dimanche 20 octobre 2019

Qui s'en soucie



Ce soir le bruit du barillet ne m'effraie pas.

Il est possible, je vous assure, d'avoir passé sa vie à tout déconstruire autour de soi. Après avoir réduit le monde entier à un solipsisme halluciné, j'ai décousu mon cœur, mon âme, mes tripes, et je n'ai rien trouvé. Le simple peut toujours se décomposer...

Je me souviens d'un temps où pareil à cet instant, je m'allongeais sur le canapé, bercé par la musique la plus triste que je connaisse alors. Immergé dans mes songes, je prenais plaisir à ma lucide compagnie, je goûtais ces instants en présence de moi-même. Je me souviens et mesure la distance invisible, car incommensurable, qui me sépare d'alors. Je suis pour moi cette ombre impossible à semer, collée à mes baskets et dont je suis lassé. Que m'apportent mes pensées...?

Il est apparemment possible de tout défaire en soi sans être capable de remonter une seule partie du mécanisme. Je suis devenu le tout qui n'est plus rien: une grande conscience vide qui redouble chaque chose en une fuite vertigineuse. Mais je n'ai pas le vertige, je ne ressens plus rien, rien d'autre qu'une sourde angoisse de tant de souvenirs si pleins. Sur chacun d'eux, j'ai gratté la peinture, effacé les contours et défait chaque forme. Dans la bouillie primordiale d'avant toute naissance, je patauge esseulé, encore capable de détresse. Mon présent n'est rien mais le passé demeure, et les ombres qu'il projette inlassablement m'entourent de ténèbres. Ce sont ces ténèbres qui troublent mon indifférence et me rappellent qu'entre deux néants, je fus quelque chose...

Mort avant l'heure; même pas mort... Un vivant inutile et inconnu - de soi-même. Je suis un lieu du monde qu'aucun témoin ne connaît, ce qui pose précisément la question de mon existence. Si personne ne voit rien, y a-t-il quelque chose à voir?

La seule réalité que j'aie se trouve en ces mensonges de mots. Cette peinture alphabétique du vide n'est que l'ignoble brouillon d'une oeuvre prétentieuse et impossible. Impossible pour moi - et accomplie par d'autres. Car il faudrait y croire n'est-ce pas...

Y a-t-il encore un homme derrière ces phrases? Ou bien seulement la chose la plus vile et vide qui soit en ce monde: une conscience lucide, un troisième oeil infernal, infermable... Dans ce regard où je demeure enclot, s'écoulent les objets que j'ai connus, les passions, les destins. Ma grande déroute est misérable, indigne d'être relatée, dépourvue du sublime que je persiste à poursuivre en vain. J'ai déraillé, tout ça n'est qu'un immense accident cosmique, pas même une étincelle, pas même une poussière dans les sables de rien.

Y a-t-il encore quelqu'un qui écrit? Je voudrais écarter les mots pour entrevoir quelque visage, savoir à quoi ressemble celui qui est moi. Quel âge a-t-il? Cent mille milliards d'années, ou bien faut-il compter en univers? C'est la déréalisation même qui rédige son testament à travers mon histoire. Mais il n'y a pas d'histoire, ces pages sont d'un ennui à mourir mais le sablier court toujours, c'est moi qui vient à manquer au final, ce moi qui n'était rien.

Je me demande de quoi je suis l'exemple. Et si j'allais jusqu'au bout de mon élan? Je détruirais les textes de ce palais vacant, il n'y aura rien à retenir, je serais passé par erreur à travers ceux qui vivent, et aurais effacé jusqu'à la pâle lueur de ce passage inepte.

Si je partais d'ici en effaçant le tout, il ne resterait rien de moi. Un souvenir insoutenable, les contours impossibles d'un homme inconcevable. Je suis probablement le rond carré des destinées humaines, on m'aura inventé dans quelque balbutiement phénoménale, mais le monde l'aura vite renié comme une erreur étrange. J'habite dans l'espace vacant d'un roman effacé, dans l'absence de ces phrases qui se sont comme dissoutes; et sur le palimpseste pas un écho ne subsiste de l'incroyable histoire de rien. Je plains ceux qui m'ont côtoyé mais je doute qu'ils ne soient autre chose que les personnages d'une histoire jamais écrite...

Quand je cesserai de déranger les mots, le blanc immaculé d'une page vierge pourra reluire comme avant, comme après, comme toujours en fait.

Y a-t-il encore quelqu'un?

Qui peut bien s'en soucier.

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