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dimanche 8 août 2021

Le réel et l'utopiste

 Il m'arrive trop fréquemment, lors de tentatives de débat politique, d'être confronté à une ou deux croyances adverses qui amènent mon interlocuteur à être persuadé d'être dans le camp de la vérité, face à un curieux contradicteur dont le verbiage philosophique n'a de sens que dans un paradigme idéel totalement coupé de ce qu'il nomme le "Réel". J'ai pourtant entendu pléthore de locuteurs employer ce terme de "Réel" pour s'en réclamer, et tous avaient comme unique point commun de ne fournir de celui-ci que des versions à chaque fois différentes et souvent contradictoires. En tant qu'"utopiste", il me faut donc analyser brièvement cette notion de "réel" dont je serais déconnecté et, par là, privé de légitimité dans un discours qui, précisément, n'aurait plus aucun référent.

Plusieurs arguments intéressants reviennent le plus souvent lorsque je demande à ces personnes quel est le réel dont ils parlent. D'abord on peut parler du préjugé physicaliste qui consiste à dire, par exemple, qu'une sensation (telle que la douleur ressentie après un coup) est réelle. Ensuite, il y a le préjugé factuelle, qui consiste à dire que le réel c'est telle ou telle situation économique, politique, sociale vécue par mon interlocuteur; par exemple travailler tous les jours de la semaine dans l'acception capitaliste du terme, payer des impôts, faire les courses, etc. Ces illustrations du réel sont censées me convaincre, par la certitude immédiate qu'on leur prête, que les critiques que je porte à un état donné de l'organisation des sociétés humaines sont nécessairement utopistes et irréalisables. Pourquoi le seraient-elles? Il semble qu'une réponse à cette question serait le fait que ces critiques cherchent à promouvoir (en lieu et place du système économico-politique actuel) un autre agencement des rapports de forces et un autre paradigme de l'activité humaine qui serait trop éloigné de celui que nous connaissons.

Attardons-nous un instant sur ce point. Si, par exemple, une redistribution moins inégalitaire des richesses créées par l'activité économique était quelque chose d'utopique, il faudrait expliquer d'une part comment cette utopie a déjà pu se produire à certains moments de l'histoire humaine, a cours encore dans certaines sociétés (qu'on appelle ironiquement "primitives"), se produit même au sein des systèmes capitalistes (dans certains contextes tels que la sécurité sociale par exemple). Il semblerait que l'utopie d'un tel projet résiderait exclusivement dans le fait qu'il prône un état de l'organisation économique différent de celui qui est en place. Mais lorsque l'on écoute parler les personnes qui jugent ces idées utopistes, ils prônent eux aussi une réforme du système économique, simplement leurs réformes sont moins radicales et consistent en des ajustements leur permettant de mieux tirer leur épingle du jeu. Mais qu'est-ce qui permet justement de dire que certains changements sont radicaux et impossibles et d'autres réalistes et pragmatiques? Il semble que la réponse à cette question réside dans le fait que les changements radicaux s'attaquent à la structure d'une organisation politique et économique, tandis que les propositions des "réalistes" s'appuient sur cette même structure et la légitiment en la naturalisant, souhaitant simplement qu'elle subisse quelques adaptations et ajustements qui permettraient au rapport de force d'être plus en leur faveur. Un rapport de force qui serait en faveur de tous et qui nierait la possibilité, pour certains, d'amasser des richesses en quantité incommensurable serait alors utopique parce qu'il nécessiterait des transformations structurelles qui sont, en droit, irréalistes.

