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mardi 28 novembre 2023

La production de l'oubli

Écrire est ma destinée, comme douter, c'est-à-dire penser; c'est-à-dire, en l'ocurrence, penser à quel point une telle phrase est inapte à entamer un poème digne de ce nom, à exprimer une pensée suffisamment singulière pour ne pas avoir été écrite en quantité industrielle... Surtout, ne jamais être entier; voilà ce que ma jeunesse a retenu de cette foudre qui gouverne les mondes et frappe impromptue mais inexorable.

Il n'y a que dans quelques écrits que je trouve ecore de la valeur à quelque chose qui m'appartienne, à quelque partie de moi -- sont-ce bien là des parties de moi ou bien des partitions trouvées sur le manteau céleste? Toujours une pensée en face d'une autre, toujours l'ambivalence de toute chose.

Il est des êtres qui, probablement, ont été conçus pour s'annuler tout en étant, âmes précoces qui répétent la dissolution avant l'heure fatidique. Obstacle que la vie place d'elle-même sur son chemin, vois comme l'art t'as surmonté pourtant... Encore et encore, la poésie te donne tort et pose en les filets du monde un compte positif. La mousse de l'âme, semblable à celle de l'infinitésimal, arrache par fulgurances, de son vide spatio-temporel, quelques fragments d'étoile s'accrochant à nos cieux pour être contemplés -- et vécus.

Les œuvres, à plus ou moins long terme, retombent dans cet espace réel du possible que l'on ne peut pas voir, ou seulement pressentir. Que tout cela soit déjà oublié, pourquoi devrait-ce me déranger?

Toute création est production d'oubli.

samedi 11 novembre 2023

Aphorisme génétique

 Du venin, aussi, faire des fleurs.

mercredi 22 février 2023

Aphorismes de l'âme-seule

Qu'est-ce qui plaît dans l'œuvre qui nous touche, celle qui nous fait voir en l'auteur cette âme-sœur qui fait de nos pensées des bouquets de vertige? Ce n'est certainement pas l'âme-seule.

Ce n'est pas l'âme seule qui est belle mais la manière dont elle se marie à quelque chose d'autre.

L'âme ne s'offre que vếtue d'altérité, chaque œuvre en est une exuvie.

samedi 25 décembre 2021

L'universel dans l'art

Je comprends ceux qui pensent que l'art doit dire l'universel, mais il me semble y avoir là une erreur, ou du moins une imprécision dommageable.

Si l'art devait donner l'universel, le général, alors il n'y aurait nul besoin d'agencer par une forme singulière, un style, tout un bouquet de sèmes: la simple cohérence linguistique suffirait à produire des énoncés dignes de sens. Les propositions scientifiques nous émouvraient au tréfonds des entrailles et seraient la véritable poésie. Poésie hégélienne s'il en est.

En fait, je pense qu'au contraire c'est dans la singularité que gît l'essence du langage artistique. C'est bien dans la capacité à faire signe vers un indicible singulier que réside l'art poétique. Bien entendu, toute la difficulté réside dans les propriétés de la langue: commune, apte à ne fournir des choses que ce qui est partageable, saisissable par tout un chacun. Le langage ne permet jamais d'exprimer que "le génie de l'espèce" et c'est pour cela que nous pouvons -- ou croyons -- nous comprendre lorsque nous mettons en mot l'expérience absolument singulière d'un vécu situé.

Si le poète disait l'universel et le général, alors il y aurait une vérité de l'art, une beauté démontrable et analysable pour être reproductible. Or il me semble qu'il n'en est rien, et que le goût n'est pas une simple affaire de connaissances mais la rencontre entre deux singularités qui se font signe à travers la banalité de mots communs et exsangues. Par l'agencement des mots, le poète procure à ces mots -- qui ne sont que des variables vides -- une saveur particulière et dans la manière qu'il a de découper le temps, il donne ainsi une idée de son idiosyncrasie.

Pour cela il est assez frappant de voir les résonances qui peuvent se faire entendre à la lecture de certains poètes avec lesquels nous vibrons d'une complicité inexplicable, si ce n'est qu'elle semble naître de la croyance que nous avons d'avoir trouvé là une âme sœur, ou du moins presque -- et surtout suffisamment -- sœur. C'est précisément ce que nul ne peut jamais dire que nous retrouvons chez l'artiste qui nous bouleverse et nous transforme. Il semble avoir dérobé une part de nous qui demeure à jamais en deçà des mots, et qui fait signe vers la source informe d'où jaillissent, avec une certaine démarche et un style singulier, toutes les formes d'expression qui sont habituellement les nôtres -- ou que nous aimerions croire nôtres...

Et cette rencontre est une illusion bien sûr... Bientôt, certains signes nous montrent les différences minimes mais notables. Nous nous apercevons que le reflet que nous avons cru percevoir de cette identité profonde et insaisissable n'est qu'une anamorphose. La ressemblance n'est pas l'identité mais un accord est là, qui dit l'harmonie musicale de deux mélodies singulières.

Ce que nous trouvons dans l'art, c'est précisément l'indicible singulier là où il devient si absolu qu'il confine à l'universalité. C'est le langage qui nous fait croire à l'universalité de ce qui est exprimé, mais c'est précisément ce que dément l'artiste à travers son œuvre: il ne cesse d'affirmer à travers son style, la singularité qui est sienne, et qui ne saurait se donner comme chose définie et informée. Sa nature inchoative même ne saurait être traduite en une fonction, une méthode, capable de produire des mondes à la manière de... Cette fonction elle-même est dynamique et se métamorphose en permanence.

C'est donc la croyance que deux singularités absolues peuvent se toucher, s'aboucher, et démentir la nature insulaire de nos consciences, qui nous fait croire à l'universalité de ce qui est exprimé: car après tout, si nous nous retrouvons dans le poème, dans l'œuvre, c'est bien que d'autres le peuvent aussi, n'est-ce pas? Oui mais nous ne nous retrouvons jamais dans l'œuvre ou le poème. Nous ne faisons que le croire, un bref instant, et c'est dans le vertige de cette brève illusion que nous pouvons imaginer ce que signifie être humain.

Le singulier fait nécessairement signe, au bout de lui-même, vers l'universel: il ne peut exister que par lui. Et parce que le singulier est entretissé d'universel, nous voulons croire, plus que tout, que le langage qui en est le fil est une réalité intrinsèque, et qu'il figure un monde qui persiste en-dehors de nos prises de parole.

La conscience, pourtant, est irrémédiablement enfermée, et son unique universel est cette solitude soliptique qui, tel un trou noir, avale jusqu'à la lumière sans masse... Seule la solitude ineffable du vécu subjectif est universelle. Elle l'est d'abord par la croyance que nous avons qu'un réel extrinsèque existe, et qu'il est parsemé de singularités conscientes que nous appelons: les autres. Puis enfin par le fait qu'enfermés dans notre propre conscience, l'univers en fin de compte ne se réduit qu'à sa seule existence hégémonique, totalitaire et misérablement close.

mercredi 10 novembre 2021

Mon enfance

 J'eus, contrairement à de précoces artistes, une véritable enfance. Je ne suis pas un Pessoa qui affirme que son style a toujours été formé, dès le début de sa pratique littéraire. Dieu que l'élaboration du mien fut longue: il suffit de relire mes textes d'il y a dix ans, voire moins... Tous ces textes d'une médiocrité éclatante ne seront néanmoins jamais retirés de ce palais mémoriel. Ils resteront comme les témoins muets de ce que je suis: un homme comme les autres, dont l'obstination absurde a su produire, avec la lente maturation de saisons successives, une terre quelque peu fertile, où poussent, après l'inquiétante mousson du tourment, une flore rédemptoire et colorée.

Car je suis devenu, à force de persévérance, une canopée littéraire sur sol vivant. Le réseau mycélien de mes forêts semble parfois si vif et si peuplé, qu'il relie chaque lettre à d'autres galaxies. Tout cela bouillonne d'une vie effrénée, invisible, qui parle à tout instant vécu à ce fol Inconscient, durant la moindre et infime expérience -- depuis les voyages en voiture, jusqu'à ce triste et froid ennui des soirs de solitude. Un dialogue souterrain prend place en permanence.

