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samedi 2 octobre 2021

Paquet d'atomes effrayé

Inexorablement, avec une lenteur appliquée, ceux que l'on nomme humains me tuent, arrachent de moi, un à un, les morceaux de mon amour, piétinent le cadavre putride de cet espoir qui s'est déjà, depuis longtemps, détaché de ma peau. Je ne parviens plus à faire preuve d'empathie, à ressentir ce que mon supposé congénère est censé ressentir face au monde qui l'enceint. Après avoir réduit à l'esclavage les noirs durant des décennies, après avoir colonisé ou envahi des pays arabes, j'entends certains oser m'affirmer que leur culture est en danger, que des hordes de musulmans viendraient mettre en péril la fine fleur de la civilisation occidentale, son raffinement subtil et sa généreuse élégance. J'entends gronder dans leurs bouches le nom de la haine. Des gens n'ayant jamais même songé au concept de vérité une seule seconde dans leur vie se mettent à parler au nom de la science, donnent des leçons, interprètent les données (après les avoir soigneusement sélectionnées), affirment haut et fort ce qu'ils savent, ce qui est vrai, absolu, sans aucun doute, fustigeant ainsi toute la horde des barbares et ignorants, complotistes (puisque enfin, c'est bien connu, l'histoire ne connaît aucun complot, il n'y a pas d'intérêts qui trament dans l'ombre pour asseoir leur domination, tout cela se saurait), anti-vaccins, tous ces gens sans raison qu'il s'agit d'éduquer afin qu'ils puissent voir, enfin, l'étincelante vérité en face.

Tous ces gens qui ne se sont jamais soucié de science se réfugient désormais en son temple comme en une église nouvelle, plus respectable que les anciennes religions, plus démocratique puisqu'elle a pour elle le privilège de la démonstration, et pour cela plus légitime à se montrer totalitaire. Ils ne connaissent pas la différence entre induction et déduction, entre la vérité comprise comme cohérence logique ou adéquation à la chose, mais ils savent qu'ils sont du côté de la vérité, qu'ils croient intemporelle, sans histoire, éternelle, et comme des fanatiques aveuglés par la foi sont prêt à purifier les colonies de cloportes sans âme de tous ceux qui doutent, contestent, mettent en perspective, ne posent pas genou à terre devant les arguments d'autorité de ce nouveau clergé laïque.

Il faudra bientôt que j'injecte leur fausse ambroisie dans mes veines pour mériter de vivre parmi eux, pour respirer leur air, pour être pris au sérieux, pour m'élever du mépris où je séjourne, pour avoir même le droit de demeurer esclave...

Je crois que je peux dire aujourd'hui, humanité -- certaine humanité du moins mais si tristement hégémonique --, que je n'ai plus d'amour pour toi, et que j'en perds jusqu'au respect qui devrait être acquis pourtant. Je suis maudit par le fait d'être trop rigoureusement logique, de discerner vos biais cognitifs, vos antinomies, les angles morts de vos pensées, de suivre le fil dialectique jusqu'à un point que vous semblez ne pas pouvoir imaginer. Pourtant, je ne fais qu'écouter vos propos, tirer les conclusions qui découlent de vos postulats, je ne fais que vous montrer l'absurde où mènent vos amorces de réflexion. Pour cela vous me haïssez. Certains seraient prêts, même, à me crucifier sur place s'ils en avaient l'autorité. Oh mais cela viendra humains, cela viendra. La liberté est une somme de paragraphe dactylographiés qu'une simple ordonnance émende prestement. Il y a bien des manières de se débarrasser d’ennemis, comme laisser mourir chez soi celui que l'on assiège, jusqu'à dessèchement totale de l'âme, épuisement des corps.

