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vendredi 16 juillet 2021

Pessoa: littérature et servilité du rêve

 "J'ai laissé derrière moi l'habitude de lire. Je ne lis plus rien sauf un journal par-ci par-là, littérature légère, et, à l'occasion, des livres techniques en rapport avec ce que j'étudie à ce moment-là et quand ma seule réflexion ne suffit pas. Le genre défini par la littérature, je l'ai quasiment abandonné. Je pourrais le lire pour apprendre ou par goût. Mais je n'ai rien à apprendre, et le plaisir que l'on retire des livres est du genre à pouvoir être remplacé avec profit par ce que m'offre directement le contact avec la nature et l'observation de la vie. Je me trouve maintenant en pleine possession des lois fondamentales de l'art littéraire. Shakespeare ne peut plus m'apprendre à être subtil, ni Milton à être complet. Mon intellect a atteint une flexibilité et une projection telles qu'il me permet d'assumer n'importe quelle émotion que je souhaite ou de pénétrer aisément n'importe quel état d'esprit. Quant à ce pour quoi l'on lutte toujours, dans l'effort et l'angoisse, l'être complet, il n'y a aucun livre qui puisse servir. Cela ne signifie pas que j'ai secoué la tyrannie de l'art littéraire. Je l'accepte, mais simplement assujettie à moi-même. Il y a un livre qui m'accompagne toujours -- Les aventures de Pickwick. J'ai lu, à plusieurs reprises, les livres de M. W.W. Jacobs. Le déclin du roman policier a fermé, à tout jamais, une de mes portes d'accès à la littérature moderne. J'ai cessé de m'intéresser aux gens qui ne sont qu'intelligents -- Wells, Chesterton, Shaw. Les idées de ces gens-là sont celles qui viennent à l'esprit de beaucoup d'autres qui ne sont pas écrivains; la construction de leurs œuvres est de valeur entièrement négative. Il fut un temps où je ne lisais que pour l'utilité de la lecture, mais maintenant je comprends qu'il y a très peu de livres utiles, même ceux qui traitent de sujets techniques qui peuvent m'intéresser [...]. Tous mes livres sont là pour consultation. Je ne lis Shakespeare qu'en rapport avec le "Problème de Shakespeare"; le reste, je le sais déjà. J'ai découvert que la lecture est une forme servile du rêve. Si je dois rêver, pourquoi ne pas rêver mes propres rêves?"

 

Fernando Pessoa, notes personnelles, non datées. Traduction Léglise-Costa.

mardi 9 juin 2020

Langage poétique et pluricosmicité

Il y a chez Valéry et la plupart des surréalistes un véritable refus du récit que j'ignorais il y a peu. Pourtant, j'en trouve chez moi les traces les plus flagrantes. Étant l'efflorescence d'un siècle où la littérature est dominée par le roman, j'ai ressenti par conséquence une sorte de déterritarialisation, d'acosmisme littéraire et existentiel dû à mon incapacité de me reconnaître une partie d'un tout exclusif. Le récit, s'il m'est agréable en tant que spectateur me semble être un exercice interdit en tant qu'auteur. Je peux en trouver certaines raisons dans la redondance, notamment, de l'acte d'écrire de ce qui est déjà celé en soi, signifié par un écheveau de sentiments et d'images qui forment la condition de possibilité même d'indéfinis récits. Écrire une actualisation définie de ce qui est impliqué dans le regard poétique qui l'excède me semble précisément n'être qu'un exercice, et un exercice qui ne me concerne pas en tant qu'auteur de poésie. Au contraire, il m'apparaît essentiel de conserver au lecteur un espace de mise en scène où il pourra se faire lui-même auteur de maints récits, à travers le prisme d'un regard, d'une tonalité et d'un style.

