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samedi 25 décembre 2021

L'universel dans l'art

Je comprends ceux qui pensent que l'art doit dire l'universel, mais il me semble y avoir là une erreur, ou du moins une imprécision dommageable.

Si l'art devait donner l'universel, le général, alors il n'y aurait nul besoin d'agencer par une forme singulière, un style, tout un bouquet de sèmes: la simple cohérence linguistique suffirait à produire des énoncés dignes de sens. Les propositions scientifiques nous émouvraient au tréfonds des entrailles et seraient la véritable poésie. Poésie hégélienne s'il en est.

En fait, je pense qu'au contraire c'est dans la singularité que gît l'essence du langage artistique. C'est bien dans la capacité à faire signe vers un indicible singulier que réside l'art poétique. Bien entendu, toute la difficulté réside dans les propriétés de la langue: commune, apte à ne fournir des choses que ce qui est partageable, saisissable par tout un chacun. Le langage ne permet jamais d'exprimer que "le génie de l'espèce" et c'est pour cela que nous pouvons -- ou croyons -- nous comprendre lorsque nous mettons en mot l'expérience absolument singulière d'un vécu situé.

Si le poète disait l'universel et le général, alors il y aurait une vérité de l'art, une beauté démontrable et analysable pour être reproductible. Or il me semble qu'il n'en est rien, et que le goût n'est pas une simple affaire de connaissances mais la rencontre entre deux singularités qui se font signe à travers la banalité de mots communs et exsangues. Par l'agencement des mots, le poète procure à ces mots -- qui ne sont que des variables vides -- une saveur particulière et dans la manière qu'il a de découper le temps, il donne ainsi une idée de son idiosyncrasie.

Pour cela il est assez frappant de voir les résonances qui peuvent se faire entendre à la lecture de certains poètes avec lesquels nous vibrons d'une complicité inexplicable, si ce n'est qu'elle semble naître de la croyance que nous avons d'avoir trouvé là une âme sœur, ou du moins presque -- et surtout suffisamment -- sœur. C'est précisément ce que nul ne peut jamais dire que nous retrouvons chez l'artiste qui nous bouleverse et nous transforme. Il semble avoir dérobé une part de nous qui demeure à jamais en deçà des mots, et qui fait signe vers la source informe d'où jaillissent, avec une certaine démarche et un style singulier, toutes les formes d'expression qui sont habituellement les nôtres -- ou que nous aimerions croire nôtres...

Et cette rencontre est une illusion bien sûr... Bientôt, certains signes nous montrent les différences minimes mais notables. Nous nous apercevons que le reflet que nous avons cru percevoir de cette identité profonde et insaisissable n'est qu'une anamorphose. La ressemblance n'est pas l'identité mais un accord est là, qui dit l'harmonie musicale de deux mélodies singulières.

Ce que nous trouvons dans l'art, c'est précisément l'indicible singulier là où il devient si absolu qu'il confine à l'universalité. C'est le langage qui nous fait croire à l'universalité de ce qui est exprimé, mais c'est précisément ce que dément l'artiste à travers son œuvre: il ne cesse d'affirmer à travers son style, la singularité qui est sienne, et qui ne saurait se donner comme chose définie et informée. Sa nature inchoative même ne saurait être traduite en une fonction, une méthode, capable de produire des mondes à la manière de... Cette fonction elle-même est dynamique et se métamorphose en permanence.

C'est donc la croyance que deux singularités absolues peuvent se toucher, s'aboucher, et démentir la nature insulaire de nos consciences, qui nous fait croire à l'universalité de ce qui est exprimé: car après tout, si nous nous retrouvons dans le poème, dans l'œuvre, c'est bien que d'autres le peuvent aussi, n'est-ce pas? Oui mais nous ne nous retrouvons jamais dans l'œuvre ou le poème. Nous ne faisons que le croire, un bref instant, et c'est dans le vertige de cette brève illusion que nous pouvons imaginer ce que signifie être humain.

Le singulier fait nécessairement signe, au bout de lui-même, vers l'universel: il ne peut exister que par lui. Et parce que le singulier est entretissé d'universel, nous voulons croire, plus que tout, que le langage qui en est le fil est une réalité intrinsèque, et qu'il figure un monde qui persiste en-dehors de nos prises de parole.

La conscience, pourtant, est irrémédiablement enfermée, et son unique universel est cette solitude soliptique qui, tel un trou noir, avale jusqu'à la lumière sans masse... Seule la solitude ineffable du vécu subjectif est universelle. Elle l'est d'abord par la croyance que nous avons qu'un réel extrinsèque existe, et qu'il est parsemé de singularités conscientes que nous appelons: les autres. Puis enfin par le fait qu'enfermés dans notre propre conscience, l'univers en fin de compte ne se réduit qu'à sa seule existence hégémonique, totalitaire et misérablement close.

mardi 16 février 2021

Fonction eidétique de l'artiste

Avertissement: Il ne s'agit bien évidemment pas ici d'une tentative de définition de l'art. Je n'ai nulle prétention à réduire l'art à mes points de vue actuels (et j'espère être à même d'en subsumer bien d'autres encore au long de ma vie). Je ne fais ici qu'exprimer une certaine perspective prise sur l'art, perspective personnelle mais que j'ai eu aussi l'impression de retrouver chez des artistes m'étant chers. L'art, est bien d'autres choses que l'angle par lequel il est abordé ici. Nulle velléité d'autorité, nulle velléité de réduction.

