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mardi 17 août 2021

Le rien qu'on dérange

 Je ne sais si l'on on peut peindre des formes vraiment pures, qui ne font le contours de rien, d'aucun contenu,de nulle matière pour les remplir. Je ne sais et j'essaie, pourtant, portant de mes doigts nus les sèmes qu'aussitôt je viendrai délaisser... Quel étrange morse crypte mon tempo? Quel message sous-jacent, fruit d'une intention préalable fonde le jaillissement de ma prose, un peu comme le vomissement des roses qui parlerait de graine enfouie... Je tisse, grammaire des intestins, un interstice entre les choses, une brève de silence entre de vains destins. Et que contiennent mes mélopées? Que valent ces quelques méga-octets d'ordre binaire, serrés et alignés comme des rangs de militaires? Et quelle guerre annonce l'armée de mes mots jetés sur le tapis blanc, comme un drapeau, de mes batailles immatérielles?

Toute cette mathématique ne présage-t-elle, au fond, qu'un chaos de plus inavoué. On ne peut jamais parler des choses. Le monde qu'on bâtit s'érige sur un sable de sons, dressant des murs de lois, et tout notre discours ne noue qu'un lien factice entre deux absolus d'indétermination... Qu'est-ce que peut bien vouloir unir la relativité? Que cherche donc à figer la vaine vérité?

Dans les veines bleues du monde où poudroient les étoiles de la Voie Lactée fusent les particules élémentaires de Tout, ubiques comme toute chose réelle, jamais uniques ni singulières, comme le crut l'humanité trop fière... Pas un atome ne possède identité, à la racine (connue) de toute réalité, ne gît qu'indétermination et brève écume de ces champs que notre vie vient perturber.

Et moi, élément fait d'indocile élémentarité, j'ordonne le possible, articule le vide autour de ma personne inepte; badigeonne de couleurs l'obscure monture du monde, et dans la moindre page blanche et dénuée de signes, fusionnent toutes teintes et des nuances exquises que mon âme étriquée ne sait comment penser.

Tout, je dis bien Tout, était déjà contenu dans le rien qu'on dérange.

C'est tout le nœud des formes qu'il s'agit de défaire, pour que les qualités que l'on croit distinguer, se réimpliquent enfin dans la pelote brouillée de rien, inexorablement fondues dans le néant de l'Unité.

Car sous les formes le Réel infini.

dimanche 30 mai 2021

Principe génétique de l'œuvre et morphogénèse phénoménale

 Il n'y a jamais inspiration d'une œuvre déjà formée, réalisée et exprimée. L'inspiration concerne plutôt un sentiment esthétique, une idée, une intuition ou une mélodie noétique qui entre en contact avec les formes idiosyncrasiques d'un individu, avec ses capacités.

Cela dit, l'artiste ne pourra intuitionner l'essence de son œuvre que de manière préformée, déjà en accord avec les modalités intuitives qui le constituent (et qu'il a développé à travers son histoire), ainsi que les formes expressives qu'il aura choisies (ou du moins celles qui lui sont le plus naturelles). On ne peut sentir la chose en soi, l'informe et l'indéterminé. Il faut nécessairement que l'intuition fournisse un matériau pré-moulé, un germe.

Ce germe, ce génome, se développera ensuite morphogénétiquement par la technique et le travail de l'artiste. C'est par le soin qu'il apporte à ce germe que va pouvoir naître et éclore, peu à peu, la forme réalisée de cette puissance dont l'artiste s'est fait le réceptacle. Une même idée, une même chose peut ainsi se développer d'une indéfinité de manière, au sein d'un même individu, en fonction des outils qu'il emploiera pour la faire naître au monde phénoménal, ou entre différentes personnes.

L'intuition artistique, de la même manière que toute intuition, est une rencontre avec la chose en soi traduite sous la forme d'un phénomène qui se déterminera de plus en plus à mesure du choix opéré par l'artiste d'un support ontique et d'une technique.

Contrairement au règne des perceptions et intuitions banales, qui font signes vers le reste du monde naturel, l'œuvre doit faire du phénomène par lequel elle s'incarne le signe transcendant d'une indétermination originaire (non totale puisqu'elle ne serait alors rien pour nous), suffisamment qualifiée cependant pour que l'on la perçoive et suffisamment générale pour qu'elle déborde le cadre de son domaine phénoménal et parle aux structures de l'individu percevant, en fonction de ses modalités intuitives propres.

Autrement dit, le morceau de musique ne doit pas être compris par autrui d'un point de vue purement musical. C'est pour cela qu'il peut faire naître en son auditeur toute une variété de réactions allant du sentiment émotionnel au mouvement corporel (la danse, la vision imaginative, l'impression poétique, le vertige, etc.). Il est apte, lorsqu'il est interprété par autrui, à reproduire un message, un signifié qui ré-installe le germe intuitionné initialement par l'artiste au sein du récepteur, dans son indétermination originaire, en laissant ainsi à ce dernier la possibilité de faire éclore à partir de ce noyau ontique, toute une variété de mondes qui porteront, dans la forme de leur écho, la signature ontologique du récepteur.

Par là, l'œuvre propose un véritable champ morphogénétique ouvert. Il n'est pas clôt par une définition mais institué par le principe génétique de l'œuvre.

jeudi 27 mai 2021

L'art comme expression d'une singularité absolue

L'art ne donne jamais l'universel, le quantifiable, le commun. Tous ces qualificatifs ne s'appliquent qu'à la grammaire que l'artiste emploie, à la matière dont il use pour l'informer de son sentiment propre. L'art ne donne que l'extrême singulier, c'est son but ultime, l'expression à partir d'un matériau et de règles communes d'une intimité absolue, insulaire et intangible.

Il est autrement dit l'affirmation communautaire (dans sa velléité) d'individus cherchant à franchir les frontières de la conscience enclavée afin de s'assurer qu'autrui existe bien selon la même modalité existentielle (sensible et intelligible) -- au moins en partie. Par l'œuvre, l'artiste cherche à aboucher sa conscience à celle du spectateur, il cherche une famille, il est comme l'enfant qui souhaite partager son engouement, sa souffrance, ce trésor enfoui qui lui rendît la vie moins désagréable pour une poignée d'instants. Ce qu'il veut partager c'est cette singulière subjectivité vécue qu'aucun objet ne saurait être.

