Affichage des articles dont le libellé est œuvre. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est œuvre. Afficher tous les articles

mardi 12 mars 2024

Pharmakon

Fils -- qui aurait cru qu'un jour ces mots seraient prononcés par moi-même... tu es sans commune mesure l'œuvre la plus aboutie dont je suis l'artisan. Peut-être parce que je n'en suis pas le seul... Peut-être aussi parce que mon âme n'aura pas pu glacer de son toucher funeste ta si tendre cellule. Et si je vois en toi un peu de ma personne, j'espère -- ô combien j'espère pour toi -- que tout le génie biologique de la nature aura pris soin de bien filtrer de mon fatal électuaire des doses homéopathiques capables de t'offrir un avenir vivable.

On dit bien, après tout, que tout poison bien dosé peut devenir vulnéraire...

mardi 28 novembre 2023

La production de l'oubli

Écrire est ma destinée, comme douter, c'est-à-dire penser; c'est-à-dire, en l'ocurrence, penser à quel point une telle phrase est inapte à entamer un poème digne de ce nom, à exprimer une pensée suffisamment singulière pour ne pas avoir été écrite en quantité industrielle... Surtout, ne jamais être entier; voilà ce que ma jeunesse a retenu de cette foudre qui gouverne les mondes et frappe impromptue mais inexorable.

Il n'y a que dans quelques écrits que je trouve ecore de la valeur à quelque chose qui m'appartienne, à quelque partie de moi -- sont-ce bien là des parties de moi ou bien des partitions trouvées sur le manteau céleste? Toujours une pensée en face d'une autre, toujours l'ambivalence de toute chose.

Il est des êtres qui, probablement, ont été conçus pour s'annuler tout en étant, âmes précoces qui répétent la dissolution avant l'heure fatidique. Obstacle que la vie place d'elle-même sur son chemin, vois comme l'art t'as surmonté pourtant... Encore et encore, la poésie te donne tort et pose en les filets du monde un compte positif. La mousse de l'âme, semblable à celle de l'infinitésimal, arrache par fulgurances, de son vide spatio-temporel, quelques fragments d'étoile s'accrochant à nos cieux pour être contemplés -- et vécus.

Les œuvres, à plus ou moins long terme, retombent dans cet espace réel du possible que l'on ne peut pas voir, ou seulement pressentir. Que tout cela soit déjà oublié, pourquoi devrait-ce me déranger?

Toute création est production d'oubli.

dimanche 6 août 2023

Sept milliards de Pythies

 À quoi aura bien servi l'éclosion laborieuse de ce style? nouvelle forme biologique dans la symphonie du vivant. À quoi bon? Cette aisance avec laquelle je peux rédiger ces complaintes, à quoi servira-t-elle? Je peux dire "j'ai vécu", par elle j'ai véritablement vécu: c'est-à-dire que je suis devenu. C'est peut-être la plus haute valeur possible au fond...

Pourtant, c'est toujours la société qui ourdit les valeurs, en garantit le cours. Or nulle société n'a jamais prêté attention à cette petite animalerie pathético-poétique, cirque ambulant d'un solipsisme ubique et éternel. Pour que j'ai réellement existé, pour que ce en quoi j'ai mis toute mon obstination et ma persévérance, tout mon plaisir aussi, pour que toute cette sublimation de souffrance ait une quelconque valeur il faudrait que le monde s'en aperçoive, qu'il s'y abreuve et goûte l'ambroisie venimeuse de mes mots; et qu'il prononce enfin son verdict.

Sans cela, tout ceci n'a pas existé autrement qu'en tant que rêve récursif d'une conscience totalitaire et impérialiste. Le réel n'aura pas eu lieu voilà tout.

Est-il posible que ma vie soit étrangère au réel..? Est-il possible aussi que tout cela ne soit qu'illusion de beauté pour une âme immature?