 

Saisir une fonction eidétique  statique

 Ce qu'on veut transmettre à travers l'écriture, c'est sa propre essence, c'est à dire la fonction qui nous définit en tant qu'être qui digère et transforme des altérités pour perdurer dans son essence. L'expression de cette fonction est, en droit, impossible à donner sous un quelconque produit de l'art ou de la réflexion. L'expression de cette fonction est un enchevêtrement causal opaque et indéfini, ce qu'Aristote pourrait appeler cause formelle et cause finale. Elle n'est pas donnée telle quelle dans l'action de l'être qui en est la réalisation en acte, à travers chaque acte de cet être ne se donnent que les résultats de sa fonction eidétique. Prenons une analogie mathématique: l'expression d'une fonction mathématique ne peut être donnée par ses résultats puisqu'une fonction n'est pas une valeur et inclut notamment des variables. La variable illustre et signifie le rôle de morphogenèse de la fonction: cette dernière prend en paramètre une valeur (un être) pour lui appliquer des opérations qui produiront un résultat. Autrement dit la fonction est un processus de transformation et de mise en forme (mise en ordre) du monde.

Si l'expression d'une fonction ne peut être retrouvée par ses résultats, puisqu'il existe pour une série donnée de résultats une infinité de fonctions possibles, il n'en demeure pas moins que plus le nombre de résultats augmente et plus la fonction devient définissable. En effet, plus la série des résultats augmente et plus certaines formes de fonctions seront éliminées, plus on augmentera la probabilité de tendre vers telle ou telle forme de fonction. Par ce processus, les résultats permettent bien de pallier l'interdit originel, du moins de manière relative, puisqu'il devient possible de cerner peu à peu la nature de la fonction qui est à l'origine de ces résultats. C'est exactement ce qu'il se passe avec un auteur: plus le nombre de ses productions augmente, plus son style se définit dans sa forme essentielle. Nous avons, à notre époque bénie, une merveilleuse illustration de ce procédé avec l'intelligence artificielle. Nous avons réussi à faire en sorte qu'une intelligence artificielle soit à même de produire de nouveaux tableaux dans le style d'un peintre particulier, en nourrissant l'IA d’œuvres de cet artiste. Néanmoins, afin de saisir la fonction eidétique avec certitude, il faudrait que la série de ses productions soient infinie. Il n'y a qu'ainsi que l'on peut être certain que l'ordre identifié dans une partie de la série donnée ne pourra pas subitement varier. Autrement dit, tant que la fonction n'aura pas traitée toutes les valeurs possibles, il est impossible de la reconstituer avec certitude à partir de ses résultats. Mais plus le nombre des résultats tend vers l'infini, plus cette certitude augmente.

Imaginons par exemple un auteur qui, durant le cours de sa vie, découvre un autre auteur ou bien vit un événement marquant (traduisible par la détermination d'une valeur singulière donnée en argument d'une fonction) qui va transformer son écriture, ce qui aura pour conséquence de lui faire produire des textes originaux et qui semblent dévier de sa ligne initiale. On ne pourrait pas dire que sa fonction ou son essence d'écrivain ait changée: par nature son essence ne peut se transformer, elle est une donnée éternelle qui fixe son identité et subsume sous sa forme l'ensemble des variations qu'elle peut prendre au cours de l'histoire. On peut comprendre cela par le fait qu'il faut toujours postuler la continuité de l'identité dans les différents états d'un même être sous peine de dissoudre son identité et de ne pouvoir hypostasier en une substance unique l'écheveau des mois empiriques et de leurs formes singulières.

Ainsi donc, ce changement dans l'écriture de notre auteur n'aurait pu être anticipé par nos tentatives (antérieures à l'événement) de déterminer la nature de son essence: il nous fallait ces nouvelles données, ces nouveaux résultats pour les intégrer à nos recherches. Imaginons maintenant que ce type d'événement puisse se reproduire un nombre de fois indéterminable jusqu'à la mort de l'auteur: vous comprendrez pourquoi seule l'infinité du nombre de résultat peut assurer le caractère nécessaire de l'induction de l'expression de sa fonction. C'est le propre de l'induction d'avoir besoin d'une infinité de cas pour fonder la certitude du résultat induit. C'est précisément ce que pallie la déduction a priori.

Ceci dit, l'infinité est bel et bien nécessaire pour atteindre à la certitude apodictique, mais on pourrait penser qu'il suffit de la mort pour régler ce problème. En effet dès lors que l'auteur est mort, on peut considérer que la série totale de ses productions étant fournies, il n'est pas possible que sa fonction puisse produire des résultats imprévus ou simplement inconnus puisque l'on considère que le domaine des valeurs admissibles en tant qu'arguments de sa fonction est déterminé et fini. Dans ce cas, il devient alors possible de trouver la fonction qui est à même de produire ces résultats à partir de ces valeurs. Mais ici aussi il faut être prudent car il existe une infinité de fonctions possibles et aptes à produire ces résultats. De la même manière qu'entre un point A et un point B existent une infinité de chemins possibles, dès lors qu'on postule un espace infini.

