il n'y a qu'en elle qu'il trouve un vrai plaisir. Dans la douleur de sa dissolution demeure son véritable désir. Les religions, mieux que quiconque, ont compris ce principe et sont en outre les seules à avoir su l'appliquer durablement. Le martyr est l'idéal transcendant de toute l'humanité.
Une sombre chaleur s'élève depuis la mousse. À travers cette brousse étoilée de ciel Vont mes pensées douces au vent du soir Quelque chose, quelque part, Toujours fait son chemin. Une note danse et se poursuit Dans quelque anse de mon cœur.
Le ciel gris d'été Coupe le lien vers l'autre Illimité Lourd, et dense, comme un champ de destins coupés Dont les fantômes cherchent à grimper; Encore, Malgré tout, Malgré le Réel en couleurs.
Es-tu en colère? Après moi? Après les hommes? Après quelque chose de tangible? Ou ne fais-je que parler de ce que même un silence Est incapable de décrire? Zébré de frousse dans mon linceul de peau Tournant en rond dans une cage inventée Qui s'appelle mon âme... Je ne sais ce que je cherche... Ce que je veux... Ce qui peut être de moi désiré...
Mais je sens cette colère rousse Qui monte d'un effluve évanescent vers la tour de contrôle Qui ne contrôle rien. Dans le trafic aérien de mes idées Où tout se carambole Résonne un désaccord Que mes paupières closes me peignent en violet.
De l'herbe verte monte une langueur humide Et chaque brin me parle d'âge mûr De possibles récoltes Mais moi, sais-tu? Je ne fauche jamais que du vide, Toujours à côté, ce qui n'a pas même existé Et qui dans un atome contient tous les champs à venir. Et c'est cela que je coupe Ce rien en devenir
Tu entends?
J'entends... La solitude qui crépite au creux de la pelouse J'entends L'avenir qui se meurt de ne jamais me voir venir J'entends Partout le passé qui revient par le train de minuit, Par ce présent qui immanquablement trahit, Par ma propre existence, Qui s'acharne à me nuire...
J'ai tout désiré. Et pour ça je n'ai rien eu.
Tu entends? J'entends.
J'entends l'herbe parler Dans un langage froissé
J'entends le ciel muet Un mur de plus, gris et
J'entends chaque occasion Par mon refus s'évanouir.
Le silence des machines Un souffle monotone Une constante respiration
Tu entends toujours? J'entends oui. J'entends cela Même la nuit...
Observe en silence et regarde tomber les mondes un à un. Des mondes sans homme, des hommes sans bêtes, des mondes surpeuplés, des mondes inventés, des monts des merveilles, des abysses, des abîmes, des trous sans fonds où perdre sa raison dans le train des idées.
Regarde tomber l'existence à terre et regarde s'effriter la terre. Regarde sous tes pieds le ténu fil qui maintient la conscience d'exister à flot, regarde le, ce fil, s'élimer sous tes pas et regarde en arrière, ose le voir se défaire. Peut-être n'a-t-il jamais existé, ce fil que tu arpentes comme un chemin certain?
Regard panoramique, constellations d'étoiles trop lointaines, les cartes se mélangent et le désunivers te prend, il se régale de ton angoisse, de ta carcasse, de tes doutes, de tes croyances absurdes. Où es-tu maintenant?
Au néant! Au néant des destinées rêvées, au bout des choses indéfinies. Le bout sans bout de Tout.
Cours, cours petite bête angoissée, cours depuis le départ fantasmé jusqu'à l'arrivée de poussière qui sera le linceul glacé d'où tu contempleras les fantômes de victoires, de défaites, les fantômes de ta tête...
Gratte-toi la tête et voit tomber les mondes comme pellicules de photographies jaunies et consumées avant de toucher terre.
Et si la terre était un mensonge de plus que tu te fais en silence, par illusion consentie?
