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vendredi 24 décembre 2021

Le monde est une grammaire

Ce que je ne peux pas dire en musique, je l'écris. Et par là perd l'aspect informe et primordial de la pensée originaire, ineffable et par là sublimement singulière. Je me moque de l'avis d'Hegel. Proposition de plus qui peut trouver, comme les autres, l'axiomatique qui la rend vraie. Mais je vis dans un autre référentiel que ce qui fût le tombeau du grand dogmatique.

C'est, bien entendu, en deçà du langage que gît la vérité: celle qui est singularité absolue, et par là ne peut servir d'élément à nulle connaissance. L'absoluité de la sensation, de la qualité vécue, incapable d'adhérer à un quelconque signe sans se nier définitivement: voilà ce qui ne peut être contesté.

Cette curieuse propriété du langage, de faire exister la relation, en faisant de simples syncatégorèmes de nouvelles substances est véritablement remarquable. La relation devenue ainsi elle-même objet hypostasie dans l'immédiateté d'un signe la pure médiation sans substance.

La langue est le champ gravitationnel de la pensée: c'est elle qui lui confère une masse et fond le monde en une forme pesante et persistante, qui autrement s'évanouirait dans une différenciation perpétuelle. Elle concrétise ce qui ne peut pas tenir à l'être.

lundi 10 mai 2021

Aphorisme du poète en chantier

La poésie est le plus court chemin entre les mots et l'ineffable.

 

La poésie est le plus court chemin entre les mots et l'abîme.


Composer un poème est presque équivalent à composer de la musique: l'acte de production s'y confond quasiment avec celui de réception. L'intervalle entre la création et l'interprétation est très court. Dans le roman, ce n'est pas le cas et il faut toute la complexité de la structure narrative (et sa temporalité) pour que l'efflorescence sémantique s'y déploie. En cela, la poésie est une technique de l'être (et particulièrement de l'être langagier): elle ne produit pas l'acquisition d'un savoir-faire par lequel des artefacts reconduisent laborieusement à l'expérience; elle est une praxis, un savoir-être, par lequel l'étant s'affûte et se transforme en une modalité esthétique de l'existence.


Le poème est accessoire, il n'est que le barreau d'une échelle qu'il faut jeter après usage. L'effet de la poésie est de mener à habiter, presque immédiatement, l'espace-temps de manière esthétique: elle ourdit le regard.


Le poème n'est pas le but de la poésie.

lundi 22 mars 2021

Métaphysique pessoenne: la sensation et les choses

"être une chose c'est ne rien signifier du tout.

Être chose c'est ne pas être susceptible d'interprétation."


"Je regarde, et les choses existent.

Je pense et j'existe moi seul."

Ces quatre vers extraits des poèmes non assemblés d'Alberto Caeiro sont encore à eux seuls un petit traité de métaphysique. Le poète sensationniste discrédite d'emblée la signification pour la bouter hors du domaine des choses. Signifier c'est interpréter or une chose n'est pas "susceptible d'interprétation".

Les choses dont parle l'auteur ce sont les sensations. Ces sensations sont absolues bien que subjectives. Elles font exister ou plutôt sont la preuve immédiate et intuitive que le monde senti existe comme chose extérieure réelle. Regarder une chose, la sentir de n'importe quelle manière c'est témoigner de son existence. Non pas celle de l'objet, qui est une reconstitution perceptive et suppose l'action des facultés cognitives, mais celle de la chose sentie. S'il s'agit d'une fleur, on ne dira pas que la fleur existe mais pour être plus précis que cette chose que je vois sous la forme d'une ligne verticale de couleur verte (la tige) surmontée d'une couronne colorée (l'ensemble des pétales)  est réelle. Si je sens cette fleur, je dirai alors que le parfum singulier qui semble émaner de cet endroit de l'espace est réel. Fleur, tige, couleur, toutes les étiquettes de la langue correspondent à des conventions factices qui font signe vers des concepts problématiques qui synthétisent un ensemble de sensations disparates, senties à différents moments et indépendantes, dans l'unité artificielle d'un objet. Ce n'est jamais l'objet qui existe mais les sensations pures sont elles absolument vraies, ce sont elles le réel extérieur. "Tout comme les paroles échouent quand elles veulent exprimer la moindre pensée, ainsi les pensées échouent quand elles veulent exprimer la moindre réalité."