Mais pire, en adoptant cette posture, on clôt artificiellement, par l'actuel, le domaine des valeurs que peut traiter la fonction, et l'on fait abstraction de l'ensemble des valeurs possibles qui n'ont pas été traitées mais auraient pu l'être. Or ces valeurs auraient pu produire des résultats inattendus... Imaginons que l'auteur ait vécu plus longtemps, et, qu'à un moment donné, il se mette à produire des œuvres étonnantes compte tenu de sa ligne directrice antérieure... C'est précisément l'effet de la mort que de figer en éternité ce qui était par nature dynamique (ou bien de finir ce qui était indéfini), mais la mort donne une solution de fait à notre question et non de droit. Il reste toujours impossible de reconstruire l'homme à partir de l’œuvre.


Saisir une fonction eidétique dynamique

Maintenant imaginons que la fonction n'est pas définie une fois pour toute, a priori, mais qu'elle soit dynamique. L'identité ne pourra plus être fondée sur le principe tautologique A = A. Il faudra la refonder à partir de la traçabilité et de la reconnaissance. Le sujet entraîné par le temps, voit son état changer à chaque instant, il doit donc faire un effort pour assimiler dans son nouvel état les états antérieurs et les faire siens. C'est à dire qu'il doit précisément assurer la fonction de mémoire, qui lie divers instants en une durée commune leur assurant le fond nécessaire de permanence. Afin de lier la multiplicité et de la subsumer sous une unité, il est nécessaire que ce fondement identitaire et permanent existe auparavant. Il semble donc impossible d'imaginer une fonction eidétique dynamique puisqu'une telle chose reviendrait à créer autant de fonctions nouvelles qu'il y a d'états de la fonction: chaque état de la fonction deviendrait une fonction à part entière, indépendante et absolument étrangère à la précédente.

Le seul moyen de pallier cette diffraction dirimante serait de considérer qu'il existe un substrat permanent qui sous-tend l'évolution des états et subsume sous son unité la variété des fonctions. Mais alors, cela reviendrait à affirmer qu'il existe une fonction statique, et déterminée une fois pour toute, une méta-fonction, qui serait la seule véritable expression de la fonction de l'artiste. Celle-ci étant donnée a priori, nous retomberions dans l'aporie du paragraphe précédent.

Il est donc impossible à l'artiste de se saisir lui-même à travers ses productions. Son essence reste fantomatique et semble revêtir certains caractères du noumène kantien. Tout ce que l'artiste pourra faire, c'est de collectionner les traces de son essence et supputer à partir de ces concrétions inertes la forme de l'élan qui demeure à la base (en tant que source) de sa créativité.

mercredi 1 janvier 2020

La porte des étoiles

Il faut beaucoup souffrir pour écrire un peu.

Et même alors, vous ne créez jamais rien, rien de bien vraiment nouveau. On ne fait jamais que trouver des choses déjà achevées, des phrases déjà là, et l'on s'habille ainsi de briques primordiales que d'autres avaient mis là.

Chaque élan créateur, chaque expiration expressive une porte donnant sur des pièces déjà là, dormantes dans le grand champ de l'en puissance et du possible, quelque part dans le vide qui attend.

Tout de même il y a des portes que je souhaite ouvrir, et peut-être visiter enfin le monde enclos derrière. Comme si chacune de ces portes interdites était le seuil d'un bonheur accompli, perpétuel, hors du temps et de l'espace; et comme s'il était possible de franchir un tel seuil tout en restant soi-même, et exister encore...

A-t-on vraiment besoin d'un mensonge pour continuer de vivre?

Ces portes dans un sous-sol enfumé, empli d'âmes errantes et de vapeurs d'alcools, de solitudes qui se frottent l'une à l'autre en défaisant les liens qui désunissent. Ces portes un peu partout cachées que je ne peux ouvrir, car je n'ai pas la clef, et car, probablement, si je la trouvais en moi, je me dissiperais alors dès le franchissement du cadre.

Néanmoins, j'aimerais pousser la porte, traverser le seuil - sans qu'il soit aussitôt un Styx - et basculer dans l'autre monde aux illusions cristallisées. J'aimerais trouver la cigarette rose et avaler sa fumée douce, celle qui brûle et brûle et jamais ne s'éteint.

Chaque jour, dans la clarté opaque des cieux clairs, je cherche les portiques abscons que figurent au ciel nocturne les étoiles.

Partout je pourchasse la nuit comme réponse définitive à tout ce qui existe.

mardi 21 novembre 2017

Les yeux secs



Enfin j'ai dépouillé mon coeur
Il est rouillé le vieux malheur
Je suis désormais face aux peurs
Un simple curieux spectateur

Cette douleur qui par moments me prend
Est du membre fantôme un sentiment
Une douleur fantoche un faux tourment
La mémoire qui s'accroche à mon présent

Et je dis être libre
Parce que sans passion
Excepté pour les livres
Et l'ivre expression

Les êtres ne sont plus de chair
J'ai perdu celle qui m'était si chère
Ils se sont tous dématérialisés
De simples formes à poétiser

Assis dans mes poèmes
J'observe ceux qui s'aiment
En bonheurs ou en drame
En rires ou bien en larmes

Je garde les yeux secs
Sur quoi pourrais-je pleurer
Le passé est passé
Par delà les parsecs

Rassis dans ma bohème
Délié des dilemmes
L'amour n'est qu'un poème
Un agencement de lemmes

Un déhanchement de l'âme

samedi 16 septembre 2017

Deux couleurs suffisent

Parfois, je pense à toi très fort. À travers mes rideaux gris et rouges, qui filtrent ma vision du monde, et qui font se mouvoir avec légèreté cette fine pellicule chargée de matérialiser la frontière entre intérieur et extérieur. Mes songes sont comme ces rideaux légers, aériens, ballottés par les vents qui s'en vont et s'en viennent, dans une douce dérive où je réside avec tant de plaisir.