Tout cela est nécessaire, tout cela doit arriver. Oublie la raison suffisante, les fils incroyablement emmêlés de l'écheveau causal sont trop nombreux pour que tu les dénombres. Ton petit système cartographique, ta clôture insensée, la forme où tu te meus n'est rien, ou pas grand chose, une facétie de destin; tout comme l'air que tu conçois juste avant de le respirer, parce qu'il faut bien respirer après tout, sinon de quoi pourrions-nous vivre...?
Tu peux bien te figer dans d'infinies variations de positions du lotus. Tu peux méditer, imaginer l'union réalisée entre toi et ce mot que tu brandis comme étendard. Le réel n'est rien pour toi et l'Être encore moins.
Avance sur les courbes de ta petite image, reconnais face au miroir une forme qui te définis, et l'éclair d'un instant de vérité, vois tout cela se défaire d'un seul coup dans les tréfonds d'un doute étincelant, d'un vertige ravalé.
Non ce n'est pas la peste qui te mange, c'est la vérité petit homme, la vérité d'un cri que tu choisis pour signe de tout ce qui t'échappe.
Où tu te trouves n'est pas vraiment ici. Ce n'est jamais vraiment maintenant ou tout de suite. C'est toujours à côté. Dans l'innommé, l'ignoble relativité qui t'écartèle dès l'origine car tu n'es pas un point... L'atome n'existe pas autrement qu'en des contes de laborantins. Tu ne l'as jamais vu, tu ne vois jamais le fil primordial qui ourdit les complots de vie, tu ne vois jamais la chose ni la base de ce qui est.
Est-ce si douloureux? D'être dépourvu de centre, de fondement pour se dresser? Mais s'il n'y a rien sous le rythme ténu des songes, qu'est-ce donc qui te maintient conscient?
Regarde ton esprit siphonner les étoiles et plonge dans leur coeur. Jusqu'à la singularité, celle qui ne rentre pas dans ton puzzle car elle est la pièce informe qui l'entoure et le rend possible.
Possible, tout au plus un possible, une histoire sur le papier d'un tout, constitué par toi. Tu ne sauras jamais s'il s'est réalisé.
Va serein, va. Meurs pour un Dieu, tu ne sais pas même ce que sont tes idées. Meurs pour ce que tu auras choisi en ignorant ce qu'est la mort. Y a-t-il seulement un pont, une porte mythique que les âmes traversent au bout de leur récit? Y a-t-il seulement un voyage? Et si tout s’arrêtait ainsi, dans le néant qui annule même jusqu'à ce qui a existé?
Serait-ce intolérable que tu sois passé par ici sans jamais pourtant l'avoir fait? Serait-ce intolérable qu'une gomme nihiliste efface après ce court trajet le sillon de ta flamme?
Autant rester immobile, d'une illusion d'immobilité cependant, car tu n'es pas la cause de tes actes et même en ne faisant rien, tu es fait par ton corps, par ton âme, par tous les pores de l'existence qui t'excède et te porte en son giron mystérieux.
Médite, toi qui aime te donner du pouvoir, t'inventer des responsabilités futiles, médite sur ce coffre qui n'a pas de clé.
Moi aussi je suis comme toi. Suspendu dans l'instant d'une vacuité monotone qui ne cesse pourtant de m'étonner. Suspendu et agité par le remous de mes propres images, artisan de mon propre souffle.
Et si quelque chose, quelque part, cessait de relater cette histoire, si ce rien là demeurait insignifiant, rétif à dessiner la main qui se dessine elle-même pour se rendre possible... Et si tout s'arrêtait, comme cela, comme si tout ça n'avait jamais eu de début, pas la moindre once d'actualité...
Et si nous n'étions pas qu'un concept, une distance, un vide, la condition de choses qui sont; que serions-nous de plus...?
Il y a des choses qui doivent s'étouffer dans la vaste étendue de rien.
Des allées vides où plus rien ne résonne.