La sensation n'est pas une interprétation. Caeiro est tout sauf kantien, et a fortiori tout sauf idéaliste. Il n'y a pas des formes transcendantales de la sensibilité qui sont la condition d'apparition du monde extérieur, ce qui ferait alors des sensations des mensonges par rapport à une entité primordiale qui existerait véritablement, indépendamment de nos facultés à la saisir, et donc hors de nos catégories. Le réel est sensible et il coïncide totalement avec la manière dont il est senti. Pour cela il devient problématique d'affirmer l'existence d'un monde objectif, puisque chaque sensation est unique il n'y a pas à s'interroger sur la persistance d'objets sous-jacents aux sensations et qui demeureraient identiques entre deux moments ou entre deux points de vue différents. C'est ce que l'auteur nomme "réel".

Le fait que les choses sont sans interprétation les désigne comme se donnant immédiatement, elles ne requièrent aucun travail actif de l'esprit (concept hautement artificiel pour l'hétéronyme) qui viendrait autrement nécessairement y mettre du sien et dénaturer la chose même.

Dès lors que la pensée intervient, cesse alors d'exister le monde comme vérité extérieure. Les choses ne sont plus. Par la pensée, la seule chose qui se donne à saisir c'est le "moi seul". La pensée n'est pas faite pour ouvrir sur l'extérieur, elle n'est pas un organe de l'intuition extérieure. Elle n'a pour objet qu'elle-même et ne peut qu'invariablement produire un monde soliptique où ne sont saisies que des reflets du moi qui surcharge d'idéalité tout objet, s'affranchit de la matière pour produire elle-même le monde qu'elle croit alors sentir comme une chose extérieure. La pensée est toujours un processus réflexif par lequel les choses perçues ne sont que des prétextes à refléter différents profil du moi (lui-même concept artificiel). Penser, c'est projeter autour de soi le néant de soi-même, interpréter c'est remplacer l'éclat immédiat de l'être senti par le récit médiateur d'objets factices qui constituent médiatement un monde, et parce qu'il est le produit d'une médiation, ne correspond plus qu'à des concrétions cognitives, à des idées qui se mélangent à la matière sentie et brouillent les réalités singulières se donnant de manière absolue dans la sensation. Rien, dans le réel, n'est quantité, rien n'est identité, toute chose sentie n'existe que dans l'instant de la sensation et toute sensation ultérieure sera essentiellement autre: le réel est une singularité absolue qui se donne immédiatement par proximité sensible. Le monde au-delà de nos sensations est une idée, une chimère, il n'est qu'un agrégat imaginaire à nos sensations réelles.

jeudi 2 avril 2015

Le médiat et l'immédiat

Si l'on devait penser une distinction fondamentale entre l'homme et l'animal, il me viendrait à l'esprit celle qui sépare l'immédiateté de la médiateté. L'animal est au monde, il appartient pleinement au présent, il s'y meut sans distanciation. Il est le jaillissement de ses émotions qui s'emparent de son esprit comme de son corps de manière despotique, il ne semble exister aucun jeu entre l'animal et lui-même, contrairement à la béance ouverte par la conscience humaine. Dans cette modalité d'existence, l'animal se définit par son rapport immédiat au temps, il est pleinement à ses sensations, à ses émotions, à ses pulsions. L'animal n'est pas prisonnier d'une quête d'absolu, absolu qu'il ignore d'ailleurs certainement, il ne cherche pas à creuser l'instant de toutes parts, à l'investir du passé et d'un avenir phantasmé. S'il calcule, c'est plus par programmation génétique que par réelle délibération, en cela il est totalement au présent, il s'y oublie et par là même profite pleinement d'une forme d'intensité qui peut faire défaut à l'homme.

L'homme cherche précisément toujours un ailleurs, se retire du présent pour s'immerger dans l'écoulement du passé ou pour se cloîtrer dans la forteresse de l'avenir. L'homme est une distance d'un soi à soi, il est voué au nomadisme, à la traversée sans fin d'une origine inconnue vers un status a quo tout aussi mystérieux. En cela, il est toujours décalé par rapport à l'instant, intercalant la durée du passé et de l'avenir dans la seconde qui s'égrenne,  recherchant par la pensée la raison de sa présence, supputant des causes à l'état des choses actuel. L'homme n'est jamais quelque part, ou rarement, il est toujours un regard porté sur son propre point de vue, référent évanescent qui s'ouvre vers l'ailleurs, qui désire cet ailleurs.