Voilà bien ce dont témoigne, j'espère, ce sillon singulier. Qu'il ait tracé d'insignifiants dessins sur l'étoffe du temps n'est pas un fait honteux. La vie n'est qu'un brouillon éternellement recommencé. Le non-espoir d'un idéal néanmoins poursuivi.

Je vous laisse tout, tout l'écheveau de ces tentatives, ces complaintes entropiques adressées à l'éther. Advienne que pourra de tout ce flot de vie qui bourgeonne et éclot en fleurs envenimées, nourries par le fumier fertile d'une souffrance chaude.

J'ai bel et bien une enfance. Ces bouquets de poèmes sont le produit d'un long faisceau causal qui plonge ses racines dans le néant des origines. Mais plus modestement, dans les déterminismes sociaux qui m'ont mené à ne plus pouvoir me passer d'écrire l'existence en un chant silencieux vomi sur les cahiers et les mémoires numériques. Je n'ai pas honte de n'être en aucune manière responsable de ce que je suis devenu. Je ne crois pas en la liberté. Je remercie les cieux, mes parents et tout ce réseau de brûlure que forme ce vain monde d'avoir produit, inexplicablement, ces quelques notes bleues qui font des rares moments de création poétique, les parenthèses d'une vie qui puise en elles l'énergie et le souffle gonflant encore mes voiles.

J'irai au bout de ce voyage; déversant ma musique dans le néant atone.

dimanche 30 mai 2021

Principe génétique de l'œuvre et morphogénèse phénoménale

 Il n'y a jamais inspiration d'une œuvre déjà formée, réalisée et exprimée. L'inspiration concerne plutôt un sentiment esthétique, une idée, une intuition ou une mélodie noétique qui entre en contact avec les formes idiosyncrasiques d'un individu, avec ses capacités.

Cela dit, l'artiste ne pourra intuitionner l'essence de son œuvre que de manière préformée, déjà en accord avec les modalités intuitives qui le constituent (et qu'il a développé à travers son histoire), ainsi que les formes expressives qu'il aura choisies (ou du moins celles qui lui sont le plus naturelles). On ne peut sentir la chose en soi, l'informe et l'indéterminé. Il faut nécessairement que l'intuition fournisse un matériau pré-moulé, un germe.

Ce germe, ce génome, se développera ensuite morphogénétiquement par la technique et le travail de l'artiste. C'est par le soin qu'il apporte à ce germe que va pouvoir naître et éclore, peu à peu, la forme réalisée de cette puissance dont l'artiste s'est fait le réceptacle. Une même idée, une même chose peut ainsi se développer d'une indéfinité de manière, au sein d'un même individu, en fonction des outils qu'il emploiera pour la faire naître au monde phénoménal, ou entre différentes personnes.

L'intuition artistique, de la même manière que toute intuition, est une rencontre avec la chose en soi traduite sous la forme d'un phénomène qui se déterminera de plus en plus à mesure du choix opéré par l'artiste d'un support ontique et d'une technique.

Contrairement au règne des perceptions et intuitions banales, qui font signes vers le reste du monde naturel, l'œuvre doit faire du phénomène par lequel elle s'incarne le signe transcendant d'une indétermination originaire (non totale puisqu'elle ne serait alors rien pour nous), suffisamment qualifiée cependant pour que l'on la perçoive et suffisamment générale pour qu'elle déborde le cadre de son domaine phénoménal et parle aux structures de l'individu percevant, en fonction de ses modalités intuitives propres.

Autrement dit, le morceau de musique ne doit pas être compris par autrui d'un point de vue purement musical. C'est pour cela qu'il peut faire naître en son auditeur toute une variété de réactions allant du sentiment émotionnel au mouvement corporel (la danse, la vision imaginative, l'impression poétique, le vertige, etc.). Il est apte, lorsqu'il est interprété par autrui, à reproduire un message, un signifié qui ré-installe le germe intuitionné initialement par l'artiste au sein du récepteur, dans son indétermination originaire, en laissant ainsi à ce dernier la possibilité de faire éclore à partir de ce noyau ontique, toute une variété de mondes qui porteront, dans la forme de leur écho, la signature ontologique du récepteur.

Par là, l'œuvre propose un véritable champ morphogénétique ouvert. Il n'est pas clôt par une définition mais institué par le principe génétique de l'œuvre.

jeudi 27 mai 2021

L'art comme expression d'une singularité absolue

L'art ne donne jamais l'universel, le quantifiable, le commun. Tous ces qualificatifs ne s'appliquent qu'à la grammaire que l'artiste emploie, à la matière dont il use pour l'informer de son sentiment propre. L'art ne donne que l'extrême singulier, c'est son but ultime, l'expression à partir d'un matériau et de règles communes d'une intimité absolue, insulaire et intangible.

Il est autrement dit l'affirmation communautaire (dans sa velléité) d'individus cherchant à franchir les frontières de la conscience enclavée afin de s'assurer qu'autrui existe bien selon la même modalité existentielle (sensible et intelligible) -- au moins en partie. Par l'œuvre, l'artiste cherche à aboucher sa conscience à celle du spectateur, il cherche une famille, il est comme l'enfant qui souhaite partager son engouement, sa souffrance, ce trésor enfoui qui lui rendît la vie moins désagréable pour une poignée d'instants. Ce qu'il veut partager c'est cette singulière subjectivité vécue qu'aucun objet ne saurait être.

Paradoxalement, les seuls outils à sa disposition pour ce faire sont l'universel et l'impersonnel, attributs de l'objectivité même: la signifiance esthétique use d'une grammaire culturelle, de techniques culturelles et donc de tout ce qui est précisément commun. C'est à ce prix que l'œuvre est accessible par d'autres. La matière commune et ses lois constituent l'éclairage d'une scène, d'un écosystème au centre duquel se montre l'opacité de la conscience intime, trou noir auquel jeux de lumières et agencements perceptifs prêtent une valeur rehaussée, installent au centre de l'attention, distinguent, permettent de circonscrire en une forme, un contours qui, bien qu'ils n'enclosent que du vide, définissent et délimitent cet espace vacant et ce néant, et lui font dire plus précisément ce qu'il n'est pas. Ainsi donc matière et lois communes sont la lumière qui éclaire et donne forme à l'œuvre d'art, écrin d'un centre opaque, d'une singularité vécue qui hurle, du fond de sa cellule, vers l'altérité environnante pour y découvrir d'autres qu'elles, identiques et communes elles aussi, par leur indicible et absolue singularité.

mercredi 26 mai 2021

Aphorismes de l'expression artistique

L'artiste est celui qui ne veut pas abandonner ses possibles; et qui les cultive. L'œuvre en est la moisson.


"On est artiste à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non-artistes appellent forme" Nietzsche, FP, XIV

 

"L'effet des œuvres d'art est de susciter l'état dans lequel on crée de l'art: l'ivresse" Nietzsche, FP, XIV

mercredi 19 mai 2021

Esthétique: le statut de l'œuvre

L'art est un processus de création qui ne produit pas des œuvres d'art mais des objets (ou artefacts). Aucun objet n'est en soi œuvre d'art. Pour qu'il soit qualifié de tel, il est nécessaire qu'il soit intégré dans un système représentatif par un regard, une perspective.