Paradoxalement, les seuls outils à sa disposition pour ce faire sont l'universel et l'impersonnel, attributs de l'objectivité même: la signifiance esthétique use d'une grammaire culturelle, de techniques culturelles et donc de tout ce qui est précisément commun. C'est à ce prix que l'œuvre est accessible par d'autres. La matière commune et ses lois constituent l'éclairage d'une scène, d'un écosystème au centre duquel se montre l'opacité de la conscience intime, trou noir auquel jeux de lumières et agencements perceptifs prêtent une valeur rehaussée, installent au centre de l'attention, distinguent, permettent de circonscrire en une forme, un contours qui, bien qu'ils n'enclosent que du vide, définissent et délimitent cet espace vacant et ce néant, et lui font dire plus précisément ce qu'il n'est pas. Ainsi donc matière et lois communes sont la lumière qui éclaire et donne forme à l'œuvre d'art, écrin d'un centre opaque, d'une singularité vécue qui hurle, du fond de sa cellule, vers l'altérité environnante pour y découvrir d'autres qu'elles, identiques et communes elles aussi, par leur indicible et absolue singularité.

mercredi 6 janvier 2021

A-T-C-G

 Il n'y a plus assez de souffrance dans ma vie.

Plus assez de ce matériau malléable pour composer ces complaintes mineures qui me peignent un profil ici.

Peut-être reviendra-t-elle un jour. Probablement...

En attendant, si écrire est un besoin, il devra trouver une autre fondation, une autre source.

Peut-être que la poésie ne sera plus le genre d'édifice qui s'y érigera alors.

Ces états de conscience qui n'ont ni l'éclat coruscant de la béatitude, ni la profondeur sombre du tourment, se prêteraient bien à l'équanimité du roman. Il ne faut pas trop d'intensité pour un roman, il faut distiller le sentiment au compte-goutte, sur la durée, mesurer son effort.

La poésie n'est pas un effort. Elle est jaculatoire et gicle sur la feuille par une pression trop forte à contenir. La poésie naît d'un besoin vital impérieux, sans calcul, sans mesure.

Or je vis bienheureux, suffisamment comblé pour ne pas entendre le cri de mon corps, des cellules de mon âme. J'avance suffisamment repu, dans une paix relative et mon énergie a d'autres couleurs que l'éternelle entropie. Elle s'emploie autrement, produit d'autres mondes dont elle maintient les murs.

Me manque-t-il quelque chose? Suis-je moins qu'avant? Ne puis-je être plus?

Je ne sais aujourd'hui si ce n'était pas la souffrance qui produisait l'ombre de mon identité, constituait la cause sublime dont j'étais l'effet contingent...

Que suis-je désormais, si je suis autre qu'elle, sans plus aucune coïncidence avec une quelconque détermination..?

Un corps, une forme, ne sont qu'une manière d'être, une manifestation. Un simple motif du seul tissu ontique. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Peut-être car tout doit exister, et que le monde est l'indéfinie création où s'instancie l'infinité protéique de l'être.

jeudi 27 août 2020

Heures creuses

Étaient-ils heureux, les sages de toutes cultures, recherchant le dépouillement toujours plus accompli, la dissolution de l'égo, des désirs et de toute volonté? Étaient-ils dépouillés de tout? Comme moi, ou bien leur restait-il la quête d'un but hégémonique et absolu: la réalisation du néant dans la conscience pure...?

Peut-être est-ce là la clef de leur entreprise: ils s'étaient dédiés corps et âme à un seul et unique but: l'anéantissement du désir. Et il faut pour cela un grand désir transmué en une volonté constante pour effeuiller ainsi la nature même du vivant.

Tandis que moi, que me reste-il... Abandonné à l'absolue instantanéité de mes désirs, rassis dans cette marmite frémissante où chaque promesse éclate aussitôt préformée et tombe derechef dans le ragoût primordial informe. Moi je n'ai rien: ballotté par le constant brassage des désirs cycliques, je ne tends vers rien.

Qui pourrait bien suivre la forme de mon destin, le contours de ces heures creuses que je me plais à vider de toute substance...?

Si seulement ma vie était un néant, elle aurait au moins pour elle la valeur de laisser place à tous les possibles. Mais elle est ce quelque chose persistant, suffisamment quelque chose pour n'être qu'un quasi-néant infect et disgracieux, la forme floue de trajectoires spectrales parce qu'à peine esquissées.

Ma pensée va trop loin pour moi, j'ai simulé tant de vies, et si rapidement, qu'il n'y a plus un chemin pour m'étonner encore et me donner envie...

Ma vie n'est que cette ombre des pensées fougueuses: un petit tas de ténèbres projetées qui singe unidimensionnellement la forme des vivants...

mardi 3 décembre 2019

[ Terres Brûlées ] L'Informulée



Mon champ est un recueil
De rimes inachevées
De rêves entrelacés
Ma conscience un cercueil
Où mourir éveillé

Et ce réseau de rien
Me tient lieu de royaume
Moi l'étranger
Qui vit au-dedans d'un fantôme

Je cherche mes semblables
Qui vont dans les envers
Et n'étreint que le sable
Qui dessine mes vers

Si je suis différent que suis-je?
Un sillon dans la neige
L'arborescence de ma pensée
Qui forme le chaos

Le chaos c'est l'ordre trop complexe
C'est l'échelle que nous ne savons lire
C'est l'horizon que chante ma lyre
Solitaire et sans sexe

Je sais que des chemins connexes
impriment leur essence
Et forment à distance
Un réseau parallèle

Unis que nous sommes dans la solitude
C'est notre théorème qui découpe la bruine

Nous sommes ce qu'elle n'est pas
L'écart, la différence
Le creux qu'indique notre signe
Abîme ouvert sur la béance

Où sont les illisibles?
Tous ces récits intraduisibles
Écrits dans une langue
Inconnue de Babel

Peut-être sont-ils inscrits
Dans l'indéchiffrable babil
Que produisent les cris
Des rêves infantiles

Peut-être sont-ils d'avant les choses
Ou, succédant l'apothéose
Restent au dehors des formes
Comme une anamorphose du temps

Ce temps où tout s'écoule
Où chaque crystal enfin fond
Rendant chaque forme liquide
Et dépourvu de moule

Marchant sur cette grève
Je sais qu'il n'y a pas foule
Mais j'accepte et je goûte
Le réseau de ma sève

Impossible labyrinthe
Au fil si incolore
Pour lequel il faut clore
L’œil inquiet qui trop guette

Ce regard insatiable qui dévore l'avenir
Et permet au destin d'entrer dans le jardin
De nos présents
Et tout cueillir...