Science et philosophie sont pareils à ces deux modalités d'existence, le même abîme les sépare et c'est pour cela qu'une compétition entre les deux s'avère inepte et sans résultats. La science est une médiation du présent, en ce sens qu'elle insère dans le présent, à travers la production d'artefacts par exemple, de la durée qu'elle concentre. La science n'est en ce sens jamais en repos car elle amasse sans cesse plus de durée, sous la forme de "connaissances", dans l'inétendue du présent. La science creuse l'unidimensionnalité du présent comme on percerait une feuille de papier pour chercher ce qu'il y a en haut et au dessous. Il s'agit pour elle de traquer les causes d'un effet présent, d'en anticiper les conséquences futures; il s'agit pour elle de comprendre les lois de constitution des choses, en décomposant ce qui se donne immédiatement en ses éléments divers, puis en imaginant les dynamiques d'assemblages, les forces qui maintiennent ces éléments entre eux. Ainsi, c'est toujours le médiat qui est recherché par la science: d'une chose actuelle on veut comprendre la genèse, d'un moment vécu on veut saisir l'histoire et le devenir, d'une sensation on souhaite découvrir le ou les concepts sous-jacents.

La philosophie, pour une grande part, a le mauvais penchant d'imiter sa soeur science. Elle le fait lorsqu'elle élabore de plus ou moins élégantes métaphysiques censées trouver un point d'appui hors du réel vécu afin de porter un regard extérieur sur celui-ci, afin d'en tracer la précise cartographie. Le philosophe alors se confond avec Dieu, et phantasme de devenir le point de vue de tous les points de vue, l'Autre, l'en dehors d'un système qu'il cherche à saisir, lors même qu'il en est une partie infime et dérisoire. Une grande partie de la philosophie imite donc la science dans ses projets, et par là se fait méthode de médiation du réel.

Pourtant, il me semble que ce qui caractérise le mieux la philosophie est précisément l'immédiation. C'est lorsque la philosophie, portant un regard sur son propre projet, prend conscience de l'impossibilité a priori de cette entreprise, qu'elle est à même de produire une éthique, c'est à dire un retour à l'immédiat. C'est dans le constat, peut-être douloureux au début, de l'impossibilité de la connaissance, c'est à dire l'impossibilité du médiat à saisir et donner l'essence de l'immédiat, que réside la véritable tâche de la philosophie, c'est probablement ce qui marque sa naissance même. Le décalage ne peut parler de la coïncidence que sous forme de décalage, c'est pour cela que l'homme scientifique et le philosophe dogmatique ont tous deux besoin des mots, car c'est au sein de cette distanciation que leur discours peut exister, lui-même étant une forme de distanciation. Le médiat veut saisir l'immédiat qui se donne entièrement, en lui tournant le dos, en en faisant le tour, en le faisant subsister au sein de signes qui ne retiennent alors qu'une forme, une apparence saisie à partir d'un certain point de référence, à un certain moment. En attendant l'immédiat lui a filé, il est toujours là, toujours lui et toujours autre. Toutes les tentatives de médiation ne sont qu'une dynamique immédiate qui ne fait que suivre l'écoulement de l'immédiat, un calcul qui voudrait donner la somme du réel sans jamais se rendre compte qu'à chaque instant les unités ont changées...

Mais la philosophie a son rôle à jouer, lorsque par un regard sans peur jeté sur sa propre ignorance, elle décide alors de réintégrer l'immédiat, de proposer un cheminement, qui est médiation, censé mener à une forme d'immédiateté plus riche. En ce sens, la philosophie ne renie pas la médiation. Comment le pourrait-elle, elle qui souhaite incruster dans le présent la somme des expériences passées, le souvenir du voyage, la suite mélodique des autres instants de la vie? Elle nous apprend simplement à revenir à un rapport immédiat avec le présent et les choses, à travers le désaisissement, le détachement face aux images conservées que l'on a tendance à confondre trop souvent avec le réel même. La philosophie nous montre le plaisir que l'on peut prendre à se faire cartographes, mais invariablement elle nous rappelle, par l'expérience brute du territoire, l'abîme infrangible qui sépare celui-ci de toutes nos cartes. Elle nous apprend alors à revenir habiter le présent aphasique et sans décalage, à mesurer l'écart séparant les images que nous produisons et le réel immédiat, qui s'écoule en une perpétuelle différenciation.

La philosophie, si elle nous apprend à parler, doit aussi nous apprendre à nous taire, car c'est dans le silence que les mots prennent leur valeur propre, et dans le bruit des palabres que le silence imprime sa vérité. Médiat et immédiat sont deux concepts-horizons dont nulle expérience ne s'embarrasse, et il me semble que c'est à la philosophie que revient le mérite de faire tinter le timbre du silence à travers le chuintement des mots.