En effet, c'est dans l'agencement d'un (ou plusieurs) objet(s) au sein d'une perception qu'une valeur esthétique peut ou non se dégager. Ainsi n'importe quel objet peut être qualifié d'artistique: une baguette, une chaise, un couteau. L'art moderne a d'ailleurs montré qu'un objet banal peut être détourné de sa fonction et vu selon une perspective neuve, artistique. La photographie est un exemple frappant qui montre à quel point c'est le regard sur une scène naturelle, la perspective par laquelle on agence un existant déjà formé, qui va précisément créer la valeur esthétique de ce qui n'est, après tout, qu'une reproduction photographique d'une intuition visuelle humaine. L'affaire Brancusi est un autre exemple frappant que le statut esthétique d'un objet n'est pas inhérent à l'objet lui-même, mais bien plutôt qu'il relève d'un statut culturel et au moins intentionnel. En ce sens, ce n'est jamais l'auteur d'un objet qualifié d'œuvre d'art qui fonde l'aspect esthétique de cet objet mais cette tâche incombe bien, toujours, au spectateur. Notons au passage que l'auteur d'une œuvre est tout autant spectateur face à celle-ci que le simple spectateur lambda qui tombe sur cet objet et n'a participé en aucune manière à sa production. Lui aussi porte un regard sur l'objet qu'il fabrique, il lui donne sens à travers une intentionnalité qui fonde son statut esthétique.

Ainsi produire une œuvre par un regard esthétique sur un objet (déjà conçu ou non) requiert de pouvoir être soi-même artiste. Ceci est logiquement nécessaire dès lors que l'on accepte que l'aspect esthétique ne réside pas en l'objet mais dans le regard qui le saisit et l'organise dans la syntaxe d'une perception. Si l'artiste doit être défini comme celui qui produit des œuvres d'art, alors toute personne apte à déterminer un objet en œuvre d'art par son regard est, de fait, un artiste. Nous répondons ainsi à une question lancinante qui est la suivante: peut-on être artiste si l'on n'a jamais produit d'œuvre? La réponse est oui pour la simple et bonne raison qu'à partir du moment où l'on se montre capable d'emprunter un regard esthétique (au sens de beauté artistique) sur un objet, cela veut dire que nous le constituons comme œuvre d'art par la manière dont notre regard l'agence dans un système représentatif qui lui donne sa valeur esthétique. Autrement dit nous faisons preuve, par notre regard (ou écoute où tout autre intuition par laquelle nous constituons l'objet) de signifiance esthétique au sens où le réseau sémantique que nous tissons à partir de l'objet et dans lequel nous l'insérons comme point nodal, est le tissu ontologique de l'œuvre d'art. Un artiste qui n'aurait jamais produit lui-même d'œuvre d'art matérielle ou même idéelle, et donc ce qu'on pourrait nommer un 'artiste en puissance', est de fait un artiste en acte dès lors qu'il est apte à saisir un objet qui lui est présenté par un regard esthétique. Il est donc faux de dire qu'il n'est qu'artiste en puissance. Par conséquent il est donc vrai de dire qu'il n'est aucun artiste en puissance, mais, contrairement aux affirmations sartriennes qui déterminent l'artiste par ses créations actuelles et non celles qu'il aurait pu créer, il faut bien préciser encore une fois qu'aucun objet produit n'est en soi artistique. L'art n'est pas dans l'objet il est dans le regard ou l'intention, par conséquent même celui qui n'a jamais rien produit d'autre que des regards esthétiques sur des objets est un artiste en acte. Proust, pensant seulement quelques passages d'À la recherche du temps perdu, serait toujours en soi Proust, bien qu'il ne le soit pas nécessairement pour autrui. Par ailleurs, il faut aussi le préciser, celui qui a produit maintes œuvres qu'il n'a jamais considéré comme artistiques alors que tout une partie de la population ne fait que louer leur valeur esthétique n'est pas un artiste. Seul son public l'est.

Prenons un exemple trivial. Une baguette de pain peut être une œuvre lorsqu'elle est jugée comme telle par quelqu'un. Il suffit pour cela d'imaginer le regard plein d'admiration d'un boulanger amateur ou professionnel, qui admire la pureté des courbes, le nuancier des couleurs de la croûte, le contraste des textures entre l'extérieur croustillant et le moelleux de la mie. Il est aisé de se mettre dans sa tête et de ressentir l'effet sidérant que peut avoir l'objet dans la manière qu'il a d'incarner parfaitement, par sa singularité même, la généralité d'un idéal pourtant purement intelligible, faisant de cette baguette l'archétype même des baguettes (tel que le conçoit le spectateur), excédant les caractéristiques purement pratique de par l'harmonie qu'il perçoit dans la précision de chaque détail, comme si l'objet débordait de toute part sa fonction par l'exposition de détails inutiles et sublimes, porteurs d'une signifiance ouverte, signes d'une intention à interpréter. La capacité à partager cette signifiance esthétique (à l'aide de mots, de couleurs et traits, ou de tout autre moyen d'expression servant à exprimer le regard intime) va avoir pour effet de produire une représentation du regard esthétique lui-même, afin d'en faire un objet extime apte à convaincre autrui de la nature artistique de l'objet. Il arrive qu'alors, ce faisant, l'on produise une autre œuvre d'art qui n'est que la traduction d'un regard essentiellement intime porté sur un objet. Mais là encore ce n'est jamais l'objet représenté qui est œuvre d'art c'est la représentation, le représentant. C'est pour cette exacte raison qu'un résumé d'œuvre littéraire ne peut se substituer à l'œuvre elle-même; bien qu'il puisse, lui-même constituer une véritable œuvre pour celui qui en est le spectateur. Néanmoins ce jugement ne peut, en droit, être nécessairement partagé, pire il peut très bien rester unique et singulier. C'est pour cette raison que toute œuvre peut être observée de manière totalement prosaïque, en l'intégrant dans un système de représentation fonctionnel par exemple (en regardant le tableau comme plateau ou bien en considérant la chanson comme un bruit dérangeant, etc.).

Imaginons un cas concret. Si les peintures des grottes de Lascaux étaient en fait des marques chargées d'une fonction pratique servant à comptabiliser lors d'une chasse le type et le nombre d'animaux tués ainsi que de consigner les personnes ayant participé à la chasse (en les identifiant par la trace de leurs mains par exemple). Plus de vingt mille ans plus tard, des humains découvrent ces peintures et y voient le signe indubitable d'une intention esthétique. Ils déterminent alors les peintures par le qualificatif d'artistique et colportent l'idée selon laquelle les premières velléités esthétiques humaines remontent au moins à vingt mille ans. On ne saurait ici être plus dans le faux puisque la signifiance esthétique n'est ici portée que par les humains qui découvrent, bien plus tard, ces peintures rupestres. Ce sont eux qui introduisent un signe forain pour l'intégrer de force à leur propre langue et qui lui attribuent ainsi une signification supposée. L'exemple est peut-être un peu tiré par les cheveux mais il est, d'une part, loisible, et d'autre part, tout à fait paradigmatique et peut être appliqué, dans son essence, à un nombre de cas infini.

samedi 18 avril 2020

D'un autre vers lui-même

Le travail?

Mais il n'y a pas de travail. Ecrire est un acte d'inspiration, c'est arpenter un chemin qui existe, déjà, quelque part, en quelque temps. Je n'ai jamais eu à travailler pour me brancher sur ces sphères. Je n'ai jamais rien créé, rien inventé, rien bâti qui  ne soit déjà là. La beauté est sous nos yeux, sa structure en chaque chose et son chant est partout à traduire par les mots trop humains du commun. Cette chanson qui m'emporte à rebrousse-chemin, vers le passé qui trace ses figures et synthétise en ses courbes la grammaire d'un destin: voilà ma clef de sol.

Donnez-moi la note juste, donnez-moi le bon air, et je m'embarque en sillon littéraire vers la lucidité des sombres sages, solitaires, qui écrivent poèmes pour la lune et l'espace indifférent. Mais peut-être qu'il ne l'est pas, au fond... Peut-être que les étoiles écoutent comme une Juliette le chant du Roméo esseulé qui hurle en sa mansarde de misère. Peut-être que chaque élément de nature est un appel sans péremption vers le fond de toute âme. C'est en ce point silencieux que je vis, heureux, accompli de n'être rien, passager du vent, instrument de tout.