Deux couleurs pour voir le monde, et d'infinis nuances entre les deux. Deux couleurs pour sentir nos souvenirs, mosaïque d'instants objectivement communs, mais qui font ma vie et ses pus belles notes. Deux couleurs pour traverser le cours du temps tout en demeurant malgré tout entièrement présent. Rien ne différencie un souvenir d'un instant actuel. Et si j'avais tous les instants passés en mémoire, exactement tels que je les ai vécu alors, je pourrais les agencer dans un système de relation suffisamment complexe et en accord avec les lois qui constituent un monde: et tous ces souvenirs seraient la vérité présente, qui ondule comme des rideaux au vent.

Deux couleurs, qui parfois se confondent quand je pense à toi qui es si proche... Puisque tu es là, ici et maintenant... Comme un chatoiement diapré dans le frissonnement des feuilles au dehors, dans le balancement des branches aux courants aériens. Présence en filigrane que tout objet dessine. Tu es tellement tout pour moi, que tu es chaque chose: du brin d'herbe à la rose, des nuages paresseux au parfum des bruyères.

Deux couleurs pour les produire toute, deux valeurs pour accomplir le tout d'une expérience qui s'accroche à des mots. Et les mots sont alors l'expérience. Ils n'ont pas d'autre but, pas d'autre raison d'être que d'exister pour autre chose. Mes poèmes en prose sont la matérialité de mes sentiments et de mes sensations. Ils sont la transcription d'influx nerveux qui constituent un destin complet, une autre forme de partition, pour une même forme d'existence indicible et qui ne s'écrit pas. Avez-vous déjà vu un poète cesser d'écrire? Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi malgré tant de réalisations, tant d'actes et de créations, l'humain continuait quand même son entreprise inlassable, comme s'il pouvait un jour la terminer, sans toutefois jamais le faire? Incomplétude essentielle de la vie, système jamais clos qui éclot sur l'ouvert. C'est bien cela exister, se projeter sur les choses et les êtres, pour se saisir de soi d'un seul tenant, comme on tiendrait dans sa main un trésor. C'est bien cela s'exprimer, se transfuser dans les signes pour produire la distance nécessaire à la vue, à la sensation de soi-même comme chose extérieurement réelle. Et tout ceci n'aboutit pas, et c'est tant mieux. Sinon nous n'aurions pas les chants de Maldoror, mais peut-être un seul chant, ou même une phrase, un simple signe ou pire encore. Nous n'aurions pas d'après-midi d'un faune, nous n'aurions pas tous ces fragments d'humains à se mettre sous les sens. Nous n'aurions pas tant de signes pour se définir et pour jouer à se saisir, en se sentant soi-même à travers la sensation de l'Autre.

Deux couleurs suffisent pour être heureux. C'est ce que je me dis quand je regarde au-dehors le monde qui bruisse, et ne parle que de toi et de la définition si belle que tu donnais parfois de cet homme dont tu partageais la vie. Cet homme assis là, dans la boîte où on l'a mis, et qui s'observe à travers les choses du dehors qui reflètent tes gestes et les moments de toi, qui eux trahissent son existence qui sans cesse lui échappe.

Et toi ma chère, quelle saveur de toi-même tu aimais tant par moi?
Quelles sont les deux couleurs qui dans leur union te peignent un monde où vivre?

dimanche 6 août 2017

Playground love

S'il y a bien une chanson que j'ai coupé longtemps aussi tôt qu'elle passait dans ma playlist, c'est "playground love" (de Air)... Aujourd'hui je l'écoute de nouveau parce que je n'ai plus peur de t'aimer sans retour. J'ai finalement arrêté (avais-je bien commencé?) d'écouter les gens me dire que c'est absurde et qu'il faut passer à autre chose. Ils font ce qu'ils veulent, s'il désirent une histoire actuelle, avec un corps qu'ils peuvent toucher, et des marmots plein la maison achetée à crédit, cela leur appartient. Moi j'ai trouvé l'amour de ma vie et il ne m'a jamais quitté un instant depuis (je dis cette phrase avec un sourire niais sur la face).

Pourquoi me retiendrai-je d'exprimer une fois de plus ce que j'ai déjà tant crié, chanté, pleuré? Pourquoi retenir mes mots qui ne sont qu'un poème de plus accroché au collier de ton indifférence. Je m'en moque, tout comme je n'ai pas eu besoin d'occasion pour t'acheter ces boucles d'oreilles (un peu chères pour mes moyens limités), je n'ai besoin d'aucune occasion pour lancer en l'air mes pensées qui retombent en une pluie de phrases qui chutent à ton honneur.