D'une part, qualifier ces transformations structurelles d'irréalistes demeure problématique puisque, souvent, le seul argument en la faveur de cette qualité irréaliste réside dans l'induction historique. À partir de tentatives passées, qu'on juge correspondre à cette velléité de transformation structurelle, qui se sont soldées par des échecs, on en infère que cette dernière est irréalisable. Il y a là, d'abord, une erreur logique qui consiste à induire à partir de faits particuliers et contingents une vérité générale, universelle et nécessaire. La logique ne le permet pas. Lorsque la sécurité sociale fut mise en place par Ambroise Croizat, il y a fort à parier qu'elle aurait été jugée utopiste plusieurs décennies en arrière. Pourtant, une telle chose existe encore aujourd'hui, à l'encontre, il faut le reconnaître, de tout le mouvement néo-libéraliste dominant.

En réalité, cette accusation d'utopie n'est pas recevable pour plusieurs raisons. Considérer qu'un but quelconque que l'on se fixe, est tellement éloigné d'un état donné qu'il devient en droit irréaliste, est une contradiction logique. Il n'y a aucune loi qui permette d'affirmer qu'une organisation politique et économique humaine quelconque constitue un état d'équilibre naturel, une forme homéostatique (telle qu'un organisme quelconque) déterminée par des lois naturelles qui en préviendraient tout éloignement. Encore une fois l'histoire infirme, par des occurrences particulières, une telle généralité de la loi. D'autant plus que le capitalisme demeure relativement jeune au regard de l'histoire des sociétés humaines. Ensuite, il est évident que fixer des objectifs éloignés ne constitue pas en soi une impossibilité telle que le jugement définitif d'utopie puisse leur être attribués légitimement. L'homme parvient aujourd'hui à voler alors même que cela aurait pu paraître totalement surréaliste à un mésopotamien de la cité D'Ur (fut-il besoin de remonter aussi loin...). En fait, ce qui ressort de cette accusation d'utopisme est clair: un certain état des choses, fruit de conventions humaines, a été naturalisé par tout un ensemble de personnes qui voient dans ces conventions et leur produit, le fruit d'une nécessité presque naturelle, c'est à dire d'une nécessité qu'il n'est pas possible, en droit, de remettre en question. Il devient aussi incongru à leurs yeux de remettre en question le système capitaliste que de remettre en question la mortalité des organismes humains (encore que le capitalisme parvienne à montrer, à travers le transhumanisme notamment, qu'un tel projet est légitime...).

Ce qui nous amène au préjugé physicaliste. Lorsqu'une personne considère que les sensations constituent le "Réel", il effectue par ce jugement une négation du projet scientifique. En effet, ce qui distingue le projet scientifique est précisément sa velléité à abstraire des contingences de l'expérience subjective la réalité sous-jacente, indépendamment des formes (phénoménales) par lesquelles elle se manifeste dans sa relation à un sujet. Un tel projet se construit en opposition totale à l'expérience subjective, ce qui permet à la physique de décrire un métal comme l'or en faisant abstraction de toute expérience possible par laquelle un individu pourrait le connaître sans intermédiaire, par son corps, et notamment ses sensations. Ainsi, les personnes qui affirment que le réel est constitué de leurs sensations se placent, de fait, en opposition à la science. Ce qui est problématique parce que ces personnes ne s'en rendent pas forcément compte, et si tel était le cas, il est assez certain qu'elles désavoueraient totalement une telle opposition.

Une sensation, bien qu'elle constitue pour un sujet donné, l'ultime et absolu fondement de toute expérience, ne saurait constituer le réel en tant que chose en soi, en tant que ce qui subsiste sous les déterminations subjectives à travers lesquelles il s'offre, parfois de manière contradictoire (en fonction des attributs du sujet qui l'appréhende). Lorsque ces personnes se considèrent "dans le réel" en parlant de leurs sensations, elles s'imaginent être en prise immédiate avec la chose en soi, lors même que leur expérience n'est que la médiation qui s'effectue lors de la relation d'un sujet et d'une chose à travers la constitution d'un objet d'expérience. Nul n'est en prise immédiate avec le réel (si une telle chose existe). Et il y a une grande violence à affirmer le contraire puisque cela revient à se faire soi-même la mesure de toute chose, à faire de son expérience subjective le critère de toute réalité et par conséquent de toute vérité. Pourtant, si nous croyons effectivement que l'expérience du rouge, par exemple, est universellement partagée, de fait nous n'en savons absolument rien.