Ne cherche pas à créer: rien de nouveau sous le soleil, pas d'arc-en-ciel qui ne soit déjà peint, en quelque langue insensée qu'il faut pourtant bien traduire du vécu qui l'enserre. Sous la prison des mots la liberté se dessine et prend ses silhouettes bleutées des tréfonds de la nuit. Lumière vient limiter mon âme et lui donner la forme des flammes, changeante, métamorphe un peu dingue avec ses chutes et courbes folles. Fais du Dieu la chose, du sujet cet objet esthétique qu'aucun dévoilement n'épuise et qu'un autre regard, bref ou durable, indétermine. Car l'art n'est rien d'autre que ça. Une écoute obstinée, fanatique que le coeur-instrument brisé s'accapare en écho, le temps d'une danse privilégiée. Oh tu sais comme je suis chanceux d'entendre partout tes gammes chromatiques, tes fondamentales enchaînées que j'accorde à ma lyre...

C'est n'avoir aucun maître qu'écrire, c'est n'être jamais auteur mais toujours interprète. Nous ne sommes que les transformeurs d'indicible en voies lactées de phonèmes. On bricole avec ce qu'on a, voilà tout. Et ce tout est le plus grand des plaisirs mais le plus condamné aussi. Car on est seul en son sein. On y réside à jamais dans l'isolement d'une connexion au Réel que forme le cordon d'un vécu singulier. Et pourtant tous s'y reconnaissent, un jour, d'une manière ou d'une autre. Et c'est ainsi que lève la malédiction...

Parce qu'un instant comme celui-ci peut être un pont d'un autre vers lui-même.

lundi 21 mai 2018

Embraser les coeurs

Accule-moi et je crée. Percute mes valeurs et je crie, silencieusement et puis de l'intérieur. J'envoie des lames de fond raser tout ce chantier, et le monde autour ne tremble pas d'un iota, seul mon îlot est dévasté. Quand bien même: tu m'accules et je crée. C'est ma seule arme contre toi.

Oh ce ne sont pas les paroles d'un vieux - ou jeune, vieux-jeune ou jeune-vieux - fou qui te font peur. Quelques palabres sur les murs, qu'est-ce que ça peut bien faire. Il y en a tant qui sont morts ainsi, et leurs divagations n'ont fait aucune vague, personne ne les connait, nul ne les a entendu. Je sais tout ça et malgré tout je crée.

Quelle époque bien sombre... À l'ombre d'un éden ancien, qui n'aurait jamais existé... Mais l'éden était bien là, n'avait besoin de rien, c'était en quelque sorte l'état naturel des choses. Et le serpent s'en vint, et puis la pomme se fit manger, il fallut d'autres pommes, bien des pommes en vain, pour une faim qui ne se peut rassasier.

Accule-moi encore société, que je crée des fantômes pour les illettrés, que je sculpte des non-formes pour les idées cristallisées. Je parle pour ne rien dire, j'ai l'habitude de n'être jamais écouté.

Vous imaginez, la somme d'entailles que j'ai à cicatriser? Pour en avoir idée, comptez seulement les textes, combien en ai-je écrit? Tout cela des croûtes pour cicatriser des blessures. La nature cherche l'équilibre, et le flot de ma prose est une tentative vaine - mais sublimement tragique - pour retrouver l'osmose.

Accule-moi encore et encore, un jour tous ces poèmes embraseront des coeurs.

lundi 26 mars 2018

La vie d'artiste

Pourquoi continuerais-je à écrire? Pourquoi continuer de me contraindre à cet exercice lorsque je sens que la littérature n'est pour moi qu'un instrument de substitution, à défaut d'avoir eu autre chose, d'avoir compris le moyen d'exprimer la musique que j'ai en tête. Dix ans de traversée du désert, à écrire poèmes après poèmes, textes philosophiques, nouvelles et même un roman (publié prochainement malgré ma désaffection à son égard: ce ne sera pas la première création que je renie sur ce blog, elle a sa place comme les poèmes de jeunesse, comme tous les autres brouillons qui constituent ce lieu). Dix ans donc de création quasi ininterrompue, d'exploration, de tentatives. Tout ici n'est que tentative, celle de réaliser une forme de liberté à travers l'expression, d'opérer un mariage entre la puissance et l'acte, et surtout d'en tirer les leçons en tous genres: cuisantes désillusion quant à ses capacités phantasmées, frustrations, désaisissements, béatitudes soudaines de la compréhension profonde, etc.

Je n'ai jamais voulu communiquer sur cette activité, j'ai rêvé que ce blog soit une oasis dans le grand royaume de l'immatériel contenu que maille le réseau internet. Un ami m'a dit récemment: "tu vois internet comme un royaume à explorer, mais la plupart des gens, y compris moi, le voient comme une fontaine qui les alimente en contenus, ils attendent que ces derniers viennent à eux par un même tuyau". D'où le succès foudroyant d'un facebook, son hégémonie, sa dictature même, puisqu'il devient difficile pour toute structure, particulièrement artistique, de se passer de ce service. Je suis arrivé après la bataille, ce qui m'attire laisse 99% des gens que je côtoie de marbre. Personne ne me lit, et d'ailleurs je ne connais quasiment personne qui lise, encore moins de la poésie. Tant pis, trop tard, mon aventure aura été vécue, qu'elle n'intéresse personne à part moi-même est un fait qu'il faut accepter et avec lequel j'essaie de demeurer en paix.

Pour répondre à la question liminaire de ce texte: j'ai écrit absolument et exclusivement pour moi-même. Pour m'explorer, pour me connaître. Parce que les modes d'expression, les médiums surtout, comme les gens que l'on rencontre, sont des formidables miroirs. Ils ont cet avantage de refléter bien autre chose que les photons qui portent par l'intermédiaire des tains de salles de bains, la signature chromatique de votre peau, de vos cheveux, de votre silhouette. Chaque personne, comme chaque médium, vous renvoie, si vous prenez le temps de vous y plonger, d'échanger sincèrement, lucidement et avec attention, une image de vous-même sous diverses longueurs d'onde, à travers un prisme ontique singulier qui vous permet, à sa manière et selon sa forme, de voir en vous, d'éprouver ce que vous n'étiez pas en mesure de sentir. Cela nous rappelle qu'aussi frustrante et parfois douloureuse puisse être l'expérience de l'Autre, de l'altérité, elle n'en est pas moins ce qui nous définit, trace nos contours, nous rend saisissables pour nous-même, nous permet d'exister. Nous peignons notre image, notre portrait-robot, par le témoignage de nos sens, c'est à dire par l'interaction que nous avons avec l'altérité, avec l'autre, ce qui est hors de nous, mais en contact et pour cela une part de nous (comme nous sommes une part de cet autre). S'exprimer artistiquement, pour moi (bien que la tentation réductrice d'imposer ma définition soit présente), aura été cela. C'est du moins, dans l'écheveau complexe de cette expérience (et de toute expérience), le fil qui aura focalisé mon attention plus que les autres (ce qui ne veut pas dire qu'il aura été le plus fort...).

Je glisse aujourd'hui, comme naturellement, d'un dessinateur n'usant que du noir et blanc (la monochromie mélodique des mots) au peintre des couleurs, à l'expression musicale au sens strict du terme. Je l'ai déjà affirmé et je signe aujourd'hui: l'écriture est une forme de musique. D'ailleurs ma comparaison de l'écriture (monochromatique) avec la musique (polychromatique) est injuste. Elle n'est que le reflet de ma relation actuelle (contextualisée et donc par essence polymorphique) avec ces deux domaines. Cette métaphore ne répond à aucune question sinon la mienne.