De plus en plus, je pense à vous laisser, avec les salvatrices piqûres de votre industrie pharmaceutique et son altruisme débordant, avec vos codes barres que vous devriez directement vous faire tatouer sur les fronts pour plus de commodité, avec vos Zemmour, votre vérité qui est le nouveau Dieu sans concept -- un simple mot dans votre bouche --, avec vos jugements binaires qui ne peuvent que découper le monde en Bien ou en Mal, avec votre amnésie pathétique, avec ces mots qui vous servent de crucifix pour conjurer des vampires inventés, avec votre égoïsme d'ignorants, votre culture supérieure, vos droits de l'homme universels -- c'est sûr que c'est pratique de définir soi-même qui entre ou non dans le champ de bataille de la grande humanité --, avec votre planète en flamme qui pleure silencieusement, sanctionne vos croyances -- quand le voyant d'alerte se met à clignoter il est plus simple de taper dessus, et de hurler qu'il dysfonctionne.

Au fond, j'aimerais que vous partiez, que ce soit vous qui débarrassiez le plancher, que vous déménagiez votre cirque plus loin, sur quelque autre bras de galaxie, mais je suis capable de reconnaître l'échec où il est: capable de voir que nous sommes une infime minorité à penser, à réfléchir, à ne pas chercher refuge dans des palais de certitude d'où l'on pourra affronter son voisin honni, à ne pas vouloir imposer ses choix aux autres, de gré ou de force, à ne pas être en permanence si effrayés... Car au fond voilà ce que vous êtes, de pathétiques paquets d'atomes rongés par la peur.

vendredi 16 juillet 2021

Pessoa: littérature et servilité du rêve

 "J'ai laissé derrière moi l'habitude de lire. Je ne lis plus rien sauf un journal par-ci par-là, littérature légère, et, à l'occasion, des livres techniques en rapport avec ce que j'étudie à ce moment-là et quand ma seule réflexion ne suffit pas. Le genre défini par la littérature, je l'ai quasiment abandonné. Je pourrais le lire pour apprendre ou par goût. Mais je n'ai rien à apprendre, et le plaisir que l'on retire des livres est du genre à pouvoir être remplacé avec profit par ce que m'offre directement le contact avec la nature et l'observation de la vie. Je me trouve maintenant en pleine possession des lois fondamentales de l'art littéraire. Shakespeare ne peut plus m'apprendre à être subtil, ni Milton à être complet. Mon intellect a atteint une flexibilité et une projection telles qu'il me permet d'assumer n'importe quelle émotion que je souhaite ou de pénétrer aisément n'importe quel état d'esprit. Quant à ce pour quoi l'on lutte toujours, dans l'effort et l'angoisse, l'être complet, il n'y a aucun livre qui puisse servir. Cela ne signifie pas que j'ai secoué la tyrannie de l'art littéraire. Je l'accepte, mais simplement assujettie à moi-même. Il y a un livre qui m'accompagne toujours -- Les aventures de Pickwick. J'ai lu, à plusieurs reprises, les livres de M. W.W. Jacobs. Le déclin du roman policier a fermé, à tout jamais, une de mes portes d'accès à la littérature moderne. J'ai cessé de m'intéresser aux gens qui ne sont qu'intelligents -- Wells, Chesterton, Shaw. Les idées de ces gens-là sont celles qui viennent à l'esprit de beaucoup d'autres qui ne sont pas écrivains; la construction de leurs œuvres est de valeur entièrement négative. Il fut un temps où je ne lisais que pour l'utilité de la lecture, mais maintenant je comprends qu'il y a très peu de livres utiles, même ceux qui traitent de sujets techniques qui peuvent m'intéresser [...]. Tous mes livres sont là pour consultation. Je ne lis Shakespeare qu'en rapport avec le "Problème de Shakespeare"; le reste, je le sais déjà. J'ai découvert que la lecture est une forme servile du rêve. Si je dois rêver, pourquoi ne pas rêver mes propres rêves?"

 

Fernando Pessoa, notes personnelles, non datées. Traduction Léglise-Costa.

lundi 22 mars 2021

Métaphysique pessoenne: la sensation et les choses

"être une chose c'est ne rien signifier du tout.

Être chose c'est ne pas être susceptible d'interprétation."


"Je regarde, et les choses existent.

Je pense et j'existe moi seul."

Ces quatre vers extraits des poèmes non assemblés d'Alberto Caeiro sont encore à eux seuls un petit traité de métaphysique. Le poète sensationniste discrédite d'emblée la signification pour la bouter hors du domaine des choses. Signifier c'est interpréter or une chose n'est pas "susceptible d'interprétation".