Si l'on me demandait quelle femme je voudrais être, je répondrai immédiatement, sans avoir besoin d'y réfléchir une fraction de seconde: toi. Parce que tu es l'idée, mon Idée de la femme. J'en ai connu beaucoup des femmes des autres qui étaient absolument géniales et tellement aimables. Mais je n'ai connu qu'une femme qui tient miraculeusement dans les formes de cette idée que je m'étais façonnée depuis l'enfance. Même les aspérités de toi qui m'ont écorchés, voire plus, ne semblent pas dépasser du calque - mais peut-être que calque il n'y avait pas et que l'idée finalement est née de toi... C'est toi, dans tous les défauts et les qualités qui forment la perfection d'une idée. Il fallait que je te rencontre pour savoir ce qu'est une femme et pouvoir me dire alors qu'une telle chose existe en acte.

Que tu dois rendre heureux tout ce qui t'entoure... J'espère - mais je sais que cela est hautement improbable, voire infinitésalement possible - que l'homme qui t'aimes et que tu aimes en retour partage cet état de fait avec moi, j'espère que pour lui aussi tu es l'essence de la Femme. J'en doute, mais ce n'est pas grave, un trop grand amour peut être trop dangereux, provoquer des houles aux vagues létales et qui détruisent les rivages de leur violence: ô combien avons-nous connu cela...

J'ai de la chance d'avoir été caressé par tes rayons, et tu as de la chance d'être aimé par un amour si pur qu'il arrive à fondre l'éternité immuable d'une idée dans la chair mouvante d'un corps. Car c'est cela mon amour: te faire une légende, faire de tes mouvements des musiques, de tes regards des métaphysiques, de tes sentiments des brûlures, de tes yeux un voyage sans fin au bout d'une aurore qui n'en a pas.

Aède anachronique, je fais de ton départ un souffle dans mes voiles, de tes cheveux bouclés un instrument mythologique, de ton coeur un pulsar mordoré, de ta pudeur des suspenses insoutenables qui tiennent en haleine les étoiles et les comètes vagabondes.

Peut-être ne suis-je qu'un instrument, mon existence qu'un moyen de te faire connaître au monde, peut-être suis-je un dictionnaire déclinant ta définition - femme - avec maints exemples littéraires - comme dans le Littré - et puis des hordes de synonymes pour bien circonscrire ton unicité, ta singularité parmi les choses du monde qui peuvent rappeler un peu la Femme mais qui ne sont que des signes vers tout ce qu'elles ne sont pas - et que tu es.

Peut-être un jour parviendrais-je à écrire une histoire, ton histoire qui sera à la fois mélopée et épopée, qui sera poème et récit, qui sera le signe fini qui ouvre sur la béance infinie de toutes les manifestations possibles d'une idée. Je crois que si Platon t'avais rencontré, ou avait pu simplement lire ce livre qui n'est pas encore, il aurait su alors que les Formes ne demeurent pas suspendues dans un ciel absolu et séparé du nôtre, mais que les idées, au moins une Idée, sont là, nous effleurent, nous embrassent, nous traversent et puis nous quittent. Diogène ne s'est jamais levé pour parcourir Athènes une lanterne à la main en disant "je cherche la Femme" pour parodier Platon, peut-être a-t-il eu alors le pressentiment de ta présence future, que des ondes cosmiques subtiles annonçaient déjà.

Diogène, aujourd'hui c'est moi, qui me lève et chante: "j'ai trouvé la Femme". Je suis un Pessoa contemporain qui a trouvé son Ophélia, d'ailleurs mon nom aussi est personne quand le tien lui ressemble tant.

Aller, il est temps, me dis-je pour moi-même. Accroche ces quelques trilles à ce cou si gracile qui a quitté l'étreinte malhabile de tes mains. Dépose ton offrande aux pieds de cette absence si pleine. Je me souviens si bien du pas que tu prenais lorsque tu t'en allais bien décidée; pour partir loin de moi qui n'était pas à la hauteur.

mercredi 4 février 2015

Expression artistique: de l'infini en puissance à l'infini en acte

Texte écrit le 15 Mai 2014, non publié à cause de son style trop académique. C'est le prélude à un travail de recherche sur l'expression, notamment à la question de savoir s'il est possible de conserver dans l'expression l'infinité indéterminée, la puissance de création qui est la source et le moteur de la production artistique, ou comment pallier la finitude de l'oeuvre. Je m'inspire pour cela d'auteurs tels que Montherlant, Valéry et Pessoa qui illustrent chacun à leur manière une réponse possible à cette question de la conservation de la puissance dans l'acte réalisé en oeuvre.