Si je partage avec vous ces quelques réflexions - en me demandant bien à qui ou quoi ce vous peut bien faire référence -, c'est parce que je me trouve aujourd'hui à un carrefour de mon activité artistique, voire de mon activité tout court. Un sentiment d'urgence court en moi, alimente chacune de mes prises de décision, infuse mes sentiments, colore mes projets. Je dois parvenir à vivre de l'art, du moins à alléger les nécessités abjectes des emplois auxquels je suis contraint et qui m'ont amené aujourd'hui à me vendre de la manière la plus hypocrite et aliénante qui soit, comme un objet sommé de répondre à une structure économique qui en nie la singularité. Je suis aujourd'hui fatigué de ce manège, de cette précarité (qui est le fruit de choix personnelles que j'assument totalement) permanente en rien proportionnelle avec l'énergie donnée pour l'enrichissement d'un petit nombre de parasites. J'ai longtemps hésité, et hésite un peu plus aujourd'hui, à faire appel au mécénat, mode de financement par le don re-popularisé par internet, et qui correspond totalement à mes convictions (ou plutôt devrais-je dire mes choix) quant à la gratuité du savoir, de l'art, de la culture simplement.

Cela dit plusieurs choses me retiennent: je me lance depuis peu dans un projet musical et sens s'étioler peu à peu le désir d'écrire, à mesure que je sens mon énergie s'accorder à un instrument autre que la littérature. J'ai effectivement pléthore de textes à offrir, mais je ne sais si je suis capable de m'engager sincèrement, et surtout par pur plaisir, à poursuivre la création régulière de textes en tous genre. Des projets littéraires, dont certains très ambitieux, fleurissent dans ma tête, mais j'ai de moins en moins le goût d'en entamer la réalisation, alors même qu'il me semble si évident de prendre mon nouvel instrument et de composer de la musique. Par ailleurs, si j'en viens à m'engager malgré tout dans une demande de mécénat pour poursuivre ce blog, il me faut alors assumer la nécessité de communiquer autour de celui-ci, moi dont la personnalité s'accorde si mal avec ce genre d'actions... Il me faudra créer un avatar sur les réseaux sociaux, perdre un temps précieux à alimenter cette existence virtuelle. Ce n'est pas avec les dix visiteurs hebdomadaires qui se perdent en ce lieu que je risque de voir se réaliser l'engouement d'un nombre suffisant de personnes pour pouvoir prétendre à soulager les nécessités de la survie dans un monde capitaliste où je me range dans la catégorie des perdants (de mon propre chef j'en conviens, c'est bien moi qui ait renié tous les statuts flamboyants auxquels je pourrais prétendre).

Nous verrons bien ce qui se passera dans les prochains mois. En attendant que l'architectonique de ma psyché fasse émerger les éruptions d'évidence et de clarté libératrice, je vous partage un lien qui discute du mécénat et qui a alimenté ma réflexion sur le sujet des financements possibles des activités issues de la passion et qui souhaitent se passer d'intermédiaires parasitaires. Certes la vidéo s'applique plus aux créateurs de vidéos publiées sur Youtube mais la position sur le mécénat est je trouve pertinente et, qui plus est, je m'apprête à ouvrir une chaîne Youtube pour publier mes créations musicales dans un avenir relativement proche (j'adore ces expressions qui veulent tout dire tant qu'on n'a pas fourni de référent...). N'hésitez pas à partager vos réflexions en commentaires, sur le sujet en général, ou bien votre opinion quant à l'ouverture d'un compte permettant de faire des dons liés au contenu de ce blog. J'écris cela avec un masque d'ironie car à chaque fois que j'ai fait appel à la participation d'un lectorat en cet espace, je n'ai, sans surprise, obtenu aucune réaction. À tel point qu'on aurait pu penser, si google analytics ne fournissait pas des statistiques, que personne ne vient jamais ici... Temple vide où l'écho du silence se réverbère sur la courbe des symboles...


jeudi 1 mars 2018

L'art en chantier

Je suis un musicien. Tout s'est expliqué le jour où j'entendis pour la première fois le jeu d'une harmonie. La conscience, unie, enclose sur elle-même, s'ouvrît alors aux vents stellaires propulsant quelque chose de ma personne où je n'étais jamais allé, dans quelques contre-allées sidérales où tournent quelques bras de galaxies et trois comètes vagabondes.

Dépourvu d'instrument, ne sachant pas chanter, il fallait bien pourtant que toute cette musique composée par mes tripes - le souffle des poumons, le battement du coeur, le flux sombre et sanguin de ma mélancolie - se trouve un lit pour s'écouler. Hors de la source, surtout jaillir hors de la source. Toujours. Même les trous noirs sont des sources vers des ailleurs insondables. Alors j'ai fondu calmement mon âme dans les mots. J'ai emprunté pour moi la prosodie sémique de phonèmes enlacés. J'ai joué sans arrêt, ici, là, ou dans le non-espace de mes pensées, la mélodie monochrome que permettait les mots. Il faut creuser le rythme, injecter son fluide au sein de la surface et puis tirer ses plans, les séparer un peu pour produire un monde en reliefs et dimensions, un lieu où respirer. Si vous ne chantez pas, il faut tricher alors, inventer son solfège penser des gammes et rendre la hauteur en silences et longueurs.

Ce voyage est sans fin, le chemin se poursuit par-delà horizons et imagination. Mais ce n'est pas le mien. Pas seulement lui. Moi je m'avance en tous lieux, j'avance un pas sur chaque voie, pour devenir ubique. Ainsi mes sens déploient le réseau complexement entrelacé de ma vision, et le monde que je me représente s'assemble doucement, et s'ouvre sur des formes à n-dimensions. Plus j'arpente de chemins, moins la progression est palpable. Pourtant, un jour, par la surprise d'un rai lumineux, je tombe sur l'amas gracieux de ce système immense qui se trame peu à peu et se dessine là. Cela prendra du temps, mais le monde ainsi créé réalise enfin l'unification phantasmée de sensibilités diverses, de visions a priori contradictoires mais transverses. Tout, finalement, se déverse en la musicalité inédite de ce présent que je joue, avec des couleurs et des lignes, avec des sons et des fréquences, avec les lois de mondes qui avant cela ne communiquaient pas.

Les plus ambitieux chantiers progressent imperceptiblement, et leur développement est à lui seul un monument à vivre. La musicalité d'un destin se joue en divers mouvements: adagio, allegro, presto, andante, et c'est dans les silences que s'ourdit patiemment la mesure à venir.

dimanche 21 janvier 2018

Hétéronomie du divertissement, autonomie de l'art

Le divertissement nous arrache à nous-même quand l'art nous y plonge.

L'industrie culturelle est dominée par le divertissement, on y voit ainsi des livres insipides recevoir de multiples prix littéraires,  des films sans épaisseur réaliser les plus gros nombres d'entrées. Les gens sont assommés par le travail et n'ont la plupart du temps pas l'envie de sonder les replis de leur âme. Or seul le divertissement peut offrir un repos, l'art au contraire requiert de l'énergie, il demande un véritable travail que nos sociétés d'esclaves ont rendu intolérable à nos moments de loisirs.

Les oeuvres de divertissement offrent, tout comme celles de l'art, une morale, mais de manière si évidente et sans subtilité que, là encore, elle ne se conquiert pas de haute lutte mais elle s'impose de façon univoque et vulgaire, presque racoleuse. Les gens s'habituent à ces fragments de "sagesse" qu'on dépose directement dans leur bec, ils deviennent de moins en moins enclins à réaliser les efforts d'intelligence que requièrent les morales celées dans l'oeuvre d'art. Cette dernière ne livre jamais complètement explicitement sa sagesse, mais elle se donne à nous comme une énigme qui requiert patience intelligence et créativité. Mieux, elle ne se donne pas comme telle, mais elle apparaît de manière suffisamment diffuse à travers l'ensemble de l'oeuvre pour qu'elle demande au spectateur de la créer par lui-même, à partir des éléments qu'il agencera selon son expérience, son idiosyncrasie et son désir d'approfondissement.

Il me semble que tout message qui veut voyager sous les atours de l'art doit apprendre les subtilités de la dissolution et du travestissement, il gagne à confier son unité entre les mains du spectateur dont la conscience est la seule unité réelle de l'oeuvre achevée. En d'autres termes ce qui fait la valeur d'une oeuvre à mes yeux c'est qu'elle nous amène à vivre une suite d'expériences qui ont été pensées par l'auteur comme étant propitiatoire à l'élaboration, par le spectateur lui-même, d'une idée (appelons la morale au sens large) qui devient alors lui-même auteur. L'art est un accélérateur d'expériences à travers lequel le récepteur doit éprouver sa propre puissance créatrice.