Les champs fertiles du néant sont terre de tous les possibles. Goûtez-en chaque fleur, butinez leurs pistils amorphes et forgez-vous les formes de vos enchantements.
L'amour est un doux rêve qu'on se fait à soi-même, nulle chose ne peut vous le reprendre.
Il est des dissolutions qui ne retirent rien, des effeuillages nécessaires aux indéfinies floraisons.
Depuis quand le silence du vide est négation de Tout? Depuis quand le silence n'est plus la possibilité des chants?
Il y a des choses qui doivent se transformer dans l'annihilation des dogmes. La forme retourner à cette origine, absolue, d'images révolues. C'est toujours sur une feuille vierge que jaillissent traits de Volupté.
Faites place aux lacunes, au Rien qui vous écoute et bruisse silencieux de tous les pleurs et rires de l'Histoire des choses.
Ecoutez en vous, il n'y a rien, depuis toujours il n'y a jamais rien eu.
Que font mes semblables de ceux des intermondes? Ceux que le vide appelle comme injonction à voyager. Ceux qui bâtissent les ponts entre royaumes?
Tous se précipitent en des empires de mots, de concepts concrets, cristaux de valeurs cimentées par le liant des fois concrétisées. Le paysage de l'existence est quadrillé d'autoroutes qui mènent à ces mégalopoles de certitude. Chacun s'y terre et s'y déleste de tous ses vertiges. Les peurs sont comme des bagages qu'il faut poser ici, au sein des autres, qui crient plus fort que tout. Tout est défiguré ici, le devenir hypostasié, les valeurs imposées, mes semblables ont toujours été fascinés par ceux qui ne contemplent plus et tracent des sépultures dorées derrière leurs paupières closes...
Moi je ne suis pas d'ici. Je tends le fil entre les mondes morts, m'agite par-dessus le vide. Ma croyance est infime, elle n'est que pragmatique, chemin qui s'efface sitôt parcouru.
Je ne comprends que trop bien la fascination des humains pour les hérauts des vérités. Chacun veut se reposer à l'ombre de l'autorité. Chacun veut être protégé par la tangible opacité d'opinions naturalisées.
Quelle rôle ont les esprits nomades, qui dénouent les comos par un regard lucide et s'en vont sur des routes encore inempruntées... Quelle légalité pour ceux de cette race? Les tziganes de la pensée, les vagabonds des sentes éphémères qui traînent dans leur balluchon le ferment d'une altérité. L'ailleurs, l'autre, c'est le doute dont tout le monde souhaite se débarrasser.
Nous sommes encombrants, étiquetés acosmiques parce que du multivers, et d'une réalité changeante comme les saisons.
Nous sommes le devenir renié, inarraisonnable, celui qu'on ne peut anticiper, le sans confort.
Une croyance ou tout un monde entier sont autant de demeures: des murs pour cacher l'horizon fuyant, un sol pour ne pas voir le vide, et puis un toit pour cacher les confins immenses qui nous font minuscules...
Tu sais je n'ai jamais trouvé tout ça très juste
Que chacun vive sa vie comme si nous étions éternels
Quand c'est la mort au bout de chaque destin
Et qu'une à une les étoiles s'éteignent.
Il n'est pas juste non plus qu'une des deux extrémités d'un amour
Reste seule allumée
Quand c'est la seule chose que nous devrions pouvoir vivre
Sans concevoir de fin.
Que tes épaules droites et ton dos bien cambré
Aient tourné les talons à mon puits solitaire
Que toute ta chaleur se soit trop dissipée.
Ce n'est pas juste qu'un verre de vin t'ait remplacé
Que seules des images de toi me fassent danser
La valse des échoués là
Sur une piste déchirée des cieux.
Tu sais au fond rien de tout ça n'est juste:
Que mon destin demeure parallèle et jamais ne me croise
Que tout ce monde existe avec des yeux fermés
Quand les miens sont fixés sur un néant d'illimité.