Sept milliards de Pythies doivent désormais répondre, maintenant que se disloque ma créativité.

mercredi 22 février 2023

Aphorismes de l'âme-seule

Qu'est-ce qui plaît dans l'œuvre qui nous touche, celle qui nous fait voir en l'auteur cette âme-sœur qui fait de nos pensées des bouquets de vertige? Ce n'est certainement pas l'âme-seule.

Ce n'est pas l'âme seule qui est belle mais la manière dont elle se marie à quelque chose d'autre.

L'âme ne s'offre que vếtue d'altérité, chaque œuvre en est une exuvie.

dimanche 30 mai 2021

Principe génétique de l'œuvre et morphogénèse phénoménale

 Il n'y a jamais inspiration d'une œuvre déjà formée, réalisée et exprimée. L'inspiration concerne plutôt un sentiment esthétique, une idée, une intuition ou une mélodie noétique qui entre en contact avec les formes idiosyncrasiques d'un individu, avec ses capacités.

Cela dit, l'artiste ne pourra intuitionner l'essence de son œuvre que de manière préformée, déjà en accord avec les modalités intuitives qui le constituent (et qu'il a développé à travers son histoire), ainsi que les formes expressives qu'il aura choisies (ou du moins celles qui lui sont le plus naturelles). On ne peut sentir la chose en soi, l'informe et l'indéterminé. Il faut nécessairement que l'intuition fournisse un matériau pré-moulé, un germe.

Ce germe, ce génome, se développera ensuite morphogénétiquement par la technique et le travail de l'artiste. C'est par le soin qu'il apporte à ce germe que va pouvoir naître et éclore, peu à peu, la forme réalisée de cette puissance dont l'artiste s'est fait le réceptacle. Une même idée, une même chose peut ainsi se développer d'une indéfinité de manière, au sein d'un même individu, en fonction des outils qu'il emploiera pour la faire naître au monde phénoménal, ou entre différentes personnes.

L'intuition artistique, de la même manière que toute intuition, est une rencontre avec la chose en soi traduite sous la forme d'un phénomène qui se déterminera de plus en plus à mesure du choix opéré par l'artiste d'un support ontique et d'une technique.

Contrairement au règne des perceptions et intuitions banales, qui font signes vers le reste du monde naturel, l'œuvre doit faire du phénomène par lequel elle s'incarne le signe transcendant d'une indétermination originaire (non totale puisqu'elle ne serait alors rien pour nous), suffisamment qualifiée cependant pour que l'on la perçoive et suffisamment générale pour qu'elle déborde le cadre de son domaine phénoménal et parle aux structures de l'individu percevant, en fonction de ses modalités intuitives propres.

Autrement dit, le morceau de musique ne doit pas être compris par autrui d'un point de vue purement musical. C'est pour cela qu'il peut faire naître en son auditeur toute une variété de réactions allant du sentiment émotionnel au mouvement corporel (la danse, la vision imaginative, l'impression poétique, le vertige, etc.). Il est apte, lorsqu'il est interprété par autrui, à reproduire un message, un signifié qui ré-installe le germe intuitionné initialement par l'artiste au sein du récepteur, dans son indétermination originaire, en laissant ainsi à ce dernier la possibilité de faire éclore à partir de ce noyau ontique, toute une variété de mondes qui porteront, dans la forme de leur écho, la signature ontologique du récepteur.

Par là, l'œuvre propose un véritable champ morphogénétique ouvert. Il n'est pas clôt par une définition mais institué par le principe génétique de l'œuvre.

jeudi 27 mai 2021

L'art comme expression d'une singularité absolue

L'art ne donne jamais l'universel, le quantifiable, le commun. Tous ces qualificatifs ne s'appliquent qu'à la grammaire que l'artiste emploie, à la matière dont il use pour l'informer de son sentiment propre. L'art ne donne que l'extrême singulier, c'est son but ultime, l'expression à partir d'un matériau et de règles communes d'une intimité absolue, insulaire et intangible.