Qui écoute ses parents? Qui fait sien les interdits qu'on lui impose sans rechigner, leur obéit sans jamais penser à les défier, à en vérifier la véritable légitimité par l'expérience? Peut-être que des parents rêvent de ce genre d'enfants, mais l'art doit au contraire tirer le spectateur vers l'autonomie. Une leçon qui n'a pas été constituée par vous-même, à travers une expérience qui a produit l'induction nécessaire d'une certaine conclusion, ne sera jamais acquise véritablement. Elle n'aura eu pour mérite que de créer un tabou, un trou noir que l'on ne fait qu'éviter et dont l'effectivité repose sur la croyance elle-même fondée sur l'obéissance et la soumission à un discours d'autorité. Ce n'est pas, me semble-t-il, un monde auquel on peut aspirer, ni en tant que parent ni, plus largement, en tant qu'humain.

Ce qui a du prix à nos yeux c'est ce que nous avons dû surmonter, ce que nous avons conquis et c'est précisément un tel défi que doit constituer à mes yeux l'oeuvre d'art. Pourquoi diable les fables de La Fontaine ont un poids plus grand que si nous en extrayons la morale en une formule lapidaire que l'on jetterait au spectateur, si ce n'est précisément parce qu'elle telle formule serait dépourvu de valeur, resterait lettre morte, désincarnée.

Nous n'apprenons jamais rien que nos propres leçons.

jeudi 11 janvier 2018

Le rêveur et l'artiste

Il est si facile de commencer les choses par la fin, comme je l'ai toujours fait. Si facile de se prendre pour un vrai artiste lorsqu'on abrite en soi tant de sentiments sublimes, tant d'effets que l'art seul sait produire. Pourtant, ce n'est pas l'art qui les produisit alors, c'était simplement la vie, le destin, les milliards de regard du passé se fondant en celui du présent, et qui forment cette mélodie muette des poésies contemplatives, celles qui se taisent au dehors et hurlent au dedans.

Alors on se dit que: du regard que nous sommes à sa manufacture à partir de l'altérité matérielle il n'y a qu'un pas, et l'on se convainc ainsi d'être génial... Mais l'activité déçoit bientôt l'idée, tout devient laborieux, compliqué, et chaque geste ainsi analysé, séparé de la chaîne achevée, semble sans lien avéré avec le sentiment initial. On se trouve un peu perdu à effectuer mouvement après mouvement, détaché de l'effet qui est pourtant ce vers quoi l'on tendait, seul dans l'ineptie d'un artisanat qui n'a rien des atours aériens des idées qui se meuvent en l'âme, dociles et malléables. Le travail est difficile, il blesse le corps et déçoit l'âme trop impatiente. Il est inconfort et flegme, lenteur et inachèvement.

Je suis ce rêveur obstiné que le réel blesse aujourd'hui, jusqu'à parfois lui insuffler l'irrésistible envie de tout abandonner, encore et pour de bon. Suis-je un vrai musicien, moi qui ne suis capable de fournir au monde la partition et la genèse de ces vertiges intérieurs? Plutôt que d'agir une énième fois en philosophe, c'est à dire en poseur de questions, de problèmes, je vais agir aujourd'hui en créateur: je vais répondre à la question, apporter la preuve par la démonstration.

Peut-être faut-il savoir abandonner un peu ses sentiments en tant que pur vécu pour parvenir enfin à les transcrire en oeuvre?

mardi 21 novembre 2017

Les yeux secs



Enfin j'ai dépouillé mon coeur
Il est rouillé le vieux malheur
Je suis désormais face aux peurs
Un simple curieux spectateur

Cette douleur qui par moments me prend
Est du membre fantôme un sentiment
Une douleur fantoche un faux tourment
La mémoire qui s'accroche à mon présent

Et je dis être libre
Parce que sans passion
Excepté pour les livres
Et l'ivre expression

Les êtres ne sont plus de chair
J'ai perdu celle qui m'était si chère
Ils se sont tous dématérialisés
De simples formes à poétiser

Assis dans mes poèmes
J'observe ceux qui s'aiment
En bonheurs ou en drame
En rires ou bien en larmes

Je garde les yeux secs
Sur quoi pourrais-je pleurer
Le passé est passé
Par delà les parsecs

Rassis dans ma bohème
Délié des dilemmes
L'amour n'est qu'un poème
Un agencement de lemmes

Un déhanchement de l'âme

mardi 31 octobre 2017

La rupture impossible



Arc-bouté dans ma coquille
Caché dans quelque conque
Au creux d'une écoutille
Tel un héros de pacotille

Je t'ai trouvé mon bel amour
C'était donc toi depuis toujours

Dans quelque vacuité cosmique
D'où s'écoulent les choses
Accolé au réel
Calé dans claire prose
J'écoute éclore les roses

Je t'ai connu dans la musique
Je t'ai rencontré dans un disque

Accoudé au comptoir
Acouphène des vies
Je t'ai connu claquée
Par des cordes frappées
J'ai découvert ton corps
Qui fut toujours d'accords
Je quêtais les toniques
Tu étais acoustique
J'étais tout électrique

Je t'ai dévoré dans ces pages
Où s'encre ton visage

Quoi que raconte ton histoire
Quelles que soient tes déboires
Immanquablement je craquais
Pour ces croquis collés
Aux coins de mes cahiers
Je me claquemurais
Pour toi me craquelais
En mille éclats d'écrits
Transcrivant le vécu
D'un coeur par toi vaincu
Comme un pays conquis
Ne valant qu'un écu
Mais que tu acceptais
Dans tes tragiques cris

Je t'observais yeux clos
Tes couleurs m'ont enclos

L'amour est un tric-trac
Où le temps est compté
Tic-tac le temps est écoulé
Ton esquif est coulé
Qu'est-ce que tu croyais
Qu'un orchestre criard
Pourrait bien t'octroyer
Qu'enfin j'acquiescerai
À tes cinquantes requêtes
Quel macaque tu fais
Un sacré cataclysme
Tout juste un ectoplasme
T'ai-je bien fréquenté

Tu as gagné mon désamour
C'était écrit depuis toujours

Je m'en tamponne le coquillard
Je t'aime il est trop tard
Fais de moi ta breloque
Pendu à ton long cou
J'accepte tous tes coups
J'y ferai ma bicoque
Qu'importe si je claque
Je t'aurai mise en cloque
Moi le clinquant macaque
Couleur d'une autre époque
Cancrelat qu'on matraque
De toi je suis amok
C'est le récit classique
Un cas d'école tragique
Mais nulle tectonique
Descellera mes pas
Je suis le pesant soc
Planté là dans le roc
De ton rock écorché
Le vieux plouc encorné
Par ton ocarina


Je t'ai voulu doux cauchemar
J'ai tout vendu pour un dollar
Quelque beauté à nu
Et bienvenue le dol de l'art...

mercredi 4 février 2015

Expression artistique: de l'infini en puissance à l'infini en acte

Texte écrit le 15 Mai 2014, non publié à cause de son style trop académique. C'est le prélude à un travail de recherche sur l'expression, notamment à la question de savoir s'il est possible de conserver dans l'expression l'infinité indéterminée, la puissance de création qui est la source et le moteur de la production artistique, ou comment pallier la finitude de l'oeuvre. Je m'inspire pour cela d'auteurs tels que Montherlant, Valéry et Pessoa qui illustrent chacun à leur manière une réponse possible à cette question de la conservation de la puissance dans l'acte réalisé en oeuvre.