Pour toutes ces raisons, je me méfie grandement des personnes qui affirment haut et fort être dans le "réel" tandis que d'autres ne seraient que dans les idées. Le réel n'est-il pas précisément une idée? Comment affirmer d'ailleurs qu'une telle chose existe? Lorsque nous appréhendons le réel à travers l'expérience phénoménale, ne le faisons-nous pas à travers note conscience subjective, c'est à dire précisément à travers nos idées? Toute sensation est polysémique: une douleur peut devenir plaisir dans certains contextes, elle peut aussi être le produit d'un crime et détruire celui qu'elle affecte ou encore être le résultat de la bravoure et ainsi galvaniser en fonction des contextes. On voit bien que toute sensation est intriquée dans un ensemble de jugements à travers lesquels s'entretisse sa valeur. La douleur n'est pas une sensation, elle est un jugement qui émerge d'un fond représentatif. Le réel que nous constituons est une représentation. Quelqu'un qui vous accuse de verbiage philosophique tandis qu'il prétend dire le "réel" est simplement quelqu'un qui ne sait pas voir les lunettes qu'il porte sur les yeux, qui ne parvient pas à percevoir et identifier les représentations qui lui servent de préjugés et colorent son expérience de la teinte d'un jugement qu'il confond alors avec une donation immédiate et brute du réelle. Cette personne, au lieu d'être dans le réel, est dans les croyances, comme nous le sommes tous, mais l'ignore ou ne veut pas le voir. Le réel n'appartient à personne.

Je n'ai jamais pu avoir de réponses précises aux problèmes que je soulève ici, probablement car il m'a toujours été impossible de parvenir au bout de mon argumentation dans une discussion de vive voix sans que celle-ci dégénère rapidement. J'ai toujours fait face à un aveuglement borné de la part de mes interlocuteurs qui semblent refuser systématiquement de répondre à mes arguments par d'autres arguments logiquement valides. Pour ça, je demeure inexorablement étranger à toute une large majorité de mes concitoyens qui ne souhaitent pas écouter ce qu'ils jugent être des élucubrations philosophiques. Je demeure, pour eux, dans l'erreur, le flou, l'utopie et nous ne pouvons communiquer sur des bases saines parce que j'ai tort a priori. Il y a là une violence difficilement concevable qui me fait considérer à chaque tentative de débat, la possibilité de me retirer du monde et de la société de ces "réalistes", car la douleur est profonde et vive de vivre dans un monde fracturé où l'on se tient du mauvais côté de la barrière. Je n'ai aucun espoir. Je constate des mécanismes de défense dont la solidité repose sur la nécessité vitale et la conservation de soi que je ne saurais vaincre. Je n'ai que la raison, la logique impuissante, et plus j'écoute les gens parler, plus je constate que ce qu'ils nomment "réel" consiste en la concrétion dense et acérée d'émotions qui semblent vaccinées contre le péril rationnel. Je n'ai nulle place en ce monde, nul ami, nul avenir car il n'y aura pas de reconnaissance, il n'y aura, semble-t-il, que cette éternelle lutte perdue d'avance, d'une poignée d'idéalistes face à ceux qui habitent le réel et par conséquent peuvent seuls exprimer la vérité.

Je suis si fatigué de tout cela, et meurtri. Appartenons-nous vraiment encore à la même espèce?

dimanche 31 mai 2020

Les gens n'ont pas le temps



Les gens n'ont pas le temps.

Il faut aller bien vite pour cueillir le printemps.
Dans ce monde livide
Combien de nous lévitent
Et vivent pleinement.

Les gens n'ont pas le temps.

Ne vois-tu pas comment
L'on fabrique les vies
Démoulées à la chaîne
Par la vile industrie.