Longtemps j'ai regardé
Au-delà de la brume
Où l'angoisse intranquille
Patiente m'attendait

Mais je contemple aujourd'hui le coeur de chaque atome
M'insère au sein de la plus petite unité de temps
Celle-là où je dure dans un bleu de la nuit
Comme note finale d'un concerto mineur

Je suis du coeur des ombres
Comme un pirate des frontières
Où la lumière se fait trop sombre
J'ouvre le voile de mes paupières

Et le monde m'apparaît tel qu'il n'est pas
Tel que jamais il ne sera
Comme une mélodie qu'un sourd perçoit
Comme un tableau peint sans couleurs

Sans attendre de réponse
Je prépare alors mon interrogation
À l'auteur de toutes choses

Lorsque ma bouche s'ouvre
Parle la mère de tous les énoncés
Le silence alors retentit comme origine et fin de tout
Indéfini, antérieur même à l'incroyable éternité

Et je sais alors
D'un savoir cellulaire
Que la réponse est là entre l'ombre et lumière
Dans cette non-grammaire du vieil anté-langage:

Infiniment totale puisque informulée

samedi 28 septembre 2019

L'idée de l'infini

Peut-être y a-t-il quelque beauté à être cet enchevêtrement mobile de carrefours, pierre au poudroiement stellaire où la trajectoire de chaque étoile figure un destin possible. Tout en moi crépite. Dans le non-être qui rend possible frémissent tant d'envisageables accomplissements. J'ai forgé et fourbi tant de ces lames de puissances, acquis tant de techniques, revêtu tant de peaux différentes, de visages et de formes d'âmes, que je suis désormais cette boule métamorphe parcourue de déformations incessantes, bulles à la surface d'une sphère qui enflent et désenflent. Je suis le signe du possible même, de la puissance. Celui qui porte sur moi le regard n'y voit que la somme indécente de ce que je pourrais faire, et jamais ne fait, mais, pour cette raison précise, réalise alors dans l'absolue perfection. Dans chaque âme qui me juge, je suis l'accomplissement parfait de l'idée qu'ils se font d'une de mes capacités. Dans cette idée, il n'y a ni déception, ni labeur. Tout est déjà là, achevé et plein, fini d'infinité.

Pourtant, moi, être social et mondain, je reste insaisissable, lacunaire et sans substance. Tout est dans les signes d'un curriculum vitae, le nom de compétences, l'idée de savoirs, toute la consistance atomique réside dans ce noyau éthéré d'histoires cousues de sons. Je passe, boule qui se déforme et frustre à jamais l'attente des badauds qui souhaiteraient tant la voir prendre forme et se matérialiser enfin dans l'achèvement concret d'une promesse exquise.

En tant que regard porté sur moi, je suis aussi ce badaud à la mine déconfite, perplexe et qui attend sans relâche qu'advienne quelque chose. Mais la chose est là, pâte qui se transfait, où chaque état n'est qu'anticipation frustrée d'un autre résultat, de voir enfin unifié en un objet fini, l'au-delà de l'horizon, l'idée de l'infini.

mercredi 9 janvier 2019

Hors du vieil alphabet

Pessoa écrit un jour qu'écrire était sa manière d'être seule. Je crois que je peux m'identifier à cela. C'est aussi ma manière de tuer le temps, d'accompagner l'écoulement de son flux dans la chambre vide du futur. J'écris comme on ponctuerait l'existence, pour se montrer que quelque chose s'est bien passé, que quelque chose a bien eu lieu, malgré l'inaction ou le manque d'engagement, malgré le refus de choisir et l'infinie délibération. Faut-il exister, oui ou non? Être ou ne pas être? Et qui a déjà sérieusement répondu à la question? Une chose est sûre ce n'est pas moi, moi qui peint sans relâche chaque lettre de cette interrogation sans âge, moi qui trace si passionnément la courbe des points d'interrogation, le sillon de ces lettres...

Il ne faut pas que la musique cesse. Et pourtant, je sais que je cesserai d'écrire, bientôt, d'écrire pour ne rien dire, pour simplement chanter le temps qui passe, et le sentiment d'exister. Le silence qui déjà s'allonge entre les battements de mes frappes sur le clavier, annonce celui, trop long, qui viendra. Celui qui ponctuera sans marque et sans nul alphabet, le sommeil qui ne viendra pas, le manque de volonté, l'hésitation, le doute et les ruminations sans fin d'une raison qui cherche à se résoudre dans l'acte de défaire chacune des prémisses du raisonnement.

Musique puisses-tu ne jamais cesser. Et si la vie refuse de tenir dans le vieil alphabet, alors que mon coeur, que mes pensées, que mes idées, battent pour toujours le tempo du destin, qui va tambour battant. Dans le bruit ou les silences, il y a toujours quelque chose qui passe et s'en va son chemin, comme d'ineptes actes illustrent les destins sans signe, qui gisent bien en-deçà, au fond des mélodies qui ne se chantent que pour soi.

Ces mots ne sont rien, rien d'autre que le tapotement de mes doigts sur le bureau d'un soir qui s'étire. Et que sait-on de la musique entendue, lorsqu'on observe quelqu'un battre d'ennui le rythme qu'il a en tête? Tirer de ses abysses sans fond, à l'aide des formes qu'adoubent les grammaires, voilà ce que c'est qu'être un pécheur de vide. Nous cherchons tous à notre manière à tirer des vacuités intimes l'objet fini et flatteur qui justifierait à lui seul le fait que nous restions sur le bas-côté de nos vies, à observer le monde nous passer au travers sans trop savoir comment, sans trop savoir pourquoi.

lundi 13 août 2018

L'inspiration s'en va, s'en vient, a toujours été là

Quelle musique devient-on une fois mort?

Les formes musicales m'ont toujours fascinées. Je crois que la plus fondamentale de mes identités est la musique, peut-être est-elle le substrat qui unifie par sa temporalité le flux d'une vie faites d'actions éparses, faisceaux désaccordés qu'un regard entrelace.

L'inspiration ne s'est jamais tarie, malgré les tornades et les raz-de-marée; même dans les ruines, toujours le renouveau s'en vient chanter. Les accents de ma mélopée sont semblables à ceux que j'ai toujours connu, ce jour où ma conscience est née. Je naît et renaît d'innombrables fois dans la matière imaginaire de la mélancolie. Cette géométrie qui dicte ma vision même est teintée de ses nuances et de ses profondeurs. Mon espace-temps est mélancolie même, mes bonheurs atones sont assis dedans.

Je crois que chacun de mes visages est un golem sans matière réelle, immatériellement triste et protéiformément singulier. C'est à dire que ma souffrance est capable de prendre tous les visages, elle peut devenir tous les sentiments même les plus (communément admis comme) antinomiques.

J'aimerais plus de vie, plus de secondes pour connaître mes possibles profils, donner à cette dunamis d'être, à ce lubrique conatus, la matière du réel à travers toutes les formes musicales pensables. Mais au fond, je sais que moins il y a de secondes à égrener, plus la métamorphose que représente un destin se fait vivace, plus elle brûle et donne à voir aux yeux des autres, les vives flammes d'une expression pressée.

Expression: action de se chercher au-dehors?