Pourquoi écrire, pourquoi produire une œuvre plutôt que rien ? Autant de questions que l'artiste est amené à se poser, dans une interrogation sur le sens de sa pratique : praxis ou poiésis, dans quel horizon se comprend la genèse d'une œuvre, de quel élan celle-ci surgit, portée par un effort dont il s'agit d'interroger les fondements. Tout acte semble causé par un manque, qu'il soit identifié ou non, conscient ou non, l'homme se meut par le désir, désir indéterminé, désir du désir qui l'amène à poursuivre des buts déterminés qu'il se fixe. Pourtant, à travers la singularité de ces buts, s'esquisse la puissance du simple désir de désirer qui demeure là, en filigrane, dans tous les actes et tous les objectifs qui ne sont que des prétextes à ce conatus. Pour qu'il y ait mouvement, disent les épicuriens atomistes, il faut du vide, or c'est probablement l'épreuve de ce vide qu'il porte en lui qui pousse l'homme à vouloir, à se porter vers l'extérieur et à prendre forme déterminée à travers les objets de son désir, les effets de ses actes ou le sens de ses paroles. L'expression artistique demeure quant à elle une réaction emblématique face l'épreuve de la vacuité intérieure, elle semble correspondre à un manque ontologique qui creuse l'individu de l'intérieur, faisant de son moi intime un empire dans l'empire de la réalité phénoménale, creusant ainsi le décalage entre un monde intérieur en apparence immense et une existence réelle dont la pauvreté dévoilée peut s'avérer douloureuse. Il y a autant d'artistes et de manières d'être artiste que d'individus, mais il existe une modalité de l'artiste qui s'explique notamment par ce manque ontologique, manque à être, impossibilité de se saisir d'une intériorité qui demeure voilée aux yeux du monde, définitivement celée par l'opacité du moi profond. On retrouve cela chez un poète comme Pessoa, dont l'existence et le statut social ne sont que les fines pointes d'un iceberg dont l'immensité demeure immergée sous les flots de l'intimité. Face à cela, le poète portugais s'inventera des hétéronymes, autant de reflets d'un moi dont la richesse infinie ne saurait se décliner sous une forme déterminée et figée, imposée par une existence spatio-temporelle définie et en acte. On peut encore prendre pour exemple Montherlant qui n'eut de cesse de poursuivre des expériences différentes tout au long de sa vie, afin de courir après une complétude que seule une existence imprimée en soi semblait pouvoir réaliser. Mais d'où vient cette distance, ce déchirement qui se fait parfois ressentir, chez certains individus, entre une intériorité semble-t-il infinie, et la finitude d'une manifestation phénoménale déterminée ayant comme perdue l'élasticité dont elle est issue ?

À la base de tout geste créateur est la volonté, volonté totale, indéterminée, terreau fertile de toutes les volontés particulières déterminées en une forme. L'homme, au fond de lui, se sent tout, il fait l'épreuve de sa liberté, s'imagine tantôt sportif, tantôt intellectuel, tantôt hétérosexuel, tantôt homosexuel ou bien les deux, nulle autre limite que celles de l'imagination. La liberté intérieure est la liberté apparente de pouvoir choisir, et avant toute chose de pouvoir se choisir. La plupart d'entre nous devenons tel ou tel statut social, telle ou telle personne par un choix préalable qui nous a vu phantasmer un avenir particulier, peut-être plus fort que les autres, et le réaliser par un long processus de morphogenèse sociale visant à réaliser ce qui n'était alors qu'en puissance. C'est précisément dans ce royaume de l'en-puissance que l'intériorité s'éprouve comme une liberté totale et une capacité à être tout et toutes choses. Le potentiel, l'implexe dira Valéry, qui nous caractérise en notre for intérieur est la simple possibilité d'être ce que nous désirons être, comme si à la base de nous-même, nous sentions pulser cette immensité informe de l'Être comme une condition de possibilité de toute chose et de tout étant. Ainsi, l'Être, Dieu, la Substance sont peut-être autant de noms pour définir l'infini absolu du possible, fondement de tout actuel, et l'informe qui prélude à toutes les formes. Ainsi la volonté humaine, ce désir du désir que nous sentons et qui nous meut est peut-être la première subjectivation de cette source dont nous semblons jaillir. L'homme, dans la force de sa volonté sent cette puissance illimitée de devenir, de faire advenir. C'est probablement la première épreuve de l'omnipotence, celle de la perfection de la volonté dont parle Descartes dans les méditations, volonté quasiment identique à celle de Dieu, probablement car elle en est l'expression la plus brut. On pense ici à un aphorisme de Nietzsche (Gai savoir, §285) où celui-ci compare l'homme à un lac et dit : « peut-être l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s'écoulera plus en un Dieu. » C'est peut-être de cette élévation dont il s'agit dans ce sentiment d'infini qui agite l'artiste, ce même sentiment qui fait préférer à Valéry le moment où la conscience se penche sur une pensée sans s'y perdre et s'y abandonner, demeurant dans cet état informe de lucidité totale qui s'apparente à la possibilité de toutes les pensées.

Si cet état intérieur semble d'une richesse insurpassable, à quoi bon s'agiter vainement dans la production d'une œuvre finie, incapable de retranscrire le vaste illimité dont elle est issue, vouée qu'elle est à trahir l'intention initial, l'élan créateur en tant qu'il est élan et possibilité de créer n'importe quoi ? C'est une contradiction que l'on décèle chez bien des artistes, chez un Flaubert par exemple qui se prend à rêver d'une œuvre parfaite qui serait précisément une œuvre indéterminée, une œuvre d'oeuvres pourrait-on dire : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien(...) », « Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » (Lettre à Louise Colet, 12 Août 1846). L'explication est peut-être à rechercher dans la dimension sociale de l'individu : ce dernier n'existe que par les autres et leur regard, c'est d'ailleurs le propre de la vérité d'apparaître dès qu'on est plusieurs, par consensus. On sait que la Cité chez les Anciens, la vie publique était le milieu indispensable à une réelle existence, l'homme n'était que par sa manifestation aux yeux de ses semblables, le collectif est le fondement sur lequel s'élève l'individu. Ainsi porter en soi cet infini virtuel peut être vu à la fois comme une richesse et comme une pauvreté : on parle d'ailleurs de richesse intérieure qui s’accommode bien souvent d'une pauvreté effective. L'artiste est donc tiraillé par cette sensation de puissance qui l'habite mais précisément parce qu'il est le seul à en ressentir la présence ou la latence, il ne peut que demeurer incertain face à ce sentiment et à son bien-fondé. Suffit-il de tout vouloir pour pouvoir tout et a fortiori de pouvoir tout pour être tout ? Plus le sentiment et la conscience de cet infini virtuel se font sentir, plus l'homme est voué à se creuser de l'intérieur, à habiter toujours plus profondément dans un envers de la réalité que lui seul connaît, infiniment éloigné de ses semblables et d'une partie de lui-même. C'est peut-être d'abord à ses yeux que cet infini doit être concrétisé afin que lui-même puisse y croire réellement : combien d'entre nous ont expérimenté un sentiment de compétence, une certaine assurance face à une tâche particulière et se sont pourtant révélés incapable de traduire cette certitude en acte, incapable de faire coller la réalité à l'idée. Voilà peut-être le premier problème de l'artiste : s'assurer que son sentiment corresponde bien à une réelle capacité, celle que la technique fera émerger en permettant par un long travail de dépasser l'inertie qu'impose la matière du monde à la versatilité de notre imagination. S’inscrire dans le réel, rendre le possible actuel est un défi qui permet dans un premier temps de sa rassurer soi-même face à la crainte de la vacuité, cette peur d'être finalement sans contenu réel. Dans un second temps c'est pour sortir de cette solitude existentielle que l'artiste tend à se manifester au monde dans la production d'une œuvre. Par l'oeuvre il se rend ainsi saisissable non seulement pour lui-même, mais aussi pour autrui, ce témoin essentiel dont le regard et le jugement ont le pouvoir de valider et d'incruster l'existence dans l'épaisseur du réel.