Les gens n'ont pas le temps.

Pour un peu c'est la fin
L'on n'aura vu du Tout
Qu'un peu de sable fin
Sur tube cathodique.

Les gens n'ont pas le temps.

Se disent catholiques
Pour croire au lendemain
Qu'un siècle noir abrège
À une peau de chagrin.

Les gens n'ont pas le temps.

Les étoiles brillent encore
Depuis l'aube hivernale
Jusqu'au chant vespéral
Les jours sentent la mort...

Les gens n'ont pas le temps.

Il faut chasser l'argent
S'acheter pauvres rêves
Qu'un train d'ondes sans sève
Du soir au matin vend.

Les gens n'ont pas le temps.

D'être heureux d'être au vent
Il faut être au courant
Et se noyer dedans
Pour être socialement.

Les gens n'ont pas le temps.

Il faut ouvrir la brèche
Mettre feu à la mèche
Transfuser dans le vent
L'odeur salée du large.

Les gens n'ont pas le temps.

Tous esseulés en marge
À côté de l'instant
Où attendent les anges
Qu'on ouvre grand les cages.

Les gens n'ont pas le temps.

Pour cela il nous faut
Faire vibrer tout l'espace
Et briser le miroir
Qu'on a mis à la place...

Les gens n'ont pas le temps
Mais les poètes l'ont
Qui ouvrent les paupières
Du siècle agonisant.

vendredi 24 novembre 2017

L'Embuscade

J'ai conçu ce texte, un peu détonant avec mon style habituel, après la lecture de Dead Line d'Hervé Prudon. J'ai eu envie de réaliser quelque chose du même acabit. Je fais toujours la même chose quand un style me parle, je l'imite toujours un peu grossièrement  jusqu'à ce qu'il s'incorpore au mien, quitte à ce qu'il n'en reste que de subtiles touches presque insensibles au final. Ce poème est ma manière à moi de digérer un écrivain qui a changé à jamais ma relation à l'écriture, comme d'autres l'ont fait auparavant - chose qui se fait malheureusement de plus en plus rare...

C'est un poème illustré, qui doit être agrémenté de photos. J'ai proposé à un ami photographe de les réaliser, mais au vu des résultats obtenus jusqu'à présent lorsque j'ai proposé à des proches de participer avec moi à un projet artistique, je préfère anticiper un non-résultat et je le publie tel quel - bien qu'il puisse encore évoluer... Quitte à ce que le projet aboutisse réellement un jour... Si quelqu'un est inspiré je suis preneur. J'ai maintes idées de photographies pour ce texte.

Au réveil: chômeur. Au coucher: chômeur. Chômeur dans les magasins, chômeur dans les parcs, chômeur dans les laveries automatiques, chômeur dans les bars, chômeurs dans les vagins, chômeur dans la main, chômeur la veille et chômeur le lendemain. On dit que c'est de ma faute, que j'ai ma part de responsabilité là-dedans, que c'est bien beau d'accuser société, mais j'ai quand même le choix de travailler, non? Peut-être que tout ça est vrai, après tout j'en connais des perdus comme moi, des qui n'ont pas trouvé de place où être heureux dans l'engrenage mais qui s'en sortent quand même. Alors peut-être qu'on peut blâmer les mauvais aiguillages du destin, comme ceux du turbin, mais en fait c'est vrai que c'est un peu moi aussi qui me suis mis là. Tout seul, comme un grand. Et depuis je suis toujours tout seul, avec le reste de la cohorte des inactifs, des branleurs, des glands. Moi j'aimerais dire tout de même que si le gland est tombé si loin de l'arbre, c'est parce que l'arbre l'y a poussé, il n'avait qu'à pas laisser traîner des branches aussi loin...