Pourquoi écrire, pourquoi produire une œuvre plutôt que rien ? Autant de questions que l'artiste est amené à se poser, dans une interrogation sur le sens de sa pratique : praxis ou poiésis, dans quel horizon se comprend la genèse d'une œuvre, de quel élan celle-ci surgit, portée par un effort dont il s'agit d'interroger les fondements. Tout acte semble causé par un manque, qu'il soit identifié ou non, conscient ou non, l'homme se meut par le désir, désir indéterminé, désir du désir qui l'amène à poursuivre des buts déterminés qu'il se fixe. Pourtant, à travers la singularité de ces buts, s'esquisse la puissance du simple désir de désirer qui demeure là, en filigrane, dans tous les actes et tous les objectifs qui ne sont que des prétextes à ce conatus. Pour qu'il y ait mouvement, disent les épicuriens atomistes, il faut du vide, or c'est probablement l'épreuve de ce vide qu'il porte en lui qui pousse l'homme à vouloir, à se porter vers l'extérieur et à prendre forme déterminée à travers les objets de son désir, les effets de ses actes ou le sens de ses paroles. L'expression artistique demeure quant à elle une réaction emblématique face l'épreuve de la vacuité intérieure, elle semble correspondre à un manque ontologique qui creuse l'individu de l'intérieur, faisant de son moi intime un empire dans l'empire de la réalité phénoménale, creusant ainsi le décalage entre un monde intérieur en apparence immense et une existence réelle dont la pauvreté dévoilée peut s'avérer douloureuse. Il y a autant d'artistes et de manières d'être artiste que d'individus, mais il existe une modalité de l'artiste qui s'explique notamment par ce manque ontologique, manque à être, impossibilité de se saisir d'une intériorité qui demeure voilée aux yeux du monde, définitivement celée par l'opacité du moi profond. On retrouve cela chez un poète comme Pessoa, dont l'existence et le statut social ne sont que les fines pointes d'un iceberg dont l'immensité demeure immergée sous les flots de l'intimité. Face à cela, le poète portugais s'inventera des hétéronymes, autant de reflets d'un moi dont la richesse infinie ne saurait se décliner sous une forme déterminée et figée, imposée par une existence spatio-temporelle définie et en acte. On peut encore prendre pour exemple Montherlant qui n'eut de cesse de poursuivre des expériences différentes tout au long de sa vie, afin de courir après une complétude que seule une existence imprimée en soi semblait pouvoir réaliser. Mais d'où vient cette distance, ce déchirement qui se fait parfois ressentir, chez certains individus, entre une intériorité semble-t-il infinie, et la finitude d'une manifestation phénoménale déterminée ayant comme perdue l'élasticité dont elle est issue ?

À la base de tout geste créateur est la volonté, volonté totale, indéterminée, terreau fertile de toutes les volontés particulières déterminées en une forme. L'homme, au fond de lui, se sent tout, il fait l'épreuve de sa liberté, s'imagine tantôt sportif, tantôt intellectuel, tantôt hétérosexuel, tantôt homosexuel ou bien les deux, nulle autre limite que celles de l'imagination. La liberté intérieure est la liberté apparente de pouvoir choisir, et avant toute chose de pouvoir se choisir. La plupart d'entre nous devenons tel ou tel statut social, telle ou telle personne par un choix préalable qui nous a vu phantasmer un avenir particulier, peut-être plus fort que les autres, et le réaliser par un long processus de morphogenèse sociale visant à réaliser ce qui n'était alors qu'en puissance. C'est précisément dans ce royaume de l'en-puissance que l'intériorité s'éprouve comme une liberté totale et une capacité à être tout et toutes choses. Le potentiel, l'implexe dira Valéry, qui nous caractérise en notre for intérieur est la simple possibilité d'être ce que nous désirons être, comme si à la base de nous-même, nous sentions pulser cette immensité informe de l'Être comme une condition de possibilité de toute chose et de tout étant. Ainsi, l'Être, Dieu, la Substance sont peut-être autant de noms pour définir l'infini absolu du possible, fondement de tout actuel, et l'informe qui prélude à toutes les formes. Ainsi la volonté humaine, ce désir du désir que nous sentons et qui nous meut est peut-être la première subjectivation de cette source dont nous semblons jaillir. L'homme, dans la force de sa volonté sent cette puissance illimitée de devenir, de faire advenir. C'est probablement la première épreuve de l'omnipotence, celle de la perfection de la volonté dont parle Descartes dans les méditations, volonté quasiment identique à celle de Dieu, probablement car elle en est l'expression la plus brut. On pense ici à un aphorisme de Nietzsche (Gai savoir, §285) où celui-ci compare l'homme à un lac et dit : « peut-être l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s'écoulera plus en un Dieu. » C'est peut-être de cette élévation dont il s'agit dans ce sentiment d'infini qui agite l'artiste, ce même sentiment qui fait préférer à Valéry le moment où la conscience se penche sur une pensée sans s'y perdre et s'y abandonner, demeurant dans cet état informe de lucidité totale qui s'apparente à la possibilité de toutes les pensées.

