jeudi 18 décembre 2014

Routine et improvisation physiologique

Avec le temps, il m'a été donné l'occasion d'accumuler un certain nombre de savoirs empiriques sur la manière d'employer le corps à travers le sport. Le sport est un véritable langage qui s'apprend et le pratiquer en artiste est une entreprise de longue haleine qui nécessite une véritable synergie entre la pratique et la réflexion.

On est souvent tenté lorsqu'on pratique un sport, et je pense surtout au développement kinésthésique en général, de suivre fidèlement une rigoureuse routine. Celle-ci rassure et structure puisqu'elle fournit au pratiquant un cadre propre à créer une familiarité ainsi qu'un référentiel procurant la possibilité de mesurer une certaine progression. Toutefois la routine est aussi un dangereux piège pour le sportif et j'expliquerai pourquoi après avoir développé quelques points d'intérêt qu'elle apporte malgré tout.

Lorsqu'on débute une pratique sportive en général, il est certainement très utile d'élaborer une structure d'entraînement avec plusieurs mouvements qu'il faut répéter un certain nombre de fois. Ainsi il est possible de mesurer la progression tout comme il est aussi donné l'occasion de bien intégrer certains mouvements sans se disperser. Un pratiquant se retrouvant sans guide et sans orientation serait vite déboussolé par l'océan des possibles, à tel point que tous ces possibles se réduiraient finalement à rien (la possibilité infinie étant une impossibilité et inversement). Il lui faut de préférence organiser son entraînement. La répétition acharnée de certains mouvements est un très bon moyen de fixer des habitudes au sein de la mémoire corporelle. En outre, la répétition et l'effort pour en augmenter le nombre posent souvent des questions intéressantes au sportif à travers toute une série de signaux que va exprimer le corps. Les courbatures sont par exemple une information que l'on doit apprendre à interpréter et à comprendre. Mieux, les blessures sont une véritable bénédiction lorsqu'elles ne sombrent pas dans le handicap trop lourd et irréversible.

La blessure est inévitable et c'est à elle que se heurtera quasi inévitablement tout sportif qui voudrait répéter un mouvement de manière systématique et prolongée. Elle témoigne de la mauvaise exécution de ce mouvement ou bien du mauvais contexte dans lequel celui-ci est exécuté. Le pratiquant apprend alors que pour contourner cette barrière, il doit réfléchir à sa pratique et comprendre le langage du corps et sa grammaire. Petit à petit et par un travail patient ponctué de tâtonnements et d'erreurs, le sportif apprend à identifier plusieurs causes, il se dote alors de méthodes lui permettant face à une blessure, d'éliminer une à une les causes non efficientes afin de trouver le plus rapidement possible la source de la blessure. Sans la répétition qui vient pousser le corps dans ses retranchements, il se pourrait qu'un mauvais mouvement soit détecté bien moins vite, étouffé sous la résilience idiosyncratique de chacun.

Ainsi, dans la répétition et la durée, s'inscrivent des apprentissages essentiels qui seront un socle indispensable à qui veut comprendre le langage de son corps. Mais encore, ce lent travail de solidification pose les bases d'un schéma corporel solide en établissant une certaine force de fond qui sera par la suite mobilisée à bon escient dans l'exécution de tous les mouvements de la vie ainsi que d'éventuels mouvements futurs encore inexpérimentés.

Cependant, combien de pratiquant se laissent prendre au piège de la routine et dès lors qu'ils ont trouvé une certaine zone de confort, à la fois dans l'exécution et dans la progression, ne dévient plus d'un pouce de leur programme établi? Combien alors se retrouvent face à l'incapacité de leur corps à mobiliser correctement une force pourtant durement acquise lorsque les exercices changent et induisent une sollicitation physiologique différente? Qui n'a pas expérimenté le trouble de ce sentiment d'impuissance a priori injustifié finira par en faire l'expérience. Voici les leçons que j'en ai tiré.

La routine est un piège d'abord physique puisqu'elle fige le corps dans des schémas rigides qui en réduisent la fonctionnalité à des gestes très précis et ordonnés. Le corps au départ très malléable et polyvalent devient alors pareil à une pièce mécanique, parfaite dans l'application de certaines forces et parfaitement incapable de la moindre nouveauté. Un piston conçu pour se mouvoir verticalement ne pourra pas exécuter une force horizontale, la routine fait du corps une pièce mécanique au schéma verrouillé. Mais la plus grande addiction est psychologique puisque la routine en familiarisant à un même effort et à une même souffrance (souffrance relative et non existentielle) en font un rituel dépourvu de sens qui perd alors tout son caractère d'épreuve. De plus, l'accoutumance tend à lisser les sensations du corps qui, par manque de variété, perd en sensibilité, de sorte que le pratiquant ne sent plus dans ses infinies ramifications chaque subtilité des mouvements qu'il effectue. L'habitude rend incapable d'un véritable effort et peu à peu réduit l'interface de sensibilité du corps tout comme sa volonté.