Je suis chômeur, accroché à mon canapé comme à la seule bouée où s'arrimer. Cela n'a pas toujours été comme ça, avant j'ai travaillé, j'ai même occupé des postes hauts placés, enfin, tout est relatif. Je crois que je n'ai été heureux nulle part. Alors pourquoi rester sur le canapé me direz-vous, après tout je n'y suis pas plus heureux que n'importe où... Parce qu'au moins je suis peinard, pas besoin de faire bonne figure si ce n'est pour le miroir, pas nécessaire d'être courtois avec des collègues qui ne le sont pas, complaisant avec des chefs qui sont des cons, et puis pas bien plaisants. Je n'ai de comptes à rendre qu'à moi seul. Certains jours, comme aujourd'hui, il m'arrive de trouver ça pire encore. Parce que si je déçois quelqu'un c'est avant tout moi-même, et si je ne fais rien alors que j'ai tout le temps du monde, je ne peux blâmer personne, forcé de constater à quel point je suis inerte, sans contrôle sur le véhicule de ma propre existence.

Être présent, mais sans trop y être non plus, voilà ce que chacun de ces boulots a voulu. J'ai tenté d'acquiescer, d'être docile mais bon, je n'ai pas pu. Je rêvais d'autre chose, et puis chaque fois que je touchais du doigt un rêve, j'en changeais aussitôt. Je n'étais pas facile à suivre, d'ailleurs personne ne m'a suivi, j'ai même fini par me perdre moi-même. Alors maintenant je ne descends plus de mon canapé, happé par les vidéos sur internet, c'est pire que la télé, il y a toujours quelque chose d'à peu près intéressant à regarder. Ce sont les gens inspirants qui réalisent maints projets, des oeuvres en pagaille, ce sont ceux là qu'on voit sur internet. Et moi je bois leurs gestes, je m'inspire de leurs succès, mon coeur s'affole, regonflé, j'exulte un peu sur mon tout petit canapé d'occasion, puis tout cela expire, s'enfuit dans quelques cris, une vaine agitation de mes membres qui pourraient, peut-être, mais... Tant pis.

La vie des autres qui passe devant mes yeux me ravie, et je me demande si l'on peut parvenir à crever tous ses rêves avec l'aiguille de la peur. Parce que si je suis chômeur, à la fois dans ma vie publique et dans la vie privée, c'est que j'ai peur voyez-vous. J'ai peur d'échouer, de louper tous mes rendez-vous, alors je n'en prends plus. Tout de même j'échoue là, devant l'écran et la vie des autres qui vaut d'être vécue, quand ma volonté se fait plus rare encore que mes écus.

Quand même, j'avais des capacités, je savais faire des choses, trop de choses même. Mais il ne semble pas y avoir de place pour ceux qui touchent à tout, pour les versatiles les volages. Aujourd'hui tu bosses à temps plein, tout est structuré, avec des créneaux en série, chaque vie est démoulée d'un grand bras articulé qui chie les destins à la chaîne. Et tout le monde accepte ça, s'engouffre derrière le voisin, attends docile dans les embouteillages le matin, et rentre le soir toujours dans les embouteillages. Je me demande si ce n'est pas nous qui sommes embouteillés... C'est quasiment les mêmes bouteilles avec une étiquette différente à chaque fois. Et qu'attend-on d'une boisson quelconque lorsqu'on en vend des milliers? Qu'elle ne varie pas, pas d'un iota, sinon c'est fichu pour l'industrie, impropre à la vente. Alors les gens qui n'ont pas le bon goût de toujours conserver le même goût, ceux qui voudraient changer de couleur, parfois de densité, ceux qui voudraient bien voir ce que ça fait d'avoir des formes différentes, originales, et bien ceux là on les met en bouteille quand même, avec l'étiquette "impropre à la consommation", en attente d'être recyclé.