Au feu, en flammes tous mes voeux, ma maison de papier brûle et ce sont tous mes rêves, chacune de mes pensées qui s'en vont teinter les cieux de mon encre. Le sang bien noir se détache bien mieux sur les cieux clairs. Je parle pour et contre le jour, et la nuit me reconnait toujours comme un de ses enfants. Nyx est la mère de tous ceux qui rodent autour du Styx comme auprès de l'abîme; à la fois excités et terrorisés d'être mus par une force insurmontable qui précipite leur volonté dans l'insondable singularité, dans le fond du gouffre sans fond de cet abîme qui vous regarde aussi.

Retenir la musique est une entreprise insensée. Tout cela n'a pas été écrit par moi, ce sont vos propres histoires que vous lisez, ce personnage que vous imaginez n'est que le fruit de votre regard et votre jugement. Je suis le grand absent de ce non-lieu, tout ici ne parle que de vous. Vous êtes la sémantique de ma prose, l'interprétation de mes partitions littéraires.

Moi? Moi je suis déjà ailleurs, dans la seconde qui s'écoule et qui dès lors qu'elle existe, est déjà passée. Cette malle numérique est une chambre hantée par les fantômes de mon passé pensé. Tout n'est qu'intrication complexe d'empreintes, attendant qu'un détective passionné vienne créer pour lui-même les histoires que l'on se conte et qui nous mènent au bout de la nuit.

Nous avons tous besoin d'une histoire pour affronter l'aurore. L'humanité, sans doute existe, c'est à dire se tient debout, sur et par son histoire même.

vendredi 13 février 2015

La structure d'existence du nomade

Souvent je me suis confronté à la peur et à l'incompréhension de l'autre. À chaque fois que j'ai vécu une situation de dialogue où l'autre s'est senti en danger, cela était du à un manque d'empathie de sa part, à son incapacité (non intrinsèque, je le crois) à se mettre à ma place, à être quelqu'un d'autre. L'homme est bien souvent un sédentaire attaché à une terre, avec ses paysages mais aussi ses coutumes, ses traditions, ses rituels et ses croyances. En cela l'homme est une sorte d'arbre, capable de plonger dans le sol des racines épaisses et si profondes qu'il deviendra difficile, parfois trop, de le transplanter ailleurs, au sein d'autres sources nutritives.

Certes, l'homme semble avoir besoin d'une certaine stabilité dans la structure de sa quotidienneté, celle-ci étant chargée de générer des schèmes récurrents et des formes redondantes par lesquels peut se développer la familiarité. Cette dernière est essentielle à la survie de l'homme, elle lui permet de s'arracher à la torpeur que peut provoquer la confrontation à la nouveauté perpétuelle, à la singularité inclassable qui détient véritablement un pouvoir hypnotique que l'on retrouve dans la fascination interrogative du philosophe. S'habituer c'est ne plus faire attention, tout comme le cerveau peut volontairement effacer de la perception consciente certaines parties d'une image qu'il a identifiées comme appartenant à une structure fixe et non vectrice d'informations pertinentes, afin de se concentrer sur la nouveauté, afin de percevoir au mieux tout changement. Voilà ce qu'est la quotidienneté, un processus de structuration de l'expérience par des schèmes fixes et redondants qui une fois identifiés comme tels pourront libérer l'attention vers d'autres sensations, l'esprit vers d'autres activités.

Cependant, lorsqu'on parle d'acosmisme et d'empêchement du processus de quotidiennisation dans le mouvement et le changement perpétuel, critiquant au passage notre société moderne du flux et son caractère éphémère, tendant à produire du périssable afin que jaillisse sans cesse la nouveauté, je ne peux que m'interroger sur la pertinence d'un tel jugement. Peut-on réellement penser que nulle quotidienneté ne peut émerger dans le mouvement lui-même, dans un nomadisme existentiel qui empêche précisément l'homme de s'attacher à une terre, à des us et coutumes locales, à des croyances et des sensations déterminées? Et s'il existait précisément une structure de la quotidienneté du nomade qui retrouve des formes et des schèmes fixes dans le changement, au sein même de la rupture et de la nouveauté?

Ce qui est fascinant avec les contraires, c'est qu'ils sont toujours des entités langagières et n'ont donc absolument aucune occurrence dans l'expérience concrète. Si je parle de chaud et de froid comme étant des opposés, je n'ai absolument aucune expérience réelle du chaud et du froid: où se situe la frontière entre les deux? Je pourrais reprendre l'argument sorite en demandant: où se situe la limite entre des unités et un tas, à quel moment le nombre de grains devient un tas? Dans la vie, je n'expérimente que des nuances de chaleur, mais jamais de limite ou de concepts censés déterminer les bornes contraires d'une propriété sensible, comme le chaud et le froid par exemple. Les bornes, je pense, n'existent pas, seule demeure la relativité et la nuance d'une qualité sensible telle que la chaleur ressentie par un référent déterminé.

Ainsi, il devient plus compliqué d'opposer quotidienneté et a-quotidienneté, car le nomade lui aussi se meut dans une forme déterminée et récurrente qui caractérise précisément la propriété fluente de sa vie et le changement auquel il est soumis quotidiennement. C'est qu'il existe précisément une forme de l'informe, car la conscience unifie sans cesse, elle est d'ailleurs pure unification, capable d'embrasser sous un seul sentiment le multiple. On peut tous penser par exemple au multiple avec un état d'esprit parfaitement unique, certainement que le mot nous y aide, et probablement d'ailleurs en est-il seul responsable. Notre conscience parvient parfaitement à arraisonner et à unifier le changement producteur de nouveauté sous un seul concept, à subsumer le divers lui-même sous une catégorie définie. C'est que dans la théorie des ensembles du langage, il n'existe pas de dehors, d'extérieur au langage car même ce qui est réellement hors du langage trouve sa forme sous une pièce du puzzle langagier.

Par conséquent, l'homme qui vit selon une déconstruction perpétuelle de sa quotidienneté, au moins en apparence, est à même de la créer selon d'autres plans et d'autres schèmes que ceux auxquels est habitué le sédentaire. Et là où ce dernier voit la nomadisation des esprits, des valeurs, des croyances et coutumes, comme un processus négatif de déterritorialisation, de déshumanisation, je ne vois personnellement que l'avènement d'une autre forme de quotidienneté, différente, singulière, et incommensurable. Je comprends la peur, mais n'excuse pas les mouvements d'autorité qu'elle peut générer, les gestes d'abolition et d'empêchement. Et si l'homme doit en passer par une transformation radicale de tout ce qui, soit disant, constitue son essence, alors soit, je ne vois là rien de négatif, je n'y vois que la continuation de ce que l'évolution humaine est. Tout en nous est le produit d'une évolution, tout porte la marque des transformations produites par la technique: notre estomac, notre station debout, notre dentition, notre cerveau, nos mains, nos pieds, notre peau, notre odorat, etc.