Je suis sûr que tu es belle
Dans tes voluptés insouciantes
Avec ton coeur rebelle
Qui méprise le silence.
Il n'y a ni bonheur ni idéal
Alors à quoi bon vivre en croyant qu'un mensonge
Peut combler tout le vide entre deux absolus...
Il est possible, je vous assure, d'avoir passé sa vie à tout déconstruire autour de soi. Après avoir réduit le monde entier à un solipsisme halluciné, j'ai décousu mon cœur, mon âme, mes tripes, et je n'ai rien trouvé. Le simple peut toujours se décomposer...
Je me souviens d'un temps où pareil à cet instant, je m'allongeais sur le canapé, bercé par la musique la plus triste que je connaisse alors. Immergé dans mes songes, je prenais plaisir à ma lucide compagnie, je goûtais ces instants en présence de moi-même. Je me souviens et mesure la distance invisible, car incommensurable, qui me sépare d'alors. Je suis pour moi cette ombre impossible à semer, collée à mes baskets et dont je suis lassé. Que m'apportent mes pensées...?
Il est apparemment possible de tout défaire en soi sans être capable de remonter une seule partie du mécanisme. Je suis devenu le tout qui n'est plus rien: une grande conscience vide qui redouble chaque chose en une fuite vertigineuse. Mais je n'ai pas le vertige, je ne ressens plus rien, rien d'autre qu'une sourde angoisse de tant de souvenirs si pleins. Sur chacun d'eux, j'ai gratté la peinture, effacé les contours et défait chaque forme. Dans la bouillie primordiale d'avant toute naissance, je patauge esseulé, encore capable de détresse. Mon présent n'est rien mais le passé demeure, et les ombres qu'il projette inlassablement m'entourent de ténèbres. Ce sont ces ténèbres qui troublent mon indifférence et me rappellent qu'entre deux néants, je fus quelque chose...
Mort avant l'heure; même pas mort... Un vivant inutile et inconnu - de soi-même. Je suis un lieu du monde qu'aucun témoin ne connaît, ce qui pose précisément la question de mon existence. Si personne ne voit rien, y a-t-il quelque chose à voir?
La seule réalité que j'aie se trouve en ces mensonges de mots. Cette peinture alphabétique du vide n'est que l'ignoble brouillon d'une oeuvre prétentieuse et impossible. Impossible pour moi - et accomplie par d'autres. Car il faudrait y croire n'est-ce pas...
Y a-t-il encore un homme derrière ces phrases? Ou bien seulement la chose la plus vile et vide qui soit en ce monde: une conscience lucide, un troisième oeil infernal, infermable... Dans ce regard où je demeure enclot, s'écoulent les objets que j'ai connus, les passions, les destins. Ma grande déroute est misérable, indigne d'être relatée, dépourvue du sublime que je persiste à poursuivre en vain. J'ai déraillé, tout ça n'est qu'un immense accident cosmique, pas même une étincelle, pas même une poussière dans les sables de rien.
Y a-t-il encore quelqu'un qui écrit? Je voudrais écarter les mots pour entrevoir quelque visage, savoir à quoi ressemble celui qui est moi. Quel âge a-t-il? Cent mille milliards d'années, ou bien faut-il compter en univers? C'est la déréalisation même qui rédige son testament à travers mon histoire. Mais il n'y a pas d'histoire, ces pages sont d'un ennui à mourir mais le sablier court toujours, c'est moi qui vient à manquer au final, ce moi qui n'était rien.
Je me demande de quoi je suis l'exemple. Et si j'allais jusqu'au bout de mon élan? Je détruirais les textes de ce palais vacant, il n'y aura rien à retenir, je serais passé par erreur à travers ceux qui vivent, et aurais effacé jusqu'à la pâle lueur de ce passage inepte.