Il est autrement dit l'affirmation communautaire (dans sa velléité) d'individus cherchant à franchir les frontières de la conscience enclavée afin de s'assurer qu'autrui existe bien selon la même modalité existentielle (sensible et intelligible) -- au moins en partie. Par l'œuvre, l'artiste cherche à aboucher sa conscience à celle du spectateur, il cherche une famille, il est comme l'enfant qui souhaite partager son engouement, sa souffrance, ce trésor enfoui qui lui rendît la vie moins désagréable pour une poignée d'instants. Ce qu'il veut partager c'est cette singulière subjectivité vécue qu'aucun objet ne saurait être.

Paradoxalement, les seuls outils à sa disposition pour ce faire sont l'universel et l'impersonnel, attributs de l'objectivité même: la signifiance esthétique use d'une grammaire culturelle, de techniques culturelles et donc de tout ce qui est précisément commun. C'est à ce prix que l'œuvre est accessible par d'autres. La matière commune et ses lois constituent l'éclairage d'une scène, d'un écosystème au centre duquel se montre l'opacité de la conscience intime, trou noir auquel jeux de lumières et agencements perceptifs prêtent une valeur rehaussée, installent au centre de l'attention, distinguent, permettent de circonscrire en une forme, un contours qui, bien qu'ils n'enclosent que du vide, définissent et délimitent cet espace vacant et ce néant, et lui font dire plus précisément ce qu'il n'est pas. Ainsi donc matière et lois communes sont la lumière qui éclaire et donne forme à l'œuvre d'art, écrin d'un centre opaque, d'une singularité vécue qui hurle, du fond de sa cellule, vers l'altérité environnante pour y découvrir d'autres qu'elles, identiques et communes elles aussi, par leur indicible et absolue singularité.

mercredi 26 mai 2021

Aphorismes de l'expression artistique

L'artiste est celui qui ne veut pas abandonner ses possibles; et qui les cultive. L'œuvre en est la moisson.


"On est artiste à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non-artistes appellent forme" Nietzsche, FP, XIV

 

"L'effet des œuvres d'art est de susciter l'état dans lequel on crée de l'art: l'ivresse" Nietzsche, FP, XIV

mercredi 19 mai 2021

Esthétique: le statut de l'œuvre

L'art est un processus de création qui ne produit pas des œuvres d'art mais des objets (ou artefacts). Aucun objet n'est en soi œuvre d'art. Pour qu'il soit qualifié de tel, il est nécessaire qu'il soit intégré dans un système représentatif par un regard, une perspective.

En effet, c'est dans l'agencement d'un (ou plusieurs) objet(s) au sein d'une perception qu'une valeur esthétique peut ou non se dégager. Ainsi n'importe quel objet peut être qualifié d'artistique: une baguette, une chaise, un couteau. L'art moderne a d'ailleurs montré qu'un objet banal peut être détourné de sa fonction et vu selon une perspective neuve, artistique. La photographie est un exemple frappant qui montre à quel point c'est le regard sur une scène naturelle, la perspective par laquelle on agence un existant déjà formé, qui va précisément créer la valeur esthétique de ce qui n'est, après tout, qu'une reproduction photographique d'une intuition visuelle humaine. L'affaire Brancusi est un autre exemple frappant que le statut esthétique d'un objet n'est pas inhérent à l'objet lui-même, mais bien plutôt qu'il relève d'un statut culturel et au moins intentionnel. En ce sens, ce n'est jamais l'auteur d'un objet qualifié d'œuvre d'art qui fonde l'aspect esthétique de cet objet mais cette tâche incombe bien, toujours, au spectateur. Notons au passage que l'auteur d'une œuvre est tout autant spectateur face à celle-ci que le simple spectateur lambda qui tombe sur cet objet et n'a participé en aucune manière à sa production. Lui aussi porte un regard sur l'objet qu'il fabrique, il lui donne sens à travers une intentionnalité qui fonde son statut esthétique.