En effet, comment savoir si la virtualité a une réelle existence pour nous qui avons placé la vérité dans le phantasme de l'objectivité ? N'ayant point confiance en nous, il nous faut en passer par l'autre et par le consensus afin d'attester des choses et de leur vérité ou authenticité. Il nous semble ainsi douteux que cette existence intérieure ait une quelconque valeur si nul ne peut la voir et s'en saisir. D'ailleurs, le possible, aussi illimité soit-il ne tend-il par vers le néant ? Qu'est-ce à dire qu'une chose est illimitée ou infinie en puissance si ce n'est précisément dire qu'elle n'est pas ? Le seul infini achevé que l'on puisse concevoir est précisément celui du possible en tant qu'il est le fondement de tout actuel. En effet, tout actuel est délimité et déterminé par ce qu'il n'est pas, par la place d'autres actuels contigus permettant d'en tracer les contours, de lui conférer une forme. C'est précisément la forme qui est saisie par le regard 'autrui, c'est elle qui est inscrite dans l'étoffe spatio-temporelle de la réalité que nous connaissons. Si le possible est infini c'est précisément parce qu'il n'est encore rien, un rien qui n'est pas le néant absolu (qui, lui, demeure même impensable sous peine de se dissoudre), mais un fondement ou une condition de possibilité. En tant que condition de possibilité, ce qui est en puissance est précisément une totalité absolue parce qu'il contient en germe, un germe qui n'est rien, c'est à dire qui est dénué de forme, tout ce qui pourra venir à être. Probablement que nous pressentons cette sorte de vérité mathématique qui peut s'illustrer dans la liberté et le choix : nous savons que dans la possibilité du choix réside la liberté, pourtant nous savons aussi que sans la réalisation d'un choix, cette liberté n'est rien ou pas grand chose (on pensera ici à la liberté d'indifférence chez Descartes). En effet, comment savoir que nous sommes libres de choisir dès lors que nous ne choisissons jamais ? La comparaison a toutefois ses limites puisque ne pas choisir peut constituer en soi un choix. Mais on voit, même dans un tel cas, comment la multiplicité initiale des possibles se résorbe dans l'acte de choisir qui pourtant fait « exister » la liberté, en tout cas l'inscrit dans l'ordre des phénomènes. Ainsi pour l'artiste créer s'avère-t-il une nécessité afin que son art existe, rester dans le royaume infini des possibles s'apparente à n'être pas artiste, seule condition à même de réaliser en un état immédiat la totalité des artistes possibles. Il faut donc se soumettre à l'épreuve de l'oeuvre pour s'affranchir de la totalité illusoire du virtuel mais par ce choix, on renonce aussi à l'infinité immédiate qui était vécue auparavant.

Par conséquent sortir du virtuel c'est entrer de plain-pied dans la détermination et la singularité, c'est se soumettre à la loi du nombre et donc renoncer, du moins de prime abord, au phantasme d'une œuvre qui serait expression de la totalité des possibles. L'artiste semble soumis à une dure nécessité spatio-temporelle qui soumet toute chose à la forme et à l'instant, il se voit donc contraint de donner un objet à son élan créateur, de viser un but, un idéal déterminé. En effet, la totalité si elle se vit sous la forme d'une volonté de vouloir, ne peut se représenter artistiquement que sur le support défini du symbole. En témoignent les nombreux (plus de soixante-dix) hétéronymes de Pessoa chargés d'actualiser la totalité d'un être qui ne peut se donner dans la réalité sans la détruire ou la surcharger totalement. En effet, si cette infinité intérieure de l'artiste, infinité de la puissance d'être, pouvait se réaliser, elle deviendrait la totalité du monde physique, prendrait toute la place pour devenir la projection phénoménale d'un solipsisme. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans cette infinité intérieure de l'implexe : nous ne rencontrons en nous que nous-mêmes, que nos propres représentations car nous sommes la condition de possibilité de toutes nos représentations, peu importe que leurs causes soient extérieures (on pense alors aux structures a priori kantiennes et le rapport qu'elles entretiennent avec la chose en soi). L'univers extérieur semble s'ériger comme une barrière à notre solipsisme, barrière qu'il ne peut surmonter totalement, contraint que nous sommes à s'inscrire peu à peu et de manière déterminée et singulière dans un réel à l'altérité rebelle, imposant ses contraignantes lois. La seule manière pour l'artiste d'inscrire sa loi dans le réel est d'en passer par les lois du réel lui-même, en les détournant à son profit. Travail laborieux permis par la technique, processus de transsubstantiation dans lequel l'artiste apprend à habiter le support de la réalité en le surchargeant d'idéalité. Cette discipline s'apparente à un deuil perpétuel, celui de la volonté et de sa toute-puissance phantasmée, exigence d'une infinité achevée et immédiate que seul la potentialité peut réaliser. Créer est donc le lent apprentissage de la finitude, l'épreuve d'une altérité qui nous excède de toutes parts et exerce sans cesse sa pression sur nous. Cette pression est à la fois souffrance mais aussi délivrance puisqu'elle assure assise à l'artiste en lui fournissant le contenu qui lui manquait et surtout la forme seule à même de fournir un lieu (chorà) à cette matière. Cohabiter avec cette altérité c'est de toute évidence ne plus être qu'une partie, c'est accepter de perdre la totalité potentielle qui nous sert pourtant de fondement. L'artiste produit donc une œuvre qui semble cristalliser une image de cette intériorité bouillonnante en la figeant, c'est à dire en l'appauvrissant irrémédiablement de sa dynamique initiale.

Il existe en effet une opposition entre l'immédiateté de l'oeuvre et la médiation qu'est la vie intérieure de l'artiste, en perpétuelle différenciation. Comment un sujet, une représentation déterminée pourrait-elle traduire cette dynamique temporelle propre à l'humain ? Le temps fait du sujet une forme de formes, c'est à dire qu'il subsiste comme un substrat sous-jacent à tous les états de sa vie, à toutes les déterminations par lesquelles il passera. Or l'oeuvre est un produit fini, plus spatial que temporel en tant qu'il est un état déterminé, coupé de sa source et de sa dynamique évolutive. Comment l'artiste, qui voudrait transmettre par une œuvre inchoative, la source même de sa créativité en tant qu'elle est possibilité de faire advenir, pourrait-il le faire par l'intermédiaire d'une chose aussi inerte qu'une œuvre d'art, bourgeon pétrifié, instantané pris sur le vif d'un mouvement qui continue ?


Il faut donc se détacher de l'objet de la représentation artistique afin de pouvoir opérer la synthèse entre ces deux opposés que sont l'immédiateté de l'oeuvre finie et la médiété de la création. Or quoi d'autre que la forme pour retranscrire au mieux cette temporalité de l'artiste qui doit s'imprimer en autrui comme un germe propre à rendre possible la création, prêtant pour ainsi dire sa voix à celui qui peut désormais chanter par elle. Ainsi l'oeuvre d'art n'est plus dès lors qu'un support convoyant une forme, un style ; c'est par ce style que l'artiste va pouvoir inscrire sa temporalité, c'est à dire sa volonté en tant qu'elle est puissance d'être. La forme de l'oeuvre peut s'apparenter à un souffle (pneuma) chargé d'informer le contenu de l'oeuvre, mais ce souffle n'est pas nécessairement attaché à la singularité de l'oeuvre, la forme en tant que mouvement peut s'ériger en fondement et en condition de possibilité. Par la forme qu'il donne à son œuvre, l'artiste a la possibilité de réintroduire une temporalité à ce qui était alors figé et comme détaché de lui, mort. L'expérience du style chez le récepteur de l'oeuvre va précisément l'informer d'une tonalité particulière, d'une façon de faire et de voir qui peut s'apparenter à la projection dans le récepteur de l'implexe de l'artiste, en passant par le support de l'oeuvre. Cette dernière n'a, pour ainsi dire, que le rôle de messager, convoyant un code que la conscience du récepteur devra interpréter, un diapason qui lui permettra de s'accorder sur une note fondamentale à partir de laquelle les compositions ultérieures vont se construire. L'artiste se réveille en son récepteur, et par son style peut ainsi s'incarner en autrui en lui proposant la forme de sa temporalité intime, le système de son implexe en tant qu'il est un fondement du devenir et non un aboutissement de l'être.