Peut-être qu'ils ont raison, peut-être que la meilleure chose que l'univers ait à faire de nous autre, c'est de nous recycler, refondre dans une autre forme, au sein d'un moule plus solide, pour qu'on devienne enfin des choses, des objets utiles et familiers, sans surprise, mais qui offrent une prise. Le problème c'est qu'à force de casser toutes les anses qu'on a voulu coller sur moi, j'ai fini par ne plus savoir me porter, ni même me comporter en société. Au bout d'un moment c'était tout le temps le cas, je n'avais plus de poignée, aujourd'hui je ne sais plus par où me prendre, me reprendre, m'élever un peu au-dessus du niveau zéro de cette mer étale, voir létale, où le courant du temps me fait lentement dériver vers la sortie, la date de péremption. J'en viens à penser que ce sera pour le mieux, qu'il recommence le cosmos, qu'il reprenne les mêmes briques usées et qu'il montre aux autres ses talents d'architecte. Les gens se sont trompés sur Dieu, si c'est vraiment un gus du genre surhumain qui manigance tout ça, ce qui est sûr c'est qu'il n'a pas créé de paradis visité par l'humain. Le monde n'est ni bon ni mauvais, il est ce qu'il est. Quant aux paradis ils sont véritablement artificiels, au sens propre du terme. Une parcelle par ci dans les rêves, une parcelle par là dans l'amour. Un peu trop de paradis et voilà qu'il devient l'enfer. Dieu n'a pas créé ce dernier non plus, non ça c'est au crédit des hommes aussi. Les hommes qui se prennent à vouloir créer un monde à leur tour, une culture comme ils disent, où on cultive les bipèdes sans plumes avec des engrais, en les taillant, en sélectionnant les variétés qu'on veut voir se reproduire, puis en arrachant le reste pour le mettre au compost. Ce sont les hommes qui créent l'enfer monsieur, je n'ai jamais vu d'enfer ailleurs que dans les coeurs.

Je ne sais même plus pourquoi je vous parle de ça. Ah oui, chômeur à toute heure, mon destin, ma condition d'homme moderne. Les seules choses que j'accomplis à peu près correctement c'est faire sourire les gens. Soit par moquerie, soit par véritable humour. Parce qu'il en faut de l'autodérision pour continuer à s'accrocher à son canapé, à faire la planche, sans savoir ce qu'on attend dans l'océan d'ennui, sans véritable autre projet que survivre à la nuit. Là dans l'attente d'être heureux, comme si le bonheur pouvait vous tomber dessus comme une pluie... Même les gagnants du loto doivent se bouger le cul pour acheter leur ticket... Je ne joue jamais au loto. Mais je me déplace tout de même jusqu'au bistrot du coin, l'Embuscade, pas pour lire les journaux, mais pour lire les poivrots. J'ai toujours eu la passion des destins brisés, des vies minuscules, le récit des humiliés m'a toujours ému, leur souffrance est la mienne. J'aime apporter un peu de légèreté cynique, raconter quelques blagues, j'ai quelque répartie, il faut admettre... Mais bon ça ne pourrait pas devenir un travail puisque même ça j'arrive à le saloper. Je finis toujours par boire le verre de trop, oh pas parce que je ne sais pas où se situe la limite - je la connais trop bien -, mais bien parce que c'est précisément lui que je cherche. En toute connaissance de cause, comme lorsque je refuse de mettre mon CV sur le site de pôle emploi. Je vais au-delà des bornes, en hors piste - c'est bien la caractéristique des types comme moi non? - et ça finit toujours mal, on passe des blagues aux bagarres, on grogne sur ses frères à défaut d'avoir d'autres cibles. Le lendemain tout ça est oublié, le patron vous connaît, il ne vous en veut pas, les autres poivrots non plus, chacun s'excuse d'avoir été lui-même, le comptoir est notre tableau blanc, on y jette nos sentiments, on s'y exprime d'un style un peu brouillon, puis la nuit vient tout débrouiller.