Les choses dont parle l'auteur ce sont les sensations. Ces sensations sont absolues bien que subjectives. Elles font exister ou plutôt sont la preuve immédiate et intuitive que le monde senti existe comme chose extérieure réelle. Regarder une chose, la sentir de n'importe quelle manière c'est témoigner de son existence. Non pas celle de l'objet, qui est une reconstitution perceptive et suppose l'action des facultés cognitives, mais celle de la chose sentie. S'il s'agit d'une fleur, on ne dira pas que la fleur existe mais pour être plus précis que cette chose que je vois sous la forme d'une ligne verticale de couleur verte (la tige) surmontée d'une couronne colorée (l'ensemble des pétales)  est réelle. Si je sens cette fleur, je dirai alors que le parfum singulier qui semble émaner de cet endroit de l'espace est réel. Fleur, tige, couleur, toutes les étiquettes de la langue correspondent à des conventions factices qui font signe vers des concepts problématiques qui synthétisent un ensemble de sensations disparates, senties à différents moments et indépendantes, dans l'unité artificielle d'un objet. Ce n'est jamais l'objet qui existe mais les sensations pures sont elles absolument vraies, ce sont elles le réel extérieur. "Tout comme les paroles échouent quand elles veulent exprimer la moindre pensée, ainsi les pensées échouent quand elles veulent exprimer la moindre réalité."

La sensation n'est pas une interprétation. Caeiro est tout sauf kantien, et a fortiori tout sauf idéaliste. Il n'y a pas des formes transcendantales de la sensibilité qui sont la condition d'apparition du monde extérieur, ce qui ferait alors des sensations des mensonges par rapport à une entité primordiale qui existerait véritablement, indépendamment de nos facultés à la saisir, et donc hors de nos catégories. Le réel est sensible et il coïncide totalement avec la manière dont il est senti. Pour cela il devient problématique d'affirmer l'existence d'un monde objectif, puisque chaque sensation est unique il n'y a pas à s'interroger sur la persistance d'objets sous-jacents aux sensations et qui demeureraient identiques entre deux moments ou entre deux points de vue différents. C'est ce que l'auteur nomme "réel".

Le fait que les choses sont sans interprétation les désigne comme se donnant immédiatement, elles ne requièrent aucun travail actif de l'esprit (concept hautement artificiel pour l'hétéronyme) qui viendrait autrement nécessairement y mettre du sien et dénaturer la chose même.

Dès lors que la pensée intervient, cesse alors d'exister le monde comme vérité extérieure. Les choses ne sont plus. Par la pensée, la seule chose qui se donne à saisir c'est le "moi seul". La pensée n'est pas faite pour ouvrir sur l'extérieur, elle n'est pas un organe de l'intuition extérieure. Elle n'a pour objet qu'elle-même et ne peut qu'invariablement produire un monde soliptique où ne sont saisies que des reflets du moi qui surcharge d'idéalité tout objet, s'affranchit de la matière pour produire elle-même le monde qu'elle croit alors sentir comme une chose extérieure. La pensée est toujours un processus réflexif par lequel les choses perçues ne sont que des prétextes à refléter différents profil du moi (lui-même concept artificiel). Penser, c'est projeter autour de soi le néant de soi-même, interpréter c'est remplacer l'éclat immédiat de l'être senti par le récit médiateur d'objets factices qui constituent médiatement un monde, et parce qu'il est le produit d'une médiation, ne correspond plus qu'à des concrétions cognitives, à des idées qui se mélangent à la matière sentie et brouillent les réalités singulières se donnant de manière absolue dans la sensation. Rien, dans le réel, n'est quantité, rien n'est identité, toute chose sentie n'existe que dans l'instant de la sensation et toute sensation ultérieure sera essentiellement autre: le réel est une singularité absolue qui se donne immédiatement par proximité sensible. Le monde au-delà de nos sensations est une idée, une chimère, il n'est qu'un agrégat imaginaire à nos sensations réelles.