Qu'est-ce qui plaît dans l'œuvre qui nous touche, celle qui nous fait voir en l'auteur cette âme-sœur qui fait de nos pensées des bouquets de vertige? Ce n'est certainement pas l'âme-seule.
Ce n'est pas l'âme seule qui est belle mais la manière dont elle se marie à quelque chose d'autre.
L'âme ne s'offre que vếtue d'altérité, chaque œuvre en est une exuvie.
Mais il n'y a pas de travail. Ecrire est un acte d'inspiration, c'est arpenter un chemin qui existe, déjà, quelque part, en quelque temps. Je n'ai jamais eu à travailler pour me brancher sur ces sphères. Je n'ai jamais rien créé, rien inventé, rien bâti qui ne soit déjà là. La beauté est sous nos yeux, sa structure en chaque chose et son chant est partout à traduire par les mots trop humains du commun. Cette chanson qui m'emporte à rebrousse-chemin, vers le passé qui trace ses figures et synthétise en ses courbes la grammaire d'un destin: voilà ma clef de sol.
Donnez-moi la note juste, donnez-moi le bon air, et je m'embarque en sillon littéraire vers la lucidité des sombres sages, solitaires, qui écrivent poèmes pour la lune et l'espace indifférent. Mais peut-être qu'il ne l'est pas, au fond... Peut-être que les étoiles écoutent comme une Juliette le chant du Roméo esseulé qui hurle en sa mansarde de misère. Peut-être que chaque élément de nature est un appel sans péremption vers le fond de toute âme. C'est en ce point silencieux que je vis, heureux, accompli de n'être rien, passager du vent, instrument de tout.
Ne cherche pas à créer: rien de nouveau sous le soleil, pas d'arc-en-ciel qui ne soit déjà peint, en quelque langue insensée qu'il faut pourtant bien traduire du vécu qui l'enserre. Sous la prison des mots la liberté se dessine et prend ses silhouettes bleutées des tréfonds de la nuit. Lumière vient limiter mon âme et lui donner la forme des flammes, changeante, métamorphe un peu dingue avec ses chutes et courbes folles. Fais du Dieu la chose, du sujet cet objet esthétique qu'aucun dévoilement n'épuise et qu'un autre regard, bref ou durable, indétermine. Car l'art n'est rien d'autre que ça. Une écoute obstinée, fanatique que le coeur-instrument brisé s'accapare en écho, le temps d'une danse privilégiée. Oh tu sais comme je suis chanceux d'entendre partout tes gammes chromatiques, tes fondamentales enchaînées que j'accorde à ma lyre...
C'est n'avoir aucun maître qu'écrire, c'est n'être jamais auteur mais toujours interprète. Nous ne sommes que les transformeurs d'indicible en voies lactées de phonèmes. On bricole avec ce qu'on a, voilà tout. Et ce tout est le plus grand des plaisirs mais le plus condamné aussi. Car on est seul en son sein. On y réside à jamais dans l'isolement d'une connexion au Réel que forme le cordon d'un vécu singulier. Et pourtant tous s'y reconnaissent, un jour, d'une manière ou d'une autre. Et c'est ainsi que lève la malédiction...
Parce qu'un instant comme celui-ci peut être un pont d'un autre vers lui-même.
J'ai toujours été ennuyé par une caractéristique du petit monde philosophique: cette affinité affectée pour l'érudition qui conduit tout locuteur du discours philosophique à devoir montrer une déférence à l'encontre des penseurs qui l'ont précédé et à les reconnaître comme auteurs de certaines idées (que nous pourrons appeler objets philosophiques). Il faut apprendre par coeur des passages entiers, pouvoir les situer à la page et au paragraphe près pour avoir le droit de prendre la parole... Pourtant, les idées peuvent très bien ne pas avoir d'auteurs. Plusieurs raisons peuvent ruiner cette habitude injustifiée du petit cénacle philosophique. d'abord ce n'est pas parce que certaines personnes se sont publiquement exprimées sur un sujet (et qu'on aura enregistré sur un support durable l'intervention) qu'ils deviennent les seuls à jamais avoir pensé cette idée... Bien souvent dans le monde scientifique on se rend compte que plusieurs personnes sont engagées simultanément dans des travaux débouchant sur des résultats similaires sans en avoir la moindre idée. Imaginez un peu si l'on ajoute à ça les personnes "ordinaires" qui recèlent parfois bien des génies insoupçonnés (j'en ai rencontré mon lot). Ensuite qu'est-ce qui nous dit que d'autres, avant nous, avaient formulé ces idées sans que le monde en ait gardé trace? Et tous ceux qui auraient pu, dans le silence de leur intimité, méditer ces idées, sans jamais prendre la peine de chercher à les exprimer sur un quelconque support? Préjuger que les idées ont bien des auteurs me paraît donc plus qu'hasardeux.
Dans le monde de l'informatique, dont je suis issu, nous utilisons le travail fait par autrui sans jamais en attribuer les mérites à quelque auteur. En programmation, par exemple, nous utilisons des fonctions référencées au sein de bibliothèques, que nous incluons dans nos programmes. Ces fonctions n'ont pas d'auteur, personne ne se pose la question de savoir qui, le premier, a pu écrire cette fonction. Elle est là, remplissant une tâche, enrichissant le champ d'action des programmeurs, et chacun peut puiser dans ces ressources anonymes, chacun peut contribuer aussi à y déposer une nouvelle ressource, toujours de manière anonyme. Ainsi l'écriture d'un programme est une activité synchronique où l'érudition historique (avec tous les problèmes que peuvent poser l'adéquation supposée entre l'histoire telle qu'elle est relatée et le déroulement réel des faits) est inopérante et sans effet. C'est aussi une activité collaborative et ce de manière implicite, sans qu'il soit besoin de remercier à tout va, de flatter l'ego des uns et des autres et d'inclure des informations diachroniques anecdotiques et sans intérêt pour la tâche à effectuer. L'humanité est en colocation dans l'acte de programmer, chacun emprunte à tous les autres, et chacun rend au reste de la communauté. L'accord est tacite et sert non à entretenir - de manière illégitime à mon sens - des gloires et à produire des idoles, mais à oeuvrer pour l'avancement d'une aventure commune.
Penser ne devrait-il pas être un peu plus, par moments, à cette image?