Alors je laisse s'accrocher à leur rêve ceux qui voudraient prétendre détenir l'essence de l'homme, je les laisse s'épuiser en maintes violences, en maints cris, en multiples gesticulations, car je suis confiant dans le fait que le temps balaye petit à petit chaque grain de sable amassé. Je m'amuse lorsque j'entends certains parler d'acosmisme et d'impossibilité de vivre dans le flux et le mouvement perpétuel puisque ma simple existence est un démenti de leur propos; puisqu'en outre nous parlons précisément de changement perpétuel, asseyant par là l'existence d'une forme fixe et unificatrice, celle de ce concept, posant la première brique d'une quotidienneté autre: la structure d'existence du nomade.

mercredi 4 février 2015

Expression artistique: de l'infini en puissance à l'infini en acte

Texte écrit le 15 Mai 2014, non publié à cause de son style trop académique. C'est le prélude à un travail de recherche sur l'expression, notamment à la question de savoir s'il est possible de conserver dans l'expression l'infinité indéterminée, la puissance de création qui est la source et le moteur de la production artistique, ou comment pallier la finitude de l'oeuvre. Je m'inspire pour cela d'auteurs tels que Montherlant, Valéry et Pessoa qui illustrent chacun à leur manière une réponse possible à cette question de la conservation de la puissance dans l'acte réalisé en oeuvre.

Pourquoi écrire, pourquoi produire une œuvre plutôt que rien ? Autant de questions que l'artiste est amené à se poser, dans une interrogation sur le sens de sa pratique : praxis ou poiésis, dans quel horizon se comprend la genèse d'une œuvre, de quel élan celle-ci surgit, portée par un effort dont il s'agit d'interroger les fondements. Tout acte semble causé par un manque, qu'il soit identifié ou non, conscient ou non, l'homme se meut par le désir, désir indéterminé, désir du désir qui l'amène à poursuivre des buts déterminés qu'il se fixe. Pourtant, à travers la singularité de ces buts, s'esquisse la puissance du simple désir de désirer qui demeure là, en filigrane, dans tous les actes et tous les objectifs qui ne sont que des prétextes à ce conatus. Pour qu'il y ait mouvement, disent les épicuriens atomistes, il faut du vide, or c'est probablement l'épreuve de ce vide qu'il porte en lui qui pousse l'homme à vouloir, à se porter vers l'extérieur et à prendre forme déterminée à travers les objets de son désir, les effets de ses actes ou le sens de ses paroles. L'expression artistique demeure quant à elle une réaction emblématique face l'épreuve de la vacuité intérieure, elle semble correspondre à un manque ontologique qui creuse l'individu de l'intérieur, faisant de son moi intime un empire dans l'empire de la réalité phénoménale, creusant ainsi le décalage entre un monde intérieur en apparence immense et une existence réelle dont la pauvreté dévoilée peut s'avérer douloureuse. Il y a autant d'artistes et de manières d'être artiste que d'individus, mais il existe une modalité de l'artiste qui s'explique notamment par ce manque ontologique, manque à être, impossibilité de se saisir d'une intériorité qui demeure voilée aux yeux du monde, définitivement celée par l'opacité du moi profond. On retrouve cela chez un poète comme Pessoa, dont l'existence et le statut social ne sont que les fines pointes d'un iceberg dont l'immensité demeure immergée sous les flots de l'intimité. Face à cela, le poète portugais s'inventera des hétéronymes, autant de reflets d'un moi dont la richesse infinie ne saurait se décliner sous une forme déterminée et figée, imposée par une existence spatio-temporelle définie et en acte. On peut encore prendre pour exemple Montherlant qui n'eut de cesse de poursuivre des expériences différentes tout au long de sa vie, afin de courir après une complétude que seule une existence imprimée en soi semblait pouvoir réaliser. Mais d'où vient cette distance, ce déchirement qui se fait parfois ressentir, chez certains individus, entre une intériorité semble-t-il infinie, et la finitude d'une manifestation phénoménale déterminée ayant comme perdue l'élasticité dont elle est issue ?

À la base de tout geste créateur est la volonté, volonté totale, indéterminée, terreau fertile de toutes les volontés particulières déterminées en une forme. L'homme, au fond de lui, se sent tout, il fait l'épreuve de sa liberté, s'imagine tantôt sportif, tantôt intellectuel, tantôt hétérosexuel, tantôt homosexuel ou bien les deux, nulle autre limite que celles de l'imagination. La liberté intérieure est la liberté apparente de pouvoir choisir, et avant toute chose de pouvoir se choisir. La plupart d'entre nous devenons tel ou tel statut social, telle ou telle personne par un choix préalable qui nous a vu phantasmer un avenir particulier, peut-être plus fort que les autres, et le réaliser par un long processus de morphogenèse sociale visant à réaliser ce qui n'était alors qu'en puissance. C'est précisément dans ce royaume de l'en-puissance que l'intériorité s'éprouve comme une liberté totale et une capacité à être tout et toutes choses. Le potentiel, l'implexe dira Valéry, qui nous caractérise en notre for intérieur est la simple possibilité d'être ce que nous désirons être, comme si à la base de nous-même, nous sentions pulser cette immensité informe de l'Être comme une condition de possibilité de toute chose et de tout étant. Ainsi, l'Être, Dieu, la Substance sont peut-être autant de noms pour définir l'infini absolu du possible, fondement de tout actuel, et l'informe qui prélude à toutes les formes. Ainsi la volonté humaine, ce désir du désir que nous sentons et qui nous meut est peut-être la première subjectivation de cette source dont nous semblons jaillir. L'homme, dans la force de sa volonté sent cette puissance illimitée de devenir, de faire advenir. C'est probablement la première épreuve de l'omnipotence, celle de la perfection de la volonté dont parle Descartes dans les méditations, volonté quasiment identique à celle de Dieu, probablement car elle en est l'expression la plus brut. On pense ici à un aphorisme de Nietzsche (Gai savoir, §285) où celui-ci compare l'homme à un lac et dit : « peut-être l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s'écoulera plus en un Dieu. » C'est peut-être de cette élévation dont il s'agit dans ce sentiment d'infini qui agite l'artiste, ce même sentiment qui fait préférer à Valéry le moment où la conscience se penche sur une pensée sans s'y perdre et s'y abandonner, demeurant dans cet état informe de lucidité totale qui s'apparente à la possibilité de toutes les pensées.