Si cet état intérieur semble d'une richesse insurpassable, à quoi bon s'agiter vainement dans la production d'une œuvre finie, incapable de retranscrire le vaste illimité dont elle est issue, vouée qu'elle est à trahir l'intention initial, l'élan créateur en tant qu'il est élan et possibilité de créer n'importe quoi ? C'est une contradiction que l'on décèle chez bien des artistes, chez un Flaubert par exemple qui se prend à rêver d'une œuvre parfaite qui serait précisément une œuvre indéterminée, une œuvre d'oeuvres pourrait-on dire : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien(...) », « Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » (Lettre à Louise Colet, 12 Août 1846). L'explication est peut-être à rechercher dans la dimension sociale de l'individu : ce dernier n'existe que par les autres et leur regard, c'est d'ailleurs le propre de la vérité d'apparaître dès qu'on est plusieurs, par consensus. On sait que la Cité chez les Anciens, la vie publique était le milieu indispensable à une réelle existence, l'homme n'était que par sa manifestation aux yeux de ses semblables, le collectif est le fondement sur lequel s'élève l'individu. Ainsi porter en soi cet infini virtuel peut être vu à la fois comme une richesse et comme une pauvreté : on parle d'ailleurs de richesse intérieure qui s’accommode bien souvent d'une pauvreté effective. L'artiste est donc tiraillé par cette sensation de puissance qui l'habite mais précisément parce qu'il est le seul à en ressentir la présence ou la latence, il ne peut que demeurer incertain face à ce sentiment et à son bien-fondé. Suffit-il de tout vouloir pour pouvoir tout et a fortiori de pouvoir tout pour être tout ? Plus le sentiment et la conscience de cet infini virtuel se font sentir, plus l'homme est voué à se creuser de l'intérieur, à habiter toujours plus profondément dans un envers de la réalité que lui seul connaît, infiniment éloigné de ses semblables et d'une partie de lui-même. C'est peut-être d'abord à ses yeux que cet infini doit être concrétisé afin que lui-même puisse y croire réellement : combien d'entre nous ont expérimenté un sentiment de compétence, une certaine assurance face à une tâche particulière et se sont pourtant révélés incapable de traduire cette certitude en acte, incapable de faire coller la réalité à l'idée. Voilà peut-être le premier problème de l'artiste : s'assurer que son sentiment corresponde bien à une réelle capacité, celle que la technique fera émerger en permettant par un long travail de dépasser l'inertie qu'impose la matière du monde à la versatilité de notre imagination. S’inscrire dans le réel, rendre le possible actuel est un défi qui permet dans un premier temps de sa rassurer soi-même face à la crainte de la vacuité, cette peur d'être finalement sans contenu réel. Dans un second temps c'est pour sortir de cette solitude existentielle que l'artiste tend à se manifester au monde dans la production d'une œuvre. Par l'oeuvre il se rend ainsi saisissable non seulement pour lui-même, mais aussi pour autrui, ce témoin essentiel dont le regard et le jugement ont le pouvoir de valider et d'incruster l'existence dans l'épaisseur du réel.

En effet, comment savoir si la virtualité a une réelle existence pour nous qui avons placé la vérité dans le phantasme de l'objectivité ? N'ayant point confiance en nous, il nous faut en passer par l'autre et par le consensus afin d'attester des choses et de leur vérité ou authenticité. Il nous semble ainsi douteux que cette existence intérieure ait une quelconque valeur si nul ne peut la voir et s'en saisir. D'ailleurs, le possible, aussi illimité soit-il ne tend-il par vers le néant ? Qu'est-ce à dire qu'une chose est illimitée ou infinie en puissance si ce n'est précisément dire qu'elle n'est pas ? Le seul infini achevé que l'on puisse concevoir est précisément celui du possible en tant qu'il est le fondement de tout actuel. En effet, tout actuel est délimité et déterminé par ce qu'il n'est pas, par la place d'autres actuels contigus permettant d'en tracer les contours, de lui conférer une forme. C'est précisément la forme qui est saisie par le regard 'autrui, c'est elle qui est inscrite dans l'étoffe spatio-temporelle de la réalité que nous connaissons. Si le possible est infini c'est précisément parce qu'il n'est encore rien, un rien qui n'est pas le néant absolu (qui, lui, demeure même impensable sous peine de se dissoudre), mais un fondement ou une condition de possibilité. En tant que condition de possibilité, ce qui est en puissance est précisément une totalité absolue parce qu'il contient en germe, un germe qui n'est rien, c'est à dire qui est dénué de forme, tout ce qui pourra venir à être. Probablement que nous pressentons cette sorte de vérité mathématique qui peut s'illustrer dans la liberté et le choix : nous savons que dans la possibilité du choix réside la liberté, pourtant nous savons aussi que sans la réalisation d'un choix, cette liberté n'est rien ou pas grand chose (on pensera ici à la liberté d'indifférence chez Descartes). En effet, comment savoir que nous sommes libres de choisir dès lors que nous ne choisissons jamais ? La comparaison a toutefois ses limites puisque ne pas choisir peut constituer en soi un choix. Mais on voit, même dans un tel cas, comment la multiplicité initiale des possibles se résorbe dans l'acte de choisir qui pourtant fait « exister » la liberté, en tout cas l'inscrit dans l'ordre des phénomènes. Ainsi pour l'artiste créer s'avère-t-il une nécessité afin que son art existe, rester dans le royaume infini des possibles s'apparente à n'être pas artiste, seule condition à même de réaliser en un état immédiat la totalité des artistes possibles. Il faut donc se soumettre à l'épreuve de l'oeuvre pour s'affranchir de la totalité illusoire du virtuel mais par ce choix, on renonce aussi à l'infinité immédiate qui était vécue auparavant.