Les marrons, je les mettrais bien dans la caboche des grands maîtres, ceux qui nous tiennent en laisse. Mais si vous en voyez souvent, moi pas. Au PMU du coin je n'ai encore jamais trinqué avec un Bolloré ou un Dassaut, sinon croyez-moi bien que j'y serais allé de mon petit fait divers; "la revanche absurde d'un raté" aurait-on lu sur les canards. Et puis ça n'aurait rien changé, ce qui est beau avec les systèmes, les structures, c'est qu'on ne les abat pas en abattant les unités qui les composent puisque celles-ci sont interchangeables. Comme nous, c'est une des choses que nous avons en commun. Tous des rouages dans un engrenage bien huilé. Ce sont les croyances qu'il faut abattre, en l'ordre établi, en l'inéluctabilité, en l'incompétence des masses, au danger de l'échec. Lorsque vous avez appris à marcher à votre gamin, il aurait pu tomber, tous les gamins du monde pourraient tomber, et d'ailleurs ils tombent parfois. Il ne vous est jamais venu à l'idée de dépêcher un représentant, de constituer une petite équipe de super-marmots qui marchent pour les autres, pour tous, qui décident, qui agissent, qui voyagent et vous racontent le monde, qui savent à leur place ce qu'ils ne pourront jamais savoir s'ils demeurent immobiles. Et pourtant, même si on la constituait cette équipe de rêve, cette crème de la crème, elle se casserait la gueule comme le reste des autres gamins, avant de se tenir sur ses jambes. Ayant oublié cela, nous sommes les enfants qui restent assis, qui obéissent et tendent la patte, inoffensifs.

Parfois, quand la mort me chatouille un peu trop, que je la sens dans mes fesses immobiles qui voudraient s'unir au vieux canapé, je me décide à sortir. Pour y arriver, il faut que je cesse de réfléchir, que j'abroge toute délibération séance tenante: la décision a été prise, elle devient une loi physique appliquant sa causalité sur mes atomes qui suivent, comme un effet nécessaire le mouvement impulsé. Je flâne dans les rues en regardant les gens affairés. Je bois une bière en terrasse et je les regarde passer, pressés. J'attends qu'ils sortent par troupeau, puis s'engouffrent dans les métros. L'homme est discipliné, contrairement aux moutons, dont il partage le destin, il n'a pas besoin de bergers en permanence. Le mouton est moins docile, plus indépendant que l'homme, sans berger il explore, va où on ne l'attend pas, un gros troupeau sans chien est ingérable. Alors que l'homme... Il suffit d'un bon dressage pour qu'il devienne son propre berger. Pire il se fait même un chien pour un troupeau dont il fait partie pourtant... Alors sirotant ma bière, j'observe les hominidés aller d'eux-même à leur lieu de travail au trajet balisé, que tous empruntent sans rechigner, blottis dans la masse de leurs congénères. Après cela, quand le calme est quelque peu revenu, je m'égare dans les gares, j'ai toujours aimé les trains, et les rails surtout. Je me place juste en face du terminus et j'observe les rails jusqu'à ce que la perspective les fasse se rejoindre, au loin, et je dérive et déraille.... J'imagine les paysages que je verrais si je les suivais là-bas. Je me demande quelles gares je traverserais, et jusqu'où les rails iraient-ils... La pensée que des amis se tiennent là, quelque part le long de ces lignes, me réconforte un peu je crois. Le train, du temps où je travaillais, c'était un peu ma liberté. Quitter Paris le long du chemin de fer qui n'avait rien de dur au fond puisqu'il m'ôtait enfin d'un enfer. Je me disais, lorsque je travaillais et que je passais près d'un chemin de fer: si je veux je m'en vais, j'achète un billet et hop plus qu'à s'envoler au-dessus des planches et des cailloux. Assis près de la fenêtre, les yeux dans le défilé des choses au dehors, en paix durant quelques heures, sans tâche à effectuer, sans possibilité de choisir ou de douter, acheminé inexorablement vers un futur moins triste.