Si cet état intérieur semble d'une richesse insurpassable, à quoi bon s'agiter vainement dans la production d'une œuvre finie, incapable de retranscrire le vaste illimité dont elle est issue, vouée qu'elle est à trahir l'intention initial, l'élan créateur en tant qu'il est élan et possibilité de créer n'importe quoi ? C'est une contradiction que l'on décèle chez bien des artistes, chez un Flaubert par exemple qui se prend à rêver d'une œuvre parfaite qui serait précisément une œuvre indéterminée, une œuvre d'oeuvres pourrait-on dire : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien(...) », « Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » (Lettre à Louise Colet, 12 Août 1846). L'explication est peut-être à rechercher dans la dimension sociale de l'individu : ce dernier n'existe que par les autres et leur regard, c'est d'ailleurs le propre de la vérité d'apparaître dès qu'on est plusieurs, par consensus. On sait que la Cité chez les Anciens, la vie publique était le milieu indispensable à une réelle existence, l'homme n'était que par sa manifestation aux yeux de ses semblables, le collectif est le fondement sur lequel s'élève l'individu. Ainsi porter en soi cet infini virtuel peut être vu à la fois comme une richesse et comme une pauvreté : on parle d'ailleurs de richesse intérieure qui s’accommode bien souvent d'une pauvreté effective. L'artiste est donc tiraillé par cette sensation de puissance qui l'habite mais précisément parce qu'il est le seul à en ressentir la présence ou la latence, il ne peut que demeurer incertain face à ce sentiment et à son bien-fondé. Suffit-il de tout vouloir pour pouvoir tout et a fortiori de pouvoir tout pour être tout ? Plus le sentiment et la conscience de cet infini virtuel se font sentir, plus l'homme est voué à se creuser de l'intérieur, à habiter toujours plus profondément dans un envers de la réalité que lui seul connaît, infiniment éloigné de ses semblables et d'une partie de lui-même. C'est peut-être d'abord à ses yeux que cet infini doit être concrétisé afin que lui-même puisse y croire réellement : combien d'entre nous ont expérimenté un sentiment de compétence, une certaine assurance face à une tâche particulière et se sont pourtant révélés incapable de traduire cette certitude en acte, incapable de faire coller la réalité à l'idée. Voilà peut-être le premier problème de l'artiste : s'assurer que son sentiment corresponde bien à une réelle capacité, celle que la technique fera émerger en permettant par un long travail de dépasser l'inertie qu'impose la matière du monde à la versatilité de notre imagination. S’inscrire dans le réel, rendre le possible actuel est un défi qui permet dans un premier temps de sa rassurer soi-même face à la crainte de la vacuité, cette peur d'être finalement sans contenu réel. Dans un second temps c'est pour sortir de cette solitude existentielle que l'artiste tend à se manifester au monde dans la production d'une œuvre. Par l'oeuvre il se rend ainsi saisissable non seulement pour lui-même, mais aussi pour autrui, ce témoin essentiel dont le regard et le jugement ont le pouvoir de valider et d'incruster l'existence dans l'épaisseur du réel.

En effet, comment savoir si la virtualité a une réelle existence pour nous qui avons placé la vérité dans le phantasme de l'objectivité ? N'ayant point confiance en nous, il nous faut en passer par l'autre et par le consensus afin d'attester des choses et de leur vérité ou authenticité. Il nous semble ainsi douteux que cette existence intérieure ait une quelconque valeur si nul ne peut la voir et s'en saisir. D'ailleurs, le possible, aussi illimité soit-il ne tend-il par vers le néant ? Qu'est-ce à dire qu'une chose est illimitée ou infinie en puissance si ce n'est précisément dire qu'elle n'est pas ? Le seul infini achevé que l'on puisse concevoir est précisément celui du possible en tant qu'il est le fondement de tout actuel. En effet, tout actuel est délimité et déterminé par ce qu'il n'est pas, par la place d'autres actuels contigus permettant d'en tracer les contours, de lui conférer une forme. C'est précisément la forme qui est saisie par le regard 'autrui, c'est elle qui est inscrite dans l'étoffe spatio-temporelle de la réalité que nous connaissons. Si le possible est infini c'est précisément parce qu'il n'est encore rien, un rien qui n'est pas le néant absolu (qui, lui, demeure même impensable sous peine de se dissoudre), mais un fondement ou une condition de possibilité. En tant que condition de possibilité, ce qui est en puissance est précisément une totalité absolue parce qu'il contient en germe, un germe qui n'est rien, c'est à dire qui est dénué de forme, tout ce qui pourra venir à être. Probablement que nous pressentons cette sorte de vérité mathématique qui peut s'illustrer dans la liberté et le choix : nous savons que dans la possibilité du choix réside la liberté, pourtant nous savons aussi que sans la réalisation d'un choix, cette liberté n'est rien ou pas grand chose (on pensera ici à la liberté d'indifférence chez Descartes). En effet, comment savoir que nous sommes libres de choisir dès lors que nous ne choisissons jamais ? La comparaison a toutefois ses limites puisque ne pas choisir peut constituer en soi un choix. Mais on voit, même dans un tel cas, comment la multiplicité initiale des possibles se résorbe dans l'acte de choisir qui pourtant fait « exister » la liberté, en tout cas l'inscrit dans l'ordre des phénomènes. Ainsi pour l'artiste créer s'avère-t-il une nécessité afin que son art existe, rester dans le royaume infini des possibles s'apparente à n'être pas artiste, seule condition à même de réaliser en un état immédiat la totalité des artistes possibles. Il faut donc se soumettre à l'épreuve de l'oeuvre pour s'affranchir de la totalité illusoire du virtuel mais par ce choix, on renonce aussi à l'infinité immédiate qui était vécue auparavant.