Ainsi produire une œuvre par un regard esthétique sur un objet (déjà conçu ou non) requiert de pouvoir être soi-même artiste. Ceci est logiquement nécessaire dès lors que l'on accepte que l'aspect esthétique ne réside pas en l'objet mais dans le regard qui le saisit et l'organise dans la syntaxe d'une perception. Si l'artiste doit être défini comme celui qui produit des œuvres d'art, alors toute personne apte à déterminer un objet en œuvre d'art par son regard est, de fait, un artiste. Nous répondons ainsi à une question lancinante qui est la suivante: peut-on être artiste si l'on n'a jamais produit d'œuvre? La réponse est oui pour la simple et bonne raison qu'à partir du moment où l'on se montre capable d'emprunter un regard esthétique (au sens de beauté artistique) sur un objet, cela veut dire que nous le constituons comme œuvre d'art par la manière dont notre regard l'agence dans un système représentatif qui lui donne sa valeur esthétique. Autrement dit nous faisons preuve, par notre regard (ou écoute où tout autre intuition par laquelle nous constituons l'objet) de signifiance esthétique au sens où le réseau sémantique que nous tissons à partir de l'objet et dans lequel nous l'insérons comme point nodal, est le tissu ontologique de l'œuvre d'art. Un artiste qui n'aurait jamais produit lui-même d'œuvre d'art matérielle ou même idéelle, et donc ce qu'on pourrait nommer un 'artiste en puissance', est de fait un artiste en acte dès lors qu'il est apte à saisir un objet qui lui est présenté par un regard esthétique. Il est donc faux de dire qu'il n'est qu'artiste en puissance. Par conséquent il est donc vrai de dire qu'il n'est aucun artiste en puissance, mais, contrairement aux affirmations sartriennes qui déterminent l'artiste par ses créations actuelles et non celles qu'il aurait pu créer, il faut bien préciser encore une fois qu'aucun objet produit n'est en soi artistique. L'art n'est pas dans l'objet il est dans le regard ou l'intention, par conséquent même celui qui n'a jamais rien produit d'autre que des regards esthétiques sur des objets est un artiste en acte. Proust, pensant seulement quelques passages d'À la recherche du temps perdu, serait toujours en soi Proust, bien qu'il ne le soit pas nécessairement pour autrui. Par ailleurs, il faut aussi le préciser, celui qui a produit maintes œuvres qu'il n'a jamais considéré comme artistiques alors que tout une partie de la population ne fait que louer leur valeur esthétique n'est pas un artiste. Seul son public l'est.

Prenons un exemple trivial. Une baguette de pain peut être une œuvre lorsqu'elle est jugée comme telle par quelqu'un. Il suffit pour cela d'imaginer le regard plein d'admiration d'un boulanger amateur ou professionnel, qui admire la pureté des courbes, le nuancier des couleurs de la croûte, le contraste des textures entre l'extérieur croustillant et le moelleux de la mie. Il est aisé de se mettre dans sa tête et de ressentir l'effet sidérant que peut avoir l'objet dans la manière qu'il a d'incarner parfaitement, par sa singularité même, la généralité d'un idéal pourtant purement intelligible, faisant de cette baguette l'archétype même des baguettes (tel que le conçoit le spectateur), excédant les caractéristiques purement pratique de par l'harmonie qu'il perçoit dans la précision de chaque détail, comme si l'objet débordait de toute part sa fonction par l'exposition de détails inutiles et sublimes, porteurs d'une signifiance ouverte, signes d'une intention à interpréter. La capacité à partager cette signifiance esthétique (à l'aide de mots, de couleurs et traits, ou de tout autre moyen d'expression servant à exprimer le regard intime) va avoir pour effet de produire une représentation du regard esthétique lui-même, afin d'en faire un objet extime apte à convaincre autrui de la nature artistique de l'objet. Il arrive qu'alors, ce faisant, l'on produise une autre œuvre d'art qui n'est que la traduction d'un regard essentiellement intime porté sur un objet. Mais là encore ce n'est jamais l'objet représenté qui est œuvre d'art c'est la représentation, le représentant. C'est pour cette exacte raison qu'un résumé d'œuvre littéraire ne peut se substituer à l'œuvre elle-même; bien qu'il puisse, lui-même constituer une véritable œuvre pour celui qui en est le spectateur. Néanmoins ce jugement ne peut, en droit, être nécessairement partagé, pire il peut très bien rester unique et singulier. C'est pour cette raison que toute œuvre peut être observée de manière totalement prosaïque, en l'intégrant dans un système de représentation fonctionnel par exemple (en regardant le tableau comme plateau ou bien en considérant la chanson comme un bruit dérangeant, etc.).

