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lundi 22 mars 2021

Métaphysique pessoenne: la sensation et les choses

"être une chose c'est ne rien signifier du tout.

Être chose c'est ne pas être susceptible d'interprétation."


"Je regarde, et les choses existent.

Je pense et j'existe moi seul."

Ces quatre vers extraits des poèmes non assemblés d'Alberto Caeiro sont encore à eux seuls un petit traité de métaphysique. Le poète sensationniste discrédite d'emblée la signification pour la bouter hors du domaine des choses. Signifier c'est interpréter or une chose n'est pas "susceptible d'interprétation".

Les choses dont parle l'auteur ce sont les sensations. Ces sensations sont absolues bien que subjectives. Elles font exister ou plutôt sont la preuve immédiate et intuitive que le monde senti existe comme chose extérieure réelle. Regarder une chose, la sentir de n'importe quelle manière c'est témoigner de son existence. Non pas celle de l'objet, qui est une reconstitution perceptive et suppose l'action des facultés cognitives, mais celle de la chose sentie. S'il s'agit d'une fleur, on ne dira pas que la fleur existe mais pour être plus précis que cette chose que je vois sous la forme d'une ligne verticale de couleur verte (la tige) surmontée d'une couronne colorée (l'ensemble des pétales)  est réelle. Si je sens cette fleur, je dirai alors que le parfum singulier qui semble émaner de cet endroit de l'espace est réel. Fleur, tige, couleur, toutes les étiquettes de la langue correspondent à des conventions factices qui font signe vers des concepts problématiques qui synthétisent un ensemble de sensations disparates, senties à différents moments et indépendantes, dans l'unité artificielle d'un objet. Ce n'est jamais l'objet qui existe mais les sensations pures sont elles absolument vraies, ce sont elles le réel extérieur. "Tout comme les paroles échouent quand elles veulent exprimer la moindre pensée, ainsi les pensées échouent quand elles veulent exprimer la moindre réalité."

La sensation n'est pas une interprétation. Caeiro est tout sauf kantien, et a fortiori tout sauf idéaliste. Il n'y a pas des formes transcendantales de la sensibilité qui sont la condition d'apparition du monde extérieur, ce qui ferait alors des sensations des mensonges par rapport à une entité primordiale qui existerait véritablement, indépendamment de nos facultés à la saisir, et donc hors de nos catégories. Le réel est sensible et il coïncide totalement avec la manière dont il est senti. Pour cela il devient problématique d'affirmer l'existence d'un monde objectif, puisque chaque sensation est unique il n'y a pas à s'interroger sur la persistance d'objets sous-jacents aux sensations et qui demeureraient identiques entre deux moments ou entre deux points de vue différents. C'est ce que l'auteur nomme "réel".

Le fait que les choses sont sans interprétation les désigne comme se donnant immédiatement, elles ne requièrent aucun travail actif de l'esprit (concept hautement artificiel pour l'hétéronyme) qui viendrait autrement nécessairement y mettre du sien et dénaturer la chose même.

Dès lors que la pensée intervient, cesse alors d'exister le monde comme vérité extérieure. Les choses ne sont plus. Par la pensée, la seule chose qui se donne à saisir c'est le "moi seul". La pensée n'est pas faite pour ouvrir sur l'extérieur, elle n'est pas un organe de l'intuition extérieure. Elle n'a pour objet qu'elle-même et ne peut qu'invariablement produire un monde soliptique où ne sont saisies que des reflets du moi qui surcharge d'idéalité tout objet, s'affranchit de la matière pour produire elle-même le monde qu'elle croit alors sentir comme une chose extérieure. La pensée est toujours un processus réflexif par lequel les choses perçues ne sont que des prétextes à refléter différents profil du moi (lui-même concept artificiel). Penser, c'est projeter autour de soi le néant de soi-même, interpréter c'est remplacer l'éclat immédiat de l'être senti par le récit médiateur d'objets factices qui constituent médiatement un monde, et parce qu'il est le produit d'une médiation, ne correspond plus qu'à des concrétions cognitives, à des idées qui se mélangent à la matière sentie et brouillent les réalités singulières se donnant de manière absolue dans la sensation. Rien, dans le réel, n'est quantité, rien n'est identité, toute chose sentie n'existe que dans l'instant de la sensation et toute sensation ultérieure sera essentiellement autre: le réel est une singularité absolue qui se donne immédiatement par proximité sensible. Le monde au-delà de nos sensations est une idée, une chimère, il n'est qu'un agrégat imaginaire à nos sensations réelles.

vendredi 19 mars 2021

Métaphysique pessoenne: sujet et prédicat

 Pessoa, dans un poème des fragments non assemblés, décrit le bonheur et la paix qu'il prête à un berger de la montagne avec son troupeau, en les observant, et il s'interroge alors sur le statut de cette paix:

"Toi tu n'en jouis pas, parce que tu ignores que tu en jouis.