Par conséquent sortir du virtuel c'est entrer de plain-pied dans la détermination et la singularité, c'est se soumettre à la loi du nombre et donc renoncer, du moins de prime abord, au phantasme d'une œuvre qui serait expression de la totalité des possibles. L'artiste semble soumis à une dure nécessité spatio-temporelle qui soumet toute chose à la forme et à l'instant, il se voit donc contraint de donner un objet à son élan créateur, de viser un but, un idéal déterminé. En effet, la totalité si elle se vit sous la forme d'une volonté de vouloir, ne peut se représenter artistiquement que sur le support défini du symbole. En témoignent les nombreux (plus de soixante-dix) hétéronymes de Pessoa chargés d'actualiser la totalité d'un être qui ne peut se donner dans la réalité sans la détruire ou la surcharger totalement. En effet, si cette infinité intérieure de l'artiste, infinité de la puissance d'être, pouvait se réaliser, elle deviendrait la totalité du monde physique, prendrait toute la place pour devenir la projection phénoménale d'un solipsisme. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans cette infinité intérieure de l'implexe : nous ne rencontrons en nous que nous-mêmes, que nos propres représentations car nous sommes la condition de possibilité de toutes nos représentations, peu importe que leurs causes soient extérieures (on pense alors aux structures a priori kantiennes et le rapport qu'elles entretiennent avec la chose en soi). L'univers extérieur semble s'ériger comme une barrière à notre solipsisme, barrière qu'il ne peut surmonter totalement, contraint que nous sommes à s'inscrire peu à peu et de manière déterminée et singulière dans un réel à l'altérité rebelle, imposant ses contraignantes lois. La seule manière pour l'artiste d'inscrire sa loi dans le réel est d'en passer par les lois du réel lui-même, en les détournant à son profit. Travail laborieux permis par la technique, processus de transsubstantiation dans lequel l'artiste apprend à habiter le support de la réalité en le surchargeant d'idéalité. Cette discipline s'apparente à un deuil perpétuel, celui de la volonté et de sa toute-puissance phantasmée, exigence d'une infinité achevée et immédiate que seul la potentialité peut réaliser. Créer est donc le lent apprentissage de la finitude, l'épreuve d'une altérité qui nous excède de toutes parts et exerce sans cesse sa pression sur nous. Cette pression est à la fois souffrance mais aussi délivrance puisqu'elle assure assise à l'artiste en lui fournissant le contenu qui lui manquait et surtout la forme seule à même de fournir un lieu (chorà) à cette matière. Cohabiter avec cette altérité c'est de toute évidence ne plus être qu'une partie, c'est accepter de perdre la totalité potentielle qui nous sert pourtant de fondement. L'artiste produit donc une œuvre qui semble cristalliser une image de cette intériorité bouillonnante en la figeant, c'est à dire en l'appauvrissant irrémédiablement de sa dynamique initiale.

Il existe en effet une opposition entre l'immédiateté de l'oeuvre et la médiation qu'est la vie intérieure de l'artiste, en perpétuelle différenciation. Comment un sujet, une représentation déterminée pourrait-elle traduire cette dynamique temporelle propre à l'humain ? Le temps fait du sujet une forme de formes, c'est à dire qu'il subsiste comme un substrat sous-jacent à tous les états de sa vie, à toutes les déterminations par lesquelles il passera. Or l'oeuvre est un produit fini, plus spatial que temporel en tant qu'il est un état déterminé, coupé de sa source et de sa dynamique évolutive. Comment l'artiste, qui voudrait transmettre par une œuvre inchoative, la source même de sa créativité en tant qu'elle est possibilité de faire advenir, pourrait-il le faire par l'intermédiaire d'une chose aussi inerte qu'une œuvre d'art, bourgeon pétrifié, instantané pris sur le vif d'un mouvement qui continue ?


Il faut donc se détacher de l'objet de la représentation artistique afin de pouvoir opérer la synthèse entre ces deux opposés que sont l'immédiateté de l'oeuvre finie et la médiété de la création. Or quoi d'autre que la forme pour retranscrire au mieux cette temporalité de l'artiste qui doit s'imprimer en autrui comme un germe propre à rendre possible la création, prêtant pour ainsi dire sa voix à celui qui peut désormais chanter par elle. Ainsi l'oeuvre d'art n'est plus dès lors qu'un support convoyant une forme, un style ; c'est par ce style que l'artiste va pouvoir inscrire sa temporalité, c'est à dire sa volonté en tant qu'elle est puissance d'être. La forme de l'oeuvre peut s'apparenter à un souffle (pneuma) chargé d'informer le contenu de l'oeuvre, mais ce souffle n'est pas nécessairement attaché à la singularité de l'oeuvre, la forme en tant que mouvement peut s'ériger en fondement et en condition de possibilité. Par la forme qu'il donne à son œuvre, l'artiste a la possibilité de réintroduire une temporalité à ce qui était alors figé et comme détaché de lui, mort. L'expérience du style chez le récepteur de l'oeuvre va précisément l'informer d'une tonalité particulière, d'une façon de faire et de voir qui peut s'apparenter à la projection dans le récepteur de l'implexe de l'artiste, en passant par le support de l'oeuvre. Cette dernière n'a, pour ainsi dire, que le rôle de messager, convoyant un code que la conscience du récepteur devra interpréter, un diapason qui lui permettra de s'accorder sur une note fondamentale à partir de laquelle les compositions ultérieures vont se construire. L'artiste se réveille en son récepteur, et par son style peut ainsi s'incarner en autrui en lui proposant la forme de sa temporalité intime, le système de son implexe en tant qu'il est un fondement du devenir et non un aboutissement de l'être.

jeudi 18 décembre 2014

Routine et improvisation physiologique

Avec le temps, il m'a été donné l'occasion d'accumuler un certain nombre de savoirs empiriques sur la manière d'employer le corps à travers le sport. Le sport est un véritable langage qui s'apprend et le pratiquer en artiste est une entreprise de longue haleine qui nécessite une véritable synergie entre la pratique et la réflexion.

On est souvent tenté lorsqu'on pratique un sport, et je pense surtout au développement kinésthésique en général, de suivre fidèlement une rigoureuse routine. Celle-ci rassure et structure puisqu'elle fournit au pratiquant un cadre propre à créer une familiarité ainsi qu'un référentiel procurant la possibilité de mesurer une certaine progression. Toutefois la routine est aussi un dangereux piège pour le sportif et j'expliquerai pourquoi après avoir développé quelques points d'intérêt qu'elle apporte malgré tout.

Lorsqu'on débute une pratique sportive en général, il est certainement très utile d'élaborer une structure d'entraînement avec plusieurs mouvements qu'il faut répéter un certain nombre de fois. Ainsi il est possible de mesurer la progression tout comme il est aussi donné l'occasion de bien intégrer certains mouvements sans se disperser. Un pratiquant se retrouvant sans guide et sans orientation serait vite déboussolé par l'océan des possibles, à tel point que tous ces possibles se réduiraient finalement à rien (la possibilité infinie étant une impossibilité et inversement). Il lui faut de préférence organiser son entraînement. La répétition acharnée de certains mouvements est un très bon moyen de fixer des habitudes au sein de la mémoire corporelle. En outre, la répétition et l'effort pour en augmenter le nombre posent souvent des questions intéressantes au sportif à travers toute une série de signaux que va exprimer le corps. Les courbatures sont par exemple une information que l'on doit apprendre à interpréter et à comprendre. Mieux, les blessures sont une véritable bénédiction lorsqu'elles ne sombrent pas dans le handicap trop lourd et irréversible.