Chez Valéry, l'inachèvement est bien ce qui rend possible l'indéfinité des achèvements, des constructions. D'une part, il me semble important de répéter ce que j'ai déjà exprimé souvent dans mes textes: l'inachèvement n'est jamais qu'un point de vue, celui, comme dit Bergson, d'une attente déçue d'autre chose. Mais, dès lors que la lecture d'un état des choses change, il est possible de voir en celui-ci quelque chose de parfaitement achevé, et ainsi de ne jamais ressentir cette déception. D'autre part le poème -- dans l'acception toute personnelle que je m'efforce de décrire ici -- offre donc un élan, une dynamique, un rythme apte à proposer dans l'imaginaire récepteur la construction d'autant de mondes que sa volonté ou n'importe quelle détermination particulière lui permettra d'abord, et lui enjoindra ensuite, de produire.

Dans ce sens l'écriture n'est plus une parole aboutie mais une condition de possibilité du dire. Elle est une inchoation.

Le récit, quant à lui, est figé, il lui manque un peu de cette béance permise par la concision, l'ellipse, le fragmentaire. Il est à ce titre révélateur d'observer comment le récit romanesque use du non dit et de la suggestivité pour redonner malgré sa forme contraignante un espace de liberté au lecteur. On s'efforce donc de montrer les personnages, d'en décrire les gestes au lieu d'exprimer trop directement ce qu'ils ont en tête. Le récit offre au lecteur la possibilité de peindre un monde, mais plutôt comme un coloriage puisque la structure pleine agit comme un cadre non malléable.

La poésie, par son économie descriptive, par sa tentative de produire les formes subtiles et floues de la source même du devenir, de l'Être, invite le lecteur à construire lui-même les structures des mondes correspondants.

L'oeuvre poétique, par essence plus fragmentaire que linéaire, offre les pièces d'un puzzle que le lecteur est libre de reconstituer de la manière qu'il souhaite. En ce sens elle n'est pas un récit mais bien plutôt un langage. Et ce langage n'est jamais achevé, comme tout processus historique il devient, jusqu'à ce qu'il disparaisse ou cesse d'être en usage. Ce langage est néanmoins pleinement fonctionnel et constitue une grille axiologique et formelle complète d'agencements d'univers. Il est générateur de mondes, une fonction de pluricosmicité.

samedi 8 février 2020

Sur la petite scène

Plus grande entrée dans le journal. C'est que ma vie n'a rien à dire de neuf. J'ai bien compris que je n'étais rien, rien que le monde qui s'apparaît par mon interface singulière. Je ne suis qu'un outil commode qui trace des symboles sur l'indétermination primordiale.

Je suis le paradoxe de l'infime fragment qui veut redessiner le tout et le comprendre en soi comme chose donnée par lui.

Maintenant, je n'ai plus grande attente. Je me laisse prendre indolent. J'écris les impressions qui me traversent, les fulgurances de vérité qui n'en seront pourtant jamais. C'est le théorème d'une conscience enclavée qui produit ses propositions littéraires enflammées, lettres d'amour au monde jusque dans la haine qui consume.

Se consumer c'est bien. Ça fait passer le temps qui de toute façon doit passer. Et ça passe, ça passe en ajoutant ses unités au grand compteur d'années. Unités-symboles de rien, de tout, d'une différenciation dans le grand écoulement égal des choses. La société construit ses petits ensembles qu'elle ordonne en continuité pour se conter le récit d'exister. Je suis un sous-ensemble de l'ensemble, unité d'innombrables unités qui se défont en sèmes.

Un rythme, une esthétique ontologique, une métaphysique en être.

Les actes seront oubliées. La seule chose qui compte est l'éternité de l'instant vécu, le reste... Finira érodé par l'entropie, l'oscillation deviendra droite, la note aura été jouée.

Je passe emporté au hasard du destin sur un vélo d'enfant, avec des carillons tout plein qui sonnent dans les vents.

Le moment d'avant la question est la formule universelle des réponses.

Je suis d'entre deux lourds silences, comme un bruit nécessaire à son humble existence.

Les choses se taisent même à l'intérieur des sons. Chaque son est entrecoupé de silences entrecoupés de sons.

Je vais me taire plus souvent désormais. Je n'ai plus grand chose à me dire. J'attraperai mon âme instrument capricieux et je jouerai la musique de mon propre espace-temps. Je jouerai encore et encore avant que la lumière s'éteigne.

J'aurai fini ma tâche quand rien n'apparaîtra sur ma petite scène.