Moi je n'en jouis pas, parce que je sais que j'en jouis."

En deux vers est résumée l'immense précision chirurgicale de Pessoa dans sa manière de ramasser de grandes théories métaphysiques. Ce qui saute aux yeux par ces deux vers c'est, d'une part la richesse d'analyse qui peut en découler, d'autre part la stricte détermination des interprétations possibles: le poète a scellé, par ces deux vers, la lecture et la compréhension comme s'il avait écrit là des dizaines de pages.

Le berger ne jouit pas de la paix: pourtant, Pessoa attribue bien le prédicat de paix au sujet berger dans les débuts de son poème. Mais celui qui prédique n'est pas le berger lui-même qui, lui, ignore qu'il en jouit. Ainsi on comprend que toute qualification d'un sujet par un état, toute détermination d'une substance par une qualité ne peut se faire que par la scission d'un sujet et d'un objet. Par cette scission pourtant, le sujet est détaché de la qualification et seul l'acte de prédication peut relier les deux entités.

Est-ce que le berger ressent cette paix que l'auteur lui attribue? Il est impossible, ou plutôt interdit, de répondre à cette question à sa place puisque ce dernier ne se la pose pas, il ne se prend par pour objet en scindant sa personne en deux entités: le sujet-objet (phénomène) qui est observé par un sujet transcendantal (condition du phénomène). Le berger est irrémédiablement hors de ces catégories logiques. Tel un pour-soi, il est plein de lui-même, sans distance à lui-même, et pour cela il demeure unique, total (c'est à dire sans analyse possible en éléments constitutifs), absolument singulier.

Mais alors, est-ce à dire que cette paix ne peut être goûtée que par celui qui opère, par l'acte de prédication, la liaison d'un sujet et d'une qualité? Ce serait précisément l'acte de distanciation (sujet-objet) par l'analyse épistémologique qui permettrait au sujet de ressentir l'état prédiqué à la substance. C'est d'ailleurs cet acte de prédication qui fait advenir cette qualité particulière nommée ici "paix". Il la détermine et la définit, par différenciation de lui-même et d'autres états possibles, il dessine un contours dans la pseudo indétermination spatio-temporelle.

Mais celui qui opère cette action ne peut non plus ressentir cette paix car, pour la ressentir, il faudrait pouvoir coïncider avec elle et non l'observer à distance, quitte à se la rattacher à soi par la suite. Dès lors que cette paix devient objet, dès lors qu'on la définit comme objet cohérent et individuel, elle est à distance du sujet, séparée de lui par un abîme ontologique. Savoir que l'on jouit c'est précisément ne pas jouir. De la même manière que jouir sans le savoir, c'est tout simplement ne pas jouir.

Hors de la dissection épistémologique opérée par la conscience, rien n'est dicible, tout est événement ineffable dont seuls les sens peuvent témoigner de manière immédiate par la sensation vécue. Même la perception, en tant qu'ensemble de sensations organisées et ordonnées, ne peut prétendre à nous donner accès à cette immédiateté des choses où seul existe une image vécue, unique et pleine, non divisible en parties. Ce n'est que rétrospectivement, par analyse consciente, que les sensations se transforment en perceptions et que la perception se détache d'elle-même pour produire le concept d'un sujet transcendantal.

Ce dernier ne ressent rien, il ne vit jamais rien puisqu'il est précisément cette indétermination sur le fond de laquelle surgissent qualités et les choses.

Les choses existent-elles, hors de la scène du sujet transcendantal et sa fiction épistémologique? Nous verrons par la suite quelle réponse apporte le poète portugais à cette question naïve.

mercredi 9 janvier 2019

Comme on tresse les mondes

Il y a des choses, étrangement, que le monde semble ordonner. Et il n'est pas en notre pouvoir de refuser.

J'entends la pluie battre sur le carreau du vélux, et je sais, d'un savoir total et cellulaire, que c'est là le signal qu'il me faut écrire. Ne s'agit-il que de mon interprétation subjective, de ma propre fiction intime? Nul ne pourrait ni l'affirmer ni l'infirmer avec certitude. La certitude n'est pas de ce monde, elle se tient hors des relations, de toute atteinte, en un lieu inaccessible et secret. La vérité quant à elle n'est qu'un choix, celui d'obéir en l'occurrence à la pluie, et au message que je lui prête. Et qui s'impose pourtant comme une réalité extime.