La blessure est inévitable et c'est à elle que se heurtera quasi inévitablement tout sportif qui voudrait répéter un mouvement de manière systématique et prolongée. Elle témoigne de la mauvaise exécution de ce mouvement ou bien du mauvais contexte dans lequel celui-ci est exécuté. Le pratiquant apprend alors que pour contourner cette barrière, il doit réfléchir à sa pratique et comprendre le langage du corps et sa grammaire. Petit à petit et par un travail patient ponctué de tâtonnements et d'erreurs, le sportif apprend à identifier plusieurs causes, il se dote alors de méthodes lui permettant face à une blessure, d'éliminer une à une les causes non efficientes afin de trouver le plus rapidement possible la source de la blessure. Sans la répétition qui vient pousser le corps dans ses retranchements, il se pourrait qu'un mauvais mouvement soit détecté bien moins vite, étouffé sous la résilience idiosyncratique de chacun.

Ainsi, dans la répétition et la durée, s'inscrivent des apprentissages essentiels qui seront un socle indispensable à qui veut comprendre le langage de son corps. Mais encore, ce lent travail de solidification pose les bases d'un schéma corporel solide en établissant une certaine force de fond qui sera par la suite mobilisée à bon escient dans l'exécution de tous les mouvements de la vie ainsi que d'éventuels mouvements futurs encore inexpérimentés.

Cependant, combien de pratiquant se laissent prendre au piège de la routine et dès lors qu'ils ont trouvé une certaine zone de confort, à la fois dans l'exécution et dans la progression, ne dévient plus d'un pouce de leur programme établi? Combien alors se retrouvent face à l'incapacité de leur corps à mobiliser correctement une force pourtant durement acquise lorsque les exercices changent et induisent une sollicitation physiologique différente? Qui n'a pas expérimenté le trouble de ce sentiment d'impuissance a priori injustifié finira par en faire l'expérience. Voici les leçons que j'en ai tiré.

La routine est un piège d'abord physique puisqu'elle fige le corps dans des schémas rigides qui en réduisent la fonctionnalité à des gestes très précis et ordonnés. Le corps au départ très malléable et polyvalent devient alors pareil à une pièce mécanique, parfaite dans l'application de certaines forces et parfaitement incapable de la moindre nouveauté. Un piston conçu pour se mouvoir verticalement ne pourra pas exécuter une force horizontale, la routine fait du corps une pièce mécanique au schéma verrouillé. Mais la plus grande addiction est psychologique puisque la routine en familiarisant à un même effort et à une même souffrance (souffrance relative et non existentielle) en font un rituel dépourvu de sens qui perd alors tout son caractère d'épreuve. De plus, l'accoutumance tend à lisser les sensations du corps qui, par manque de variété, perd en sensibilité, de sorte que le pratiquant ne sent plus dans ses infinies ramifications chaque subtilité des mouvements qu'il effectue. L'habitude rend incapable d'un véritable effort et peu à peu réduit l'interface de sensibilité du corps tout comme sa volonté.

Un sportif entraîné et éprouvé à la routine gagne donc énormément à en réduire l'usage à l'apprentissage très ponctuel de mouvements ou plus généralement à la formation d'une force musculaire particulière. La routine peut donc trouver grâce à ses yeux, mais lorsqu'elle demeure de courte durée et abandonnée une fois l'objectif atteint. La sensibilité physique est une véritable interface, le corps est au départ plutôt informe en ce sens où il peut prendre diverses formes, c'est à dire s'adapter à divers mouvements. Toute routine tend à le figer dans une forme de sensibilité réduite. Ainsi briser la routine par la variété des exercices a pour grande vertu d'augmenter l'interface de sensibilité physiologique en rendant le pratiquant apte à sentir son corps de diverses manières, faisant ainsi ressortir la singularité de chaque exercice. Le développement kinesthésique est pareille à une étendue que la variété augmente et étire sans cesse, c'est donc grâce à son étendue que vont pouvoir se développer les diverses nuances qui forment le soubassement d'une mélodie et du plaisir de jouer de son propre corps. Si la routine, permet au départ de créer la sensibilité kinesthésique en la parcourant de manière intensive (de plus en plus profondément au sein d'un mouvement particulier), la diversité permettra ensuite de placer cette intensité dans une sensibilité extensive seule à même de procurer au pratiquant ses gammes, c'est à dire ses bases harmoniques dans la pratique du corps.

Rompre avec la routine c'est aussi savoir replacer le corps dans l'inconfort, qui se transforme peu à peu alors en simple nouveauté. Plus le pratiquant prend le temps d'apprendre de nouveaux mouvements, plus le fondement kinesthésique qu'il a construit sera mobilisé à bon escient et ce dès la découverte d'un nouvel exercice. Apprendre réduit le temps d'apprentissage, découvrir augmente la capacité à recréer de la familiarité kinesthésique car on ne subit plus alors le nouveau mouvement comme une contrainte entièrement façonnée par l'extérieur, mais on est à même de l'expérimenter de l'intérieur, comme un mariage entre la souplesse de notre forme propre et les contraintes extérieures imposées par les spécificités de l'exercice. Prenons l'exemple de la planche: pour un pratiquant sachant diversifier son entraînement et évoluer dans le changement, il sera certainement moins difficile de dépasser la barrière imposée par la souplesse des poignets nécessaire à la réussite du mouvement, parce qu'au lieu de faire du sol et de l'angle formé par la main et le bras un obstacle extérieur que l'on subit, l'athlète retrouvera au contraire de quoi mobiliser une souplesse déjà rencontrée et travaillée dans d'autres mouvements pouvant s'approcher des mêmes réquisits. Ainsi franchir le pas sera moins long car la forme sensible propre à ce mouvement aura probablement déjà plus ou moins une place dans l'extension kinesthésique de l'athlète et il ne s'agira dès lors plus que de développer en intension cette note singulière. Pour l'adepte de la routine n'ayant jamais placé son corps dans une situation s'approchant des contraintes de la planche, il s'agira alors de repartir quasiment de zéro en cherchant à créer de rien cette forme kinesthésique encore inexistante.

Il est important de voir notre sensibilité physiologique comme une forme ou plutôt comme une forme de formes. Plus la méta-forme est informe, c'est à dire plus elle s'inscrit dans le temps et la transformation (exploration ou voyage), plus elle sera à même de contrôler au mieux et de jouer avec une vaste diversité de formes différentes. Au contraire, plus cette méta-forme est figée dans une manière bien particulière de jouer, moins elle sera à même de composer des mélodies et rythmes variées. On peut poursuivre l'analogie musicale plus loin en comparant l'athlète au musicien, un musicien débutant va continuellement répéter ses gammes et apprendre par la répétition des morceaux tout faits, tandis qu'un musicien plus avancé cherchera à développer son oreille et sa capacité d'improvisation et d'harmonisation avec d'éventuelles stimulations pour lesquelles il ne s'est pas spécifiquement préparé. À terme, le but ultime de l'athlète est de pouvoir continuellement développer son corps à travers le simple plaisir du jeu et de la libre création.