Par conséquent sortir du virtuel c'est entrer de plain-pied dans la détermination et la singularité, c'est se soumettre à la loi du nombre et donc renoncer, du moins de prime abord, au phantasme d'une œuvre qui serait expression de la totalité des possibles. L'artiste semble soumis à une dure nécessité spatio-temporelle qui soumet toute chose à la forme et à l'instant, il se voit donc contraint de donner un objet à son élan créateur, de viser un but, un idéal déterminé. En effet, la totalité si elle se vit sous la forme d'une volonté de vouloir, ne peut se représenter artistiquement que sur le support défini du symbole. En témoignent les nombreux (plus de soixante-dix) hétéronymes de Pessoa chargés d'actualiser la totalité d'un être qui ne peut se donner dans la réalité sans la détruire ou la surcharger totalement. En effet, si cette infinité intérieure de l'artiste, infinité de la puissance d'être, pouvait se réaliser, elle deviendrait la totalité du monde physique, prendrait toute la place pour devenir la projection phénoménale d'un solipsisme. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans cette infinité intérieure de l'implexe : nous ne rencontrons en nous que nous-mêmes, que nos propres représentations car nous sommes la condition de possibilité de toutes nos représentations, peu importe que leurs causes soient extérieures (on pense alors aux structures a priori kantiennes et le rapport qu'elles entretiennent avec la chose en soi). L'univers extérieur semble s'ériger comme une barrière à notre solipsisme, barrière qu'il ne peut surmonter totalement, contraint que nous sommes à s'inscrire peu à peu et de manière déterminée et singulière dans un réel à l'altérité rebelle, imposant ses contraignantes lois. La seule manière pour l'artiste d'inscrire sa loi dans le réel est d'en passer par les lois du réel lui-même, en les détournant à son profit. Travail laborieux permis par la technique, processus de transsubstantiation dans lequel l'artiste apprend à habiter le support de la réalité en le surchargeant d'idéalité. Cette discipline s'apparente à un deuil perpétuel, celui de la volonté et de sa toute-puissance phantasmée, exigence d'une infinité achevée et immédiate que seul la potentialité peut réaliser. Créer est donc le lent apprentissage de la finitude, l'épreuve d'une altérité qui nous excède de toutes parts et exerce sans cesse sa pression sur nous. Cette pression est à la fois souffrance mais aussi délivrance puisqu'elle assure assise à l'artiste en lui fournissant le contenu qui lui manquait et surtout la forme seule à même de fournir un lieu (chorà) à cette matière. Cohabiter avec cette altérité c'est de toute évidence ne plus être qu'une partie, c'est accepter de perdre la totalité potentielle qui nous sert pourtant de fondement. L'artiste produit donc une œuvre qui semble cristalliser une image de cette intériorité bouillonnante en la figeant, c'est à dire en l'appauvrissant irrémédiablement de sa dynamique initiale.

Il existe en effet une opposition entre l'immédiateté de l'oeuvre et la médiation qu'est la vie intérieure de l'artiste, en perpétuelle différenciation. Comment un sujet, une représentation déterminée pourrait-elle traduire cette dynamique temporelle propre à l'humain ? Le temps fait du sujet une forme de formes, c'est à dire qu'il subsiste comme un substrat sous-jacent à tous les états de sa vie, à toutes les déterminations par lesquelles il passera. Or l'oeuvre est un produit fini, plus spatial que temporel en tant qu'il est un état déterminé, coupé de sa source et de sa dynamique évolutive. Comment l'artiste, qui voudrait transmettre par une œuvre inchoative, la source même de sa créativité en tant qu'elle est possibilité de faire advenir, pourrait-il le faire par l'intermédiaire d'une chose aussi inerte qu'une œuvre d'art, bourgeon pétrifié, instantané pris sur le vif d'un mouvement qui continue ?


Il faut donc se détacher de l'objet de la représentation artistique afin de pouvoir opérer la synthèse entre ces deux opposés que sont l'immédiateté de l'oeuvre finie et la médiété de la création. Or quoi d'autre que la forme pour retranscrire au mieux cette temporalité de l'artiste qui doit s'imprimer en autrui comme un germe propre à rendre possible la création, prêtant pour ainsi dire sa voix à celui qui peut désormais chanter par elle. Ainsi l'oeuvre d'art n'est plus dès lors qu'un support convoyant une forme, un style ; c'est par ce style que l'artiste va pouvoir inscrire sa temporalité, c'est à dire sa volonté en tant qu'elle est puissance d'être. La forme de l'oeuvre peut s'apparenter à un souffle (pneuma) chargé d'informer le contenu de l'oeuvre, mais ce souffle n'est pas nécessairement attaché à la singularité de l'oeuvre, la forme en tant que mouvement peut s'ériger en fondement et en condition de possibilité. Par la forme qu'il donne à son œuvre, l'artiste a la possibilité de réintroduire une temporalité à ce qui était alors figé et comme détaché de lui, mort. L'expérience du style chez le récepteur de l'oeuvre va précisément l'informer d'une tonalité particulière, d'une façon de faire et de voir qui peut s'apparenter à la projection dans le récepteur de l'implexe de l'artiste, en passant par le support de l'oeuvre. Cette dernière n'a, pour ainsi dire, que le rôle de messager, convoyant un code que la conscience du récepteur devra interpréter, un diapason qui lui permettra de s'accorder sur une note fondamentale à partir de laquelle les compositions ultérieures vont se construire. L'artiste se réveille en son récepteur, et par son style peut ainsi s'incarner en autrui en lui proposant la forme de sa temporalité intime, le système de son implexe en tant qu'il est un fondement du devenir et non un aboutissement de l'être.