Tout est tellement mélangé dans cette existence... Le laid dans le beau, la création dans la destruction, le positif dans le négatif. Les gens s'emplissent les poumons de l'air des morts, de la fumée qui s'échappe des crématoriums, du dioxyde de carbone qu'expirent les enfants dans le halètement de leurs jeux. Et toute la vie se nourrit de la mort, comme cette dernière se nourrit de la vie. Tout fusionne, coexiste, se confond, consubstantialité des contraires qui se dissolvent dans l'étoffe unie du Réel.

Réel... Voilà bien le pouvoir des mots, qui de la forme définie, nous parlent de l'indéfini, réalisent la prouesse d'enclore en eux l'univers au complet tout en n'étant cependant qu'une partie de ce dernier. C'est qu'à la lecture du mot: Réel, chacun fait advenir sa totalité personnelle, son grand Holos, son univers. Et peut-être le mot ne se tient-il nulle part, comme s'il ne préexistait pas à la représentation qu'il ne peut donc pas susciter, puisqu'il en est une émanation...

À quoi se résume l'essence des objets? Il me semble que tout n'est qu'image que l'esprit fait tenir dans un flux de conscience qui peut varier, métamorphosant ainsi les objets et avec eux l'univers (image ultime qui voudrait les renfermer toutes, mais l'entreprise est sans espoir). Amas de cellules, chairs, muscles, atomes, quarks liés par des forces qui ne sont qu'images de ce qu'on ne saurait saisir. Que sommes-nous?

Au final ne restera que l'histoire que chacun se raconte. Comme dans un roman, d'aucuns suivent avidement le même fil narratif, celui-là même qui pousse leur volonté à habiter la seconde à venir. Tandis que d'autres parcourent la même scène à travers d'infinis points de vue, sautant d'un narrateur à l'autre, tressant ainsi les mondes dans le cours d'un destin.

C'est peut-être pour tout cela que la métaphysique est le domaine privilégié de la mélancolie, parce qu'on y est libre de croire en tout - et même que les choses auraient pu être autrement - sans plus avoir à prétendre qu'il y ait un quelconque savoir.

vendredi 10 octobre 2014

Vanité de la philosophie

Toute oeuvre philosophique est une vanité: vanité de vouloir faire de ses idées, de son petit chantier intime, un cheminement pour autrui. La philosophie n'est qu'une suite d'erreurs, de vaines tentative de figer dans des concepts et un discours figé une altérité mouvante à l'indétermination fondamentale. Pourtant, nous nous acharnons à bâtir des philosophies de plus en plus raffinées, de plus en plus complexes, qui ne figurent plus que les circonvolutions de l'esprit d'un auteur, les méandres de son imagination.

Toute philosophie est donc fiction, elle propose une vision du monde singulière, et de cette singularité prétend exprimer une mystérieuse objectivité. Qu'entends-je? Les objets parleraient? Ils auraient leur propre intentionnalité, leur propre forme expressive? Il me semble pourtant qu'un objet a un nombre indéfini de sens, en proportion du nombre indéfini de points de vue sur cet objet (et par point de vue j'entends aussi individus). L'objet ne dit rien, nous le faisons parler en l'insérant dans notre monde et sa fiction intime.

La science quant à elle est une suite de découvertes dirimantes, les modèles scientifiques se font et se défont au gré de leur conformité à l'expérience, ils ont une histoire et une obsolescence. J'irai même plus loin en disant que toute théorie scientifique, tout modèle, est fait pour être dépassé et amendé précisément car la science n'est pas un ensemble de contenus, mais un ensemble de méthodes. Les contenus ainsi exhumés par la méthode sont secondaires, ils ne sont que les dalles jetées sur le vide, l’échafaudage permanent par lequel nous tentons de reconstruire le réel, d'en percer les modes de fabrication. Par conséquent les contenus sont par essence temporaires, il n'existe point de savoirs, seulement des processus de connaissance qui, loin de mener à une connaissance finale, ne font que nous arracher à notre ignorance présente, pour nous jeter dans une ignorance future. La science n'est qu'un processus d'érosion des croyances.