Imaginons un cas concret. Si les peintures des grottes de Lascaux étaient en fait des marques chargées d'une fonction pratique servant à comptabiliser lors d'une chasse le type et le nombre d'animaux tués ainsi que de consigner les personnes ayant participé à la chasse (en les identifiant par la trace de leurs mains par exemple). Plus de vingt mille ans plus tard, des humains découvrent ces peintures et y voient le signe indubitable d'une intention esthétique. Ils déterminent alors les peintures par le qualificatif d'artistique et colportent l'idée selon laquelle les premières velléités esthétiques humaines remontent au moins à vingt mille ans. On ne saurait ici être plus dans le faux puisque la signifiance esthétique n'est ici portée que par les humains qui découvrent, bien plus tard, ces peintures rupestres. Ce sont eux qui introduisent un signe forain pour l'intégrer de force à leur propre langue et qui lui attribuent ainsi une signification supposée. L'exemple est peut-être un peu tiré par les cheveux mais il est, d'une part, loisible, et d'autre part, tout à fait paradigmatique et peut être appliqué, dans son essence, à un nombre de cas infini.

mardi 16 février 2021

Fonction eidétique de l'artiste

Avertissement: Il ne s'agit bien évidemment pas ici d'une tentative de définition de l'art. Je n'ai nulle prétention à réduire l'art à mes points de vue actuels (et j'espère être à même d'en subsumer bien d'autres encore au long de ma vie). Je ne fais ici qu'exprimer une certaine perspective prise sur l'art, perspective personnelle mais que j'ai eu aussi l'impression de retrouver chez des artistes m'étant chers. L'art, est bien d'autres choses que l'angle par lequel il est abordé ici. Nulle velléité d'autorité, nulle velléité de réduction.

 

Saisir une fonction eidétique  statique

 Ce qu'on veut transmettre à travers l'écriture, c'est sa propre essence, c'est à dire la fonction qui nous définit en tant qu'être qui digère et transforme des altérités pour perdurer dans son essence. L'expression de cette fonction est, en droit, impossible à donner sous un quelconque produit de l'art ou de la réflexion. L'expression de cette fonction est un enchevêtrement causal opaque et indéfini, ce qu'Aristote pourrait appeler cause formelle et cause finale. Elle n'est pas donnée telle quelle dans l'action de l'être qui en est la réalisation en acte, à travers chaque acte de cet être ne se donnent que les résultats de sa fonction eidétique. Prenons une analogie mathématique: l'expression d'une fonction mathématique ne peut être donnée par ses résultats puisqu'une fonction n'est pas une valeur et inclut notamment des variables. La variable illustre et signifie le rôle de morphogenèse de la fonction: cette dernière prend en paramètre une valeur (un être) pour lui appliquer des opérations qui produiront un résultat. Autrement dit la fonction est un processus de transformation et de mise en forme (mise en ordre) du monde.