Un sportif entraîné et éprouvé à la routine gagne donc énormément à en réduire l'usage à l'apprentissage très ponctuel de mouvements ou plus généralement à la formation d'une force musculaire particulière. La routine peut donc trouver grâce à ses yeux, mais lorsqu'elle demeure de courte durée et abandonnée une fois l'objectif atteint. La sensibilité physique est une véritable interface, le corps est au départ plutôt informe en ce sens où il peut prendre diverses formes, c'est à dire s'adapter à divers mouvements. Toute routine tend à le figer dans une forme de sensibilité réduite. Ainsi briser la routine par la variété des exercices a pour grande vertu d'augmenter l'interface de sensibilité physiologique en rendant le pratiquant apte à sentir son corps de diverses manières, faisant ainsi ressortir la singularité de chaque exercice. Le développement kinesthésique est pareille à une étendue que la variété augmente et étire sans cesse, c'est donc grâce à son étendue que vont pouvoir se développer les diverses nuances qui forment le soubassement d'une mélodie et du plaisir de jouer de son propre corps. Si la routine, permet au départ de créer la sensibilité kinesthésique en la parcourant de manière intensive (de plus en plus profondément au sein d'un mouvement particulier), la diversité permettra ensuite de placer cette intensité dans une sensibilité extensive seule à même de procurer au pratiquant ses gammes, c'est à dire ses bases harmoniques dans la pratique du corps.

Rompre avec la routine c'est aussi savoir replacer le corps dans l'inconfort, qui se transforme peu à peu alors en simple nouveauté. Plus le pratiquant prend le temps d'apprendre de nouveaux mouvements, plus le fondement kinesthésique qu'il a construit sera mobilisé à bon escient et ce dès la découverte d'un nouvel exercice. Apprendre réduit le temps d'apprentissage, découvrir augmente la capacité à recréer de la familiarité kinesthésique car on ne subit plus alors le nouveau mouvement comme une contrainte entièrement façonnée par l'extérieur, mais on est à même de l'expérimenter de l'intérieur, comme un mariage entre la souplesse de notre forme propre et les contraintes extérieures imposées par les spécificités de l'exercice. Prenons l'exemple de la planche: pour un pratiquant sachant diversifier son entraînement et évoluer dans le changement, il sera certainement moins difficile de dépasser la barrière imposée par la souplesse des poignets nécessaire à la réussite du mouvement, parce qu'au lieu de faire du sol et de l'angle formé par la main et le bras un obstacle extérieur que l'on subit, l'athlète retrouvera au contraire de quoi mobiliser une souplesse déjà rencontrée et travaillée dans d'autres mouvements pouvant s'approcher des mêmes réquisits. Ainsi franchir le pas sera moins long car la forme sensible propre à ce mouvement aura probablement déjà plus ou moins une place dans l'extension kinesthésique de l'athlète et il ne s'agira dès lors plus que de développer en intension cette note singulière. Pour l'adepte de la routine n'ayant jamais placé son corps dans une situation s'approchant des contraintes de la planche, il s'agira alors de repartir quasiment de zéro en cherchant à créer de rien cette forme kinesthésique encore inexistante.

Il est important de voir notre sensibilité physiologique comme une forme ou plutôt comme une forme de formes. Plus la méta-forme est informe, c'est à dire plus elle s'inscrit dans le temps et la transformation (exploration ou voyage), plus elle sera à même de contrôler au mieux et de jouer avec une vaste diversité de formes différentes. Au contraire, plus cette méta-forme est figée dans une manière bien particulière de jouer, moins elle sera à même de composer des mélodies et rythmes variées. On peut poursuivre l'analogie musicale plus loin en comparant l'athlète au musicien, un musicien débutant va continuellement répéter ses gammes et apprendre par la répétition des morceaux tout faits, tandis qu'un musicien plus avancé cherchera à développer son oreille et sa capacité d'improvisation et d'harmonisation avec d'éventuelles stimulations pour lesquelles il ne s'est pas spécifiquement préparé. À terme, le but ultime de l'athlète est de pouvoir continuellement développer son corps à travers le simple plaisir du jeu et de la libre création.

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