Les femmes sont comme les trains pour moi aujourd'hui: on ne peut les prendre qu'en payant. Je me perds de la même manière devant une silhouette de femme, je m'égare dans son parfum, m'enroule dans ses cheveux, j'ai le vertige des possibles. Pourtant, à un certain stade d'inactivité, il semble que plus rien ne le soit. Il n'y a pas que le pouvoir d'achat qui se perde, il y a aussi le pouvoir d'être fier, le pouvoir d'entreprendre, le pouvoir de s'aimer, et le pouvoir de pouvoir... Alors je visite les femmes en fantôme, comme les destinations qui s'affichent dans le hall des gares. Un aiguillage mal foutu m'a jeté là, dans la toile de l'inertie, où la tisseuse est sans merci. L'autre jour j'ai suivi quelques minutes une jolie brune aux cheveux longs bouclés. Oh je vous vois venir, le pervers, l'ordure, mais c'est du harcèlement!! Pourtant j'y ai rien fait à la flammèche, j'ai touché avec les yeux comme on dit au bled, et même pas d'un regard licencieux. J'étais simplement ébloui comme devant un beau paysage qui vous tient en respect. Cette femme je ne peux même pas m'imaginer une seule seconde avec alors... Tout ce que je peux faire c'est lui inventer une vie à défaut de la connaître. Je songe à la légèreté qu'on doit ressentir lorsqu'on a les membres effilés comme des pinceaux, qu'on a des courbes qui ondulent comme ça, comme les flammes au vent. Elle doit avoir le monde à ses pieds c'est sûr, je me disais, mais au final ça doit être un drôle de calvaire quand tout le monde te veux pour ta beauté; c'est jamais que pour une idée, une idée qui échappe à presque tous; une idée qu'on ne sait plus trouver chez soi alors qu'on chasse chez l'autre. Comme moi qui la suit, esseulé dans un jour de nuit. On aurait dit une bouteille de parfum, un mannequin de plastique qu'on voit dans les boutiques. Puis, dans la vitrine justement je me suis vu, la femme s'est retourné. Je n'ai pas eu besoin d'un mot de sa part, j'ai juste filé dare-dare, décollé de mes songes comme un chewing-gum sans goût aux couleurs de la rue. Je dirais pas que ça fait palpiter mon coeur les femmes, mais ça agite quelque chose, un ultime bastion perdu dans la noirceur ambiante, un soubresaut de je ne sais quoi, peut-être la mémoire d'un membre fantôme. Voyez-vous lorsqu'on vous ampute de tout estime de soi, on vous vaccine aussi contre l'amour. Et croyez-moi les gens sont vaccinés contre vous aussi... Vous salissez tout le monde, même les belles femmes qui sentent votre regard voyageur, et dont la tour de contrôle lance des alertes incessantes au resquilleur, au renifleur, au grand malheur. Je vis dans un musée, interdit de toucher, mais un regard ça colle aux choses surtout quand il émerge de la poisse, alors on en vient à fermer les paupières sur des yeux sans larmes qu'on a asséchés. Même les putes sont déçues quand elle vous voit sortir des ronds de pièces de vos poches, elles vous entendent arriver, tinter comme la sirène des pompiers sur laquelle le monde s'écarte pour laisser passer.

PIN-PON, PIN-PON, fait la vie qui s'écoule au-devant de vous qui remontez à contre-courant. PIN-PON Pin-pon, pin-... Et le son diminue, de moins en moins aiguë, s'écrase dans les graves et puis bientôt n'est plus. Comme les émotions, comme la volition. Tout se tire pour des vacances éternelles. Au chômage la vie, idem pour la mort. Et l'existence oscille alors entre deux pôles, deux absolus qui s'unissent dans le ruban indifférent des jours: chômeur au réveil, chômeur au coucher. Mi-mort, mi-vif. Chômeur à toute heures.

Ni bonheur ni malheur vous entendez? Seulement chômeur, tombé dans l'Embuscade jusqu'au pas de trop.