Si l'expression d'une fonction ne peut être retrouvée par ses résultats, puisqu'il existe pour une série donnée de résultats une infinité de fonctions possibles, il n'en demeure pas moins que plus le nombre de résultats augmente et plus la fonction devient définissable. En effet, plus la série des résultats augmente et plus certaines formes de fonctions seront éliminées, plus on augmentera la probabilité de tendre vers telle ou telle forme de fonction. Par ce processus, les résultats permettent bien de pallier l'interdit originel, du moins de manière relative, puisqu'il devient possible de cerner peu à peu la nature de la fonction qui est à l'origine de ces résultats. C'est exactement ce qu'il se passe avec un auteur: plus le nombre de ses productions augmente, plus son style se définit dans sa forme essentielle. Nous avons, à notre époque bénie, une merveilleuse illustration de ce procédé avec l'intelligence artificielle. Nous avons réussi à faire en sorte qu'une intelligence artificielle soit à même de produire de nouveaux tableaux dans le style d'un peintre particulier, en nourrissant l'IA d’œuvres de cet artiste. Néanmoins, afin de saisir la fonction eidétique avec certitude, il faudrait que la série de ses productions soient infinie. Il n'y a qu'ainsi que l'on peut être certain que l'ordre identifié dans une partie de la série donnée ne pourra pas subitement varier. Autrement dit, tant que la fonction n'aura pas traitée toutes les valeurs possibles, il est impossible de la reconstituer avec certitude à partir de ses résultats. Mais plus le nombre des résultats tend vers l'infini, plus cette certitude augmente.

Imaginons par exemple un auteur qui, durant le cours de sa vie, découvre un autre auteur ou bien vit un événement marquant (traduisible par la détermination d'une valeur singulière donnée en argument d'une fonction) qui va transformer son écriture, ce qui aura pour conséquence de lui faire produire des textes originaux et qui semblent dévier de sa ligne initiale. On ne pourrait pas dire que sa fonction ou son essence d'écrivain ait changée: par nature son essence ne peut se transformer, elle est une donnée éternelle qui fixe son identité et subsume sous sa forme l'ensemble des variations qu'elle peut prendre au cours de l'histoire. On peut comprendre cela par le fait qu'il faut toujours postuler la continuité de l'identité dans les différents états d'un même être sous peine de dissoudre son identité et de ne pouvoir hypostasier en une substance unique l'écheveau des mois empiriques et de leurs formes singulières.

Ainsi donc, ce changement dans l'écriture de notre auteur n'aurait pu être anticipé par nos tentatives (antérieures à l'événement) de déterminer la nature de son essence: il nous fallait ces nouvelles données, ces nouveaux résultats pour les intégrer à nos recherches. Imaginons maintenant que ce type d'événement puisse se reproduire un nombre de fois indéterminable jusqu'à la mort de l'auteur: vous comprendrez pourquoi seule l'infinité du nombre de résultat peut assurer le caractère nécessaire de l'induction de l'expression de sa fonction. C'est le propre de l'induction d'avoir besoin d'une infinité de cas pour fonder la certitude du résultat induit. C'est précisément ce que pallie la déduction a priori.

Ceci dit, l'infinité est bel et bien nécessaire pour atteindre à la certitude apodictique, mais on pourrait penser qu'il suffit de la mort pour régler ce problème. En effet dès lors que l'auteur est mort, on peut considérer que la série totale de ses productions étant fournies, il n'est pas possible que sa fonction puisse produire des résultats imprévus ou simplement inconnus puisque l'on considère que le domaine des valeurs admissibles en tant qu'arguments de sa fonction est déterminé et fini. Dans ce cas, il devient alors possible de trouver la fonction qui est à même de produire ces résultats à partir de ces valeurs. Mais ici aussi il faut être prudent car il existe une infinité de fonctions possibles et aptes à produire ces résultats. De la même manière qu'entre un point A et un point B existent une infinité de chemins possibles, dès lors qu'on postule un espace infini.

Mais pire, en adoptant cette posture, on clôt artificiellement, par l'actuel, le domaine des valeurs que peut traiter la fonction, et l'on fait abstraction de l'ensemble des valeurs possibles qui n'ont pas été traitées mais auraient pu l'être. Or ces valeurs auraient pu produire des résultats inattendus... Imaginons que l'auteur ait vécu plus longtemps, et, qu'à un moment donné, il se mette à produire des œuvres étonnantes compte tenu de sa ligne directrice antérieure... C'est précisément l'effet de la mort que de figer en éternité ce qui était par nature dynamique (ou bien de finir ce qui était indéfini), mais la mort donne une solution de fait à notre question et non de droit. Il reste toujours impossible de reconstruire l'homme à partir de l’œuvre.