Si je partais d'ici en effaçant le tout, il ne resterait rien de moi. Un souvenir insoutenable, les contours impossibles d'un homme inconcevable. Je suis probablement le rond carré des destinées humaines, on m'aura inventé dans quelque balbutiement phénoménale, mais le monde l'aura vite renié comme une erreur étrange. J'habite dans l'espace vacant d'un roman effacé, dans l'absence de ces phrases qui se sont comme dissoutes; et sur le palimpseste pas un écho ne subsiste de l'incroyable histoire de rien. Je plains ceux qui m'ont côtoyé mais je doute qu'ils ne soient autre chose que les personnages d'une histoire jamais écrite...
Quand je cesserai de déranger les mots, le blanc immaculé d'une page vierge pourra reluire comme avant, comme après, comme toujours en fait.
C'est le récit d'une quête au but ignoré. Tous ces signes vers l'Ailleurs, ces mots sur l'air du temps ne forment jamais qu'une toile du vide. Ces sons n'apportent aucune sécurité.
Mais si le vide est la seule forme de totalité réalisée, pourquoi n'en pas être heureux... Être heureux d'être tout, d'être vide à en crever parce que grouillent en soi tous les possibles non reniés. Dans l'absence de choix sont tous les choix possibles - indéfinité des infinis.
Mais cette absence est un leurre, une idée de la raison. J'ai agi. J'ai pris une forme, des formes, et le monde s'amuse avec ces ombres, dans des récits tant comiques que tragiques.
Il faut abolir le choix. Est-il un seul phénomène en ce monde qui résulte d'un choix?
Pessoa écrit un jour qu'écrire était sa manière d'être seule. Je crois que je peux m'identifier à cela. C'est aussi ma manière de tuer le temps, d'accompagner l'écoulement de son flux dans la chambre vide du futur. J'écris comme on ponctuerait l'existence, pour se montrer que quelque chose s'est bien passé, que quelque chose a bien eu lieu, malgré l'inaction ou le manque d'engagement, malgré le refus de choisir et l'infinie délibération. Faut-il exister, oui ou non? Être ou ne pas être? Et qui a déjà sérieusement répondu à la question? Une chose est sûre ce n'est pas moi, moi qui peint sans relâche chaque lettre de cette interrogation sans âge, moi qui trace si passionnément la courbe des points d'interrogation, le sillon de ces lettres...
Il ne faut pas que la musique cesse. Et pourtant, je sais que je cesserai d'écrire, bientôt, d'écrire pour ne rien dire, pour simplement chanter le temps qui passe, et le sentiment d'exister. Le silence qui déjà s'allonge entre les battements de mes frappes sur le clavier, annonce celui, trop long, qui viendra. Celui qui ponctuera sans marque et sans nul alphabet, le sommeil qui ne viendra pas, le manque de volonté, l'hésitation, le doute et les ruminations sans fin d'une raison qui cherche à se résoudre dans l'acte de défaire chacune des prémisses du raisonnement.
Musique puisses-tu ne jamais cesser. Et si la vie refuse de tenir dans le vieil alphabet, alors que mon coeur, que mes pensées, que mes idées, battent pour toujours le tempo du destin, qui va tambour battant. Dans le bruit ou les silences, il y a toujours quelque chose qui passe et s'en va son chemin, comme d'ineptes actes illustrent les destins sans signe, qui gisent bien en-deçà, au fond des mélodies qui ne se chantent que pour soi.
Ces mots ne sont rien, rien d'autre que le tapotement de mes doigts sur le bureau d'un soir qui s'étire. Et que sait-on de la musique entendue, lorsqu'on observe quelqu'un battre d'ennui le rythme qu'il a en tête? Tirer de ses abysses sans fond, à l'aide des formes qu'adoubent les grammaires, voilà ce que c'est qu'être un pécheur de vide. Nous cherchons tous à notre manière à tirer des vacuités intimes l'objet fini et flatteur qui justifierait à lui seul le fait que nous restions sur le bas-côté de nos vies, à observer le monde nous passer au travers sans trop savoir comment, sans trop savoir pourquoi.