Là où réside la vanité de la philosophie, c'est qu'elle n'a pas d'histoire, en ce sens où les philosophies d'il y a quelques siècles sont tout aussi valables que celles d'aujourd'hui, il n'y a pas de "progrès", pas de mouvement. Les philosophies sont des absolus, des mondes clos qu'il s'agit de prendre ou de rejeter. Aucun processus de vérification, les fictions intimes de chacun s'exportent arbitrairement, la philosophie est une affaire de goût, un narcissisme évolué plutôt qu'une tentative de rallier l'Autre. Chaque philosophie, en ce sens, est une esthétique. Elle ne parle que de la qualité, que de ce qui est interprété et perçu par l'auteur, ce qui est donc invérifiable, infalsifiable. Mais la vanité de la philosophie vient de sa prétention à faire de cette fiction une vérité, un discours objectif. Je vois la philosophie comme un effet prévisible du langage, elle en est comme un aboutissement nécessaire: la volonté de donner tout le réel à travers l'agencement complexe d'un système sémantique. Puisque le mot est une manière de manipuler le réel, il s'agit de mettre le réel en mots une fois pour toute.

On me dira que c'est précisément le projet de la science, mettre la réalité en formules, cependant la science échoue sans cesse et demeure (pour les moins dogmatiques) consciente de son insuccès. Il n'y a pas de fin de la science, elle n'est qu'une praxis, une façon qu'à l'homme d'apprendre à devenir Dieu en produisant des méthodes de création de la réalité. La science ne dira jamais ce qu'est la réalité, il faudrait pour ça qu'elle puisse trouver un point d'appui hors de celle-ci ce qui est impossible puisqu'elle en est précisément un produit. La science n'est pas spéculative, mais empirique, elle est un artisanat, une technique, n'en déplaise aux scientifiques. À chaque fois qu'elle prétend fournir une connaissance spéculative, elle se heurte à l'arbitraire de la raison pure, à la fiction s'opposant à d'autres fictions, à l'invérifiable.

Ainsi, il me semble que toute spéculation philosophique n'est qu'une propédeutique à l'éthique, ce qu'avaient probablement bien compris certains Anciens. Peu importe votre cosmogonie, votre métaphysique particulière, du moment qu'elle fournit un système de croyances propre à soutenir une éthique par laquelle l'homme peut trouver le repos. Toutes les philosophies antiques avaient pour unique but l'accès au bonheur, à l'ataraxie. Et probablement toutes y parvenaient dès lors qu'elles formaient un tout rationnellement cohérent (nécessairement imparfait, mais cependant suffisant): le stoïcisme et son sage inébranlable, l'épicurisme et son ascèse hédoniste, le scepticisme et sa modestie pacificatrice.

Les philosophies sont des religions à l'usage des athées, afin qu'ils se donnent l'illusion d'être des apôtres d'une vérité non révélée et rationnelle, lors même que la raison n'est qu'un processus qui ne dicte aucun arrêt, aucune destination finale ou temporaire autre que celle qu'un sujet choisit librement d'embrasser. En cela, le dogmatisme des philosophes est peut-être plus pernicieux que celui des fidèles car c'est un dogmatisme qui trop souvent s'ignore, une foi aveugle d'elle-même qui loin de mener à l'amour d'autrui, plonge sûrement vers la condescendance et le mépris tolérant.

Tous nous nous interrogeons, tous nous bâtissons en nous un système de croyances plus ou moins mouvant, servant de fondement à nos actes et à nos choix. Les philosophes sont peut-être plus acharnés à ne laisser aucune brèche dans l'édifice et bâtissent ainsi leur maison le plus solidement possible (selon leur capacité) et, cette tâche accomplie, se mettent en tête que leur maison est le monde, celui dans lequel tout le monde doit vivre, celui dans lequel tous vivent déjà sans le savoir. Nous autres, nous qui ne sommes pas amoureux de la sagesse parce qu'il nous est difficile d'aimer un simple mot comme on aimerait la vie, nous gardons notre raison et en épousons l'impermanence, nomades, nous voyageons jusqu'à la Fin et rencontrons les autres, intrigués de leur histoire et son singulier sillon.

Dès lors que la philosophie voudra prétendre sincèrement au statut de science, il faudra qu'elle accepte d'abaisser ses prétentions, au moins temporairement, il faudra qu'elle renoue le lien qui existe entre la raison pure et l'éthique et qu'elle renonce enfin au mythe d'un savoir spéculatif. Dans le cas contraire, toutes les plus belles ontologies, les plus grandioses métaphysiques, ne seront autre chose que de singulières fictions, parfois de sublimes romans faisant la démonstration de la puissance de l'homme à travers l'usage de sa merveilleuse raison et de sa mystérieuse imagination. La raison ici ne sert que l'image, et l'image n'est que la vérité singulière et subjective de celui qui la vit.