Saisir une fonction eidétique dynamique

Maintenant imaginons que la fonction n'est pas définie une fois pour toute, a priori, mais qu'elle soit dynamique. L'identité ne pourra plus être fondée sur le principe tautologique A = A. Il faudra la refonder à partir de la traçabilité et de la reconnaissance. Le sujet entraîné par le temps, voit son état changer à chaque instant, il doit donc faire un effort pour assimiler dans son nouvel état les états antérieurs et les faire siens. C'est à dire qu'il doit précisément assurer la fonction de mémoire, qui lie divers instants en une durée commune leur assurant le fond nécessaire de permanence. Afin de lier la multiplicité et de la subsumer sous une unité, il est nécessaire que ce fondement identitaire et permanent existe auparavant. Il semble donc impossible d'imaginer une fonction eidétique dynamique puisqu'une telle chose reviendrait à créer autant de fonctions nouvelles qu'il y a d'états de la fonction: chaque état de la fonction deviendrait une fonction à part entière, indépendante et absolument étrangère à la précédente.

Le seul moyen de pallier cette diffraction dirimante serait de considérer qu'il existe un substrat permanent qui sous-tend l'évolution des états et subsume sous son unité la variété des fonctions. Mais alors, cela reviendrait à affirmer qu'il existe une fonction statique, et déterminée une fois pour toute, une méta-fonction, qui serait la seule véritable expression de la fonction de l'artiste. Celle-ci étant donnée a priori, nous retomberions dans l'aporie du paragraphe précédent.

Il est donc impossible à l'artiste de se saisir lui-même à travers ses productions. Son essence reste fantomatique et semble revêtir certains caractères du noumène kantien. Tout ce que l'artiste pourra faire, c'est de collectionner les traces de son essence et supputer à partir de ces concrétions inertes la forme de l'élan qui demeure à la base (en tant que source) de sa créativité.

vendredi 12 février 2021

Marathon

 J'espère vivre longtemps. Non parce que la vie me serait une balade agréable en un environnement bucolique, oh non, mais bien plutôt parce que je dois écrire longtemps. Je dois écrire longtemps parce que mon style évolue, il grandit et s’affûte, il s'approche inexorablement de l'idée qui lui sert d'horizon -- bien qu'il en restera irrémédiablement éloigné, par un infini absolu.

Je ne sais si ce que j'écris vaut quelque chose pour quelqu'un qui aurait des critères de jugement à cet égard, peu ou prou similaires aux miens -- car après tout c'est cela qui compte, ne nous voilons pas la face: les autres ne comptent pas, leur opinion est inepte. Je ne saurai probablement jamais ce que tout cela vaut pour un double imaginaire. Après tout, n'est-ce pas là que réside la valeur et l'authenticité de l’œuvre: dans l'acharnement pathologique qui pousse un individu à poursuivre l'achèvement d'un songe infini, sans jamais savoir si la forme concrète est apte à rendre une fraction de l'éclat du rêve, et -- ce qui est pire -- sans jamais savoir si ce rêve possède aux yeux d'autres que lui ce même attribut de beauté sublime qui l'attire à s'en dissoudre.

Ce sont ces destins absurdes et humiliés, ces marathons ignorés dans le sprint des vies, qui me sont chers: parce qu'au bout de cet élan inéluctablement brisé par la finitude s'élève la figure des héros tragiques.

Ainsi, lorsque mes phrases seront devenues des plaies sur l'épiderme du temps qu'elles ont coupé, alors mon œuvre sera accomplie. C'est pourquoi je dois affûter longtemps mon style: pour qu'il tranche l'Être lui-même, de sa transcendantale vérité.